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À CONTRE-TEMPS - Page 137

  • Makhno

    Les Cosaques de la liberté :

    l'expérience de l'anarchisme de Nestor Makhno en Ukraine

     

    10_7010.jpgPrésenter en 475 pages la vie et l'action de Nestor lvanovitch Makhno (1889-1934), inspirateur et réalisateur de la seule expérience de communisme libertaire pendant la période de la révolution russe (entre 1917 et 1921) est un pari réussi par Alexandre Skirda. Spécialiste de la Russie Soviétique, l'auteur exprime sans aucun doute sa sympathie politique pour l'anarchisme makhnoviste au travers d'une étude aussi complète que variée.

    Un travail d'apologie

    En dépit de tout l'intérêt des analyses  historiques de l'expérience originale accomplie par Makhno et ses partisans, le plan choisi par Skirda nous apparaît peu significatif. Après avoir étudié  son sujet d'un point de vue chronologique et événementiel (de l'enfance de Makhno à sa mort en exil à Paris en 1934), il revient sur une recherche plus psycho-historique dans un second temps, achevant son ouvrage par une revue très critique des livres consacrés à l'anarchisme ukrainien et à son fondateur. On suit alors assez péniblement ces mouvements assez "anarchiques". Au fond, on lit ici trois ouvrages différents : l'un est un livre d'histoire, fort brillant au demeurant, consacré à l'histoire de l'expérience anarchiste en Ukraine dans ses rapports avec le phénomène global de la Révolution russe. Le second est une monographie de N. Makhno, fondateur et "Batko" ("petit père" en quelque sorte) de ce mouvement de "communisme libertaire". Le troisième enfin est une recension critique des textes (brochures, articles de presse, romans, etc.), ayant pour thème principal ou quelquefois secondaire l'expérience makhnoviste. C'est cet "éclatement" qui. sans remettre en cause la richesse et le sérieux de ce travail historique, rend peut-être mal à l'aise le lecteur que je suis.

    makhno10.jpgUn dernier point de forme enfin : la sympathie presque "religieuse" de l'auteur pour son héros et ses idées l'amènent, dans tous les cas,  à une défense quasi militante de ses décisions et de ses choix politiques et militaires. Ainsi l'exécution, aussi barbare qu'inutile, d'émissaires des "gardes blancs" de Dénikine lui proposant une alliance face aux divisions de l'Armée rouge n'appelle de sa part aucun commentaire. Commentaires qui, tout au contraire, abondent quand il s'agit d'actes de trahison commis par les responsables politiques ou militaires léninistes. Où fut alors la grandeur d'âme du héros qui fit pendre, le long d'un chemin, des porteurs de missives protégés par leur statut d'émissaires. Par ailleurs, dans ce que nous avons convenu de nommer le "second livre" il n'y a, chez Skirda, aucun aspect critique dans son analyse du personnage de Makhno. Nous regrettons cette vision toute théorique, l'auteur réservant ses critiques, souvent fondées, aux adversaires de Makhno et à ceux de ses partisans ou amis qui ont eu le malheur de ne pas le suivre en tous points dans son existence mouvementée.

    Les deux visages du makhnovisme : identitaire ukrainien et anarchiste intellectuel

    i_02110.pngCeci étant, il nous apparaît que le mouvement anarchiste, fondé en Ukraine par Nestor Makhno, connait deux visages. L'un est celui du discours anarchiste, que nous comprenons comme idéologie cohérente, inscrit dans une filiation intellectuelle proprement occidentale. L'anarchie est ici une forme assez radicale de contestation du pouvoir d'État et, au-delà même, de toute structure politique et administrative centrale de direction. L'État confisquant à son profit le pouvoir politique, il confisque aussi la démocratie comprise comme forme autonome et locale de représentation et de gestion. On trouve ces critiques tant dans le mutualisme proudhonien, inquiet des empiétements grandissants de l'État post-révolutionnaire en France, que dans l'anarcho-syndicalisme sorélien, partisan d'une révolution spontanée prolétarienne contre la conception républicaine et bourgeoise du pouvoir politique. Dans tous les cas, on assiste à une renaissance de l'idéologie ancienne et traditionnelle des "libertés communautaires" qui structurent la démocratie européenne.

    Chez Makhno, l'anarchie inscrit ses références dans une même problématique. Une problématique nationale et sociale, puisque apparaissent en filigrane la revendication "nationale" ukrainienne, face au pouvoir central moscovite russe, et la revendication sociale paysanne, face à l'administration politique urbaine. L'anarchie répond alors à cette double revendication. Réponse "voilée" puisqu'aussi bien dominée par les "grands thèmes" occidentaux de l'idéologie moderne. Ainsi ni la revendication nationale (comprise comme désir explicite d identité culturelle et linguistique traduit en termes de pouvoir politique) ni la revendication paysanne (l'autonomie maximale face à la philosophie occidentale de la ville) ne sont reconnues à part entière. Ce  refus résulte d'une présence souveraine des valeurs de l'anarchie comprise comme idéologie sociale occidentale.

    Plus proche encore d'une revendication ethno-culturelle, l'auteur souligne la présence majoritaire au sein des troupes makhnovistes des descendants des cosaques zaporogues. Il est indubitable, à la lecture de ce livre, que le mouvement anarchiste dans les steppes de l'Ukraine résulte beaucoup plus d'un sentiment culturel, plus ou moins enfoui dans sa mémoire des paysans cosaques, que dans l'adhésion aux valeurs globales de la révolution anarchiste, au sens des intellectuels de l'anarchie formés à l'école citadine et théorique de Bakounine et Kropotkine.

    makhno_nestor.htmEt les explications de Skirda sur cette adhésion toute théorique aux réflexions et aux valeurs de l'Anarchie (avec un grand A) sont non seulement peu convaincantes mais aussi et surtout constamment démenties par les descriptions du premier livre. Les paysans et les quelques ouvriers qui suivirent Makhno sont-ils des militants anarchistes ou plus simplement des Ukrainiens opposés non seulement à la restauration de l'ancien régime social des grands propriétaires (régime fondé sur un mélange détonnant de féodalisme et de valeurs socio-économiques bourgeoises) mais aussi à la perpétuation du pouvoir moscovite, que celui-ci se présente sous une couleur blanche ou rouge. L'Anarchie serait alors une "béquille théorique", une superstructure dans le langage marxiste, qui serait bien loin du concret historique. Le véritable ressort résiderait dans la volonté consciente, chez la masse paysanne de descendance zaporogue ou non (bien que les premiers aient été les inspirateurs et les vrais décideurs du mouvement), de restaurer une communauté sociale et politique en accord avec leur propre vue du monde. Skirda, militant anarchiste formé à l'école occidentale, refuse de souligner cette présence. C'est une erreur et elle révèle un point de vue très théorique que l'on regrettera.

    Les raisons de l'hostilité des makhnovistes à l'égard des bolchéviques

    image_10.jpgA contrario, nous découvrons avec beaucoup d'intérêt, chez Skirda, les rapports conflictuels  entretenus par cette armée libertaire et paysanne avec les autorités léninistes-bolchéviques. Lénine et Trotsky, intellectuels et citadins, n'avaient que mépris et incompréhension, quelquefois mués en haine, à l'égard des masses paysannes. D'autant plus si ces dernières étaient opposées à leur autorité et non-russes ! La politique de répression, la NEP, la lutte contre les moyens propriétaires (les fameux Koulaks), bref la guerre civile à outrance menée contre les ruraux non russes et russes, résulte de ces sentiments développés et théorisés dans l'idéologie prolétarienne ouvrière des émules de Marx (bourgeois finalement conservateur et citadin).

    La misère des sociétés industrielles de l'Ouest fut élevée au rang de péché suprême que la Révolution devait effacer. Dans ce cadre, le paysannat était aussi, même si des nuances étaient introduites, complice et soutien du système bourgeois. Ce qui était un raccourci fulgurant dans la pensée et l'analyse chez Marx, devenait un dogme idéologique d'État chez Lénine. Dans ce schéma, l'anarchisme makhnovien, appuyé sur la multiplication des "soviets libres" en Ukraine, pouvait structurer les réactions spontanées d'autodéfense des paysans locaux.

    Le prélèvement autoritaire et violent de la production paysanne au profit des villes, la substitution  du marché d'État à l'ancien marché des propriétaires féodaux, enfin le statisme des lieux (Moscou reste le centre du pouvoir) et des méthodes de pouvoir (utilisation normale de la force policière et militaire dans les opérations de prélèvement) confirmait les sentiments latents des producteurs locaux. En fait, il y eut politique de pillage des productions rurales ­au profit des centres urbains, politique justifiée par un discours révolutionnaire et appliquée par des forces répressives similaires aux forces de l'ancien régime tsariste (Tchéka au lieu de l'Okhrana). Les anarchistes eurent alors beau jeu d'identifier la politique autoritaire de Lénine avec l'ancienne pratique tsariste.

    Après la première révolution (renversement du tsarisme et création d'un État constitutionnel de type occidental) et la seconde révolution (coup d'État bolchévique), la "troisième révolution" consistait à établir un communisme social égalitaire sans autorité d'en haut. C'était du moins le programme de militants anarchistes. Le spontanéisme plus ou moins dirigé des révoltes populaires en Ukraine face à la politique de l'autorité moscovite-bolchévique se brise pourtant contre la puissance de l'Armée rouge et des méthodes de répression de masse utilisées. Cet échec constitue une leçon historique. L'État bolchévique, en dépit de sa rhétorique communiste (atteindre l'utopie vivante de la société sans état et sans classes), appliqua les règles strictes du pouvoir moderne, issues de l'expérience révolutionnaire française (notamment en Vendée).

    Un modèle applicable au monde entier

    410.jpgLa seule issue aurait peut-être été de réaliser la synthèse entre les deux forces motrices de toute l'histoire : celle qui unit la force de la volonté d'existence identitaire (qui est une force nationale mais non nationaliste) et la construction d'une communauté démocratique et sociale, basée sur les valeurs de justice et d'égalité civique. C'est cette fusion, modifiée par les circonstances locales, qui assura la puissance révolutionnaire dans diverses régions du monde : révolution nassérienne, idéologie de la nation arabe chez le chef de l'État libyen, révolution populaire vietnamienne,  sandinisme nicaraguayen, révolution du capitaine Sankara au Burkina-Faso. etc. Mais il eut fallu pour cela que l'anarchie ne fut pas une des nombreuses facettes de l'idéologie dominante moderne, mais l'expression réelle et locale de la volonté d'indépendance d'un peuple. À ce titre, l'auteur reste dans un schéma idéologique bien éloigné de la véritable voie de l'indépendance, qui pourrait tout aussi bien se nommer "anarchie" que trouver une autre étiquette.


    ➜ Alexandre SKIRDA, Les Cosaques de la liberté, Jean-Claude Lattès, Paris, 1986, 475 p.

    ► Ange SAMPIERU, Orientations n°9, 1987.

     

    covarc10.jpg◘ Bibliographie complémentaire :


    • La guerre civile russe 1917-1922. Armées paysannes, rouges, blanches et vertes, J.J. Marie, Autrement, 2005
    • Interventions alliées pendant la guerre civile russe (1918-1920), J.-D. Avenel, Économica, 2001
    • Les Blancs et les Rouges : histoire de la guerre civile russe, 1917-1921, Dominique Venner, Pygmalion 1997, Rocher 2007 (nouv. éd. rev. et complétée)
    • Nestor Makhno, le cosaque libertaire (1888-1934). La guerre civile en Ukraine, 1917-1921, A. Skirda, éd. de Paris, 2005 (1ère éd. : 1982)
    • La Makhnovtchina : L'Insurrection révolutionnaire en Ukraine de 1918 à 1921, Piotr Archinov, 1923, rééd. Spartacus, 2000
    • L'Ukraine libertaire 1918-1921, F. Hombourger, BD (2 vol.), Éd. du Monde Libertaire
    • Souvenirs de Nestor Makhno, Ida Mett, Allia, 1983
    • Makhno, la révolte anarchiste, Y. Ternon, Complexe, 1981
    • Mémoires et écrits : 1917-1932, N. Makhno, Ivréa, Coll. Champ libre : Nestor Ivanovitch Makhno (1888-1934) est issu de la paysannerie pauvre d'Ukraine orientale, berceau des Cosaques zaporogues. Sous son impulsion, entre 1917 et 1921, le groupe communiste libertaire de Gouliaï-Polié prit la tête du formidable mouvement insurrectionnel paysan dont l'intervention contre les troupes d'occupation austro-allemandes, puis contre les armées blanches, infléchit de manière décisive le cours de la guerre civile russe. Mais l'épopée de la guerre des partisans ne constitue qu'un aspect de l'histoire de la Makhnovchtchina. Makhno et les siens se battaient pour un nouvel ordre social "où il n'y aurait ni esclavage ni mensonge, ni honte, ni divinités méprisables, ni chaînes, où l'on ne pourrait acheter ni l'amour ni l'espace, où il n'y aurait que la vérité et la sincérité des hommes". Sur un territoire de deux millions et demi d'habitants affranchi de tout pouvoir d'État, ils formèrent des communes agraires autonomes dotées des organes d'une démocratie directe : soviets libres et comités de base. Les insurgés makhnovistes croyaient sauver la révolution russe et mondiale - car ils ne luttaient pas seulement pour leur compte - et s'aperçurent trop tard qu'ils faisaient le jeu de la dictature d'un Parti-État dont les objectifs s'opposaient radicalement aux leurs. Malentendu tragique, non seulement pour eux-mêmes mais pour le projet révolutionnaire du XXe siècle - jusqu'à nos jours.

     

    ◙ Nota bene : déconseillons, historiquement parlant, le roman de J. Kessel intitulé Makhno et sa juive car colportant l'image de la propagande soviétique dépeignant l'initiateur des premières communes en Ukraine comme un bandit antisémite contre-révolutionnaire.

     

    nm_210.jpg« Nestor Makhno, un Paysan d’Ukraine »

    (Documentaire d’Hélène Châtelain, 1997, 1 h.) [cliquer touche de lecture]

    Entre 1917 et 1921, la bourgade de Goulaï Polie, à l’Est de l’Ukraine, fut le centre d’un mouvement révolutionnaire paysan qui lutta d’abord contre les occupants austro-hongrois (après la signature du Brest-Litovsk), contre les Blancs puis contre l’armée Rouge commandée par Trotsky, avec laquelle il s’était précédemment allié. La figure emblématique de ce mouvement était Nestor Makhno, né à Goulaï Polie, mort en exil en France.

     

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    pièce-jointe :

    L'anarchisme dans la Révolution russe

     

    LA « MAKCHNOVTCHINA »

    200px-10.jpgSi la liquidation des anarchistes urbains, petits noyaux impuissants, devait être relativement aisée, il n'en fut pas de même dans le sud de l'Ukraine où le paysan Nestor Makhno avait constitué une forte organisation anarchiste rurale, à la fois économique et militaire. Fils de paysans pauvres ukrainiens, Makhno avait 20 ans en 1919. Tout jeune, il avait participé à la Révolution de 1905 et était devenu anarchiste. Condamné à mort par le tsarisme, sa peine avait été commuée et les huit années qu'il passa, presque toujours aux fers, à la prison de Boutirki, avaient été sa seule école. Avec l'aide d'un codétenu, Pierre Archinoff, il combla, au moins en partie, les lacunes de son instruction.

    L'organisation autonome des masses paysannes dont il prit l'initiative, au lendemain d'Octobre, couvrait une région peuplée de 7 millions d'habitants, formant une sorte de cercle de 280 km de hauteur sur 250 de large. À son extrémité sud elle touchait à la mer d'Azov, où elle atteignait le port de Berdiansk. Son centre était Gulyai-Polyé, un gros bourg de 20 à 30.000 habitants. Cette région était traditionnellement rebelle. Elle avait été, en 1905, le théâtre de troubles violents.


    Tout avait commencé avec l'établissement, en Ukraine, d'un régime de droite, imposé par les armées d'occupation allemande et autrichienne et qui s'était empressé de rendre à leurs anciens propriétaires les terres que les paysans révolutionnaires venaient de leur enlever. Les travailleurs du sol défendirent leurs toutes récentes conquêtes les armes à la main. Ils les défendirent aussi bien contre la réaction que contre
    l'intrusion intempestive, à la campagne, des commissaires bolcheviques, et leurs trop lourdes réquisitions. Cette gigantesque jacquerie fut animée par un justicier, une sorte de Robin des Bois anarchiste, surnommé par les paysans : « Père Makhno ». Son premier fait d'armes fut la prise de Gulyai-Polyé, à la mi-septembre 1918. Mais l'armistice du 11 novembre amena le retrait des forces d'occupation germano-autrichiennes, en même temps qu'il offrit à Makhno une occasion unique de constituer des réserves d'armes et de stocks.

    paysan10.gifPour la première fois dans l'histoire, les principes du communisme libertaire furent mis en application dans l'Ukraine libérée et, dans la mesure où les circonstances de la guerre civile le permirent, l'autogestion pratiquée. Les terres disputées aux anciens propriétaires fonciers furent cultivées en commun par les paysans, groupés en « communes » ou « soviets de travail libres ». Les principes de fraternité et l'égalité y
    étaient observés. Tous, hommes, femmes, enfants devaient travailler dans la mesure de leurs forces. Les camarades élus aux fonctions de gestion, à titre temporaire, reprenaient ensuite leur travail habituel aux côtés des autres membres de la commune.

    Chaque soviet n'était que l'exécuteur des volontés des paysans de la localité qui l'avait élu. Les unités de production étaient fédérées en districts et les districts en régions. Les soviets étaient intégrés dans un système économique d'ensemble, basé sur l'égalité sociale. Ils devaient être absolument indépendants de tout parti politique. Aucun politicien ne devait y dicter ses volontés sous le couvert du pouvoir soviétique.
    Leurs membres devaient être des travailleurs authentiques, au service exclusif des intérêts des masses laborieuses.

    Lorsque les partisans makhnovistes pénétraient dans une localité, ils apposaient des affiches où l'on pouvait lire : « La liberté des paysans et des ouvriers appartient à eux-mêmes et ne saurait souffrir aucune restriction. C'est aux paysans et aux ouvriers eux-mêmes d'agir, de s'organiser, de s'entendre entre eux dans tous les domaines de leur vie, comme ils le conçoivent eux-mêmes et comme ils le veulent (...). Les makhnovistes ne peuvent que les aider, leur donnant tel ou tel avis ou conseil (...). Mais ils ne peuvent ni ne veulent en aucun
    cas les gouverner ».

    Quand, plus tard, à l'automne de 1920, les hommes de Makhno furent amenés à conclure, d'égal à égal, un accord éphémère avec le pouvoir bolchevique, ils insistèrent pour l'adoption de l'additif suivant : « Dans la région où opérera l'armée makhnoviste, la population ouvrière et paysanne créera ses institutions libres pour l'autoadministration économique et politique ; ces institutions seront autonomes et liées fédérativement — par pactes — avec les organes gouvernementaux des Républiques soviétiques ». Abasourdis, les négociateurs bolcheviques disjoignirent cet additif de l'accord, afin d'en référer à Moscou, où, bien entendu, il fut jugé « absolument inadmissible ».


    Une des faiblesses relatives du mouvement makhnoviste était l'insuffisance d'intellectuels libertaires dans son sein. Mais, au moins par intermittence, il fut aidé, du dehors. Tout d'abord, de Kharkov et de Koursk, par les anarchistes qui, à la fin de 1918, avaient fusionné en un cartel dit Nabat (le Tocsin), animé par Voline. En avril 1919, ils tinrent un congrès où ils se prononcèrent « catégoriquement et définitivement contre toute participation aux soviets, devenus des organismes purement politiques, organisés sur une base autoritaire, centraliste, étatique ». Ce manifeste fut considéré par le gouvernement bolchevique comme une déclaration de guerre et le Nabat dut cesser toute activité. Par la suite, en juillet, Voline réussit à rejoindre le quartier général de Makhno où, de concert avec Pierre Archinoff, il prit en charge la section culturelle et éducative du mouvement. Il présida un de ses congrès, celui tenu en octobre, à Alexandrovsk. Des Thèses générales
    précisant la doctrine des « soviets libres » y furent adoptées.

    groupm10.jpgLes congrès groupaient à la fois des délégués des paysans et des délégués des partisans. En effet, l'organisation civile était le prolongement d'une armée insurrectionnelle paysanne, pratiquant la tactique de la guérilla. Elle était remarquablement mobile, capable de parcourir jusqu'à cent kilomètres par jour, non seulement du fait de sa cavalerie, mais grâce aussi à son infanterie qui se déplaçait dans de légères voitures
    hippomobiles, à ressorts. Cette armée était organisée sur les bases, spécifiquement libertaires du volontariat, du principe électif, en vigueur pour tous les grades, et de la discipline librement consentie : les règles de cette dernière, élaborées par des commissions de partisans, mis validées par des assemblées générales, étaient rigoureusement observées par tous.

    Les corps francs de Makhno donnèrent du fil à retordre aux armées « blanches » interventionnistes. Quant aux unités de gardes-rouges des bolcheviks, elles étaient assez peu efficaces. Elles se battaient seulement le long des voies ferrées sans jamais s'éloigner de leurs trains blindés, se repliant au premier échec, s'abstenant souvent de rembarquer leurs propres combattants. Aussi inspiraient-elles peu de confiance aux paysans qui, isolés dans leurs villages et privés d'armes, eussent été à la merci des contre-révolutionnaires. « L'honneur d'avoir anéanti, en automne de l'année 1919, la contre-révolution de Denikine revient principalement aux insurgés anarchistes », écrit Archinoff, le mémorialiste de la makhnovtchina.


    Mais Makhno refusa toujours de placer son armée sous le commandement suprême de Trotsky, chef de l'Armée rouge, après la fusion dans cette dernière des unités de gardes-rouges. Aussi le grand révolutionnaire crut-il devoir s'acharner contre le mouvement insurrectionnel. Le 4 juin 1919, il rédigea un ordre, par lequel il interdit le prochain congrès des makhnovistes, accusés de se dresser contre le pouvoir
    des Soviets en Ukraine, stigmatisa toute participation au congrès comme un acte de « haute trahison » et prescrivit l'arrestation de ses délégués. Inaugurant une procédure qu'imiteront, 18 ans plus tard, les staliniens espagnols contre les brigades anarchistes, il refusa des armes aux partisans de Makhno, se dérobant au devoir de leur porter assistance, pour ensuite les accuser de trahir et de se laisser battre par les troupes blanches.

    Cependant les deux armées se retrouvèrent d'accord, par deux fois, lorsque la gravité du péril interventionniste exigea leur action commune, ce qui se produisit, d'abord, en mars 1919 contre Denikine, puis au cours de l'été et de l'automne 1920, quand menacèrent les forces blanches de Wrangel que, finalement, Makhno détruisit. Mais, aussitôt le danger extrême conjuré, l'Armée rouge reprenait les opérations militaires contre les partisans de Makhno, qui lui rendaient coup pour coup.


    À la fin de novembre 1920, le pouvoir n'hésita pas à organiser un guet-apens. Les officiers de l'armée makhnoviste de Crimée furent invités par les bolcheviks à participer à un conseil militaire. Ils y furent aussitôt arrêtés par la police politique, la Tchéka, et fusillés, leurs partisans désarmés. En même temps une offensive en règle était lancée contre Gulyai-Polyé. La lutte — une lutte de plus en plus inégale — entre libertaires et « autoritaires » dura encore neuf mois. Mais, à la fin, mis hors de combat par des forces très supérieures en nombre et mieux équipées, Makhno dut abandonner la partie. Il réussit à se réfugier en Roumanie en août 1921, puis à gagner Paris, où il mourut plus tard, malade et indigent. Ainsi se terminait l'épopée de la makhnovtchina, prototype, selon Pierre Archinoff, d'un mouvement indépendant des masses laborieuses et, de ce fait, source d'inspiration future pour les travailleurs du monde.

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    CRONSTADT

    1917-k11.jpgLes aspirations des paysans révolutionnaires makhnovistes étaient assez semblables à celles qui poussèrent conjointement à la révolte, en février-mars 1921, les ouvriers de Petrograd et les matelots de la forteresse de Cronstadt.

    Les travailleurs urbains souffraient, à la fois, de conditions matérielles devenues intolérables du fait de la pénurie de vivres, de combustibles, de moyens de transport et d'un régime de plus en plus dictatorial et totalitaire, qui écrasait la moindre manifestation de mécontentement. À fin février, des grèves éclatèrent à Petrograd, Moscou et dans quelques autres centres industriels. Les travailleurs, marchant d'une entreprise à
    l'autre, fermant les usines, attirant dans leurs cortèges de nouveaux contingents d'ouvriers, réclamaient pain et liberté. Le pouvoir répondit par une fusillade, les travailleurs de Petrograd par un meeting de protestation, qui rassembla 10.000 ouvriers.

    Cronstadt était une base navale insulaire, à trente kilomètres de Petrograd, dans le golfe de Finlande, gelé en hiver. Elle était peuplée de matelots et de plusieurs milliers d'ouvriers occupés dans les arsenaux de la marine militaire. Les marins de Cronstadt avaient joué un rôle d'avant-garde dans les péripéties révolutionnaires de 1917. Ils avaient été, selon les termes de Trotsky « l'orgueil et la gloire de la Révolution
    russe ». Les habitants civils de Cronstadt formaient une commune libre, relativement indépendante du pouvoir. Au centre de la forteresse une immense place publique jouait le rôle d'un forum populaire pouvant contenir 30.000 personnes.

    Certes, les matelots n'avaient plus, en 1921, les mêmes effectifs ni la même composition révolutionnaire qu'en 1917 ; ils étaient, bien plus que leurs prédécesseurs, issus de la paysannerie ; mais ils avaient conservé l'esprit militant et, du fait de leurs performances antérieures, le droit de participer activement aux réunions ouvrières de Petrograd. Aussi envoyèrent-ils aux travailleurs en grève de l'ancienne capitale des émissaires, qui furent refoulés par les forces de l'ordre. Au cours de deux meetings de masses tenus sur le forum, ils reprirent à leur compte les revendications des grévistes.

    À la seconde réunion, le 1er mars, ils étaient 16.000 présents, marins, travailleurs et soldats, et nonobstant la présence du chef de l'État, le président de l'exécutif central, Kalinine, ils adoptèrent une résolution demandant la convocation, en dehors des partis politiques, dans les dix jours suivants, d'une conférence des ouvriers, soldats rouges et marins de Petrograd, de Cronstadt et de la province de Petrograd. En même temps ils exigeaient l'abolition des « officiers politiques », aucun parti politique ne devant avoir de privilèges, ainsi que la suppression des détachements communistes de choc dans l'armée et de la « garde communiste » dans les usines.

    C'était bel et bien le monopole du parti dirigeant qui était visé. Un monopole que les rebelles de Cronstadt n'hésitaient pas à qualifier d'« usurpation ». Feuilletons, pour le résumer, le journal officiel de cette nouvelle Commune, les Izvestia de Cronstadt. Laissons parler les matelots en colère. Le Parti communiste, après s'être arrogé le pouvoir, n'avait, selon eux, qu'un souci : le conserver par n'importe quel moyen. Il s'était détaché des masses. Il s'était révélé impuissant à tirer le pays d un état de débâcle générale. Il avait perdu la
    confiance des ouvriers. Il était devenu bureaucratique. Les soviets, dépouillés de leur pouvoir, étaient falsifiés, accaparés et manipulés, les syndicats étatisés. Une machine policière omnipotente pesait sur le peuple, dictant sa loi par des fusillades et la pratique de la terreur. Sur le plan économique régnait, au lieu et place du socialisme annoncé, basé sur le travail libre, un dur capitalisme d'État. Les ouvriers étaient de simples salariés de ce trust national, des exploités, tout comme naguère. Les sacrilèges de Cronstadt allaient jusqu'à contester l'infaillibilité des chefs suprêmes de la Révolution. Ils se gaussaient, avec irrévérence, de Trotsky, et même, de Lénine. Au-delà de leurs revendications immédiates : restauration des libertés, élections libres à tous les organes de la démocratie soviétique, ils visaient un objectif d'une portée plus lointaine et d'un contenu nettement anarchiste : une « troisième Révolution ».

    Les rebelles, en effet, entendaient demeurer sur le terrain révolutionnaire. Ils s'engageaient à veiller sur les conquêtes de la révolution sociale. Ils affirmaient n'avoir rien de commun avec ceux qui auraient voulu « rétablir le knout du tsarisme », et, s'ils ne cachaient pas leur intention de renverser le pouvoir des « communistes », ce n'était pas pour que « les ouvriers et les paysans redeviennent esclaves ». Ils ne coupaient pas non plus tous les ponts entre eux et le régime, avec lequel ils espéraient encore « pouvoir trouver un langage commun ». Enfin, s'ils réclamaient la liberté d'expression, ce n'était pas pour n'importe qui, mais seulement pour des partisans sincères de la Révolution : anarchistes et « socialistes de gauche » (formule qui excluait les social-démocrates ou mencheviks).


    Mais l'audace de Cronstadt allait beaucoup plus loin que ne le pouvaient supporter un Lénine, un Trotsky. Les chefs bolcheviks avaient identifié, une fois pour toutes, la Révolution avec le Parti communiste et tout ce qui allait à l'encontre de ce mythe ne pouvait être, à leurs yeux, que « contre-révolutionnaire ». Ils virent toute l'orthodoxie marxiste-léniniste s'effilocher. Cronstadt leur parut d'autant plus effrayant qu'ils gouvernaient au nom du prolétariat et que, soudain, leur pouvoir était contesté par un mouvement qu'ils savaient authentiquement prolétarien. Au surplus, Lénine s'en tenait à la notion quelque peu simpliste qu'une restauration tsariste était la seule alternative à la dictature de son Parti. Les hommes d'État du Kremlin de 1921 raisonnèrent comme, plus tard, ceux de l'automne 1956 : Cronstadt fut la préfiguration de Budapest.


    Trotsky, l'homme « à la poigne de fer », accepta de prendre personnellement la responsabilité de la répression. « Si vous persistez, on vous canardera comme des perdreaux », fit-il savoir, par la voie des ondes, aux « mutins ». Les matelots furent traités de « blanc-gardistes », de complices des puissances occidentales interventionnistes et de la « Bourse de Paris ». Leur soumission serait obtenue par la force des armes. Ce fut sans succès que les anarchistes Emma Goldman et Alexandre Berkman, qui avaient trouvé asile dans la patrie des travailleurs, après avoir été déportés des États-Unis, firent valoir, dans une lettre pathétique adressée à Zinoviev, que l'usage de la force ferait « un tort incalculable à la Révolution sociale » et adjurèrent les « camarades bolcheviks » de régler le conflit par une négociation fraternelle. Quant aux ouvriers de Petrograd terrorisés, soumis à la loi martiale, ils ne purent se porter au secours de Cronstadt.


    Un ancien officier tsariste, le futur maréchal Toukhatchevsky, fut chargé de commander un corps expéditionnaire composé de troupes qu'il avait fallu trier sur le volet, car nombre de soldats rouges répugnaient à tirer sur leurs frères de classes. Le 7 mars commença le bombardement de la forteresse. Sous le titre : « Que le monde sache ! » les assiégés lancèrent un appel ultime : « Le sang des innocents
    retombera sur la tête des communistes, fous furieux enivrés par le pouvoir. Vive le pouvoir des Soviets ! » Se déplaçant sur la glace du golfe de Finlande, les assiégeants réduisirent, le 18 mars, la « rébellion », dans une orgie de massacres.

    Les anarchistes n'avaient guère joué de rôle dans l'affaire. Cependant le comité révolutionnaire de Cronstadt avait invité à le rejoindre deux libertaires : Yartchouk (animateur du soviet de Cronstadt en 1917) et Voline ; en vain, car ils étaient, à ce moment, détenus par les bolcheviks. Comme l'observe Ida Mett, historienne de La Révolte de Cronstadt, l'influence anarchiste ne s'y exercera « que dans la mesure où l'anarchisme propageait lui aussi l'idée de la démocratie ouvrière ». Mais, s’ils n’intervinrent pas directement dans l’événement, les anarchistes s'en réclamèrent : « Cronstadt, écrivit plus tard Voline, fut la première tentative populaire entièrement indépendante pour se libérer de tout joug et réaliser la Révolution sociale : tentative faite directement, (...) par les masses laborieuses elles-mêmes, sans « bergers politiques », sans « chefs » ni « tuteurs ». Et Alexandre Berkman : « Cronstadt fit voler en éclats le mythe de l'État prolétarien ; il apporta la preuve qu'il y avait incompatibilité entre la dictature du Parti communiste et la Révolution ».

    L’ANARCHISME MORT ET VIVANT

    makhno10.gifBien que les anarchistes n'aient pas joué un rôle direct dans le soulèvement de Cronstadt, le régime profita de cet écrasement pour en finir avec une idéologie qui continuait à les effrayer. Quelques semaines plus tôt, le 8 février, le vieux Kropotkine était mort sur le sol russe, et sa dépouille avait été l’objet de funérailles imposantes. Elle fut suivie par un immense convoi d'environ cent mille personnes. Mêlés aux drapeaux rouges, les drapeaux noirs des groupes anarchistes flottaient au-dessus de la foule et l'on pouvait y lire en lettres de feu : « Où il y a autorité il n'y a pas de liberté. » Ce fut, racontent les biographes du disparu, « la dernière grande manifestation contre la tyrannie bolchevique et bien des gens y prenaient part autant pour réclamer la liberté que pour rendre hommage au grand anarchiste ».

    Après Cronstadt, des centaines d'anarchistes furent arrêtés. Quelques mois plus tard, une libertaire, Fanny Baron, et huit de ses camarades, devaient être fusillés dans les caves de la prison de la Tchéka, à Moscou.


    L'anarchisme militant avait reçu le coup de grâce. Mais, hors de Russie, les anarchistes qui avaient vécu la Révolution russe entreprirent le vaste travail de critique et de révision doctrinales qui revigora et rendit plus concrète la pensée libertaire. Dès le début de septembre 1920, le congrès du cartel anarchiste d'Ukraine, dit Nabat, avait rejeté catégoriquement l'expression « dictature du prolétariat » qu'il voyait conduire fatalement à la dictature sur la masse d'une fraction du prolétariat, celle retranchée dans le Parti, des fonctionnaires et d'une poignée de chefs. Peu avant de disparaître, dans un Message aux travailleurs d'Occident, Kropotkine avait dénoncé avec angoisse la montée d'une « formidable bureaucratie » : « Pour moi, cette tentative d'édifier une république communiste sur des bases étatistes fortement centralisées, sous la loi de fer de la dictature d'un parti, s'est achevée en un fiasco formidable. La Russie nous enseigne comment ne doit pas s'imposer le
    communisme ».

    Dans son numéro des 7-14 janvier 1921, le journal français Le Libertaire faisait publier un appel pathétique des anarcho-syndicalistes russes au prolétariat mondial : « Camarades, mettez fin à la domination de votre bourgeoisie tout comme nous l'avons fait ici. Mais ne répétez pas nos erreurs : ne laissez pas le communisme d'État s'établir dans vos pays ! »


    Sur cette lancée, l'anarchiste allemand Rudolf Rocker rédigea, dès 1920, et publia, en 1921, La Banqueroute du Communisme d’État, la première analyse politique qui ait été faite de la dégénérescence de la Révolution russe. À ses yeux, ce n'était pas la volonté d'une classe qui trouvait son expression dans la fameuse « dictature du prolétariat », mais la dictature d'un parti prétendant parler au nom d'une classe et s'appuyant sur la force des baïonnettes. « Sous la dictature du prolétariat s'est développée en Russie une nouvelle classe, la commissarocratie, dont l'oppression est ressentie par les larges masses tout autant que jadis celle des tenants de l'ancien régime ». En subordonnant systématiquement tous les éléments de la vie sociale à la toute-puissance d'un gouvernement doté de toutes les prérogatives, « on ne pouvait qu'aboutir à cette hiérarchie de fonctionnaires qui fut fatale à l'évolution de la Révolution russe ». Les bolcheviks n'ont pas
    seulement emprunté l'appareil de l’État à l'ancienne société, ils lui ont donné une toute-puissance que ne s'arroge aucun autre gouvernement ».

    En juin 1922, le groupe des anarchistes russes exilés en Allemagne, sous la plume de A. Gorielik, A. Komoff et Voline, publia à Berlin un petit livre révélateur : Répression de l’anarchisme en Russie soviétique. Une traduction française, due à Voline, en parut au début de 1923. On y trouvait, classé alphabétiquement, un martyrologe de l'anarchisme russe. Alexandre Berkman, en 1921 et 1922, Emma Goldman, en 1922 et 1923, publièrent coup sur coup plusieurs brochures sur les drames auxquels ils avaient assisté en Russie.


    À leur tour, les rescapés du makhnovisme réfugiés en Occident, Pierre Archinoff et Nestor Makhno lui-même, produisirent leurs témoignages.


    Beaucoup plus tard, au cours de la Deuxième Guerre mondiale, furent rédigés, avec la maturité d'esprit que conférait le recul des années, les deux grands ouvrages libertaires classiques sur la Révolution russe, celui de G.P. Maximoff, celui de Voline.


    Pour Maximoff, dont le témoignage a paru en langue anglaise, les leçons du passé apportent la certitude d'un avenir meilleur. La nouvelle classe dominante de l'URSS ne peut et ne doit vivre éternellement. Le socialisme libertaire lui succédera. Les conditions objectives poussent à cette évolution : « Est-il concevable (.. ) que les travailleurs veuillent le retour des capitalistes dans les entreprises ? Jamais ! Car c'est
    précisément contre l'exploitation par l'État et ses bureaucrates qu'ils se rebellent ». Ce que les travailleurs veulent, c'est remplacer cette gestion autoritaire de la production par leurs propres conseils d'usine, c’est unir les conseils en une vaste fédération nationale. Ce qu'ils veulent, c’est l'autogestion ouvrière. De même les paysans ont compris qu'il ne saurait être question de revenir à l’économie individuelle. La seule solution, c'est l’agriculture collective, la collaboration des collectivités rurales avec les conseils d'usine et les syndicats : en un mot, l'expansion du programme de la Révolution d'Octobre dans la liberté.

    Toute tentative inspirée de l'exemple russe, affirme hautement Voline, ne pourrait aboutir qu'à un « capitalisme d'État basé sur une odieuse exploitation des masses », le « pire des capitalismes et qui n'a absolument aucun rapport avec la marche de l'humanité vers la société socialiste ». Elle ne pourrait que promouvoir « la dictature d'un parti qui aboutit fatalement à la Répression de toute liberté de parole, de presse, d'organisation et d'action, même pour les courants révolutionnaires, sauf pour le parti au pouvoir », qu'à une « inquisition sociale » qui étouffe « le souffle même de la Révolution ». Et Voline de soutenir que Staline « n'est pas tombé de la lune ». Staline et le stalinisme ne sont, à ses yeux, que la conséquence logique du système autoritaire fondé et établi de 1918 à 1921. « Telle est la leçon mondiale de la formidable et décisive expérience bolchevique : leçon qui fournit un puissant appui à la thèse libertaire et qui sera bientôt, à la lumière des événements,
    comprise par tous ceux qui peinent, souffrent, pensent et luttent. »

     

    Daniel Guérin, extrait du chap. II (partie 3) de L'anarchisme, 1965, Gal., réédité en Folio-essais.