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À CONTRE-TEMPS - Page 141

  • Entretiens RS

    Sur le blog Méridien Zéro :


    Robert Steuckers sur Meridien Zero 12.06.2011

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    ♦ Entretien-éclair avec Robert Steuckers ♦

    Deux questions à la fin de la première décennie du XXIe siècle

     

    Question : Monsieur Steuckers, le site de “Synergies Européennes publie énormément de textes sur la “Révolution conservatrice” allemande, en même temps qu’un grand nombre d’articles ou d’interventions sur l’actualité en politique internationale et en géopolitique : ne pensez-vous pas que la juxtaposition de ces 2 types de thématiques peut paraître bizarre pour le lecteur non averti ? Voire relever de l’anachronisme ?

    rs210.jpgRS : Deux remarques : d’abord le présent est toujours tributaire du passé. À la base, nos méthodes d’analyse sont inspirées de l’historiographie née au XIXe siècle, avec Dilthey et Nietzsche, et des travaux de Michel Foucault, développés depuis le début des années 60 : ces méthodes se veulent “généalogiques” ou “archéologiques”. Nous cherchons, dans nos groupes, qui fonctionnent, je le rappelle, de manière collégiale et pluridisciplinaire, à expliciter le présent par rapport aux faits antécédents, aux racines des événements. Pourquoi ? Parce que toute méthode qui n’est pas archéologique bascule immanquablement dans le schématique, plus exactement dans ces schématismes binaires qui font les fausses “vérités” de propagande. « La vérité, c’est l’erreur », disait la propagande de Big brother dans le 1984 d’Orwell. Aujourd’hui, les “vérités” de propagande dominent les esprits, les oblitèrent et annulent toute pensée véritable, la tuent dans l’œuf.

    En juxtaposant, comme vous dites, des textes issus de la Konservative Revolution et des textes sur les événements qui se déroulent actuellement dans les zones de turbulence géopolitique, nous entendons rappeler que, dans l’orbite de la Révolution conservatrice, des esprits innovateurs, des volontés révolutionnaires, ont voulu déjà briser les statu quo étouffants, ont œuvré sans discontinuité, not. dans les cercles étiquettés “nationaux-révolutionnaires”. Vers 1929/1930, divers colloques se sont déroulés à Cologne et à Bruxelles entre les lésés de Versailles et les représentants des forces montantes anti-impérialistes hors d’Europe. Aujourd’hui, une attitude similaire serait de mise : les Européens d’aujourd’hui sont les principales victimes de Téhéran, de Yalta et de Potsdam. La chute du Mur de Berlin et la disparition du Rideau de Fer n’a finalement pas changé grand chose à la donne : désormais les pays d’Europe centrale et orientale sont passés d’une hégémonie soviétique, qui n’était pas totalement étrangère à leur espace, à une hégémonie américaine qui, elle, y est totalement étrangère.

    Plus la base territoriale de la puissance qui impose son joug est éloignée, non contigüe, plus le joug s’avère contre-nature et ne peut fonctionner que grâce à la complicité de pseudo-élites véreuses, corrompues, qui rompent délibérément avec le passé de leurs peuples. Qui rompt de la sorte avec le passé de son peuple introduit d’abord un ferment de dissolution politique (car toute politie [ou policie ; anc. fr. : organisation socio-politique] relève d’un héritage) et livre, par conséquent, la population de souche à l’arbitraire de l’hegemon étranger. Une population livrée de la sorte à l’arbitraire et aux intérêts d’une raumfremde Macht [puissance étrangère à un espace à vocation géopolitique] (selon la terminologie forgée par Carl Schmitt et Karl Haushofer) finit par basculer d’abord dans la misère spirituelle, dans la débilité intellectuelle, anti-chambre de la misère matérielle pure et simple. La perte d’indépendance politique conduit inexorablement à la perte d’indépendance alimentaire et énergétique, pour ne rien dire de l’indépendance financière, quand on sait que les réserves d’or des grands pays européens se trouvent aux États-Unis, justement piur leur imposer l’obéissance. L’État qui n’obtempère pas risque de voir ses réserves d’or confisquées. Tout simplement.

    Du temps de la République de Weimar, les critiques allemands des plans financiers américains, les fameux plans Young et Dawes, se rendaient parfaitement compte de la spirale de dépendance dans laquelle ils jetaient l’Allemagne vaincue en 1918. Si, jadis, entre 1928 et 1932, la résistance venait d’Inde, avec Gandhi, de Chine, avec les régimes postérieurs à celui de Sun-Ya-Tsen, de l’Iran de Reza Shah Pahlevi et, dans une moindre mesure, de certains pays arabes, elle provient essentiellement, pour l’heure, du Groupe de Shanghaï et de l’indépendantisme continentaliste (bolivarien) d’Amérique ibérique. Les modèles à suivre pour les Européens, ahuris et décérébrés par les discours méditiques, énoncés par les “chiens de garde du système”, se trouvent donc aujourd’hui, en théorie comme en pratique, en Amérique latine.

    • Q. : Vous ne placez plus d’espoir, comme jadis ou comme d’autres “nationaux-révolutionnaires”, dans le monde arabo-musulman ?

    RS : Toutes les tentatives antérieures de créer un axe ou une concertation entre les dissidents constructifs de l’Europe asservie et les parties du monde arabe posées comme “États-voyous” se sont soldées par des échecs. Les colloques libyens de la “Troisième Théorie Universelle” ont cessé d’exister dès le rapprochement entre Khadaffi et les États-Unis et dès que le leader libyen a amorcé des politiques anti-européennes, not. en participant récemment au mobbing [mobilisation médiatique pour faire pression politique] contre la Suisse, un mobbing bien à l’œuvre depuis une bonne décennie et qui trouvera prétexte à se poursuivre après la fameuse votation sur les minarets.

    Le leader nationaliste Nasser a disparu pour être remplacé par Sadat puis par Moubarak qui sont des alliés très précieux des États-Unis. La Syrie a participé à la curée contre l’Irak, dernière puissance nationale arabe, éliminée en 2003, en dépit de l’éphémère et fragile Axe Paris-Berlin-Moscou. Les crispations fondamentalistes déclarent la guerre à l’Occident sans faire la distinction entre l’Europe asservie et l’hegemon américain, avec son appendice israélien. Les fondamentalismes s’opposent à nos modes de vie traditionnels et cela est proprement inacceptable, comme sont inacceptables tous les prosélytismes de même genre : la notion de jahiliyah [idolâtrie à détruire] est pour tous dangereuse, subversive et inacceptable ; c’est elle que véhiculent ces fondamentalismes, d’abord en l’instrumentalisant contre les États nationaux arabes, contre les résidus de syncrétisme ottoman ou perse puis contre toutes les formes de polities non fondamentalistes, not. contre les institutions des États-hôtes et contre les mœurs traditionnelles des peuples-hôtes au sein des diasporas musulmanes d’Europe occidentale.

    Une alliance avec ces fondamentalismes nous obligerait à nous renier nous-mêmes, exactement comme l’hegemon américain, à l’instar du Big Brother d’Oceana dans le roman 1984 de George Orwell, veut que nous rompions avec les ressorts intimes de notre histoire. Le Prix Nobel de littérature Naipaul a parfaitement décrit et dénoncé cette déviance dans son œuvre, en évoquant principalement les situations qui sévissent en Inde et en Indonésie. Dans cet archipel, l’exemple le plus patent, à ses yeux, est la volonté des intégristes de s’habiller selon la mode saoudienne et d’imiter des coutumes de la péninsule arabique, alors que ces effets vestimentaires et ces coutumes étaient diamétralement différentes de celles de l’archipel, où avaient longtemps régné une synthèse faite de religiosités autochtones et d’hindouisme, comme l’attestent, par ex., les danses de Bali.

    L’idéologie de départ de l’hegemon américain est aussi un puritanisme iconoclaste qui rejette les synthèses et syncrétismes de la « Merry Old England » (1), de l’humanisme d’Érasme, de la Renaissance européenne et des polities traditionnelles d’Europe. En ce sens, il partage bon nombre de dénominateurs communs avec les fondamentalismes islamiques actuels. Les États-Unis, avec l’appui financier des wahabites saoudiens, ont d’ailleurs manipulé ces fondamentalismes contre Nasser en Égypte, contre le Shah d’Iran (coupable de vouloir développer l’énergie nucléaire), contre le pouvoir laïque en Afghanistan ou contre saddam Hussein, tout en ayant probablement tiré quelques ficelles lors de l’assassinat du roi Fayçal, coupable de vouloir augmenter le prix du pétrole et de s’être allié, dans cette optique, au Shah d’Iran, comme l’a brillamment démontré le géopolitologue suédois, William Engdahl, spécialiste de la géopolitique du pétrole.

    Ajoutons au passage que l’actualité la plus récente confirme cette hypothèse : l’attentat contre la garde républicaine islamique iranienne, les troubles survenus dans les provinces iraniennes en vue de déstabiliser le pays, sont le fait d’intégrismes sunnites, manipulés par les États-Unis et l’Arabie saoudite contre l’Iran d’Ahmadinedjad, coupable de reprendre la politique nucléaire du Shah ! L’Iran a riposté en soutenant les rebelles zaïdites/chiites du Yémen, reprenant par là une vieille stratégie perse, antérieure à l’émergence de l’islam !

    Les petits guignols qui se piquent d’être d’authentiques nationaux-révolutionnaires en France ou en Italie et qui se complaisent dans toutes sortes de simagrées pro-fondamentalistes sont en fait des bouffons alignés par Washington pour 2 motifs stratégiques évidents :

    • 1) créer la confusion au sein des mouvements européistes et les faire adhérer aux schémas binaires que répandent les grandes agences médiatiques américaines qui orchestrent partout dans le monde le formidable soft power (2) de Washington ;
    • 2) prouver urbi et orbi que l’alliance euro-islamique (euro-fondamentaliste) est l’option préconisée par de “dangereux marginaux”, par des “terroristes potentiels”, par les “ennemis de la liberté”, par des “populistes fascisants ou crypto-communistes”.

    Dans ce contexte, nous avons aussi les réseaux soi-disant “anti-fascistes” s’agitant contre des phénomènes assimilés à tort ou à raison à une idéologie politique disparue corps et biens depuis 65 ans. Dans le théâtre médiatique, mis en place par le soft power de l’hegemon, nous avons, d’une part, les zozos nationaux-révolutionnaires ou néo-fascistes européens zombifiés, plus ou moins convertis à l’un ou l’autre resucé du wahabisme, et, d’autre part, les anti-fascistes caricaturaux, que l’on finance abondamment à fin de médiatiser les premiers, not. via un député britannique du Parlement européen. Tous y ont leur rôle à jouer : le metteur en scène est le même. Il anime le vaudeville de main de maître. Tout cela donne un spectacle déréalisant, relayé par la grande presse, tout aussi écervelée. Dommage qu’il n’y ait plus un Debord sur la place de Paris pour le dénoncer !

    Pour échapper au piège mortel du “musulmanisme” pré-fabriqué, tout anti-impérialisme européiste conséquent a intérêt à se référer aux modèles ibéro-américains. In fine, il me paraît moins facile de démoniser le pouvoir argentin ou brésilien, et même Chavez ou Morales, comme on démonise avec tant d’aisance le fondamentalisme musulman et ses golems fabriqués, que sont Al-Qaeda ou Ben Laden.

    Alexandre del Valle et Guillaume Faye, que ce musulmanisme insupportait à juste titre, not. celui du chaouch favori du lamentable polygraphe de Benoist (3), cet autre pitoyable graphomane inculte sans formation aucune : j’ai nommé Arnaud Guyot-Jeannin (4). Le site You Tube nous apprend, par le truchement d’un extrait vidéo, que ce dernier s’est récemment produit à une émission de la télévision iranienne, où il a débité un épouvantable laïus de collabo caricatural qui me faisait penser à l’épicier chafouin que menacent les soldats français déguisés en Allemands, pour obtenir du saucisson à l’ail, dans la célèbre comédie cinématographique La 7ème Compagnie… Il y a indubitablement un air de ressemblance…

    Cependant, pour échapper à de tels clowns, Del Valle et Faye se sont plongés dans un discours para-sioniste peu convaincant. Faut-il troquer l’épicier de la 7ème Compagnie pour la tribu de Rabbi Jacob, la célèbre comédie de Louis de Funès ? En effet, force est de constater que le fondamentalisme judéo-sioniste est tout aussi néfaste à l’esprit et au politique que ses pendants islamistes ou américano-puritains. Tous, les uns comme les autres, sont éloingés de l’esprit antique et renaissanciste de l’Europe, d’Aristote, de Tite-Live, de Pic de la Mirandole, d’Érasme ou de Juste Lipse. Devant toutes ces dérives, nous affirmons, haut et clair, un « non possumus » ! Européens, nous le sommes et le resterons, sans nous déguiser en bédouins, en founding fathers ou en sectataires de Gouch Emounim.

    On ne peut qualifier d’antisémite le rejet de ce pseudo-sionisme ultra-conservateur, qui récapitule de manière caricaturale ce que pensent des politiciens en apparence plus policés, qu’ils soient likoudistes ou travaillistes mais qui sont contraints de rejeter les judaïsmes plus féconds pour mieux tenir leur rôle dans le scénario proche- et moyen-oriental imaginé par l’hegemon. Le sionisme, idéologie au départ à facettes multiples, a déchu pour n’être plus que le discours de marionnettes aussi sinistres que les Wahabites. Tout véritable philosémitisme humaniste européen participe, au contraire, d’un plongeon dans des œuvres autrement plus fascinantes : celles de Raymond Aron, Henri Bergson, Ernst Kantorowicz, Hannah Arendt, Simone Weil, Walter Rathenau, pour ne citer qu’une toute petite poignée de penseurs et de philosophes féconds. Rejeter les schémas de dangereux simplificateurs n’est pas de l’antisémitisme, de l’anti-américanisme primaire ou de l’islamophobie. Qu’on le dise une fois pour toutes !

    ► Propos recueillis par Philippe Devos-Clairfontaine (Bruxelles, 7 déc. 2009).

    notes en sus :

    1 : « Vieille Angleterre joyeuse » : idéal de concorde et de bon-vivre, né à la fin du Moyen-Âge et s'affirmant particulièrement au XVIIe s. après les affres des guerres civiles, basé  sur une réconciliation ville/campagne, barons/roi, art populaire/art savant.

    2 : Hardpower/ Softpower : Un État peut défendre sa souveraineté et ses intérêts nationaux de plusieurs façons. Soit par la projection de sa force militaire, comme dans le cas de l’intervention israélienne au Liban-Sud : on parle alors de hardpower ; soit par des processus d’influence économique ou culturelle, le cinéma peut ainsi étendre des “valeurs” ou diffuser des normes de comportements sans passer par la puissance militaire : on parle alors de softpower. La distinction a été proposée par Joseph Nye dans un ouvrage intitulé Bound to Lead : The changing nature of American power (Basic Books, 1990).

    3 : Concernant ce que d'un point de vue externe on peut appeler la “querelle” entre SE & le GRECE, ce dernier étant considéré comme se refusant à toute alternative politique sérieuse par rabbatement sur le seul “culturel” selon la ligne imposée par sa figure principale, nous renvoyons au dossier complet paru dans la revue Vouloir n°146-148 (1999) qui revient sur les “pistes manquées”. L'aspect subjectif du propos est donc à contextualiser car inscrit dans un historique des rapports.

    4 : Auteur dans la lignée de la droite contre-révolutionnaire, défendant une royauté sacrée par recours à la Tradition. L'absence de réalisme historique et par là politique est un des effets d'une posture littéraire “sanctuarisant” son domaine d'études et propice aux intrigues de salon. Ce dernier point explique qu'il soit vertement taxé ici de suivant docile.

     

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    ♦ Entretien de Robert Steuckers ♦   

    à Volk in Bewegung

     

    • M. Steuckers, pouvez-vous expliquer à nos lecteurs, en quelques mots, quels ont été les objectifs de Synergies Européennes ?

    vib52010.gifPour répéter en gros ce que j’ai déjà maintes fois dit dans plusieurs entretiens, l’objectif principal de Synergies Européennes a été de faire émerger une sorte de Think Tank, de “Boîte à idées”, où penseurs et publicistes non conformistes venus de tout l’espace culturel européen pouvaient participer à la mise en forme d’une alternative générale au système dominant. Pour nous, la différence majeure entre la fidélité conformiste au système, d’une part, et la critique non conformiste de ce même système, d’autre part, réside essentiellement dans la différence fondamentale qui existe entre 1) une pensée organique, consciente des forces à l’œuvre dans l’histoire et proches des hommes réels et 2) une pensée détachée de l’histoire, des continuités historiques, mécanique et par là même étrangère à l’homme.

    Cette dernière forme de pensée nous est présentée désormais comme le sommet du “Bien”, comme un corpus intangible dont on ne peut mettre la validité en doute. Pour parvenir à notre objectif, nous souhaitions établir une coopération constante, bien que souple, entre publicistes de toute l’Europe, de façon à ce qu’un flot d’informations directes et permanentes, issues immédiatement des sources, puisse s’écrire, surtout par le biais de traductions et d’entretiens. C’est ce que j’ai essayé de concrétiser personnellement dans les différentes revues que j’ai patronnées ou dont j’ai assumé le secrétariat de rédaction, comme Vouloir, Orientations, Nouvelles de Synergies Européennes, Au fil de l’épée. D’autres comme Alessandra Colla et Marco Battarra, pour la revue milanaise Orion ont aussi cherché à développer une stratégie similaire comme, avant eux, mais cette fois dans le cadre de la “nouvelle droite” historique, le Dr. Marco Tarchi de Florence, avec son bulletin Diorama Letterario.

    En fait, s’il fallait trouver un modèle pour ce type de stratégie métapolitique, il faudrait assurément aller le chercher auprès de l’hebdomadaire parisien Courrier International d’Alexandre Adler qui, comme on peut le constater chaque semaine, publie des traductions en provenance du monde entier. Cet hebdomadaire, qui a rapidement reçu des appuis considérables, est devenu entretemps l’une des revues françaises les plus lues et les mieux faites. Hélas, elle ne répand pas un européisme comme celui que nous souhaitions voir se consolider ! Mais une stratégie de même type, une sorte d’imitatio Adleri, est celle que j’ai toujours suggérée en vain à divers éditeurs de revues ou d’hebdomadaires, y compris en Allemagne. Personne ne semblait s’intéresser à un tel projet. C’est dommage ! Et pourtant le brillant succès d’Adler nous démontre que cela aurait bien valu la peine de réaliser et de soutenir un projet similaire.

    • L’association et le réseau Synergies Européennes ont été fondés en 1993. Quel bilan en tirez-vous après plus de 15 ans ?

    Le bilan, je dois l’avouer, n’est guère satisfaisant. Entre 1993 et 2003, tout a bien fonctionné : les revues paraissaient régulièrement, les contributions rédactionnelles arrivaient du monde entier au secrétariat de rédaction, séminaires et universités d’été se succédaient sans heurts au fil des années. Ce qui a rompu cette “coulée continue”, c’est l’augmentation soudaine et considérable des tarifs postaux à la fin des années 90 en Belgique, ce qui a contribué à déstabiliser totalement les finances fort précaires de l’entreprise ; il faut ajouter à cela le décès de bon nombre d’abonnés âgés, qui incarnaient une véritable culture “revuiste”, et l’intérêt croissant que portaient les plus jeunes à internet. Du coup, les livres et les revues n’attiraient plus autant le chaland, surtout dans l’espace linguistique francophone ou dans la petite Belgique, néerlandophone ou francophone. Ce changement de donne a d’ailleurs entrainé la disparition de bon nombre de revues ou de bulletins similaires aux nôtres. Seule l’école des cadres de Wallonie, sous la direction de Philippe Banoy, a fonctionné sans arrêt jusqu’à aujourd’hui, en poussant des pointes en Flandre méridionale et en Lorraine, régions occupées par la France, avec, en plus, des échanges féconds avec des groupes suisses romands ou flamands.

    Après quelques premiers projets sans lendemains, nos 2 nouveaux sites sur la grande toile donnent, depuis leur création au début de 2007, des résultats que l’on peut considérer maintenant comme satisfaisants (voir : euro-synergies.hautetfort.com en 7 langues et alimenté chaque jour ; et vouloir.hautetfort.com animé depuis Paris en coopération avec d’anciens correspondants français qui se sont donné pour tâche de digitaliser et d’éditer les archives des revues francophones du groupe, comme Vouloir, Orientations et Nouvelles de Synergies Européennes, en les flanquant de textes nouveaux ou complémentaires et de bibliographies actualisées).

    • Pourquoi ne parvient-on pas, malgré les bonnes intentions, à établir une meilleure coopération entre forces non conformistes, européistes et nationalistes en Europe ?

    Pour répondre de manière exhaustive à votre question, il me faudrait tout un livre ! La raison principale de ce manque de coopération rationnelle doit certainement être portée au compte du déclin culturel généralisé que nous subissons depuis longtemps. Jadis, pendant la “période axiale” de l’histoire des idées, de cette révolution culturelle pacifique, que l’Europe a expérimentée entre 1860 et 1914, on étudiait encore le latin et le grec ancien dans les lycées, gymnases et athénées d’Europe, ce qui facilitait l’apprentissage général des langues modernes, ou du moins leur acquisition passive. De cette façon, on pouvait lire, au-delà des frontières, livres, essais et articles. Aujourd’hui, nous avons sans doute comme lingua franca une langue artificielle et internationale que nous utilisons “pour faire de la communication” : c’est le basic English mais il ne nous permet pas grand chose, à part commander à l’étranger un sandwich ou un cappuccino, en bafouillant… Mais il n’y a plus de communication fondamentale.

    Dans les cercles non conformistes, cette tragédie est surtout perceptible, lorsqu’on constate l’absence totale de relations culturelles suivies et systématiques entre les mondes linguistiques allemand et italien ou néerlandais et italien. La formidable production italienne de livres, d’idées, de revues et d’initiatives de toutes sortes est purement et simplement ignorée dans nos régions nord-européennes, alors que les questions abordées et étudiées en Italie le sont de manière nettement moins confuse que chez nous et les réponses que les Italiens apportent sont généralement intelligentes, d’une intelligence que nous aurions pu faire nôtre si nous avions lu les livres et les textes venus de la péninsule apennine. Je pense surtout à la critique finement ciselée de la partitocratie mafieuse, qui aurait été bien utile en Belgique not. et qu’on aurait pu combiner en Allemagne avec les thèses bien argumentées du Prof. Erwin Scheuch de Cologne, aujourd’hui décédé, ou de celles du politologue von Arnim.

    couver10.jpg• Comment jugez-vous l’option pro-sioniste que propage Guillaume Faye dans La Nouvelle Question juive et que certains partis de droite ou d’extrême droite ont reprise à leur compte, comme par ex. le BNP britannique ou le mouvement “Pro Köln” en Allemagne ?

    Votre question est fort intéressante et mériterait, pour en débattre à fond, un assez long essai, car la fameuse “question juive” est de fait d’une extrême complexité. Mais, avant d’aborder le vif de ce sujet, je tiens à dire que Faye est certainement l’un de mes plus vieux amis issus du mouvement dit de la “nouvelle droite”, aujourd’hui moribond ou résiduaire en France et que, malgré toutes les divergences qui pourraient éventuellement nous séparer, cette amitié demeurera. Pour être amis, il ne faut pas nécessairement partager les mêmes points de vue sur tout. Pour maintenir une amitié, il y a surtout les expériences et les déceptions communes du passé… Elles ont souvent plus de poids. Dans le lent processus de déliquescence qu’a vécu la “nouvelle droite”, ses avatars et ses reliquats, Faye et quelques autres, dont moi-même, ont été, au sein du vaste camp bigarré des diverses “droites”, les victimes de jalousies tenaces, des victimes certes pas toujours innocentes (car nous rendions coup de Jarnac pour coup de Jarnac, nous répondions aux sombres perfidies par des moqueries bien salées) ; ce sont surtout la force de travail de Faye et sa productivité intense qui suscitaient ces jalousies.

    Dans les années 80, il faut tout de même rappeler que c’était lui le moteur du “mouvement métapolitique” d’inspiration gramsciste et non d’autres, comme on l’a affirmé trop souvent à tort. Des concepts comme « le système à tuer les peuples » et, plus tard, « l’archéofuturisme » demeurent, qu’on le veuille ou non, des instruments critiques féconds pour développer une « théorie critique » alternative, qui aurait pour but, de subvertir le système dominant exactement de la même façon que la « théorie critique » de l’École de Francfort avait subverti les traditions politiques classiques en Europe. Faye est l’élève de quelques personnalités importantes du monde universitaire français, ne l’oublions pas, telles Bertrand de Jouvenel, Julien Freund (le disciple alsacien de C. Schmitt), Michel Crozier (l’observateur critique des systèmes dominants qui multiplient les blocages sociaux, un observateur qui s’inscrit dans la tradition allemande de Max Weber), Henri Lefèbvre (ancien penseur principal du PCF) et Jules Monnerot (un des plus fins analystes des processus révolutionnaires du XXe siècle). Sur l’influence de Lefèbvre, j’ai écrit un bref article [L'influence de Henri Lefèbvre sur Guillaume Faye]. Sur Freund, Jouvenel et Monnerot, Faye a écrit des articles et des essais substantiels. Il n’y a encore rien sur l’influence qu’a exercée sur lui Michel Crozier.

    Je ne qualifierais pas La Nouvelle Question juive d’option pro-sioniste à 100% ; ce n’est pas le cas sauf pour les simplificateurs outranciers de tous bords, qui vont sans doute interpréter le contenu de ce livre de la sorte. Malheureusement les terribles simplifications ont souvent le dessus et c’est ce qu’il convient de déplorer. Surtout que personne n’a jamais demandé à Faye de justifier la curiosité qu’est le sionisme pour tout Européen moyen ou de la suggérer comme alliée. Lorsque Faye analysait ou analyse des processus sociaux, il reste un maître, qui transmet de manière percutante et didactique les idées de ses brillants prédécesseurs et professeurs. Mais, comme n’importe quel autre intellectuel non imbriqué dans la défense d’une confession religieuse ou dépourvu de formation théologique, Faye ne peut pas se muer du jour au lendemain en un théologien judaïsant ou en un spécialiste ès questions juives. C’est ce qu’il a tenté de faire, malheureusement, en écrivant ce fameux livre qu’est devenu La Nouvelle Question juive ! C’est ici qu’il faut voir la faiblesse intrinsèque de cet ouvrage.

    Je ne trouve pas (ou pas assez) de sources ou de références sérieuses sur l’histoire proprement dite du mouvement sioniste, comme, par ex., les travaux de Sternhell ou de Shindler, ou encore sur l’histoire de la Palestine au XXe siècle, comme le livre de Gudrun Krämer en Allemagne. Dans les années 20 et 30 du XXe siècle, le mouvement sioniste, comme nous l’apprend Shindler, a d’abord été inspiré par les combattants nationalistes irlandais (Michael Collins) puis, plus tard, par ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui les “États totalitaires” : ces engouements venaient du fait que les militants de l’Irgoun combattaient surtout l’Empire britannique. La situation a changé au cours des 2 premières années de la Seconde Guerre mondiale, après que les services secrets britanniques aient froidement abattu les derniers sionistes pro-allemands ou pro-italiens ! Sans arguments historiques bien étayés, tout livre demeure une compilation de vœux pieux (ou impies…), ce qui n’est ni utile ni pertinent ni scientifique.

    La deuxième critique que j’avancerais après avoir pris acte de La Nouvelle Question juive, c’est que je n’y ai pas trouvé d’évocation de voix critiques venues d’Israël même : en effet, la critique du sionisme à l’intérieur même de l’État hébreu ou dans la littérature israélienne actuelle me paraît plus pertinente et plus utile que tout ce qui se produit en dehors, dans le monde arabe, en Europe ou en Amérique et que l’on peut aisément qualifier d’“antisémite”. L’affaire Avraham Burg vient encore de nous le prouver en Allemagne récemment. Faye, comme la plupart des intellectuels français d’ailleurs, semble ignorer tous ces débats et toutes ces critiques en provenance d’Israël même, alors que la presse allemande, par ex., s’en fait régulièrement l’écho. Mais je voudrais poser ici une question impertinente : qu’est le sionisme, sinon un simple instrument de l’impérialisme américain, exactement comme bon nombre (mais pas tous…) de phénomènes islamistes et fondamentalistes d’inspiration sunnite ou wahhabite ?

    img_au10.jpgLes positions prises par Faye dans La Nouvelle Question juive sont finalement tributaires des thèses émises par le géopolitologue français Alexandre Del Valle. Celui-ci, dans la première phase de son œuvre [cf. article polémique de René Monzat], avait mis très justement l’accent sur l’alliance implicite entre les États-Unis et le mouvement moudjahiddin en Asie centrale. Cette alliance avait été conçue par Zbigniew Brzezinski dans le but de mettre hors jeu l’Union Soviétique dans le rimland [région intermédiaire entre Heartland “cœur du territoire” — et mers riveraines] d’Asie du Sud-Ouest, comme disent les Américains. Les fondamentalistes islamistes d’obédience sunnite, dans ce contexte, ont servi de bandes armées mobiles pour une low intensity warfare, pour une “guerre de basse intensité” contre les Chiites d’Iran ou pour inciter les Tchétchènes à faire la guerre contre la Russie dans le Caucase. Ce sont là des faits que personne ne peut nier.

    Dans la seconde phase de ses activités para-politiques, Del Valle a effectivement parié sur une option clairement pro-sioniste, ce qui lui a permis d’écrire des articles dans des publications pro-sionistes comme, par ex., Israël Magazine. Del Valle, dont la famille est originaire de la communauté européenne d’Algérie, ancienne colonie française, répète ainsi, 40 ou 50 ans plus tard, l’alliance entre les colons “pied-noir” qui se dressaient contre De Gaulle, not. au sein de cette armée secrète que fut l’OAS, et certaines forces sionistes de la diaspora juive d’Algérie, qui sera, elle aussi, expulsée après l’indépendance du pays. L’option de Del Valle s’explique mieux, si on tient compte des expériences douloureuses et traumatisantes de toutes ses familles expulsées. Bien entendu, cette expérience, aussi traumatisante qu’elle soit, ne peut que difficilement servir de modèle ou d’orientation pour le reste de l’Europe ou entrer en ligne de compte pour façonner une future géopolitique européenne, car elle est finalement un phénomène historique qui s’est déroulé en marge du noyau central de notre continent. Il faut ajouter que ces débats sur la guerre d’Algérie et ses retombées sont courants en France, parfois très vivaces et peuvent provoquer encore de virulentes querelles.

    J’ai exprimé mon point de vue, en présence de Faye, lors d’un colloque de la Gesellschaft für Freie Publizistik à Bayreuth en 2006 et, ensuite, lors de conférences publiques à Genève ou dans la région lilloise en 2009. Pour Synergies Européennes, l’Amérique reste l’ennemi principal et donc tous les satellites de Washington doivent être considérés comme des ennemis de l’Europe, ou, du moins, comme des ennemis potentiels, même s’ils ne sont que des ennemis secondaires ou des ennemis de second rang. Dans le monde actuel, les schémas binaires, noirs/blancs, ne revêtent aucune utilité pratique, même si les médias les répandent pour tromper et gruger les masses. Les services américains et leur soft power médiatique ont réussi à établir un système très complexe d’alliances et de contre-alliances, que l’on peut modifier à l’envi, en inventant et en fabriquant en permanence des “vérités médiatiques”, forgées sur des schémas simples et donc binaires, de manière à mieux pouvoir lancer des campagnes de haine contre n’importe quel ennemi désigné.

    Le soft power et les agences médiatiques fabriquent donc des faux amis et des faux ennemis, comme l’attestent l’histoire récente de l’Iran ou la guerre Iran/Irak, où, tour à tour, Bagdad et Téhéran ont été amis ou ennemis. Cette stratégie permet de dissimuler plus facilement les véritables intérêts impérialistes des Américains. Au Proche-Orient et au Moyen-Orient, il s’agit de maintenir aussi longtemps que possible le chaos et c’est à cela que servent les querelles permanentes entre sionistes, sunnites et chiites : la seule chose qu’il faut éviter, c’est le retour au pouvoir de nationalistes arabes laïques, inspirés par les actions et les idées de Michel Aflaq ou de Gamal Abdel Nasser, qui mettraient fin au chaos. Dans ce contexte, j’aimerais aussi rappeler que les frères musulmans sunnites d’Égypte ont été les pires ennemis de Nasser et, ainsi, des alliés implicites d’Israël et des États-Unis !

    Faye, comme la plupart de nos concitoyens aujourd’hui, est aussi, dans ce contexte bigarré, chaotique et incompréhensible pour le commun des mortels, une victime du soft power omniprésent, justement parce que les mass médias ne donnent plus un accès immédiat à du savoir historique substantiel, quand ils commentent l’actualité au jour le jour. Faye avait soif de clarté, une clarté à mon sens mal comprise et par trop simplificatrice, ce que je ne peux accepter sur le plan intellectuel. Dans cette quête de clarté, il a opté pour un schéma anti-islamiste, tandis que son ancien compagnon de combat, Alain de Benoist, a opté, lui, pour un schéma pro-islamiste et pro-iranien, tout aussi inacceptable pour un européisme raisonné et raisonnable. Seule une étude en profondeur des grands courants de l’histoire turque, ottomane, arabe et iranienne peut nous aider à forger un instrument infaillible pour comprendre la situation qui agite l’Asie Mineure, le Moyen-Orient et l’Asie centrale.

    Je ne crois pas non plus que La Nouvelle Question juive ait véritablement influencé le BNP britannique ou le mouvement “Pro Köln” en Allemagne, parce que, tout simplement, ce livre n’a jamais été traduit et a eu, en apparence, moins d’influence que les autres écrits de Faye. En Flandre et en Hollande, par ex., ce sont d’autres voix, dans les reliquats du mouvement de Pim Fortuyn ou dans le parti actuel de Wilders, qui donnent le ton en matière d’hostilité à l’islamisme ; cette lame de fond hostile à l’islam des populations immigrées est partout perceptible dans ces “Bas Pays” de Par-Deça.  Signalons not. les écrits et discours d’un professeur hollandais, le Dr. Hans Jansen (cf. Vrij Vlaanderen, Bruxelles, n°1/2009), qui est l’une des figures de proue de l’anti-islamisme dans l’espace culturel néerlandophone, tandis que Faye, lui, y est isolé et inconnu.

    Je formulerai une dernière remarque : pour développer en Europe des argumentaires anti-impérialistes ou anti-américains, il me paraît dorénavant plus judicieux de se tourner vers l’Amérique latine et ses corpus doctrinaux indigénistes, bolivariens, péronistes et castristes ; le continent ibéro-américain recèle des potentialités beaucoup plus intéressantes que le monde arabo-musulman aujourd’hui, surtout parce que Chavez au Venezuela et Lula au Brésil ont inauguré une diplomatie alternative aux perspectives fécondes. Mais cette riche veine potentielle d’arguments pertinents et de réalisations pratiques demeure ignorée dans le camp des “droites”, des nationalismes ou autres mouvances identitaires. Nous considérons, dans les cercles de Synergies Européennes, que notre devoir est de faire connaître toutes ces thèses et ces thèmes. Raison pour laquelle il convient de consulter régulièrement : euro-synergies.hautetfort.com. La plupart des argumentaires latino-américains, qui sont parus sur notre site, y figurent en langue espagnole. Mais que ceux qui ne sont pas hispanophones ou hispanistes se consolent : il existe aujourd’hui d’excellents logiciels de traduction !

    01_l11.jpg• La survie des peuples européens est menacée aujourd’hui plus que jamais. Quelles chances de survie l’homme blanc a-t-il encore au XXIe siècle ?

    Je repère dans le ton de votre question l’influence claire et nette du dernier ouvrage de Peter Scholl-Latour, paru début novembre en Allemagne. Oui, c’est un fait, que sur les plans démographique et purement quantitatif, l’Europe ne signifie plus autant que jadis. L’Europe a été profondément affaiblie par les 2 conflagrations mondiales qui ont ravagé son territoire au XXe siècle. L’histoire européenne nous a cependant appris que les Européens, souvent, ne réagissaient qu’à la toute dernière minute, comme à Vienne en 1529, 1532 et 1683 ou dans l’espace méditerranéen à Lépante en 1571, sans pour autant disposer, à ces moments cruciaux, de la supériorité quantitative. La quantité n’est pas aussi importante que la qualité. La tâche première des forces non conformistes d’Europe, et c’est là une tâche extrêmement ardue, sera d’éveiller à nouveau le sens de la qualité, car la qualité implique l’action, tandis que la quantité, par sa masse, implique la passivité.

    C’est ce que nous enseignait Michel Crozier dans L’acteur et le système : l’homme ou les peuples sont paralysés dans le système dominant, que ce soit par le truchement d’un quiétisme à la hippy ou par celui de l’hyperconsommation. Si tel est le cas, ils ne sont plus “acteurs” dans leur propre système politique, sclérosé et bloqué, et leur liberté de façonner leur vie politique leur est ôtée. La tâche difficile est donc de retransformer les petits moutons passifs en loups actifs, dans l’espoir que les autres, pendant ce temps, étouffent sous le poids de leur propre masse, de leur propre quantité ou tombent exténués parce qu’ils n’ont cessé d’agir avec trop de fébrilité et de frénésie. Ce travail ne sera pas achevé demain ni après-demain. Nos petits-enfants, eux aussi, devront encore monter au créneau.

    ► Propos recueillis par Andreas Thierry (rédigé à Forest-Flotzenberg, les 25 et 26 novembre 2009 ; VF : déc. 2009).

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    Robert Steuckers : “Remettre une élite politique sur pied”


    arash-10.jpg• 1 — Nous observons aujourd’hui en Russie l’émergence d’un fort courant nationaliste qui traverse tous les partis et bouscule ainsi le traditionnel clivage gauche/droite. Ceci rend difficile un décryptage aisé des forces en présence ainsi qu’une compréhension claire des projets portés par chacune d’elles. Par ex., que renferme le mouvement de gauche Rodina (Mère-patrie), dirigé par des anciens membres du Parti communiste ? Certains le considèrent comme une création du Kremlin. Si c’est le cas, à quelles fins ?

    Votre question, très précise et fort bien formulée, évoque avant tout une évidence qui crève les yeux : un courant nationaliste puissant bouscule forcément, et quasi par définition, le clivage arbitraire et intenable sur le long terme entre “gauche” et “droite”. Surtout en Russie. Pour des motifs historiques bien patents. La Russie est aujourd’hui un pays perdant, un vaste pays, un pays-continent, qui a perdu la Guerre Froide, qui a évacué sa première ceinture de glacis, soit les pays du COMECON en Europe centrale et orientale. Elle a ensuite perdu ses glacis conquis au prix fort au temps des tsars, dans les années 20 et 30 du XIXe siècle dans le Caucase d’abord, dans la seconde moitié du XIXe en Asie centrale ensuite. Le processus actuel de dissolution, sous les coups bien ciblés des diverses stratégies américaines mises en œuvre avec une constance et un acharnement féroces, s’est déclenché non pas immédiatement après la seconde guerre mondiale, comme on nous le fait croire, ou sous le règne de Khrouchtchev, mais immédiatement dans la foulée de l’invasion soviétique de l’Afghanistan en décembre 1979.

    L’URSS, malgré les cadeaux européens, consentis par Roosevelt à Yalta, restait une puissance encerclée, sans véritables ouvertures vers les mers chaudes donc sans espoir de se développer dans la compétition bipolaire et d’acquérir un statut authentique de grande puissance. Jordis von Lohausen, le géopolitologue autrichien qui fut mon maître, nous expliquait fort bien, dans la double tradition géopolitique allemande de Ratzel et de Tirpitz, qu’une vraie superpuissance est une superpuissance qui a accès à toutes les mers, les dominent et entretient une flotte capable de damer le pion à tout adversaire potentiel. Dans ce contexte de la guerre froide, les États-Unis, dans un premier temps, avaient intérêt à maintenir l’Europe en état de division, à ne pas en chasser les forces soviétiques qui occupaient les espaces complémentaires nécessaires au déploiement de la machine économique de leurs concurrents allemands et ouest-européens, à se faire passer pour les protecteurs “bienveillants” des pays satellisés de la portion occidentale de notre continent, où ils avaient remis en selle tous les corrompus, les prévaricateurs et les concussionnaires d’avant-guerre.

    Le soviétisme, offensif en apparence, militarisé, avait, par les allures qu’il se donnait, une utilité médiatique : il apparaissait comme un croquemitaine ; des politicards véreux, revenus dans les fourgons de l’armée britannique ou de l’US Army, recyclés dans un occidentalisme hostile aux souverainetés nationales, comme Paul-Henri Spaak, pouvaient s’écrier à toutes les tribunes internationales “J’ai peur !” et réclamer, en tant que faux socialistes, des crédits militaires inutiles, en faisant acheter, par les gouvernements européens vassalisés, du matériel et surtout, bien entendu, des avions américains ; du coup, face à une URSS peu séduisante sur le plan publicitaire, les États-Unis se donnaient toujours le beau rôle, gagnaient la bataille médiatique et pouvaient fourbir leur meilleure arme, celle du soft power.

    enjoy_capitalismCe concept de la politologie moderne désigne et définit l’ensemble des atouts médiatiques, scientifiques, culturels, cinématographiques (Hollywood), politiques, économiques des États-Unis, selon la définition du politologue contemporain Nye, ensemble d’atouts qui fait que les masses ignorantes et manipulables à souhait, ou des fragments considérables de la masse, capables, même minoritaires de faire basculer les opinions publiques, adhèrent sans réfléchir, tacitement, à l’image quasi publicitaire que donne l’Amérique d’elle-même. Ces masses ou parties de masse considèrent les “vérités” médiatiques américaines comme des évidences incontestables. Qui ne sont presque jamais contestées effectivement, parce qu’il n’existe aucun soft power alternatif !

    Pour revenir plus directement à votre question, je dirais d’abord que la Russie actuelle ne dispose pas de ce soft power, ni de rien d’équivalent, ensuite que les médias occidentaux puisent encore et toujours dans les arsenaux publicitaires de la guerre froide, puisque la Russie reste, en fin de compte, l’ennemi à abattre, qu’elle ait été tsariste ou communiste hier, qu’elle soit démocratique aujourd’hui. Poutine passe pour une sorte de nouveau Staline, pour un “méchant” qui devrait au plus vite quitter le pouvoir, pour laisser la place à un “chef” que l’on considèrera comme un good guy, bien “démocratique”, mais qui laissera oligarques, banquiers, organisations internationales piller, neutraliser et avachir la Russie.

    En Belgique, le principal quotidien bruxellois, Le Soir, publie chaque jour des articles haineux, et de ce fait délirants, contre la Russie. De ses colonnes, on pourrait facilement tirer une anthologie de la russophobie la plus rabique. Aucune autre instance médiatique ne peut répondre à ces délires, ni en Belgique ni dans le reste de la francophonie (à l’exception, parfois du Temps de Genève), en démonter l’inanité, en exhiber la profonde malhonnêteté, car aucun soft power russophile n’existe, ne dispose d’arsenaux sémantiques suffisamment étoffés, d’instruments cinématographiques ou de banques d’images alternatives.

    La mouvance identitaire, à laquelle vous appartenez, devrait réfléchir à cette terrible lacune, qui nous fait perdre guerre après guerre, dans les conflits “cognitifs” d’aujourd’hui : il n’y certes pas de soft power russe ; il n’y a pas davantage de soft power européen ou japonais, capables de neutraliser les effets du soft power américain. On constate, à intervalles réguliers, que, pour dénigrer l’Allemagne ou la France, le Japon ou la Chine, des images stéréotypées, totalement fausses mais médiatiquement vendables, des clichés rabâchés sont ressortis et diffusés à grande échelle, créant, ponctuellement, dans les pays anglo-saxons, et dans le monde, des réflexes germanophobes, francophobes, japonophobes ou sinophobes.

    Rappelez-vous que Chirac en a fait les frais lors de ses essais nucléaires en 1995, puis en 2003, lors de l’épisode fugace de l’Axe Paris-Berlin-Moscou, et enfin, pour le rendre encore plus malléable, lors des émeutes des banlieues en novembre 2005 ; quant à la germanophobie, elle est récurrente, d’autant plus que le croquemitaine nazi n’a jamais cessé d’être agité. Pour le Japon, les médias et agences médiatiques disposent de clichés bien rodés, que vous connaissez forcément : le méchant “Jap” revient souvent à la surface, tant dans les médias anglo-saxons que dans certains médias parisiens, où les ennemis de l’Amérique sont fustigés avec une hystérie bien connue.

    La meilleure exploitation offensive du soft power, à des fins qui équivalent à une guerre classique, soit la conquête d’un territoire qui se traduit aujourd’hui par son inféodation à l’OTAN, a été la pratique nouvelle des “révolution de velours”, en Serbie, en Ukraine, en Géorgie et au Tadjikistan. On voit alors sur les écrans des télévisions du monde entier un peuple qui se dresse sans armes, en agitant des drapeaux d’une couleur douce, “sympa” ou “cool”, ou en battant des casseroles comme jadis au Chili pour tenter de faire tomber Pinochet. Tout cela se passe soi-disant de manière spontanée, alors que ces phénomènes sont téléguidés par des professionnels de l’agitation bien entraînés, dans des séminaires largement financés par les fondations privées, d’inspiration néo-libérale, qui travaillent directement pour les intérêts géopolitiques de Washington.

    La Russie risque de subir, elle aussi, une “révolution orange” à la mode ukrainienne lors des prochaines présidentielles de 2008. Si une telle opération réussissait, le pouvoir central russe ne se soucierait plus de récupérer les influences perdues dans ces périphéries de glacis, que j’évoquais ici au début de ma réponse. Il est donc normal, pour revenir à votre question, que les Russes nationalistes, qui acceptent l’ensemble des avancées positives de la Russie depuis sa création et surtout depuis la renaissance qu’elle a connue à partir d’Ivan le Terrible au XVIe siècle, d’une part, et que les Russes nostalgiques de la super-puissance soviétique (mais une super-puissance relative !), d’autre part, connaissent une convergence d’intérêts, partagent une communauté de soucis bien justifiables. Les uns comme les autres veulent ravoir un pays qu’ils pourraient à nouveau juger intact, avec des frontières “membrées” (comme le disaient Vauban et Richelieu), capables de retenir ou d’absorber une invasion en direction du cœur moscovite de l’empire (comme contre les Tatars à l’Est, contre les Polonais à partir du “Temps des Troubles” à la fin du XVIe et du XVIIe, contre les Suédois de Charles XII, contre Napoléon et contre Hitler).

    Le terme Rodina, ou “mère-patrie”, rappelle le sursaut russe de 1942, quand Staline consent à abandonner la phraséologie soviétique, qui ne motivait pas le peuple et, même, pire, le révulsait, pour reprendre à son compte les linéaments du patriotisme russe traditionnel, beaucoup plus porteur sur le plan de la propagande. “Mère patrie” est donc un vocable né à l’ère soviétique, tout en s’en démarquant sur le plan strictement idéologique. Quand le mouvement déliquescent de mai 68 frappait l’Europe occidentale et qu’il était “in” [= à la mode] de se proclamer contestataire dans le sillage du jeune Cohn-Bendit, l’Union Soviétique était, a contrario, agitée par une contestation tranquille, nullement “progressiste” et déliquescente, mais soucieuse de renouer avec les racines russes pré-soviétiques, afin de redonner une “épine dorsale” spirituelle à un empire soviétique, prisonnier des limites et des apories de l’idéologie froide (la notion d’“idéologie froide” se retrouvait dans les écrits de Castoriadis, Papaioannou et Axelos en France).

    Dans les rangs de l’armée rouge, dès la fin des années 60, l’idéologie communiste ne faisait plus recette, était vraiment considérée pour ce qu’elle était, c’est-à-dire une fabrication sans profondeur temporelle ni spirituelle : les officiers se souvenaient des généraux des tsars, de Pierre le Grand, de Souvarine, de ces conquérants de terre, de ces défenseurs de la “russéité” face aux dangers tatar et turc. C’est à cette veine-là que se réfèrent indubitablement les animateurs, anciens communistes, du mouvement Rodina.

    La convergence, qui éveille votre curiosité et justifie votre question, entre nationalisme et résidus du communisme dans la Russie actuelle n’est donc nullement étonnante. Seul ce mixte peut donner à terme une majorité parlementaire capable de défendre les intérêts de la Russie contre les menées des agences internationales, des fondations américaines, d’un éventuel mouvement “orange”.

    Que Rodina soit ou non une création du Kremlin, n’a pas d’importance. Ce mouvement doit, avec d’autres, participer au barrage qu’il faudra bien constituer en Russie, demain, pour affronter les “forces orange” qui ne manqueront pas de se dresser, avec l’appui de la Fondation Soros et de ses consœurs, toutes virtuoses de la “nouvelle subversion”.


    • 2 — En novembre 2005, le LDPR de Vladimir Jirinovski a fait exclure Rodina des élections à la Douma de la ville de Moscou pour incitation à la haine raciale. Ceci ne laisse pas de surprendre. Que faut-il penser du LDPR ? Son chef plutôt controversé, personnage haut en couleurs et peu économe en provocations, est-il à prendre au sérieux ?

    Vous savez bien que les dissensions, les exclusions mutuelles, les querelles de chapelle, les chamailleries de chefaillons sont le lot quotidien des mouvements “identitaires”. La France, la Belgique francophone, l’Allemagne, l’Espagne et d’autres pays encore connaissent ce phénomène. La mouvance “nouvelle droite” en deviendra même le paradigme aux yeux des historiens de demain. Il est dû, à mon avis, indirectement aux effets inconscients du soft power américain. Je m’explique.

    ys-jt10.jpgJadis, Yannick Sauveur [ici en 1983 aux côtés de Thiriart], représentant malheureusement isolé, mais pertinent et courageux, du mouvement Jeune Europe (1962-1969) et de Jean Thiriart (1920-1992), avait rédigé un mémoire universitaire sur la fonction métapolitique d’une revue comme Sélection du Reader’s Digest, où il démontrait comment, tout de suite après la victoire américaine de 1945 en Europe et en Extrême-Orient, les services cherchaient à remplacer les cultures nationales par une culture prédigérée (“digest” !), édulcorée, banale, où ne s’insinuerait aucune pertinence historique ou politique, pouvant s’avérer à terme contraire aux intérêts américains.

    Par ailleurs, le grand angliciste français Henri Gobard, à qui nous devons le concept de “guerre culturelle”, dénonçait les stratégies de Hollywood, où le cinéma américain, qui a cherché à s’imposer par la force, par le chantage (comme celui que subit le gouvernement Blum en France en 1948), dans tous les pays d’Europe et d’ailleurs, offre des images, souvent bien présentées selon toutes les règles du septième art, qui éclipsent toutes les autres, potentielles, que l’on pourrait créer sur notre propre histoire, sur nos propres mœurs, en y insinuant nos propres messages politiques. Claude Autant-Lara, dans le discours inaugural * qu’il fit, en tant que doyen des parlementaires à Strasbourg, a fustigé cette situation avec un brio remarquable, qui provoqua bien entendu un scandale chez les bonnes consciences de la “correction politique” à Paris.

    Les chamailleries des chefaillons viennent du simple fait qu’ils sont inconsciemment imbibés de cette culture fabriquée et exportée, qu’ils sont ensuite prisonniers de vieux schémas obsolètes, que l’on a laissé survivre parce qu’ils n’étaient pas dangereux, qu’ils adhèrent et participent aux faux débats, créés artificiellement par les médias, débats sans objet réel qui visent surtout à esquiver l’essentiel. La mouvance nationaliste ou identitaire ou néo-droitiste (peu importent les qualificatifs) n’a pas généré une culture alternative suffisamment forte pour affronter le soft power américain en France, une culture alternative qui aurait été non schématique, bigarrée, aussi polyvalente que la culture du Reader’s Digest ou de Hollywood. Les cénacles qui composent cette mouvance sont traversés de contradictions irrésolues, sources de querelles, de scissions, d’effondrements politiques et de ressacs, tout simplement parce qu’il n’y a pas d’accord durable possible sur l’essentiel, c’est-à-dire sur la sauvegarde des cultures et des traditions du Vieux Monde, cultures et traditions qui sont bien entendu les garantes de la souveraineté des peuples, car elles devraient, si elles retrouvaient leur authenticité, générer des formules politiques adéquates, inscrites dans la continuité historique des peuples, dans leur vécu pluriséculaire.

    En ce sens, ce paysage politique de la mouvance identitaire fragmentée, paysage tout de désolation, est, indirectement, le résultat du poids très lourd que pèse le soft power américain sur l’ensemble des cultures d’Eurasie, Russie comprise. Dans les États vassalisés de l’américanosphère (selon le terme forgé par G. Faye dans les années 80), aucune opposition organisée n’a vu le jour, jusqu’ici, parce que toute émergence d’un mouvement offensif sera, à court ou moyen terme, “cassée” par une dissidence soudaine, qui agira souvent en toute bonne foi, mais sera inconsciemment téléguidée par un appareil secret, dont le siège se trouve Outre-Atlantique, où l’on ne cesse de pratiquer la “guerre cognitive”, comme la nomment les stratégistes français contemporains.

    KolkhoznitsaL’opposition offensive, avant d’être brisée dans son élan, reposera forcément sur une synthèse ou un syncrétisme idéologique et affectif, composé de “dérivations” et de “résidus” pour parler comme Pareto, qui sera bien évidemment fragile, présentera des failles, des faiblesses, où s’insinuera le dissensus, téléguidé par ceux qui, au sein des services, ont pour profession d’observer d’abord, d’étudier les dynamiques à l’œuvre dans le pays donné, de faire appel à des historiens et des politologues qui éclaireront leur lanterne. Il suffit de passer en revue les catalogues de certaines maisons d’édition anglo-saxonnes. Une dissidence apparaîtra qui s’appuiera sur un programme en apparence similaire, sauf quelques nuances, qui fera perdre des voix et des sièges à l’opposition de première mouture, la déforcera dans la mise sur pied de majorités parlementaires ou dans la création d’un gouvernement de coalition. On se rappellera qu’il suffisait jadis de générer des dissensions au sein du mouvement communiste à l’aide des cénacles trotskistes pour ruiner l’accession de communistes à des postes clefs. Avec les nationalistes, au discours plus flou, aux références bien plus bigarrées, le travail serait, en l’état actuel des choses, beaucoup plus aisé.

    Dénoncer Rodina pour “incitation à la haine raciale” doit tout simplement nous faire réfléchir à quoi servent les lois, règlements et dispositions qui permettent ce genre d’intervention intempestives, contraire à la liberté d’expression et même à l’esprit de tous les corpus juridiques européens, soucieux de la liberté du civis romanus ou de l’homo germanicus. Notez que je m’insurgerais avec la même véhémence contre toute loi qui interdirait le socialisme, ou punirait l’expression d’idées anarchistes, ou voudrait juguler l’expression de la religion ou bannirait toute nouvelle exploitation ou interprétation des idées de Marx et Engels (contre la nouvelle internationale du “néo-libéralisme” par ex., qui est l’idée motrice de la “globalisation” et de la “mondialisation” actuelles).

    Tous les appareils et arsenaux judiciaires qui existent en Europe, pour limiter l’expression d’idées, sont autant de dénis des libertés politiques et intellectuelles, qui servent à casser des élans et à maintenir le statu quo ou à renforcer la mainmise néo-libérale. C’est-à-dire à installer la dictature masquée des sphères économiques, ou comme ose le dire Pierre-André Taguieff, en réhabilitant par là même un concept qui était devenu sulfureux, la dictature « ploutocratique ».

    Or, au départ, les principes de la démocratie visaient à faire advenir dans nos espaces politiques une pratique quotidienne des “choses publiques” (en latin : res publicae) cherchant à briser la pesanteur des situations de statu quo. En Belgique, la loi électorale à l’échelon communal (municipal) prévoyait, au début de notre histoire politique, un exercice, comme aujourd’hui, de six années, avec renouvellement du tiers des conseils communaux tous les 2 ans, afin d’éviter les encroûtements, l’installation durable d’incapables et les pratiques de concussion sur le long terme. Aujourd’hui, cette pratique intelligente du “renouvellement”, à chaque tiers de législature, est depuis belle lurette jetée aux orties, et la corruption fonctionne allègrement comme le prouvent les scandales récents, ingérables, qui ont secoué le paysage politique de villes comme Charleroi et Namur.

    Ensuite, Moshe Ostrogovski, théoricien de la démocratie dans la première moitié du XXe siècle, démontrait qu’une démocratie optimale ne peut nullement fonctionner sur base de partis politiques permanents. Si un parti politique demeure “permanent”, s’impose à la société comme une “permanence” inamovible et indéboulonnable, il crée, par sa présence ubiquitaire à tous les échelons de décision de la communauté populaire, des niches d’immobilisme, contraires au principe de fluidité qu’a prétendu vouloir incarner la démocratie, au départ, en Europe occidentale. Le socialisme wallon, mais aussi le démocratisme chrétien flamand, sont des exemples devenus paradigmatiques de déni de démocratie, sous couleur d’une idéologie qui n’a de “démocratique” que le nom qu’elle veut bien se donner. Le grand sociologue Max Weber, l’idéologue italien Minghetti, avaient, à leur époque, dénoncé, eux aussi, ces dérives malsaines.

    Ce type de dénonciation est reprise aujourd’hui par le libéral belge a-typique (et qui a de gros ennuis !), Alain Destexhe. Il est en butte à la haine du bourgmestre FDF Gosuin d’Auderghem, qui a lâché des fiers-à-bras, armés de marteaux et d’autres objets contondants, contre les amis de ce politologue avisé, comme s’ils étaient de vulgaires militants “identitaires” ; preuve sans nul doute que Destexhe, dans ses critiques, a visé juste. Petite parenthèse : avez-vous déjà entendu un idéologue de la mouvance identitaire faire référence à ces corpus démocratiques, rédigé par Destexhe et son ami Eraly, pour dénoncer la fausse démocratie ambiante ? Non. Voilà une des raisons de leur stagnation.

    Je déplore donc que Jirinovski et ses co-équipiers aient choisi de telles pratiques pour exclure un adversaire politique des débats de la Douma. Ceci dit, je suis profondément intéressé par ce que je lis, et qui émane du LDPR et de sa commission géopolitique, où œuvre le géopolitologue Mitrofanov, dans les entretiens qu’a donnés Jirinovski au Deutsch National Zeitung du Dr. Frey à Munich, et surtout dans l’ouvrage universitaire que Fabio Martelli a fait paraître naguère à Bologne sur la « géopolitique de Jirinovski » (La Russia di Zhirinovskii, Il Mulino, Bologna, 1996 ; recension in Vouloir n°9, 1997).

    Cet ouvrage est important car il nous donne effectivement les grandes lignes d’une géopolitique eurasienne intéressante, dont les piliers sont les suivants :

    • 1) faire advenir un projet eurasien qui repose sur l’idée d’une fédération d’empires traditionnels régénérés (on reconnaît là une idée-maîtresse de Douguine, dont l’influence a dû s’exercer un moment sur les think tanks du LDPR) ; pour l’équipe rassemblée à l’époque autour de Jirinovski, les principales traditions impériales à ranimer sont celles de la Russie, bien évidemment, du Japon, de l’Iran, du Saint Empire romain-germanique.
    • 2) À ce quadrige d’empires devrait s’ajouter le pôle balkanique serbo-bulgare, d’inspiration byzantine et de base ethnique slave, réminiscence du projet brisé de Stepan Douchane au XIVe siècle, immédiatement avant les invasions ottomanes.
    • 3) Jirinovski parle ensuite de briser la puissance de l’Arabie Saoudite wahhabite et alliée des États-Unis, depuis le contrat pétrolier qui a uni Roosevelt et Ibn Séoud en 1945. Au wahhabisme, il faut dès lors opposer un islam plus riche, plus trempé de traditions diverses, enrichi par des syncrétisme divers, not. islamo-perse.
    • 4) Le programme de la commission géopolitique du LDPR évoque également le projet de déstabiliser les pays très fortement liés aux États-Unis, et périphériques de la masse continentale eurasienne, comme la Grande-Bretagne, en pariant là-bas sur l’élément celtique et irlandais. Ce travail ne serait possible que par le truchement d’une élite d’ascètes traditionalistes, réceptacles des cultures immémoriales du Vieux monde eurasien.

    Un programme cohérent, donc, à méditer, au-delà de toutes les querelles de chapelle.


    • 3 — Récemment les français ont pu découvrir Alexandre Dugin et aussi lire ses travaux qui empruntent à Alain de Benoist, sans s’en cacher d’ailleurs, un bon nombre de ses réflexions. Bien que Dugin soit souvent cité dans les milieux identitaires, son mouvement Evrazija (Eurasie) semble pourtant aligner des effectifs plutôt limités. Que recouvre concrètement le terme d’Eurasie ? Quelle est l’influence réelle de Dugin et de son mouvement sur la politique Russe ?

    Vous aurez appris que j’ai rencontré Alexandre fabric10.jpgDouguine, à Paris d’abord en 1991 [au XXIVe colloque du GRECE], à Moscou ensuite en 1992, et, enfin, en novembre 2005, lors de sa tournée de conférence en Belgique. On ne peut pas dire que Douguine incarne un calque russe du message de la “nouvelle droite” parisienne, du moins dans l’état actuel où se trouve celle-ci. L’évolution de ce mouvement français, rupturaliste à ses débuts, va, depuis une bonne décennie, comme l’avait très bien prévu Jean Thiriart dès la fin des années 60, dans le sens d’une confusion totale et se caractérise par l’absence de toute clarté dans le discours. Douguine, comme moi-même et bien d’autres, retient fort justement l’idée néo-droitiste initiale d’une bataille métapolitique, à gagner avant de vaincre sur le plan politique, mais, la situation française étant ce qu’elle est, avec ses verrouillages et ses interdits, de Benoist [ci-contre à côté de Douguine, à Moscou en 2008] n’a pas pu véritablement s’insérer dans les débats de la place de Paris.

    Face à cet échec, dont il n’est nullement le responsable mais la victime, de Benoist a cru bon, par toutes sortes de manœuvres rentrantes et de stratagèmes de contournement, finalement boiteux, de tenter quand même un entrisme dans le PIF (paysage intellectuel français), not. via les antennes de France Culture, où il participait à d’excellentes émissions, comme aujourd’hui, en marge du PIF, à Radio Courtoisie. Alain de Benoist s’est fait malheureusement éjecté de partout, poursuivi par la vindicte d’une brochette de vigilants hystériques. Les plus anciens de vos lecteurs se rappelleront certainement de toutes ces affaires parisiennes récurrentes, où le pauvre de Benoist était la tête de Turc, de l’affaire ridicule des candélabres SS, du complot dit des “rouges bruns” (1993), orchestrés par les Olender, Daeninckx, Monzat, Spire, Plenel et autres figures malveillantes et malfaisantes du Tout-Paris.

    Cette haine tenace, indécrottable, permanente, a déstabilisé psychologiquement le malheureux de Benoist, qui en est sorti complètement déboussolé. Peureux de nature, n’étant ni un polémiste vigoureux ni un foudre de guerre, déçu et meurtri, tenaillé par la frousse de se faire traiter de “raciste” (ce qu’il n’est assurément pas), il n’a plus cessé de se dédouaner et, dans ce misérable travail de déconstruction de soi, de ce qu’il avait été, a trahi tous ses amis, dont G. Faye, exposant d’un intéressant projet “eurosibérien”. Cette trahison, peu reluisante sur le plan éthique, lui a valu des polémiques supplémentaires, dont il fit les frais, et qui émanaient cette fois de la mouvance néo-droitiste elle-même, dont un certain Cercle gibelin, aujourd’hui disparu. De Benoist est désormais pris en tenaille, d’une part, par ceux qui ont toujours voulu l’exclure des débats, et, d’autre part, par ses anciens amis qui n’acceptent pas ses trahisons. Sa position est pour le moins inconfortable.

    Les “vigilants” de la correction politique reprochaient à de Benoist d’avoir fréquenté Douguine. Et d’avoir rencontré Ziouganov, leader du PCR, et Babourine à Moscou. Pour ces “vigilants”, ces petits débats moscovites, intéressants, courtois, publiés dans le journal Dyeïnn de Prokhanov — l’ancien directeur de Lettres soviétiques qui avait réhabilité Dostoïevski (quel crime !) — annonçaient une terrible convergence totalitaire, qui allait tout de go balayer la démocratie occidentale, provoquer comme par un coup de baguette magique la fusion entre le PCF et le FN de Le Pen, capable de devenir le premier parti de France : la figure de “Mascareigne”, du fameux roman humoristique de Jean Dutourd, risquait de devenir une réalité ! On nageait en plein délire. Les rapports entre de Benoist et Douguine se sont relâchés, à la suite de ces scandales, jusqu’au moment où notre ami russe a connu le succès dans son pays, est devenu un animateur radiophonique en vue, a patronné la création de plusieurs sites internet du plus haut intérêt, sans plus éveiller la méchante verve de nos “vigilants”, dont les gesticulations n’avaient pas vraiment ameuté les foules.

    Le tour de force de Douguine a été de trouver dans quelques pays de bons traducteurs de la langue russe. En Belgique, je dois à ce cher Sepp Staelmans quelques excellentes traductions de Douguine et d’articles tirés de sa revue Elementy. Les autres traductions issues du russe me viennent de jeunes et charmantes collaboratrices et stagiaires de mon bureau, et je profite de votre entretien pour les remercier une fois de plus. En Espagne et en Italie, des slavistes chevronnés, dont Mario Conserva, nous ont livré de bonnes traductions, qui ont servi de base à leurs publications en français, généralement éditées par Christian Bouchet. La stratégie de Dougine, avisée, a donc été de trouver les bons hommes aux bonnes places, partout en Europe et dans le monde.

    Pour moi, Douguine est essentiellement, sur le plan spirituel et idéologique, le traducteur et, partant, l’importateur, des idées et visions de René Guénon et Julius Evola en Russie. En ce sens, il doit plus aux travaux d’un Claudio Mutti en Italie ou d’un Antonio Medrano en Espagne qu’à de Benoist. Douguine est aussi celui qui a couplé le traditionalisme de Guénon et d’Evola à l’œuvre du Russe Constantin Leontiev. Ce dernier contestait la volonté des panslavistes modernistes à vouloir démembrer l’Empire ottoman moribond, à ramener les Balkans dans le giron d’une Europe gangrenée par la modernité ou dans celui d’une orthodoxie dont la rigueur s’affaiblissaient.

    C’est dans Leontiev qu’il faut aller retrouver les racines d’une certaine “islamophilie” de Douguine. Cette islamophilie n’est nullement d’inspiration hanbalite ou wahhabite mais renoue avec un certain soufisme caucasien, plus particulièrement azéri et perse, qui a fusionné avec le chiisme au temps des shahs séfévides. Dans ce soufisme azéri islamisé, on trouve des références à la tradition hyperboréenne, que ne retient évidemment pas l’islam saoudien. Rappelons que la dynastie des Séfévides iraniens s’est imposée à la Perse, moribonde après les invasions mongoles, grâce au concours d’un mouvement religieux et militaire azéri et turkmène, les Qizilbash, ou “chapeaux rouges”, qui s’opposeront aux Ottomans sunnites et aux Ouzbeks, tout en faisant alliance avec les Byzantins en exil, le Saint Empire et l’Espagne.

    europa10.jpgPour clore le chapitre des rapports de Douguine et de la ND française, je rappellerais ici que, pour illustrer ce qu’est, ou a été, la ND, le site Evrazija affiche mes réponses personnelles sur cette mouvance, accordée à Marc Lüdders à la fin des années 90, dans le cadre d’un ensemble de débats, en Allemagne, sur les évolutions, involutions, mutations et métamorphoses des “nouvelles droites” (car le pluriel s’impose, effectivement !).

    Le mouvement Evrazija n’est pas un mouvement de masse, donc la question de ses effectifs me parait oiseuse. Ce qui compte, c’est son accessibilité via la grande toile, c’est la présence réelle et physique de son animateur sur la scène internationale, en Europe, aux États-Unis, au Japon, en Iran, c’est la répercussion de ses voyages dans les médias russes.

    Quant au terme “Eurasie”, terme-clef dans la vision du monde de Douguine, je pense qu’il signifie surtout, pour lui, de 2 choses :

    ◘ 1) sauver au minimum la cohérence du territoire de l’ex-URSS, réceptacle potentiel d’une aire de “civilisation russe”, exactement comme le Shah d’Iran parlait, à propos des zones chiites de Mésopotamie et d’Afghanistan, d’une aire de la “civilisation iranienne”. En même temps que cette cohérence territoriale du noyau russe et de ses glacis adjacents, Douguine réclame, dans sa vision eurasiste, une cohérence spirituelle en amont de l’histoire, qui se réfère au temps d’un “âge d’or”, contrairement à la cohérence en aval que postulait le communisme messianique, qui œuvrait pour l’avènement d’une félicité planétaire au terme de l’histoire, après l’élimination de tous les reliquats du passé (“Du passé, faisons table rase !”). Cette cohérence en amont permet de sauter au-dessus des clivages religieux et ethniques et d’unir tous les tenants de la “Tradition primordiale”, dont dérivent toutes les traditions actuelles (ou ce qu’il en reste), dans une même phalange, contre l’idéologie moderniste de l’Occident américanisé ;

    ◘ 2) de donner, à l’instar des nombreux eurasistes russes des années 20, qu’ils aient été blancs ou rouges, en URSS ou en exil, ou qu’ils se soient situé idéologiquement entre les 2 pôles de la terrible guerre civile, comme les “monarchistes bolcheviques”, une dimension dynamique à références scythes, mongoles ou tatares. Pour les eurasistes des années 20, comme pour le panslaviste Danilevski au XIXe siècle, comme pour le Spengler tardif, les sociétés sédentaires d’Europe occidentale ont fait vieillir les peuples prématurément, en ont fait de petits rentiers craintifs, des boursicotiers ou des ronds-de-cuir, alors qu’une idéologie sauvage, conquérante et cavalière, comme celle, implicite, des conquérants mongols unificateurs de l’Eurasie quand ils étaient au sommet de leur gloire, aurait permis de garder la jeunesse et, partant, la créativité. Pour Douguine, tous les unificateurs de l’Eurasie, quelle que soit leur carte d’identité raciale, sont des modèles à rappeler, à exalter et à imiter. Douguine a parfois parlé de la Russie, du Continent russe, comme le fruit de la fusion idéale entre éléments slaves (indo-européens) et turco-mongols.

    À ces 2 piliers principaux de la vision douguinienne du mouvement eurasiste, il faut ajouter la connaissance de la géopolitique allemande de Karl Haushofer, penseur de l’idée du « quadrige grand-continental », avec la Russie soviétique, l’Allemagne hitlérienne, l’Italie mussolinienne et le Japon shintoïste.

    Mon compatriote et ancien voisin de quartier, Jean Thiriart, qui fit également le voyage à Moscou avant de mourir en novembre 1992, avait théorisé l’idée d’une grande Union Soviétique, étendue à l’ensemble de la masse continentale eurasienne, portée par un communisme corrigé par la philosophie nietzschéenne (réétudiée en URSS par le philosophe Odouev), et par là même, futuriste, toujours hostile aux religions établies. Thiriart et Douguine s’entendaient bien, même si leurs visions étaient diamétralement opposées sur le plan religieux. Il faut relire aussi les textes derniers de Thiriart, not. dans les diverses revues “nationales bolcheviques”, publiées à l’époque par Luc Michel, et dans Nationalisme & République, organe animé par Michel Schneider, vieil admirateur français de Thiriart.

    L’influence de Douguine sur la politique russe ne peut pas se mesurer de manière précise : disons qu’il est un exposant de vérités russes, eurasiennes, parmi beaucoup d’autres exposants. Comme dans le cas de la Révolution conservatrice allemande des années 20, qui fut un foisonnement luxuriant, Douguine, au sein de l’anti-conformisme russe actuel, occupe une place de choix, parmi bien d’autres, dans un paysage idéologique tout aussi luxuriant.


    poutin10.jpg4 — Tous ces mouvements précédemment évoqués semblent plus ou moins soutenir la politique de Poutine. Est-ce vraiment le cas ? Faut-il en conclure que le personnage de Poutine n’est pas exempt d’aspects intéressants au regard d’un identitaire ? Peut-on lui faire confiance ?

    Douguine a très bien expliqué que Poutine, dans le contexte d’une Russie démembrée, est le “moindre mal”. Douguine insistait pour nous expliquer qu’à son avis la faiblesse du poutinisme réside tout entière dans son incapacité à générer une élite ascétique alternative, suffisamment bien armée et structurée, pour faire face à toutes les éventualités. Il dit ainsi, en d’autres termes, ce que j’ai tenté de vous expliquer dans l’une de vos questions précédentes : en Russie aujourd’hui, comme en Europe ou ailleurs dans le monde, la plus extrême difficulté, à laquelle nous allons tous devoir faire face, est de remettre une élite politique sur pied, à même de comprendre les rouages impériaux et traditionnels, de connaître notre histoire sans les filtres médiatiques, qui faussent tout.

    Il faut un temps infini pour reconstituer une élite de ce type, telle que l’avait si bien définie, en son temps, l’Espagnol José Ortega y Gasset. Pour l’instant, sans cette élite alternative, sans les glacis qui membraient jadis le territoire russe, sans les masses financières dont disposent ses adversaires, Poutine n’a évidemment pas les moyens de faire une grande politique russe tout de suite, de mettre “échec et mat” ses adversaires en un clin d’œil. Il doit avancer au coup par coup, à petits pas, travailler avec les moyens du bord, en affrontant le travail de sape des oligarques, des fondations néo-libérales, des agences médiatiques américaines.

    Poutine gagnera la bataille, mais uniquement s’il parvient, comme nous l’a démontré notre ami autrichien Gerhoch Reisegger dans les colonnes d’Au fil de l’épée, à réaliser les projets eurasiens d’oléoducs et de gazoducs, entre la Chine, le Japon, les 2 Corées, l’Inde, l’Iran et l’Europe. Le pétrole et le gaz fourniront à la Russie, du moins si les oligarques n’en détournent pas les fonds, les moyens de sortir de l’impasse. Mais ce projet général est systématiquement torpillé par les États-Unis et leurs alliés saoudiens wahhabites.

    La Tchétchénie se situe sur le tracé d’un oléoduc amenant le brut des rives de la Caspienne. La Géorgie devait théoriquement accueillir les terminaux sur la Mer Noire ; elle pratique une politique anti-russe, dont les derniers soubresauts ont émaillé les actualités fin septembre début octobre 2006. Pour alimenter l’Allemagne, il a fallu contourner les nouveaux membres de l’OTAN en Europe de l’Est, la Pologne et la Lituanie.

    La grande guerre pour le pétrole est celle qui se déroule sous nos yeux, mais elle ne fonctionne plus comme les 2 grandes conflagrations de 1914 et de 1939. La guerre a pris d’autres visages : celui de la guerre cognitive, celui de la guerre indirecte, celui du low intensity warfare, celui des guerres menées par personnes ou tribus interposées.


    5 — Seul le Parti National Bolchevique, à l’esthétique pour le moins provocante et conduit par le célèbre écrivain Eduard Limonov, entretient une véritable agitation contre le pouvoir Poutinien. Dans son opposition systématique au Kremlin, il est allé jusqu’à s’allier aux mouvements pro-occidentaux et libéraux. N’est-ce pas un peu paradoxal ? Que penser de ce mouvement et de son chef qui semble compter quelques soutiens parmi de nombreux intellectuels français de gauche comme de droite ?

    gho310.jpgPour moi, Edouard Limonov reste essentiellement l’auteur d’un livre admirable : Le Grand Hospice occidental. Dans cet ouvrage, publié en français, Limonov reprenait à son compte un vieux thème de la littérature russe, celui du vieillissement prématuré et inéluctable de l’Occident [Zapad]. On le retrouve chez les slavophiles du début du XIXe siècle, qui considéraient les peuples latins et germaniques comme « finis », comme des peuples qui avait épuisé leurs potentialités, bref comme des peuples vieux.

    Danilevski, dans une perspective non plus slavophile et donc ruraliste et paysanne, mais dans une perspective panslaviste plus moderniste et offensive, réactualisait, quelques décennies plus tard, la même idée. Plus récemment, un auteur, mort dans la misère à Moscou en 1992, Lev Goumilev, qui a influencé Douguine, évoquait la perte de « passion », de « passionalité », chez les peuples en voie de déclin (sur Goumilev et son influence sur les nouvelles droites russes, voir l’ouvrage universitaire très fouillé de Hildegard Kochanek, Die russisch-nationale Rechte von 1968 bis zum Ende der Sowjetunion, F. Steiner Verlag, Stuttgart, 1999). Moeller van den Bruck, traducteur allemand de Dostoïevski et figure de proue de la Révolution conservatrice, parlait de « révolution des peuples jeunes », parmi lesquels il comptait les Italiens, les Allemands et les Russes. Pour lui, les peuples vieux, étaient les Anglais et les Français.

    Limonov ne veut pas que la Russie devienne un « hospice », comme l’Occident qu’il fustigeait à sa façon, en d’autres termes que Zinoviev quand ce dernier démontait les mécanismes de l’occidentisme. Mais, à lire attentivement les 2 ouvrages, celui de Limonov et celui de Zinoviev, on trouvera sans nul doute des points de convergence, qui critiquent l’étroitesse d’horizon, la nature procédurière, voire judiciaire, des rapports sociaux, en Occident.

    Cette horreur du vieillissement et de l’encroûtement, que subissent effectivement nos peuples, a amené bien évidemment Limonov à une autre nostalgie, intéressante à noter : celle de la littérature engagée, celle de l’écrivain combattant, militant, auréolé d’un panache d’aventurier. Jean Mabire, récemment décédé, n’avait jamais cessé de nous dire, justement, que cette littérature-là est la plus séduisante de nos 2 derniers siècles, qu’elle est impassable, qu’on y reviendra inlassablement. Limonov, fidèle à ce double filon, celui de la jouvence russe et celui de l’engagement, a forcément posé une esthétique de la révolution et de la provocation, de la bravade, celle que vous évoquez dans votre question.

    Cette esthétique est comparable à celle des écrivains du temps de la guerre d’Espagne ou à celle des rédacteurs de Gringoire ou Je suis partout en France, autant d’écrivains engagés, dont le plus connu demeure évidemment André Malraux, avec sa Voie royale et son action dans l’aviation républicaine. Il y a eu des Malraux communistes, fascistes et gaullistes. Limonov entend faire la synthèse de ces gestes héroïques, de ces postures mâles, politisées, impavides, picaresques, et de les incarner en sa propre personne.

    Limonov a donc pris la pose de ces écrivains des années 30, dans un contexte contemporain où ce type d’attitude est totalement rejeté et incompris, car nous ne sommes plus du tout dans une période héroïque de l’histoire, mais dans une période plate et triviale. Cet anachronisme apparent, qui déroute et choque, rend évidemment Limonov sympathique à tous ceux qui, à gauche comme à droite, regrettent le bel âge des engagements totaux.

    Embastillé naguère pour ses multiples frasques par Poutine ou par un juge nommé par Poutine, Limonov, en toute bonne logique révolutionnaire/littéraire, se mettra à combattre, sans répit et de manière inconditionnelle, celui qui l’a fait jeter dans un cul-de-basse-fosse. Et là, nous débouchons immanquablement sur les paradoxes que vous soulignez. Un ultra-national-bolchevique, haut en couleur, au talent littéraire avéré, qui s’allie à des libéraux pour lutter de concert contre un régime présidentiel parce que celui-ci ne les autorise pas à marchander et à trafiquer à leur guise, c’est bien entendu un paradoxe de belle ampleur ! Mais ce n’est certes pas la première fois dans l’histoire que cela se passe…

    pnb10.jpgIl n’y a rien à “penser” du mouvement de Limonov. Il y a à constater son existence, à observer ses vicissitudes. Sans entonner des louanges déplacées. Sans tonner de condamnation pour se dédouaner. Le phénomène Limonov, comme tout phénomène du même acabit, comme celui d’Erich Wichman en Hollande dans les années 20 et 30, comme le phénomène Van Rossem en Belgique il y a une quinzaine d’années, sont nécessaires au bon fonctionnement d’une communauté politique. Les outrances ne déplaisent qu’aux rassis et aux moisis. Elles mettent en exergue des disfonctionnements avant que tous les autres ne s’en rendent compte. Elles font office de signaux d’alarme.

    Personnellement, je n’ai jamais rencontré Limonov. Le Français qui l’a le mieux connu, et l’a défendu en organisant pour lui un comité de soutien, est Michel Schneider, l’ancien animateur de la revue Nationalisme & République.


    6 — D’autres mouvements plus marginaux, comme l’Union Russe Nationale, aux sympathies ultra-orthodoxes et au nationalisme traditionnel, semblent constituer une nébuleuse insaisissable. Quel est le potentiel de ces multiples mouvements dont le discours est un subtil mélange de panslavisme, d’anti-américanisme, d’orthodoxie et parfois même de communisme ?

    Comment voulez-vous que je vous réponde, si la nébuleuse est insaisissable ? Comment voulez-vous que je lasaisisse ? Comme les bravades de Limonov à l’avant-scène, sous les feux de la rampe, les nébuleuses, en arrière-plan, comme “fond-de-monde”, sont tout aussi nécessaires. Dans le contexte qui nous préoccupe, vous énumérez les ingrédients de la nébuleuse, tous ingrédients consubstantiels à la culture russe. Vous oubliez simplement la slavophilie, présente dans des réseaux comme Pamiat, au début de la perestroïka. La slavophilie, comme toutes les références völkisch (folcistes) est évidemment insoluble dans le libéralisme et la globalisation, puisque ses références sont le peuple particulier, face à un monde d’élites dénationalisées. Aucune “généralité” philosophique ou politique ne trouve grâce à ses yeux.

    Le panslavisme hisse cette slavophilie à un niveau quantitativement supérieur, veut une union de tous les Slaves, qui ne s’est pas réalisée parce les clivages confessionnels sont demeurés plus forts que l’appel à l’unité. Entre Catholiques polonais et Uniates ukrainiens, d’une part, Orthodoxes russes et autres, d’autres part, sans oublier la tradition laïque ou hussite en Bohème, entre Catholiques croates et Orthodoxes serbes, les fossés sont chaque fois trop grands, n’ont jamais pu être comblés, en dépit des exhortations et des proclamations. Si le panslavisme n’a pas fonctionné, comment voulez-vous, dès lors, que cette russéité, ou ces identités slaves non russes, s’évanouissent dans une panmixie planétaire ?

    L’orthodoxie, bien plus conservatrice que le catholicisme, dans ses formes et sa liturgie, constitue bien entendu un rempart plus solide encore contre la mondialisation et ses effets pervers. Quant au communisme, aujourd’hui, il n’est plus du tout la pratique quotidienne de la révolution, l’espoir d’un monde meilleur, mais un reliquat du passé. Le réflexe conservateur inclut désormais l’idéologie révolutionnaire dans ses nostalgies, parce que cette idéologie ne meut plus rien, ne participe pas à la grande marche en avant éradicatrice de la modernité : l’idéologie de la globalisation, de la table rase, de l’éradication, c’est désormais le néo-libéralisme et non plus la vieillerie qu’est devenue le communisme.

    Dès l’heure de la perestroïka, le philosophe Mikhaïl Antonov avait repris la critique du matérialisme économique énoncée au début du XXe s. par des figures comme Soloviev et Boulgakov. Pour leur discipline et actualisateur Antonov, les idéologies matérialistes, comme le capitalisme et le socialisme se réclamant du matérialisme économique, sont responsables des catastrophes du XXe s. et de l’effondrement de l’économie soviétique. La disparition du communisme strict, sous Gorbatchev, ne conduira, pensait Antonov, qu’à un accroissement du bien-être matériel, ce qui maintiendra, pour son malheur, la Russie dans une forme seulement plus actualisée du soviétisme moderniste, lui-même issu du matérialisme bourgeois occidental.

    Pour éviter cet enlisement, l’économie doit se référer à des traditions nationales russes, moduler ses pratiques sur celles-ci, et ne pas adopter des modèles occidentaux, américains, néo-libéraux. Le publiciste nationaliste Sergueï Kara-Mursa, poussant plus loin encore les thèses d’Antonov, affirme que le capitalisme est intrinsèquement étranger à l’âme russe, incompatible avec les principes de fraternité de la chrétienté orthodoxe, fondements du caractère national russe et matrices de ses orientations socialistes spontanées et particulières, inaliénables et pérennes.

    L’ouverture que constituait la perestroïka était dès lors perçue, par des hommes comme Antonov et Kara-Mursa, comme une tentative de miner les fondements moraux et spirituels du peuple russe et de lui injecter, par la même occasion, le “poison” de la civilisation capitaliste occidentale. Les théories d’Antonov seront rapidement reprises par Ziouganov dans le programme du PCR, ce qui explique la mutation profonde de ce parti, qui renonce ainsi à tout ce que le communisme avait de rébarbatif et d’inacceptable, et, par voie de conséquence, explique toutes les convergences entre nationaux et communistes, objets de cet entretien.

    Dans la nébuleuse, que vous évoquez, c’est la notion de fraternité qui est cardinale, qui est le point de référence commun. Elle est effectivement incompatible avec le néo-libéralisme, idéologie de la globalisation. Elle postule le solidarisme, soit un socialisme de la fraternité, d’où ne sont pas exclues les dimensions religieuses.


    7 – Les médias occidentaux ont attribué la paternité des violences ethniques survenues en Carélie, dans la ville de Kondopoga, à un mystérieux mouvement russe contre les migrations illégales, le DPNI. Qui se cache derrière cette organisation et quelle force représente-t-elle concrètement ? Le DPNI semble jouir d’une certaine sympathie auprès de la population russe, est-ce le cas ?

    L’affaire de Kondopoga est évidemment un fait divers tragique, comme nous en connaissons à profusion en Belgique et en France. Cette année, à Arlon et à Ostende, des bandes tchétchènes ont tué un jeune, rançonné des fêtards, ravagé une discothèque. Les brigades spéciales de la police fédérale de Bruges ont dû intervenir à la côte. Ces énergumènes ont évidemment un sentiment de totale impunité : ils se posent comme les victimes de Poutine et de l’armée russe. Ils sont des résistants intouchables, adulés par un journal comme le Soir. À Arlon, à la suite de l’assassinat sauvage d’un jeune homme tranquille de 21 ans, une “marche blanche” de plus de 2.000 personnes a défilé, réclamant la dissolution des bandes tchétchènes. La presse n’en a pas dit un mot !

    En Russie, et surtout dans cette zone excentrée de la Carélie, la foule n’a pas eu recours à une “marche blanche”, mais s’est exprimée d’une autre façon, plus musclée.

    Je ne peux évidemment juger du capital de sympathie ou d’antipathie dont bénéficie le DPNI en Russie. On peut simplement constater en Europe comme en Russie une lassitude de la population face à des exactions commises par des diasporas agressives et déboussolées.


    capita11.jpg8 – L’antenne russe du site internet Indymedia, qui se revendique un média alternatif et dont la tonalité est clairement altermondialiste, a récemment suscité la polémique. Certains militants antiglobalisation accusaient son animateur, Vladimir Wiedemann, de sympathie avec la Nouvelle Droite. Plus largement, existe-t-il en Russie des connexions entre la mouvance antiglobalisation et des éléments d’obédience nationale-identitaire ?

    Vladimir Wiedemann est l’un des hommes les plus charmants, que j’ai rencontré. J’ai fait sa connaissance dans le Fichtelgebirge en Allemagne et nous nous sommes promenés, avec le Dr. Tomislav Sunic venu de Croatie, dans les rues de Prague. C’était à l’occasion d’une Université d’été allemande en 1995. Depuis, V. Wiedemann a participé à plusieurs universités d’été et à des séminaires de Synergies européennes ou de la DESG/Deutsch-Europäische Studien Gesellschaft, organisation sœur en Allemagne du Nord. Wiedemann a ensuite négocié avec les altermondialistes d’Indymedia l’ouverture, sous sa houlette, d’une antenne russe de ce réseau de sites contestataires. C’est bien sûr ce qui a déclenché le scandale après quelques mois.

    Je ne sais pas si l’on peut qualifier V. Wiedemann d’exposant de la ND. Ses positions sont bien différentes. Surtout quand il évoque la nécessité de retrouver des racines byzantines et orthodoxes pour refonder l’impérialité russe. La renaissance russe passe donc, à ses yeux, par une théologie impériale, de facture byzantine, où l’Empereur est simultanément chef de guerre et pontifex maximus.

    Cette position orthodoxe pure met évidemment Wiedemann en porte-à-faux avec une ND, du moins en France, qui valorisait l’Empereur, et surtout Frédéric II de Hohenstaufen à la suite de Benoist-Méchin, mais un empereur qui s’était débarrassé au préalable de tous les oripeaux du christianisme et ne régnait que par son charisme personnel et par la gloire de ses actions, sans référence à un au-delà ou à une métaphysique quelconque. Wiedemann va même plus loin : cette théologie impériale byzantine doit être capable, à terme, de générer un « espace juridique et impérial unitaire et grand continental », expliquait-il lors de l’Université d’été du Fichtelgebirge.

    Nous n’avons plus affaire, comme chez Douguine, à une référence à l’eurasisme des années 20, d’inspiration scythique ou panmongoliste, complétée par une réflexion sur les thèses ethnogénétiques de Goumilev, ni à un futurisme technocentré et technomorphe comme chez Thiriart ou Faye, mais à une tradition religieuse romaine, dans l’expression qu’elle s’était donnée à Byzance, au temps de sa plus grande gloire. Wiedemann prend très au sérieux, et sans nul doute plus au sérieux que tous les autres exposants du non conformisme identitaire russe contemporain, le rôle dévolu à la Russie après la chute de Constantinople en 1453 : celui d’être une “Troisième Rome”, qui reprendrait intégralement à son compte le système traditionnel de l’impérialité incarnée par le Basileus byzantin (cf. V. Wiedemann, « Russie : arrière-cour de l’Europe ou avant-garde de l’Eurasie ? », in : Vouloir n°6, 1996).

    Quant aux connexions entre altermondialistes et identitaires, elles existent de facto potentiellement, à défaut d’exister in concreto sur le plan organisationnel, car une hostilité au déploiement néo-libéral planétaire actuel est plus conforme aux discours, épars aujourd’hui encore, des identitaires qu’à ceux des altermondialistes de gauche. Ceux-ci rejettent tout autant les obligations et les devoirs qu’implique une identité, ou, plus exactement, une imbrication dans une continuité historique particulière et non interchangeable, que les capitalistes globalistes contre lesquels ils s’insurgent. Au discours globaliste de Davos, ils opposent un autre discours globaliste, également sans frontières, sans ordre, sans garde-fou. Quand des militants de l’antenne wallonne de Terre & Peuple, de concert avec des militants de Nation, m’avaient demandé de parler de l’Europe et de la globalisation en novembre 2005 à Charleroi, j’ai utilisé, pour parfaire et étayer ma démonstration, les nombreux petits ouvrages diffusés par ATTAC, en en corrigeant les outrances ou les dérapages ou les insuffisances, mais aussi en montrant tous les points de convergence qui pouvaient exister entre eux et les positions de Synergies européennes.

    Wiedemann a dû poser exactement la même analyse en Russie : il s’est présenté et est devenu tout naturellement l’animateur d’Indymedia-Russie. Sa haute intelligence doit rendre ce site-là bien plus intéressant que les autres émanations d’Indymedia. Wiedemann ne doit publier que des textes pertinents, en expurgeant toute la phraséologie post-soixante-huitarde, tous les dégoisements gnangnan que cet altermondialisme officiel produit. D’où les colères impuissantes qu’il a suscitées.

     

    Fait à Forest-Flotzenberg, octobre 2006. Paru dans ID n°7, 2006.

    * : Le bateau coule : Discours de réception à l'Académie des Beaux-Arts, éd. Libertés, 1989. Un appel aux européens pour sauver leurs arts, leurs avant-gardes, leurs réflexes philosophiques et religieux profonds. Discours prononcé avant l'entrée de l'auteur au Parlement de Stasbourg, ce texte recèle un vigoureux plaidoyer contre l'hollywoodisme, contre l'intervention des marchands dans le monde des arts. Claude Autant-Lara milite pour sauver le cinéma français et européen, victime de la bourgeoisie ploutocratique, du mauvais goût des esprits bas qui cherchent à se donner bonne conscience en prononçant des discours aussi généreux dans la forme qu'insipides dans le fond. Le vieux cinéaste, le parlementaire qui a osé dire comme l'enfant d'Andersen que « le roi est nu », s'est attiré la haine féroce des voleurs et des escrocs de la politique, a suscité la méchanceté insondable de tous les les abominables médiocres qui ont tué la culture européenne, de tous ceux que le sublime aveugle, qui confondent liberté d'expression et étalage des turpides, des basseses, des petites saletés qui encombrent toutes les âmes. Ceux qui injurient Autant-Lara ne méritent que nos crachats, autant qu'ils sont. Surtout les “socialistes” [alors au gouvernement au moment du scandale journalistique] et les hommes de gauche qui ont vendu leur âme par conformisme, qui ont baissé la garde pour des mangeoires, qui ont oublié leur jeunesse contestataire, qui ont oublié que, jadis, ils voulaient que l'imagination prenne le pouvoir.

     

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    ◘ Réponses aux questions de Guillaume Luyt

    Entretien avec Robert Steuckers, 2001

    • Robert Steuckers, qu'est-ce que Synergies Européennes ?

    Synergies Européennes est une amicale paneuropéenne, qui regroupe, de manière somme toute assez infor­mel­le, des non conformistes de toutes nationalités qui travaillent sur un ensemble de thèmes communs : criti­que du mondialisme et des idéologies dominantes, révolution conservatrice et thématiques assimilables à ce complexe politico-idéologique riche de différences, projets alternatifs en économie et en droit, littérature cri­tique des travers de notre monde contemporain, philosophie nietzschéenne et postmoderne, etc. Cette ami­cale “fonctionne” naturellement et spontanément sans structures autres qu'un bureau européen, dont j'assure le secrétariat et qui a pour simple tâche de coordonner des activités communes, comme les séminaires ré­guliers ou ponctuels, les universités d'été ou les rencontres amicales.

    Comme vous l'aurez sans doute appris par la rumeur, j'avais découvert la ND en 1973 quand j'avais 17 ans et j'y ai travaillé longtemps en gardant toutefois un certain scepticisme au fond du cœur. Toujours, j'ai voulu œuvrer à la charnière de cette ND, que je percevais comme un cercle d'études (j'étais avec Guillaume Faye au Secrétariat Études & Recherches / SER), et les diverses expressions du nationalisme révolutionnaire, que je percevais comme des tentatives d'an­crage de nos études dans la réalité sociale ; comme des espaces effervescents capables de conquérir une niche et de la consolider sur les échiquiers politiques nationaux dans les Etats européens.

    Pour moi, l'aire NR devait être aux forces identitaires ce que le tissu associatif gauchiste était aux forces mar­xistes et surtout à la sociale-démocratie européenne. On mesure pleinement aujourd'hui le succès de ce travail gau­chiste en marge de la sociale-démocratie ou des forces écologistes quand on aperçoit des Fischer ou des Jo­s­pin, des Blair ou des Schröder au pouvoir. Je me suis malheureusement trompé jusqu'ici, mais, en dépit de cet­te erreur d'analyse factuelle, je demeure convaincu qu'une consolidation de cette aire politique, si elle se réa­­lise, sera la base de départ d'un renouveau. Que les extrêmes droites classiques, véhiculant un vétéro-natio­na­lisme anti-social, a-critique à l'égard des structures dominantes, ou des résidus de pensée théologique ou des bricolages complotistes ou des nostalgies des fascismes ou des para-fascismes, sont incapables de mener à bien.

    La ND, centrée autour d'Alain de Be­noist, avait toujours refusé, avant 1985 et après 1987, de frayer avec des groupes plus militants, portés par des jeunes gens dynamiques (entre 1985 et 1987, les principaux ex­po­sants de la ND accordent toutefois des entretiens aux revues du MNR de Jean-Gilles Mal­liarakis, sans que cette coo­pé­ra­tion ponctuelle et passagère ne donne de véritables résultats). Pour nous, qui œuvrions à Bruxelles depuis 1976, ce refus néo-droitiste était une insuffisance. Nous préférions les synthèses allemandes et italiennes, notamment le mélange allemand de nationalisme révolutionnaire et de nouvelle droite, dont les observateurs scientifiques ou critiques ne parviennent pas à séparer les ingrédients (voir les travaux de Bartsch, Pröhuber, etc.). En Italie, Pino Rauti, entre 1978 et 1982, dirigeait le bimensuel Linea, où les options nationales ré­vo­lu­tion­nai­res se mêlaient très habilement à certaines thèses de la ND, rendant particulièrement instructive la lecture de cette publication très vivante, très en prise sur les réalités quotidiennes de la péninsule. La syn­thèse réussie de Linea a toujours été pour moi un modèle.

    Dans le cadre de mes activités en marge du GRECE d'abord, du Groupe EROE (Études, Recherches et Orien­ta­tions Européenne) puis de Synergies Européennes ensuite, j'ai toujours tenté de rétablir un contact entre ces 2 pôles, l'un théoricien, l'autre activiste. Je n'ai jamais renié mon compatriote Jean Thiriart, avec qui j'ai échangé un courrier aussi abondant que truculent (nous nous échangions des épithètes dignes du Capitaine Haddock), qui fut un maître incontournable sur 2 plans : sa volonté de parfaire toujours une analyse géopo­li­ti­que de la scène internationale et, ensuite, sa volonté d'analyser les situations politiques intérieures à l'aune des instruments que nous ont laissés des hommes comme Vilfredo Pareto, Gaetano Mosca, Serge Tchakhotine, Da­vid Riesman, Raymond Aron (surtout Les grands courants de la sociologie contemporaine), etc.

    Thiriart était un analyste lucide des tares des régimes dominants ; il méprisait profondément les politiciens à la petite semaine, qui n'agissent que par fringale d'intérêts personnels et par appétit de petits pouvoirs sans impact sur le fonctionnement réel de la politique. J'ai aussi participé régulièrement aux activités du MNR de JG Malliarakis à Paris, dont les interventions publiques étaient si chaleureuses à la mode latine et méditerra­néen­ne. Le MNR de Malliarakis était comme une grande famille et je regrette vivement qu'une structure de ce type n'existe plus aujourd'hui dans la capitale française, permettant des échanges féconds.

    J'ai également participé à la revue Nationalisme & République de Michel Schneider, ce qui m'a valu les foudres d'A­. de Benoist et de Charles Champetier. Heureusement que ces 2 personnages ne sont que des Jupiters de petit voltage, juchés sur des taupinières, et que leurs foudres ne m'ont pas terrassé : elles n'ont eu que l'ef­fet d'un micro-postillon crachoté par une musaraigne. L'expérience de Nationalisme & République a été fort in­­téressante dans la mesure où des esprits très différents ont fait confluer leurs réflexions non conformistes dans ce journal, lui conférant une pertinence rarement égalée depuis. Ensuite, dernière remarque sur Natio­na­lisme & République : cette trop courte expérience éditoriale a permis notamment de suggérer les bases d'une recomposition géopolitique de l'Europe.

    Incompatibilité entre politique et satano-saturnalisme

    En revanche ma collaboration avec Christian Bouchet (Nouvelle Résistance, le FEL) a tourné court. Bien que j'ai toujours amèrement déploré sa rupture, incompréhensible, avec le mouvement Troisième Voie de Jean-Gilles Malliarakis, qui, lui, a trop vite jeté l'éponge, j'ai toujours regardé le mouvement lancé ou repris par Bouchet avec sympathie et nous échangions publications et informations ; nous nous sommes retrouvés à Paris dans une salle du 18ème arrondissement à côté d'Alexandre Douguine, nous semblions coopérer sans arrière-pen­sées, jusqu'au jour où Bouchet a eu une idée somme toute assez saugrenue.

    À la veille des élections euro­péennes de 1994, il a rendu visite au président français de Synergies Européennes, Gilbert Sincyr, un ancien du GRECE, pour lui demander de placer les membres de SE sur une liste de candidats, dirigée par Bouchet lui-même, qui devait s'opposer à celle du FN de Le Pen. À juste titre, Sincyr a jugé que cette opé­ra­tion n'avait pas raison d'être et que SE, tout comme le FEL, risquait de se couvrir de ridicule, vu les scores for­cé­ment dérisoires que cette liste aurait obtenus. CB a très mal pris ce refus et s'est mis en campagne contre Synergies Européennes, avec, en coulisse, l'appui d'A. de Benoist et du “Chancelier” (!) du GRECE, Maurice Rollet, qu'il rencontrera à Marseille pour jeter les bases d'un “front commun” contre nous (et contre moi en particulier !).

    Ce comportement irrationnel et puéril a fait perdre beaucoup de temps au mouvement. Par ailleurs, bon nom­bre de “synergétistes” voyaient d'un fort mauvais œil les activités non politiques de Bou­chet, où se mê­laient un culte du Britannique Aleister Crowley (sujet/objet de sa thèse universitaire), des pra­ti­ques sa­ta­nistes et sa­turnalistes, des rites sexuels du plus haut comique, où les participants s'affublent d'ori­peaux sacerdotaux d'où dépassent, obscènes, leurs attributs, sacrifices de poulets (pauvres bêtes !) par dé­ca­pitation en psalmodiant des in­cantations hystériques en faux tibétain, etc. CB fait évidemment ce qu'il veut dans ses pénates, s'in­vente les jeux érotiques qui lui plaisent (à chacun selon ses voluptés !), mais un mixte de ces bouffonneries et de la politique — chose sérieuse quand elle refuse d'être purement politicienne — ne peut rien rapporter de bon, si ce n'est les quolibets de nos adversaires, qui peuvent ainsi largement alimenter leurs fantasmes. Le grou­pe “anti-fasciste” Golias étant particulièrement friand de ce genre de mixtum com­po­situm.

    Tout en gar­dant certaines réserves et en conservant mon esprit critique, je reconnais pleinement par ail­leurs l'excellence des 2 derniers ouvrages de Bouchet : le volume collectif intitulé Les nouveaux natio­nalistes et l'ouvrage didactique qu'il vient de publier chez Pardès : le B.A.BA du néo-paganisme. Bouchet a fait là œuvre utile, mais pour ses dérapages “saturnalistes”, je conseille à tous de lire les 2 pages bien claires de Victor Vallière, intitulées “De Satan à Loki : l'erreur de parcours de certains néo-païens” (in : Réfléchir & Agir n°9, été 2001). Vallière nous donne là le vade-mecum de tout responsable local pour faire face à des velléités de saturnalisme ou de satanisme : il faut leur opposer un non possumus catégorique.

    Ma collaboration avec Lookmy Shell (PCN) n'a débouché sur rien non plus, mis à part quelques articles dans ses publications. Ultérieurement, la querelle Bouchet/Shell, quels qu'en soient les motifs, a enrayé, à mon avis, la progression du mouvement nationaliste révolutionnaire, y compris des revues de Shell lui-même, qui au­raient pourtant mérité une plus ample diffusion, surtout qu'elles contenaient les articles de Frédéric Kisters, dont le niveau est excellent. Je reconnais notamment le bien fondé des tentatives de L. Shell d'éradiquer tou­­tes les formes de “nazisteries” qui entachent le mouvement national-révolutionnaire et le couvrent de ridi­cule. Mais de là à imiter les insuffisances des mouvements qui s'auto-proclament “anti-fascistes” ou “anti-ra­cis­tes” et de faire du “nazisme” (défunt depuis mai 1945 !!!) un concept extensible à l'infini, il y a une marge…

    L. Shell a malheureusement franchi cette marge et renforcé la confusion qui règne depuis longtemps déjà dans la mouvance NR. J'aurais voulu poursuivre avec lui une quête sur le stalinisme, l'histoire de la diplomatie so­vié­ti­que, la mise en œuvre de la Sibérie dans les premières décennies du pouvoir soviétique, sur l'eurasisme, sur la di­plomatie soviétique pendant la guerre froide, sur la géopolitique des Balkans. À cause de l'attitude incom­pré­hensible de L. Shell, toute cette documentation est restée en jachère mais, soyez-en sûrs, elle ser­vi­ra à d'autres. Par ailleurs, le comportement de Shell à mon égard demeure inexplicable. Il me reproche no­tam­ment d'a­voir dialogué avec le FNB de Marguerite Bastien, dont le journal, Le Bastion, a repris certains de mes pro­pos, sous la forme de 2 ou 3 interviews, axés principalement sur le problème de la Turquie dans l'OTAN et dans l'an­tichambre de l'UE.

    L. Shell accusait l'équipe du Bastion d'être inspirée par une idéologie bru­ne-bleue (c'est-à-dire naziste-libérale) et d'être pro-occidentale, alors que dans le conflit du Kosovo, par ex­., elle a sévèrement critiqué la politique de l'OTAN et ne s'est jamais réclamée du national-socialisme. Je me de­man­de en quoi mes rapports avec les uns ou les autres regardent L. Shell, et pourquoi s'arroge-t-il le droit de se poser en juge (fouquier-tinvillesque) de toute une presse, nationale ou autre ? Quelles sont ses com­pé­­ten­ces intellectuelles, quelle élection l'a donc érigé à ce poste qu'il se donne arbitrairement ?

    Shell n'a jamais été mon professeur et je n'ai jamais été membre de son mouvement. Dont acte. Et s'il n'en prend pas acte, je pense que son jugement est vicié et s'assimile aux rodomontades d'un interné qui se prendrait pour l'Empereur Napoléon (ou pour un autre personnage historique). Il y aurait là un vice dans l'appréhension du réel. Que je dé­­plore. Quand je visiterai une nouvelle fois un Asklepion hellénique, je demanderai à ce bon Esculape d'in­ter­céder en sa faveur, de trouver remède à ce mal qui afflige mon bon compatriote L. Shell. Et quand un voi­sin catholique se rendra à Lourdes, je lui demanderai de dire une belle prière pour le Chef suprême du PCN, dont le retour à l'équilibre vaut bien quelques cierges consumés devant cette belle grotte pyrénéenne. Afin que nous puissions tous bénéficier de son rétablissement. Et relancer la machine interrompue à cause de ses co­lères aussi bruyantes qu'inexplicables.

    Ces diverses péripéties montrent que l'espace ND/NR pose problème. Qu'il est tiraillé entre un empyrée théo­rique parfaitement éthéré — la planète Sirius disait un jour Pierre Vial en faisant allusion au GRECE — et un dis­cours qui s'englue dans des répétitions stériles, c'est-à-dire dans un piège mortel, où l'on n'appréhende plus le réel correctement. Si, à cet irréalisme et à ses répétitions, s'ajoutent l'arbitraire de personnalités en proie à des défaillances de jugement ou des illusions de grandeur, tout l'édifice, déjà fragile, bascule dans le néant.

    C'est pourquoi je salue avec joie, aujourd'hui, l'émergence de personnalités nouvelles, qui ont le sens de la camaraderie, de la solidarité, des nuances, de la nécessité de fédérer toutes les forces, de proposer une al­ter­native crédible et acceptable, à condition que ces personnalités adoptent systématiquement des démarches prospectives en direction des besoins réels de nos sociétés, quittent les marécages dangereux du nostalgisme et du sectarisme. Je pense aux efforts d'Eddy Marsan en France, qui juge la situation politique avec le regard acéré du philosophe réaliste, et de l'équipe du journal De­venir en Belgique, qui bénéficie depuis quelques nu­méros de la plume de Frédéric Kisters, qui a quitté, ef­fra­yé, le PCN de L. Shell, à la suite de déboires dont je ne connais pas les détails.

    La tâche de ces person­na­lités nouvelles et dynamiques sera ardue, mais si elles persévèrent, elles réussiront au moins à établir soli­de­ment un édifice critique (à l'encontre de l'éta­blis­se­ment) et affirmateur (de valeurs et de perspectives poli­ti­ques nouvelles) dans le double champ de la ND et du NR. Et devenir, par conséquent, l'espace de renou­velle­ment des forces identitaires en Europe, que j'avais tou­jours espéré voir advenir. Laissons les personnalités à pro­blèmes se réfugier dans leur tour d'ivoire, prendre une retraite parfois méritée, dans de belles demeures ru­ra­les, en zone verte, pour se calmer les nerfs en siro­tant de réconfortantes tisanes.

    Travailler à l'avènement d'une collégialité conviviale

    Ce dont nous avons besoin, et que nous appelons de nos vœux depuis l'émergence de Synergies Européennes, c'est l'avènement d'une col­lé­gialité conviviale et courtoise (ce sont les termes mêmes de notre charte), où cha­cun garde bien sûr qui sa re­vue, qui son cercle, qui son site internet, dans une pluralité féconde qui sera fédé­rée en ultime instance par un état d'esprit non sectaire, où l'intérêt collectif prime les humeurs et les af­fects per­sonnels. Ceux qui souf­frent de tels affects, ou se prennent pour des oracles infaillibles tout en menant des “stra­tégies personnelles” et en semant la zizanie, n'ont pas leur place au sein d'une telle collégialité. Il ne s'agit pas d'oblitérer les élans personnels et les initiatives de qualité ; au contraire, il faut les laisser intacts et les fé­dérer ponctuellement, sans faire régner un mauvais esprit de soupçon, ni un caporalisme stérilisant, car de tels es­prits sapent le fonc­tion­nement optimal de tout groupe organisé.

    Dans le cadre de la ND, il faut aussi déplorer une ambiguïté importante dans la définition qu'elle donne de la “cul­­ture”, en tentant de la dégager et de l'autonomiser par rapport à toute démarche ou réflexion politiques, aus­si modestes soient-elles. Pour moi, une culture politique implique d'aborder les questions :

    • de la géopolitique (la dynamique croisée de l'histoire et de la géographie, des volontés humaines et de la don­née spatiale)
    • du droit (le droit comme expression de l'identité politique d'un peuple, d'un Etat ou d'un Empire)
    • de l'économie (les institutions économiques nationales ou locales sont autant l'expression de la culture d'un peu­ple que ses productions artistiques; la revalorisation des institutions économiques spécifiques est un an­­tidote contre les tentatives d'arasement globaliste)
    • de l'histoire ancienne et immédiate, car nos méthodes sont généalogiques et archéologiques au contraire de celles des idéologies dominantes, qui plaquent sur le réel des idées toute faites; chaque entité poli­ti­que doit être ramenée à son histoire, à sa trajectoire propre dans le temps, et ramasser son passé pour le pro­jeter vers l'avenir, son avenir, distinct de celui des autres entités.

    Cette approche nous différencie de la ND au sens habituel du terme, qui n'a pas abordé ces questions de ma­niè­re systématique, mais a mis davantage l'accent sur la volonté de créer une religion-ersatz (avec des rituels as­­sez parodiques et puérils : incantations biscornues devant une vieille pierre de meule rebaptisée “soleil de pierre”, d'où l'expression d'un humoriste, qui avait assisté, à son corps défendant, à ce médiocre spectacle : le “pa­­ganisme du soleil pétrifié”), de forger une nouvelle morale en posant des interrogations sans fin (comme l'at­­­testent, par ex., les 2 numéros de Krisis sur la morale qu'A. de Benoist a fait paraître naguère).

    Je ne nie pas l'importance des questions religieuses, morales ou éthiques mais je critique la propension à pren­dre prétexte de ces questions pour générer un questionnement sans fin qui n'aboutit à rien (les philosophes di­ront : le “trilemme de Münchhausen”). Les grandes valeurs religieuses ou éthiques ont déjà été énoncées et vé­cues dans le passé : il suffit de le reconnaître et de s'y soumettre. Le Bushido du shintoïsme japonais ou le Tao Te King chinois, par ex., tous deux sources d'inspiration d'Evola, sont là, depuis toujours à notre dispo­si­tion. Nous pouvons les méditer, nous forger le caractère à leur lecture comme des millions d'hommes avant nous, intérioriser les admirables leçons de force et de modestie que ces 2 textes nous offrent. C'est cela la pé­rennité de la Tradition. Un questionnement inquiet et torturé ne peut rien apporter de bon, si ce n'est l'in­dé­cision et le solipsisme, tares impolitiques par excellence.

    • Quelle est la dimension de votre combat ?

    La dimension de notre combat est tout à la fois culturelle et politique. Elle vise la création d'une école politi­que européenne, puisant ses arguments dans les corpus culturels de notre continent. Géographiquement, ce com­bat est d'emblée européen, car, en notre point de départ, la Belgique, le cadre offert par le territoire na­tional est insuffisant (voire ridicule dans ses limites et indéfendable militairement). Les grands élans politiques ont toujours été impériaux ou européens chez nous, tant dans leurs dimensions laïques (comme chez Jeune Eu­­rope de Jean Thiriart), que bien souvent aussi dans leurs dimensions catholiques, où l'iconographe et pé­da­go­gue de l'histoire, le Chanoine Schoonjans des Facultés Saint-Louis, défendait toujours un point de vue im­pé­rial et catholique, même s'il devait parfois faire des concessions au “nationalisme petit-belge”.

    En ultime in­stan­­ce, la patrie est le Saint-Empire, héritier de Rome. Les intellectuels de la fonction souveraine de ce Saint-Em­­pire, à ses débuts, étaient les clercs “lotharingiens”, dont la plupart venaient du triangle Liège/Maas­tricht/ Aix-la-Chapelle, patrie originelle des Pippinides. Malgré cet affreux oubli du passé, qui nous pousse au­jourd'hui vers un univers orwellien, vers cette société du spectacle absolu sans profondeur temporelle que nous annon­çait Guy Debord, l'idée de cet aréopage de “lotharingiens” qui travaillent silencieusement au maintien de la struc­ture impériale, est une des idées motrices qui nous animent dans nos cercles de Brabant et de Liège.

    Cet­te Chancellerie “lotharingienne” trouve un écho dans la volonté de Carl Schmitt de recréer une telle in­stance, ap­pelée à énoncer un droit constitutionnel continental, de facture historiciste, flanquée d'une é­co­no­mie auto-cen­trée d'échelle continentale, reposant tous 2 sur un recours à la Tradition, c'est-à-dire aux for­ces spi­ri­tuelles éternelles de l'Europe. Des “Lotharingiens” à C. Schmitt, nous avons trouvé la conti­nui­té de gran­de pro­fondeur temporelle dans laquelle, humblement, nous nous inscrivons, en tâchant d'être de mo­destes con­ti­nua­teurs ou, du moins, les vestales de feux qui ne doivent pas s'éteindre.

    De la guerre préventive des Américains contre l'Europe dans les Balkans, en Méditerranée orientale et en Asie centrale

    Quant à la dimension plus pragmatique, que les impératifs de l'heure nous imposent, nous tentons de travailler de concert avec des amis allemands, italiens, espagnols, britanniques, français, helvétiques, russes, croates ou ser­bes sur des thématiques communes à toute l'Europe. Nous tentons de déconstruire à l'avance les antago­nis­mes artificiels que les services de diversion américains cherchent à bétonner en Europe. Par ex., quand Hun­tington laisse sous-entendre qu'un clivage insurmontable existe de facto entre l'Europe occidentale (catho­lique et protestante) et l'Europe orientale (slavo-orthodoxe et son prolongement sibérien), il avance en fait un ar­gument de propagande pour rendre possible la guerre préventive que mènent les États-Unis contre toute con­centration de forces sur la masse territoriale eurasienne.

    En incluant la Grèce dans la sphère slavo-orthodoxe, les Etats-Unis, héritiers des stratégies de containment de l'Empire britannique, veulent à l'avance bloquer toute avancée des puissances danubiennes d'Europe centrale (allemande et serbe) en direction du bassin orien­tal de la Méditerranée, où Chypre déjà, est occupée par les Turcs depuis 1974. En fabriquant un axe musulman et néo-ottoman de la Thrace turque à l'Albanie, les Américains tirent un verrou infranchissable dans la portion sud du territoire balkanique, isolant la Grèce, qui, membre de l'UE et de l'OTAN, et réticente face aux pro­vocations turques, ne peut plus servir de tête de pont dans le bassin oriental. La géopolitique, vous le con­sta­tez, dans cet exemple très actuel, est une discipline faite de méthodologies diverses, qui vise à donner autant d'ouvertures possibles à nos forces continentales et apprend à prévoir l'organisation par nos adversaires de verrous ou le déploiement de stratégies bloquantes, qui visent à nous asphyxier politiquement, économique­ment, culturellement. Les travaux de nos amis croates et serbes (Antun Martinovic et Dragos Kalajic) ont été très éclairants dans cette problématique.

    Enfin, il n'y a pas d'impérialité possible en Europe sans une économie propre qui suit ses règles spécifiques et non pas des recettes, néo-libérales et globalistes, énoncées en d'autres lieux, notamment dans les écoles et in­stituts de l'adversaire principal, les États-Unis. L'application de ces recettes conduit à notre impuissance. Nous travaillons donc sur les alternatives viables en économie, que des économistes français, tels Perroux, Albertini et Silem, avaient nommé les “hétérodoxies”, qu'ils opposaient aux “orthodoxies”, c'est-à-dire le libéralisme clas­sique (radicalisée aujourd'hui en “néo-libéralisme”), le communisme soviétique, désormais défunt, et les recet­tes de Keynes telles qu'elles sont appliquées par les sociales démocraties européennes (alors que l'œuvre de Key­­nes, nous le verrons parce que nous la travaillons actuellement, permet d'autres politiques).

    Pas d'im­pé­ria­lité non plus sans un droit clair et unifié, permettant d'harmoniser l'unité et la diversité. Un disciple de C. Schmitt, Ernst Rudolf Huber, nous suggère un fédéralisme unificateur, respectueux des forces enracinées, seu­les garantes d'une Sittlichkeit, c'est-à-dire d'une identité éthique et historique offrant la stabilité évoluante d'une continuité. C'est-à-dire une éthique vivante, politique et historique, qui permet de se projeter dans l'a­venir sans rester engluée dans des formes de gouvernance figées et sans jeter par-dessus bord les acquis du pas­sé. G. Faye parlerait, lui, d'« archéofuturisme ». En bref : l'antidote radicale à l'obsession de la “table rase” qui nous conduit tout droit à l'ambiance sinistre du 1984 d'Orwell et à la société moutonnière du spec­tacle, critiquée par Debord.

    • Vous venez de tenir votre université d'été, quelle place tient ce rendez-vous dans l'action de SE ?

    L'Université d'été tient effectivement une place centrale dans nos activités. Elle est simultanément la Diète du mouvement, qui permet à nos sympathisants, venus de toute l'Europe, de se rencontrer et de constater que bon nombre de leurs préoccupations sont les mêmes en dépit des barrières nationales ou linguistiques.

    • Quelles en ont été les interventions principales ?

    Il n'y a pas eu d'interventions principales et d'interventions secondaires, lors de cette 9ème Université d'été (qui est simultanément notre 16ème rencontre internationale). Nous avons toujours voulu présenter un panel d'orateurs chevronnés et d'orateurs néophytes. Cette méthode permet un enrichissement réciproque et évite le piège de la répétition, qui, comme je viens de vous le dire, est mortel à terme. Souvent les orateurs néophytes se défendent d'ailleurs fort bien. Ce fut le cas cette année plus que jamais. Parmi les orateurs chevronnés, nous avons eu Guillaume Faye, Frédéric Valentin, le Général Reinhard Uhle-Wettler et moi-même.

    Faye nous a parlé de la “convergence des catastrophes” qui risque fort bien de s'abattre sur l'Europe dans les 2 prochaines décennies. C'est un thème qu'il a déjà eu l'occasion d'évoquer dans ces 3 derniers ouvrages, mais qu'il va approfondir en étudiant les théories de la physique des catastrophes. Le résultat final de cette quête va paraître dans une dizaine de mois et nous offrir une solide batterie d'argumentaires pour notre “philosophie de l'urgence”, que nous avons tous 2 héritée de nos lectures de Carl Schmitt (l'Ernstfall sur lequel nous travaillions déjà ensemble au début des années 80, not. avec le concours de notre ami milanais Stefano Sutti Vaj et de la revue portugaise Futuro Presente), d'Ernst Jünger et de Martin Heidegger.

    Cette “philosophie de l'urgence” est dénoncée avec rage aujourd'hui par notre ancien “patron”, Alain de Benoist, qui renie ainsi une bonne partie de ses propres positions, exprimées dans les colonnes des diverses revues néo-droitistes : on reste pantois à voir ainsi le chef de file de la ND/Canal historique renier purement et simplement les auteurs clefs de la RC et de la ND, qui se veut son héritière. Pire : il s'était posé comme le disciple fidèle d'Armin Mohler, auteur du manuel de référence principal des ND allemandes et italiennes (paru en version fran­çaise chez Pardès).

    Mohler développait une pensée de l'urgence, tirée des auteurs de la RC dont Jünger, de Carl Schmitt (die Entscheidung, der Ausnahmezustand), des disciples de celui-ci qui parlaient d'Ernstfall, de la théorie de Walter Hof sur le “réalisme héroïque” et de la philosophie du Français Clément Rosset, auteur d'un ouvrage capital : La logique du pire. Pour Rosset, il fallait en permanence penser le pire, donc l'urgence, pour pouvoir affronter les dangers de l'existence et ne pas sombrer dans le désespoir devant la moindre contra­rié­té ou face à un échec cuisant mais passager.

    Mohler et Rosset sont mes professeurs : je n'accepte pas qu'on les trahisse aussi misérablement, que l'on opère une volte-face aussi pitoyable, surtout que rien, mais alors rien, n'est jamais venu infirmer la justesse de leurs démonstrations. La critique d'Alain de Benoist contre la pen­sée de l'urgence, telle que Faye l'articule, est résumée en une seule page de son journal, celle du 1er août 1999 (cf. La dernière année, L'Âge d'Homme, 2000). Elle est à mon avis très bête, et toute à la fois suffisante et insuffisante. “Suffisante” par la prétention et la cuistrerie qui se dégagent de cette leçon sans substance, dia­métralement opposée à celles de Mohler et Rosset, et “insuffisante” par sa nullité et sa non pertinence.

    Économie régulée et modèles sociaux traditionnels

    Frédéric Valentin a abordé 2 thèmes importants : la théorie de la régulation, avancée par les gauches au­jourd'hui, mais qui puise dans les corpus “hétérodoxes” (selon la définition de Perroux, Albertini et Silem). Pour les régulationistes français, la bonne marche de l'économie dépend de l'excellence des institutions politiques et économiques de l'entité où elle se déploie. Ces institutions découlent d'une histoire propre, d'un long terme his­torique, d'une continuité, qu'il serait tout à fait déraisonnable d'effacer ou de détruire, sous peine de dis­lo­quer la société et d'appeler une cascade de problèmes insolubles. Par conséquent, une économie qui se vou­drait “mondiale” ou “globale” est une impossibilité pratique et une dangereuse illusion. Dans sa 2ème in­ter­vention, il a montré comment les civilisations indiennes et chinoises avaient mis au point des garde-fous pour em­pêcher les classes sociales s'adonnant au négoce (du latin “neg-otium”, fébrilité ou frénésie sans élégance) de contrôler l'ensemble du corps social.

    Le Général Uhle-Wettler, ancien commandant des unités parachutistes allemandes et ancien chef de la 1ère Division aéroportée de la Bundeswehr, nous a exhorté à lire attentivement :

    • les ouvrages de Paul Kennedy sur la dynamique des empires et sur le concept d'hypertension impériale (im­perial overstretch),
    • de Zbigniew Brzezinski pour connaître les intentions réelles de Washington en Eurasie et
    • de Noam Chomsky pour connaître les effets pervers du globalisme actuel.

    Cet exposé a été d'une clarté limpide, tant par la voix d'un homme habitué à haranguer ses troupes que par la concision du chef qui donne des ordres clairs. En tous points, les énoncés et les conclusions du Général cor­res­pondaient aux projets de notre École des Cadres, dirigée par Philippe Banoy, ce qui a évidemment en­thou­siasmé les stagiaires de cette école, présents à l'Université d'été ! Mieux : debout à côté du Général pour tradui­re ses propos en français, j'ai été frappé d'entendre son appel aux jeunes Allemands à rejoindre un cercle com­me le nôtre pour élaborer l'alternative au monde actuel.

    Pour ma part, j'ai présenté 54 cartes historiques de l'Europe, montrant le conflit 5 fois millénaire de nos peuples avec les peuples de la steppe eurasiatique. Nos cartographies scolaires sont généralement insuffisantes en France, en Allemagne et en Belgique. Les Britanniques en revanche, avec les atlas scolaires de Colin McEvedy, que je ne cesse de potasser depuis plus de vingt ans, disposent d'une cartographie historique beaucoup plus précise. En gros, quand les peuples européens dominent la steppe eurasienne jusqu'aux confins du Pamir (et peut-être au-delà, vers la Chine, à partir de la Dzoungarie et du désert du Taklamakan), ils sont maîtres de leur destin.

    Mais dès qu'un peuple non européen (Huns, Turcs) dépasse le Pamir pour s'élancer sur la ligne Lac Balkhach, Mer d'Aral, Mer Caspienne, il peut rapidement débouler en Ukraine puis dans la plaine hongroise et disloquer la cohésion territoriale des peuples européens en Europe. Cette vision, bien mise en exergue par la cartographie de Colin McEvedy, depuis la dispersion des peuples iraniens en Eurasie (vers — 1.600), permet de bien mesurer les dangers actuels, où, avec Brzezinski, les Américains considèrent que l'Asie centrale fait partie de la zone d'influence des États-Unis, qui s'appuient sur les peuples turcophones.

    Pour jeter les bases d'une “révolution conservatrice” civile

    Dans une 2ème intervention, plus littéraire celle-là, j'ai montré comment les ferments de la fameuse Ré­volution conservatrice allemande étaient né dans un cercle lycéen de Vienne en 1867, pour se développer en­suite à l'Université puis dans la sphère politique, tant chez les socialistes que chez les nationalistes. L'objectif de ce cercle, animé par la personnalité d'Engelbert Pernerstorfer, était de raviver les racines, de promouvoir un système d'enseignement populaire, de combattre les effets de la société marchande et de la spéculation boursière, de diffuser des formes d'art nouvelles selon les impulsions lancées par Schopenhauer, Wagner et Nietzsche (la “métaphysique de l'artiste”, créateur de formes immortelles par leur beauté). La “révolution con­ser­vatrice” de Pernerstorfer est intéressante dans la mesure où elle se déploie avant la césure gauche/droite, socialistes/nationalistes, dévoilant une synthèse commune qui nous permet aujourd'hui de surmonter le clivage gauche/droite, qui bloque toute évolution idéologique, sociale et politique dans nos sociétés.

    Ensuite, le cor­pus idéologique qui a germé à Vienne de 1867 à 1914, permet de déployer une “révolution conservatrice” civile, c'est-à-dire une RC qui est en phase avec toutes les problématiques d'une société civile et non pas de la réduire à un “univers soldatique” comme dans la période de guerre civile qui a régné en Allemagne de 1918 à 1923. “L'u­ni­vers soldatique” est certes fascinant mais demeure insuffisant pour une pratique politique en temps normal (ceci dit pour répondre aux critiques insuffisantes et insultantes de de Benoist à l'encontre de toute pensée de l'urgence).

    Deux autres orateurs de 40 ans se sont succédé à notre tribune : Andreas Ferch qui nous a brossé une esquisse biographique de Georg Werner Haverbeck, ancien animateur de la jeunesse bündisch, inféodé par décret aux Jeunesses hitlériennes, en rupture de banc avec le parti dès 1936 (parce que Haverbeck voulait une jeunesse fonctionnant selon les principes de la “démocratie de base” et non pas une jeunesse sous la tutelle d'un État), pasteur à Marbourg dans les années 40 et 50, animateur de cercles pacifiques au temps de la guerre froide (ce qui lui a valu le reproche d'être un “agent rouge”), fondateur de l'écologie non politicienne dans les années 80, refusant l'inféodation au gauchisme des Grünen (ce qui lui a valu le reproche de “néo-nationaliste” sinon pi­re…). Un destin étonnant qui résume toutes les problématiques de notre siècle. Werner Haverbeck est décédé à la fin de l'année 1999, à l'âge de 90 ans.

    Heidegger et les effets pervers de la manie “faisabiliste”

    Oliver Ritter, pour sa part, nous a parlé avec une extraordinaire concision et une remarquable clarté de Martin Heidegger. Il a parfaitement démontré que la transposition de critères et de grilles d'analyse de type technique ou de nature purement quantitative/comptable dans l'appréhension du réel conduit à des catastrophes (à cause du “voilement” ou de “l'oubli” de l'Être). Face à l'option “archéofuturiste” de Faye, qui a des aspects techniciens, voire assurément “technophiles”, en dépit de références heideggeriennes, les positions de Ritter sont bien sûr différentes, mais non “technophobes”, dans la mesure où Heidegger s'émerveille aussi devant la beauté d'un pont qui enjambe une vallée, d'un barrage qui dompte une rivière ou un fleuve.

    Heidegger, et Ritter à sa suite, dénonce le désenchantement, y compris celui des productions de la technique, par l'effet pervers de ce culte technicien et quantitativiste de la faisabilité (Machbarkeit, feasability). Cette faisabilité (que critique aussi Ema­nuele Severino en Italie) réduit à rien la force intérieure des choses, qu'elles soient organiques ou produites de la main de l'homme. Cette réduction/éradication conduit à des catastrophes, et assurément à celles, convergentes, qu'annonce Faye.

    Ce dernier est plus proche du premier Heidegger, qui voit l'homme ar­raisonner le réel, le commettre, le requérir ; Ritter, du second, qui contemple, émerveillé, les choses, souvent simples, comme la cruche qui contient le vin, au sein desquelles l'Être n'a pas encore été voilé ou oublié, de ce second Heidegger qui dialogue avec ses disciples zen japonais dans son chalet de la Forêt Noire.

    Sven Henkler, secrétaire de Synergon-Deutschland, vient de sortir un ouvrage sur le rapport homme-animal, totalement vicié aujourd'hui. Henkler nous a présenté son ouvrage le plus récent, Mythos Tier, qui déplore la déperdition définitive du rapport sacré qui existait entre l'homme et l'animal, de l'effroi respectueux que ressentait parfois l'homme face à la force de l'animal (notamment l'ours). L'animal est devenu pure mar­chan­di­se, que l'on détruit sans pitié quand les réquisits de l'économie l'exigent.

    Thierry de Damprichard a présenté un panorama des auteurs américains de la Beat Generation et explicité quelles influences ils avaient reçues d'Ezra Pound. Cette présentation a suscité un long débat qu'il a magistralement co-animé avec G. Faye, très bon connaisseur de cette littérature, très en vogue dans les années 60. Ce débat a permis de rappeler que no­tre contestation du système (et de “l'américanosphère”) est également tributaire de cette littérature protesta­taire. G. Faye a notamment dit qu'elle avait marqué une figure non-conformiste française qui a démar­ré sa carrière dans ces années-là, qui est toujours à nos côtés : Jack Marchal.

    Le rôle géopolitique futur de l'Inde et de sa marine

    Jorge Roberto Diaz nous a parlé de la géopolitique de l'Inde, dans le cadre de diverses interventions sur les questions stratégiques et géostratégiques. Nous abordons chaque année un ensemble de questions de ce domai­ne, afin de consolider nos positions géopolitiques. L'ouvrage auquel Diaz s'est référé pour prononcer son exposé est celui d'Olivier Guillard, La stratégie de l'Inde pour le XXIe siècle (Économica, 2000). Jouer la carte in­dienne est un impératif géostratégique pour l'Europe et la Russie d'aujourd'hui, qui permettrait de contourner la masse territoriale turcophone, afghane/talibanique et pakistanaise, mobilisée contre l'UE et la Fédération de Rus­sie par les États-Unis.

    Une alliance entre l'UE, la Russie et l'Inde aurait pour corollaire de contenir l'effer­ves­cence islamiste et surtout, comme l'a très bien exposé Diaz, de contrôler l'Océan Indien et le Golfe Persique, donc les côtes des puissances islamiques alliées des États-Unis. Le développement de la marine indienne est donc un espoir pour l'Europe et la Russie qui permettra, à terme, de desserrer l'étau islamique dans le Caucase et les Balkans et de parfaire, le cas échéant, un blocus de l'épicentre du séisme islamiste, c'est-à-dire l'Arabie Saoudite. La menace qui pèse sur l'Inde vient de l'occupation américaine de l'île de Diego Garcia, où sont con­cen­trées des forces impressionnantes, permettant aux États-Unis de contrôler les flots et le ciel de l'Océan In­dien ainsi que le transit maritime du pétrole en direction de l'Europe, de l'Afrique du Sud, du Japon et des nou­veaux pays industriels d'Asie orientale.

    Max Steens nous a plongés dans la pensée politique chinoise, en évoquant la figure de Han Fei, sage du IIIe siècle avant l'ère chrétienne. Han Fei nous suggère une physique politique limpide, sans jargon, avec, en plus, 47 principes pour prévenir toute pente vers la décadence. Phrase ou aphorismes courts, à méditer en perma­nen­ce! Le renouveau de notre espace politico-idéologique passe à notre sens par une lecture des sagesses po­litiques extrême-orientale, dont :

    • le Tao-Te-King, traduit en italien par Julius Evola pendant l'entre-deux-guerres et texte cardinal pour com­prendre son idéal de “personnalité différenciée” et son principe de “chevaucher le Tigre” (c'est-à-dire de vivre la décadence, de vivre au sein même de la décadence et de ses manifestations les plus viles, sans perdre sa force intérieure et la maîtrise de soi),
    • le traité militaire de Sun Tsu comme le préconise Philippe Banoy, chef de notre école des cadres de Wal­lonie,
    • le “Tao du Prince” de Han Fei, comme le préconise Steens de l'école des cadres de Bruxelles et
    • le code du Shinto japonais, comme le veut Markus Fernbach, animateur de cercles amis en Rhénanie-West­phalie. Fernbach est venu nous présenter le code du Shinto avec brio, avec une clarté aussi limpide que son homologue français ès-shintoïsme, que je n'ai pas l'honneur de connaître, Bernard Marillier, auteur d'une étude superbe sur ce sujet primordial, parue récemment chez Pardès.

    Tremper le caractère, combattre les affects inutiles qui nous distraient de l'essentiel

    Ces voies asiatiques conduisent à tremper le caractère, à combattre en nos fors intérieurs tous les affects inu­tiles qui nous distraient de l'essentiel. Un collège de militants bien formés par ces textes, accessibles à tous, per­mettrait justement de sortir des impasses de notre mouvance. Ces textes nous enseignent tout à la fois la du­reté et la sérénité, la force et la tempérance. Après la conférence de Fernbach, le débat s'est prolongé, en abordant notamment les similitudes et les dissemblances entre ce code de chevalerie nippon et ses homologues persans ou européens. On a également évoqué les “duméziliens” japonais, étudiés dans le journal Études indo-européennes du Prof. Jean-Paul Allard de Lyon III, bassement insulté par la presse du système, qui tombe ainsi le masque et exhibe sa veulerie. Enfin, il y a eu un aspect du débat qui me paraît fort intéressant et promet­teur : notre assemblée comptait des agnostiques, des païens, des catholiques et des luthériens.

    Éthique non chré­tienne, le Shinto peut être assimilé sans problème par des agnostiques ou des païens, mais aussi par des ca­tho­liques car le Vatican a admis en 1936 la compatibilité du shintoïsme et du catholicisme romain. On peut donc être tout à la fois catholique et shintoïste selon la hiérarchie vaticane elle-même. Dès lors pourquoi ne pas étendre cette tolérance vaticane aux autres codes, ceux de la Perse avestique ou des kshatriyas indiens, le culte romain des Pénates, etc., bref à tout l'héritage indo-européen ? Voilà qui apporterait une solution à un problème qui empoisonne depuis longtemps notre mouvance. Mais cette reconnaissance du shintoïsme, qui da­te de 1936, sous le Pontificat de Pie XII, est-elle encore compatible avec les manifestations actuelles du catho­li­cisme : les mièvreries déliquescentes de Vatican II ou l'impraticable rigidité des intégrismes obtus ?

    Manfred Thieme nous a ramenés à l'actualité en montrant avec précision les effets de la privatisation de l'éco­nomie dans les PECO (pays d'Europe centrale et orientale), en prenant pour exemple l'évolution de la Répu­blique Tchèque.

    Les autres conférences, prévues à Bruxelles pendant le week-end précédant l'Université d'été proprement dite, seront prononcées plus tard, majoritairement en langue néerlandaise. Successivement, Jürgen Branckaert, Pré­sident des Jeunes du Vlaams Blok, l'historien brugeois Kurt Ravyts, Philippe Banoy, Guillaume Faye et moi-même y prendront la parole.

    Branckaert évoquera une figure cardinale de notre histoire : le Prince Eugène de Savoie, vainqueur des Turcs à la fin du XVIIe siècle. Un cercle “Prince Eugène” verra le jour à Bruxelles, ras­sem­blant des Flamands et des Wallons fidèles à l'idée impériale, fédérant les cercles épars qui véhiculent la même inébranlable fidélité, tels “Empire et puissance” de Lothaire Demambourg ou la “Sodalité Guinegatte”. Des sections seront créées ensuite en Autriche, en Hongrie et en Croatie, de façon à nous remémorer notre seule légitimité politique possible, détruite par la Révolution française, mais dans une perspective plus claire et plus européenne que celle de l'iconographie que nous avait présentée, dans notre enfance, le Chanoine Schoonjans, avec les images de la collection “Historia”.

    Ravyts analysera les influences de Gabriele d'Annunzio et de Léon Bloy, notamment sur la figure du national-solidariste flamand Joris Van Severen. Il rendra de la sorte cette figure de notre histoire plus compréhensible pour nos amis français et italiens. Cet exposé per­mettra également de raviver le souvenir de Léon Bloy dans notre mouvance, qui l'a trop négligé jusqu'ici. Banoy analysera l'œuvre de Vladimir Volkoff et en tirera tous les enseignements nécessaires : lutte contre la sub­version et la désinformation. G. Faye présentera une nouvelle fois sa théorie de la “convergence des catastrophes”.

    • La diversité de vos intervenants se retrouve dans la liste de diffusion multilingue que vous animez sur le net. Qu'il s'agisse de culture, de politique ou de géostratégie, vous offrez à vos destinataires des contri­butions qui tranchent bien entendu avec la pensée unique mais aussi bien souvent avec la routine intel­lectuelle des milieux nationalistes, français en tous cas. Précisément, quel regard portez-vous sur les na­tionalismes européens en général et français en particulier ?

    Le rôle d'un cercle “métapolitique” est aussi de diffuser de l'information en vrac pour aider les jugements à se forger, pour concurrencer, dans la mesure du possible, l'idéologie que véhiculent les médias. Nous diffusons en 6 langues, le français, l'anglais, l'allemand, le néerlandais, l'espagnol et l'italien. Ce sont les 6 langues de travail de Synergies Européennes en Europe occidentale. Bon nombre de nos destinataires sont multilingues et la combinaison de langues maîtrisées varie d'individu à individu. Ce service de documentation électronique vise essentiellement, comme vous le devinez, à contredire et à critiquer l'idéologie dominante, celle de la “pensée unique” et de la political correctness, mais aussi à enrichir le discours de nos lecteurs, quel que soit le secteur où ils sont actifs, politiquement ou professionnellement.

    En confrontant les idées de leurs milieux national, politique ou professionnel à celles de milieux similaires dans d'autres pays ou espaces linguistiques, ils consolident leurs idées, apprennent à les illustrer avec davantage d'arguments donc à transcender tout ce qui pourrait être répétition stérile. Nous tranchons de la sorte avec les routines du nationalisme français comme avec toutes les autres routines qui sévissent ailleurs. Pour moi, le nationalisme n'a de sens que s'il est une pratique qui consiste à capter les forces agissantes dans la société civile, dans le “pays réel” aurait dit Maurras, mais qui sont contrecarrées dans leur déploiement par l'établissement, ou le “pays légal”.

    Le “pays réel” des petites et honnêtes gens

    Quant au regard que nous portons sur le nationalisme français, vous devinez qu'il est critique, justement parce qu'il vient d'ailleurs, d'un lieu hors Hexagone. En général, les observateurs scientifiques des phénomènes nationalistes dans le monde opèrent une distinction entre les “nationalismes étatiques” et les “nationalismes populaires” ou “ethniques”. Les nationalismes étatiques, dans cette optique, seraient ceux qui privilégieraient les appareils d'État sans tenir compte des facteurs ethniques ou en s'opposant à ceux-ci. Les nationalismes populaires ou ethniques serait ceux qui instrumentaliseraient les forces populaires contre les appareils, jugés étrangers et coercitifs.

    Généralement, les nationalismes populaires ou ethniques se réclament du philosophe allemand Johann Gottfried Herder, père spirituel des nationalismes allemand, flamand, scandinaves, finnois, hongrois, russe, serbe, croate, tchèque, grec, slovaque, irlandais, breton, etc. On a opposé ce nationalisme du substrat ethnique aux idées de la révolution française, qui utilisent les forces organiques du peuple pour faire triompher des abstractions qui, une fois établies, travailleront à éradiquer les peuples réels. En dehors de France, le nationalisme français est souvent confondu avec les idées révolutionnaires jacobines, qui sont considérées comme anti-nationales. Ernest Renan a tenté de formuler un “nationalisme d'élection”, un nationalisme fait d'adhésion volontaire à une “idée” nationale. Cette formule est également considérée comme un leurre par les nationalismes d'inspiration herdérienne, cette volonté et cette “idée” apparaissant trop éthérées par rapport à la substantialité que représentent l'héritage ancestral, la littérature véhiculée de génération en génération, les lignées de chair et de sang, la langue comme réceptacle de tous les souvenirs ataviques.

    La formule de Maurras éveille la même suspicion, à l'exception de sa distinction entre “pays réel” et “pays légal”. Où le pays réel des “petites et honnêtes gens” (Péguy !) est exploité et écrasé par un pays légal mais foncièrement illégitime. En ce sens, Maurras est ambigu : dans sa jeunesse félibrige, il était un adepte de Herder qui s'ignorait. Il pariait directement sur le charnel local, cherchait à le dégager de l'emprise d'un légalisme abstrait. Cette trajectoire va continuer : la nostalgie d'un populisme organique ne cesse de hanter de grands esprits en France.

    Les fédéralistes autour d'Alexandre Marc et de Guy Héraud, qui commencent leurs travaux dans les années 30, les éléments critiques à l'égard d'un étatisme trop rigide que l'on repère dans l'œuvre de Bertrand de Jouvenel, le “folcisme” provençal, rural et paysan d'un Giono, les mouvements paysans de l'entre-deux-guerres, le slogan la “Terre ne ment pas” du temps de Vichy, les éléments épars de toute cette quête diffuse qui se retrouve dans le populisme gaulliste pendant la guerre et dans l'après-guerre, etc. La synthèse de toutes ces merveilles de la pensée du XXe siècle n'a pas encore été faite. Malheureusement ! Cependant, les orientations nouvelles du gaullisme dans les années 60, après les tumultes de la guerre d'Algérie, avec la volonté de créer un Sénat des régions et des professions et de lancer l'idée mobilisatrice de “participation” mériteraient, à notre sens, une attention plus soutenue de la part des cercles néo-nationalistes en France, qu'ils soient inféodés à des partis ou non.

    Un programme nouveau pour le nationalisme français

    Enfin, il est évidemment qu'en dehors de France, et même dans les régions francophones à la périphérie de l'Hexagone, l'Histoire n'est pas jugée de la même manière. Par rapport au reste de l'Europe, l'Histoire de Fran­ce, depuis Louis XI (que nos instituteurs appelait l'« Universelle aragne », en reprenant l'expression qu'utilisait à son propos Charles le Hardi, Duc de Bourgogne, que l'historiographie française nomme le « Téméraire ») et sur­tout depuis François Ier est regardée avec une évidente animosité. L'alliance que François Ier noue avec les Ot­tomans est considérée comme une trahison à l'égard du “bloc civilisationnel” européen.

    Cette animosité est difficilement surmontable, car lorsque nous avons affaire à des amis allemands (surtout du Sud), espagnols, autrichiens, hongrois, croates, lombards ou vénitiens, nous sommes amenés tout naturellement à partager la même vision de l'histoire : celle qui voit l'Europe unie contre les adversaires communs en Afrique du Nord et dans les Balkans. La France, comme du reste l'Angleterre, et dans une moindre mesure le Portugal et la Suède, fait bande à part, est perçue comme étant en marge de notre bloc civilisationnel. Par conséquent, notre souhait est de voir se développer une nouvelle historiographie française qui aurait les caractéristiques suivantes :

    • ◊ Elle se réapproprierait une bonne part de la tradition bourguignonne, dans la mesure où celle-ci est fidèle à l'Empire, forge un “Ordre de la Toison d'Or” visant à reprendre pied dans l'espace pontique (Mer Noire) 
    • ◊ Elle revaloriserait des figures comme Catherine Ségurane, héroïque niçoise en lutte contre les Ottomans et François Ier (cf. « Une jeune Niçoise résiste au Turc Barberousse », in : Historia n°593, mai 1996)
    • ◊ Elle se réfèrerait davantage à la Sainte-Ligue, au-delà d'un catholicisme trop intransigeant, car la Sainte-Ligue était alliée à une Espagne combattante, not. en Méditerranée et en Afrique du Nord
    • ◊ Elle se réfèrerait aux mouvements populaires de résistance, ainsi qu'à la Fronde, contre les tentatives de centralisation, qui n'avait qu'un but, spolier la population pour financer des guerres contre le reste de l'Europe et au profit de l'allié ottoman
    • ◊ Elle réactualiserait la politique maritime de Louis XVI, qui fut capable de damer le pion à la Royal Navy, et qui aurait, s'il avait réussi, dégagé définitivement l'Europe de “l'anaconda” thalassocratique (Haushofer)
    • ◊ Elle mettrait en exergue la conquête de l'Algérie, imposée par la Restauration européenne à la France, pour expier les fautes de François Ier, qui avait, par ses manœuvres pro-ottomanes, fait échouer les conquêtes de Charles-Quint, amorcées en Tunisie, et des troupes espagnoles en Oranie
    • ◊ Elle renouerait avec le gaullisme anti-impérialiste et participationniste, en dépit des clivages catastrophiques de la guerre d'Algérie, ce qui permettrait de retomber à pieds joints dans le concret, en avançant une politique d'indépendance agricole et d'indépendance énergétique, pariant sur la diversité des sources, en proposant un modèle social original, dépassant les insuffisances du libéralisme et du capitalisme de type anglo-saxon, de lancer une politique spatiale (de concert avec le reste de l'Europe), de consolider un armement nucléaire, de relancer une flotte crédible (cf. les thèses de l'Amiral Castex et les travaux de Hervé Coutau-Bégarie) et de maintenir l'atout majeur qu'est une industrie aéronautique autonome, prête à coopérer avec ses consœurs européennes (notamment Saab en Suède).

    Vous le constatez : nous ne sommes pas seulement critiques, par rapport aux errements du passé, nous sommes surtout positifs car nous proposons aux Français de mettre leurs atouts au service d'un bloc civilisationnel, capable de résister aujourd'hui aux États-Unis et à son appendice, le monde islamique, travaillé par les intégrismes de tous acabits.


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    Réponses à José Luis Ontiveros

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    Entretien entre Robert Steuckers, alors secrétaire général de Synergies Européennes, et le journaliste et écrivain mexicain José Luis Ontiveros pour le grand journal de Mexico Uno mas Uno.


    • 1. Quelle géopolitique devrait déployer un pays émergeant comme le Mexique ?

    RS : Il me semble difficile de répondre à cette question à la place des Mexicains. Néanmoins, vu d'Europe, il semble que le Mexique n'a pas actuellement les moyens financiers et militaires d'imposer une ligne di­rectrice dans la région. Surtout, sa flotte ne fait évidemment pas le poids devant celle du gendarme du globe, les États-Unis. Que faire dès lors qu'on ne peut pas affronter directement le maître du jeu ? Les règles sont simples : elles dérivent de la pensée de Frédéric List, qui a jeté les bases de la pratique autar­cique. Bien sûr, il sera difficile de faire passer une logique autarcique dans le contexte ac­tuel ; les adver­saires intérieurs et extérieurs de toute logique autar­cique passeront leur temps à la torpiller.

    La lutte pour un projet géopolitique indépendant et autonome passe par une lutte quoti­dienne pour la “colonisation inté­rieure”, c'est-à-dire pour la renta­bilisation maximale et pour le centrage maximal possible des capitaux mexicains au Mexique. La “colonisation intérieure”, dans la tra­dition politique autarciste, c'est d'abord constater que si notre pro­pre outillage industriel, technique, éducatif est limité, nous en­trons automati­quement dans la dépendance d'un État possèdant un outil­lage plus complet. Il s'agit alors de travailler po­litiquement, patiem­ment, au jour le jour, à combler la différence. Ce processus pourra s'étendre sur un très long terme. Mais au quotidien, toute politique de “petits pas” peut payer. Et il s'agit aussi, pour les te­nants de la logique autarciste, de critiquer sans relâche et de com­battre les politiques libérales qui enten­dent faire de tous les sys­tèmes socio-politiques de la planète des systèmes “pénétrés”.

    Le meilleur exem­ple, pour les pays émergents, reste celui de France-Albert René, Président de l'Archipel des Seychelles, qui disait qu'il fallait que les petits pays diversifient au maximum leurs sources d'approvisionne­ment, afin de ne pas trop dépendre d'un seul four­nisseur. Situé en­tre les 2 plus vastes océans du Globe, le Mexique pourra diffici­lement se soustraire dans l'immédiat de la forte tutelle américaine, mais en se fournissant en Europe, au Japon, dans les autres pays ibéro-américains, il pourra réduire à moyen ou long terme ses dé­pendances à l'égard des États-Unis au moins au tiers du total de ses dépendances. Le reste suivra.

    privat10.gif• 2. Quelle sont les principales caractéristiques de la géo­politique depuis la “fin de l'histoire” annoncée par Fuku­yama et la domination unipolaire des États-Unis qui règne aujourd'hui sur la planète ?

    Que Washington croie que la “fin de l'histoire” soit advenue ou que la domination des États-Unis soit dé­sormais unipolaire ne change rien à la complexité factuelle et constante des options géopolitiques des États ou des groupes d'États ou même des Églises ou des reli­gions. Mais le “Nouvel Ordre Mondial” que Bush a tenté d'imposer avait été prévu avec clarté par un conseiller du Président algérien Chadli, le diplo­mate et géopolitologue Mohammed Sahnoun. Pour lui, l'analyse d'une constante de l'histoire, en l'occur­rence “l'hyper­tro­phie impériale”, par le Prof. Paul Kennedy, dans son cé­lèbre livre The Rise and Fall of the Great Powers (1987), a obligé Washington à modifier sa stratégie planétaire : pour éviter cette hy­pertro­phie qui mène au déclin, elle devait concentrer son pouvoir militaire sur l'es­sentiel. Et, pour Washington, cet essentiel est constitué par les zones pétrolifères de la péninsule arabique.

    La Guerre du Golfe a été un ban d'essai, pour voir si la logistique amé­ricaine était au point pour déployer rapidement des forces conven­tionnelles dans cette zone et vaincre en un laps de temps très court pour éviter tout syndrome viet­namien. Ensuite, il a fallu démontrer au monde que les États-Unis et leurs alliés étaient ca­pables de con­trôler une zone de repli et une base arrière, la Corne de l'Afrique et la Somalie. D'où les opé­rations onusiennes dans cette région haute­ment straté­gique. Les États-Unis ne pouvaient envisager un retrait partiel d'Eu­rope et d'Allemagne que s'ils étaient sûr qu'un déploie­ment logisti­que massif pouvait réussir dans la Corne de l'Afrique et la pénin­su­le arabique.

    • 3. Quelles sont les perspectives de la géopolitique dans le monde islamique qui per­mettrait à celui-ci de se soustrai­re au schéma démo-libéral qu'imposent les États-Unis et l'Occident ?

    Parler d'un seul monde islamique me paraît une erreur. Le géopoli­tologue français Yves Lacoste parle à juste titre “des islams”, au plu­riel. Il existe donc des islams comme il existe des christianismes (ca­tho­liques, protestants, orthodoxes), poursuivant chacun des ob­jectifs géostratégiques divergents. Dans le monde islamique, il y a des alliés inconditionnels des États-Unis et il y a des adversaires de la politique globale de Washington. Aujourd'hui, dans les premiers mois de 1996, il me paraît opportun de suivre at­tentivement les propositions que formulent les diplomates iraniens, dans le sens d'une alliance entre l'Eu­ro­pe, la Russie, l'Iran et l'Inde, contre l'al­lian­ce pro-occidentale, plus ou moins formelle, entre la Turquie, Is­raël, les États-Unis, l'Arabie Saoudite, les Émirats et le Pakistan.

    Cet­te alliance occidentale regroupe des islamistes laïcs et modérés (les Turcs) et des islamistes fondamentalistes et conservateurs (les Saou­diens). Le clivage ne passe donc pas entre fondamentalistes et modérés, mais plus exactement en­tre les diverses traditions diplo­matiques, très différentes et souvent antagonistes, des pays mu­sul­mans res­pectifs. La Turquie laïque veut contenir la Russie et re­ve­nir dans les Balkans (d'où son soutien à cer­tains partis bosniaques), vœux qui correspondent aux projets américains, qui cherchent à éviter toute sy­ner­gie entre l'Europe, la Russie, l'Iran et l'Inde. L'Irak de Saddam Hussein représentait un pôle à la fois pa­n­arabe et stato-national, comparable, en certains points, au gaul­lisme anti-améri­cain des années 60. Ce pôle a cessé d'avoir du poids après la Guerre du Golfe.

    L'Arabie Saoudite veut contenir et le na­tiona­lis­me arabe des baasistes irakiens et et les chiites iraniens, ce qui l'oblige à de­man­der constamment l'aide de l'US Army. Le Pakistan reprend son vieux rôle du temps de l'Empire britannique : barrer à la Russie la route de l'Océan Indien. Dans le Maghreb, des forces très divergen­tes s'affrontent. En Indonésie, autre grand État musulman — mais où l'islamité ne prend pas la forme des inté­grismes intran­sigeants, très religieux et très formalistes, d'Iran, d'Arabie Saoudite, du Soudan ou d'Algérie —, il s'agira de repérer et de distinguer les forces hos­ti­les des forces favorables à une alliance entre Djakarta et un bi­nôme in­do-nippon. En effet, le Japon tente de financer et d'équiper une puis­sante flotte indienne qui sur­veillera la route du pétrole depuis le Golfe Persique jusqu'à Singapour, où une nouvelle flotte japonaise prendrait le relais, assurant de la sorte la sécurité de cette grande voie de communication maritime à la place des États-Unis. À la sui­te de la Guerre du Golfe, les Américains avaient demandé à leurs alliés de prendre le relais, de les décharger de leurs missions mili­tai­res : mais l'initiative japonaise soulève aussi des inquiétudes...

    • 4) Quel doit être le point de référence d'une géopolitique ibéro-américaine et quelles doivent être les alliances stra­té­giques de la “Romandie américaine” ?

    Je ne devrais pas répondre à la place des Ibéro-Américains, mais, vu d'Europe, il me semble que la géo­politique continentale ibéro-américaine devrait tenir compte de 3 axes importants :

    • a) Se référer constamment aux doctrines élaborées au fil des dé­cennies par les continentalistes ibéro-américains qui ont compris très tôt, bien avant les Européens, quels étaient les dangers d'un panaméri­canisme téléguidé par Washington. Il existe donc en “Ro­mandie américaine” une tradition politico-intellec­tuelle, portée par des auteurs très différents les uns des autres, mais qui, au-delà de leurs différences, vi­sent tous un but commun : rassembler les forces romandes du Nouveau Monde au niveau continental pour conserver les autonomies et les différences au niveau local.
    • b) Pour échapper à toute tutelle commerciale et industrielle de Wa­shington, les États latino-américains doi­vent appliquer au maxi­mum la logique autarcique, base du développement autonome des na­tions, im­po­ser la préférence continentale ibéro-américaine et di­ver­si­fier leurs sources d'approvisionnement dans les matières que les autarcies locales et grand-spatiale ne peuvent pas encore leur pro­cu­rer. Dans un pre­mier temps, il faudrait que les fournitures non na­tionales et non ibéro-américaines viennent à 30 % des États-Unis, à 30 % du Japon, à 30 % d'Europe et à 10 % d'ailleurs.
    • c) Ensuite, il faut se souvenir d'un projet que De Gaulle avait car­res­sé dans les années 60 : organiser des ma­nœuvres navales com­munes dans l'Atlantique Sud entre la France, l'Afrique du Sud (ce qui est dé­sor­mais problématique), l'Argentine, le Brésil, le Portugal et le Chi­li. Une coopération qu'il serait bon de réactiver. L'écrivain fran­çais Dominique de Roux voyait dans ce projet l'ébauche d'un “cin­quiè­me empire”.

    us-bus11.jpg• 5) Un réaménagement géopolitique mondial aura-t-il lieu contre la domination de l'américanosphère ?

    En dépit du matraquage médiatique, l'américanosphère n'est plus un modèle, comme c'était le cas de la fin des années 40 jusqu'aux Golden Sixties. L'hypertrophie impériale, la négligence des secteurs non mar­chands au sein de la société civile nord-américaine, l'effon­dre­ment de la société sous les coups de bou­toirs de l'individualisme for­cené, a créé, sur le territoire des États-Unis une véritable société dua­le qui exerce de moins en moins de pouvoir de séduction. Le my­the individualiste, pierre angulaire du libéralisme et de l'écono­mis­me américain, est aujourd'hui contesté par les “communauta­riens” et par des idéologues originaux comme les bio­régionalistes.

    Les États-Unis, en dépit de leur protectionnisme im­plicite (où le “lais­sez-faire, laissez passer” n'est bon que pour les autres), ont né­gligé la colonisation intérieure de leur propre terri­toire : routes, in­frastructures, chemins de fer, lignes aériennes, écoles, etc. laissent à désirer. Le taux de mortalité infantile est le plus élevé de tous les pays développés. Tôt au tard, ils devront af­fron­ter ces problèmes en abandonnant petit à petit leur rôle de gendarme du monde. L'ère des grands es­pa­ces semi-autarciques, annoncés par l'économiste hé­té­rodoxe français François Perroux, s'ouvrira au XXIe siècle, cher­chera à mettre un terme au vaga­bondage transcontinental des capitaux, à imposer une logique des investissements localisés et sur­tout, comme le voulait Perroux (qui admirait les continen­talistes ibéro-américains) pariera pour l'homme de chair et de sang, pour l'homme imbriqué dans sa com­mu­nauté vivante, et pour ses capa­ci­tés créatrices.

    • 6) Quel est le futur de l'État national ? Sera-t-il remplacé par un “'État universel” ?

    En Europe, l'État national est en crise. Mais cette crise n'est pas seu­le­ment due à l'idéologie libérale et universaliste dominante. Si la cen­tralisation de l'État a été un atout entre le XVIIe et le XIXe siècles et si les États centralisateurs, tels l'Espagne, la France ou la Suède, ont pu déployer leur puissance au dé­triment des pays mor­celés issus directement de la féodalité, les nouvelles technologies de communica­tion permettent dorénavant une décentralisation per­for­mante pour la société civile, l'économie industrielle (et non spé­cula­ti­ve !) et, partant, pour les capacités financières des pouvoirs pu­blics, ce qui a immédia­tement des retombées dans les domaines de la haute technologie (maîtrise des télécommunications et des satel­li­tes), de la chose militaire (armement de pointe) et de la ma­tière gri­se (université et recherche performantes). Ou permettent des re­cen­trages différents, en marge des vieilles capitales d'État.

    Pour cet­te raison le fédéralisme est devenu une nécessité en Europe, non pas un fédéralisme diviseur, mais un fédéralisme au sens étymo­lo­gi­que du terme, c'est-à-dire un fédéralisme qui fédère les forces vi­ves du pays, ancrées dans des tissus locaux. Je veux dire par là que les provinces périphériques des grands États cen­tralisés et classi­ques d'Europe ont désormais le droit de retrouver un dynamisme na­turel auquel elles avaient dû renoncer jadis pour “raison d'État”. Le fédéralisme que nous envisageons en Europe est donc un fé­déra­lis­me qui veut redynamiser des zones délaissées ou volontairement mises en jachère dans les siècles précédents, qui veut éviter le dé­clin de zones périphériques comme l'Arc Atlantique, du Portugal à la Bretagne, le Mezzogiorno, l'Extramadure, etc. Et puis, dans un deu­xième temps, rassembler toutes ces forces, les nouvelles comme les anciennes, pour les hisser à un niveau qualitatif supérieur, dont Carl Schmitt, déçu par l'étatisme classique après avoir été un fer­vent défenseur de l'État de type prussien et hégélien, avait annoncé l'advenance : le Grand-Espace.

    En Europe, la réorganisation des pays, des provinces, des patries charnelles et des vieux États sur un ni­veau “grand-spatial” est une né­cessité impérieuse. Mais hisser nos peuples et nos tribus à ce macro-niveau grand-spatial exige en com­pensation une redy­namisation de toutes les régions. L'objectif grand-spatial est insépa­rable d'un recours aux dimensions locales. Ail­leurs dans le monde, cette dialectique peut ne pas être pertinen­te : en Chine et au Japon, l'homogénéité du peuplement rend inutile ce double redimension­nement institutionnel. En Amérique latine, l'hé­térogénéité culturelle et l'homogénéité linguistique exigeront un redimensionnement institutionnel différemment modulé. Nous au­rons donc une juxta­position de “grands espaces” et non pas un État unique, homgénéi­sant, policier et planétaire, correspondant aux fan­tasmes des idéo­logues uni­versalistes, qui continuent à faire la pluie et le beau temps dans les salons parisiens.

    Nouvelles de Synergies Européennes n°17, 1996.

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    ◘ Entretien avec Robert Steuckers sur l'Europe, le néo-nationalisme, l'immigration, etc.

    propos recueillis par Pierre Fréson (déc. 1987)

    blandr10.jpgAvant-propos : Dans le cadre d'un travail général d'investigation idéologique, notre ami et sympathisant, Pierre Fréson, a interviewé Robert Steuckers, directeur des revues Orientations et Vouloir et animateur du Cercle d'études EROE, présidé par Jean van der Taelen.

    Qui est Robert Steuckers ? Né le 8 janvier 1956 à Uccle, il a vécu toute sa vie à Bruxelles, ville où il se sent pleinement enraciné. De souche flamande à 100%, il a fait ses études en français. Il a étudié la philologie germanique pendant 2 ans et a achevé, ensuite, un cycle d'études linguistiques qui lui a conféré le diplôme de licencié en traduction pour les langues allemande et anglaise. En 1981, il a été secrétaire de rédaction de la revue d'Alain de Benoist, Nouvelle École, et a collaboré, la même année, à Éléments, la revue du GRECE en France. Avec Alain de Benoist et ses principaux collaborateurs, il a sorti 2 dossiers pour Nouvelle École : l'un sur le sociologue italien Vilfredo Pareto et l'autre sur le philosophe allemand Martin Heidegger. Dans Éléments,  en 1981, paraissent 2 articles de lui : sur Carl Schmitt (co-signé avec G. Faye) et sur José Ortega y Gasset. Ces 4 études reflètent les références philosophiques de base d'Orientations et d'EROE.

    En 1982, il fonde la revue Orientations et, en novembre 1983, le bulletin Vouloir qui, depuis, a pris de l'ampleur. En 1985, avec Guillaume Faye et moi-même, il participe à l'élaboration d'un Petit lexique du partisan européen (Eurograf, Liège), qui reprend tous les mots-clefs du vocabulaire de la “Nouvelle Droite” française, assortis d'une bilbiographie permettant d'approfondir chaque thème. En 1986, il publie à Genève avec Armin Mohler et Thierry Mudry un opuscule intitulé Généalogie du fascisme français, qui a été traduit en italien et sera traduit en grec et en allemand. Il a collaboré à diverses revues en Europe : Elemente (Kassel), L'Uomo Libero (Milan), Diorama Letterario (Florence), The World and I (Washington), Trasgressioni (Florence), The Scorpion (Londres), Criticon (Munich), Junges Forum (Hambourg), Futuro Presente (Lisbonne), Le Partisan Européen (Béziers), Troisième Voie (Paris), Totalité (Paris), etc.

    R. Steuckers participe, dans le cadre de ses activités éditoriales, à de nombreux colloques, dont ceux du Cercle Proudhon de Genève, ceux de la Deutsch-Europäische Studien-Gesellschaft et de diverses associations étudiantes en RFA, et ceux du Scorpion Club de Londres. Les réponses qu'il nous donne ici se situent sur la même longueur d'onde que son discours tenu lors du colloque de la revue Éléments, à Versailles, le 16 novembre 1986. Ce discours, déjà traduit en grec, avait ceci de particulier qu'il demeurait inclassable dans les canevas conventionnels des idéologies dominantes. Ni de gauche ni de droite mais volontariste et européen, le discours de Steuckers puise partout, sans a priori, à gauche comme à droite, des arguments pour redonner à notre continent sa pleine indépendance. Cette liberté de choisir, de rester parfaitement indifférent aux croyances simplettes de notre temps, Steuckers tient absolument à la garder. Il y veille jalousement et refuse tout engagement politique dans le cadre d'un parti, qu'il soit de gauche ou de droite (il a fait sienne la parole d'Ortega y Gasset : "Être de gauche ou de droite et le revendiquer bruyamment, voilà 2 manières de prouver qu'on est un triste imbécile"). Personnellement, j'ai mon propre engagement, dans le cadre de cette revue militante qu'est Forces Nouvelles,  mais j'ai estimé que ces propos non conformistes, qui ne recouvrent pas entièrement ma propre démarche, devaient être écoutés et médités. (Pierre Fréson)

    ♦ Entretien ♦

    • 1. L'originalité des sociétés de pensée comme l'EROE en Belgique ou le GRECE en France tient sans doute au refus de tout conformisme intellectuel. Peut-on vous définir comme “libre-penseur” ?

    Je répondrai immédiatement par l'affirmative, dans le sens où nous nous revendiquons d'un réel “libre-examinisme”, et non comme d'aucuns d'un libre-examinisme de façade. Le “libre-examinisme” consiste, pour nous comme pour nos amis français, italiens ou allemands, à aborder les thèmes délaissés par les média en place. Si hier le “libre-examinisme” consistait à réfuter les dogmes d'un cléricalisme omniprésent, il doit nécessairement constituer, aujourd'hui, un espace de résistance aux simplismes et aux aberrations véhiculés par la presse officielle et la télévision. Dans notre pays, jeté en pâture aux partis conservateurs-chrétiens, libéraux ou social-démocrates, le “libre-examinisme”, c'est l'amorce d'un front du refus, résolument moderne, résolument attentif à ce qui se passe en dehors de nos frontières ainsi qu'à ce que les philosophies et les innovations théoriques de notre époque conçoivent de proprement “révolutionnaire”, pour que s'effondrent enfin les corpus doctrinaux et les arguments pseudo-moraux qu'avancent les profiteurs de ce système partitocratique, historiquement révolu, pesant, coûteux, gaspilleur d'énergies et de talents.

    Notre “libre-examinisme” se donne pour objectif de puiser tout ce qu'il y a de bon, de rentable, d'innovateur et d'utile dans les idéologies contemporaines ou dans celles du passé que nous avons oubliées ou négligées. Cette quête tous azimuts que nous avons entreprise depuis quelques années n'opère aucune distinction mutilante entre une “gauche” qui, selon les opinions, serait le diable ou le divin et une “droite” qui serait pernicieuse pour les uns ou salvatrice pour les autres. Les illuminés de tous bords, encroûtés dans leurs fantasmes, travaillés par le prurit de leurs complexes décérébrants, nous collent tantôt l'étiquette de “fascistes” (cf. les bachi-bouzouks de l'anti-fascisme dinosaurien à la Article 31 ou à la Celsius) ou de “crypto-communistes” (cf. les inénarrables brontosaures de l'intégrisme catholique ou les sectaires hystériques du Parti Ouvrier Européen de l'Américain LaRouche). Ces quelques officines travaillent pour le statu quo, malgré leurs discours pseudo-révolutionnaires ; leurs prestations médiocres ne servent que les gestionnaires du système qu'ils croient dénoncer. Ce refus de tout prêt-à-penser étriqué nous interdit l'engagement politique direct ; nous concevons notre entreprise comme la constitution d'une “banque de données”, où peuvent venir puiser tous les hommes de bonne volonté, tous ceux qui veulent le salut de leur Cité et un avenir serein pour leurs concitoyens.

    Tout libre-examinisme est inséparable d'un regard sur l'histoire, d'une volonté de procéder à l'archéologie du savoir et de décrypter notre monde contemporain à la lumière des leçons du passé. La pédagogie dominante depuis quelques décennies a oublié cette sagesse pour s'enfoncer misérablement dans le culte du “présentisme”, pour se perdre dans les tourbillons d'images médiatiques et dans le blizzard de ces idéologies fumeuses qui affirment, péremptoires, qu'il faut faire du passé table rase. Les investigations du GRECE et de la revue Nouvelle École ont eu l'immense mérite de nous faire redécouvrir notre héritage indo-européen en vulgarisant intelligemment Dumézil et d'initier le public francophone aux trésors cachés de la Révolution conservatrice allemande sous la République de Weimar. Ces approches doivent être sans cesse répétées et approfondies car, dans ces corpus, résident des recettes qui deviendront “classiques” pour un monde qu'il faudra bien bâtir demain afin d'échapper aux impasses où nous ont fourvoyé les idéologies qui, malgré leur sclérose, nous dominent toujours et font notre malheur.

    • 2. À quelles conditions croyez-vous possible que l'Europe sorte de la double dépendance qui la neutralise depuis 1945 ?

    L'état de faiblesse de l'Europe actuelle et la minorisation savamment planifiée des groupes capables de concevoir et de promouvoir une idée et un idéal d'“Europe Totale” ne nous permettent pas de jouer les prophètes... Nous n'avons nullement la prétention, si fréquente dans les petits groupes marginalisés qui militent pour l'Europe, de donner une recette toute faite, d'élaborer un programme qui serait définitif et inégalable. Notre démarche vise à défendre et à illustrer les projets qui, de temps en temps, fusent dans les milieux les plus divers, sans que nous n'excluions a priori telle ou telle famille de pensée. Ainsi, nous nous félicitons des efforts des groupes nationaux-révolutionnaires partout en Europe, nous avons applaudi quand nous avons découvert des analyses intelligentes dans le CERES de Chévenement, chez l'économiste des “Verts” français, Alain Lipietz, quand la gauche anglaise a critiqué le pro-américanisme masochiste du gouvernement Thatcher ; nous avons la nostalgie des bons projets du gaullisme que De Gaulle n'a jamais pu réaliser ; quand Papandreou veut quitter l'OTAN, nos vœux sont avec lui ; quand les représentants des régions “adriatiques” se rassemblent sans se soucier ni des vieux États-Nations ni du Rideau de Fer, l'espoir renaît en nous...

    Dans une ville comme Bruxelles, centre de 40% de nos activités, il serait idiot de vouer encore un culte à ce vieil et exécrable totem qu'est l'État-Nation ; les populations de ce pays ne peuvent plus, à quelques exceptions près (celles des profiteurs du système), adhérer à ce culte, en constatant chaque jour de visu les tares effrayantes que secrète l'État-Nation belge, produit de la diplomatie britannique fidèle à sa devise “Diviser pour régner” et de l'impérialisme français cherchant maladivement à atteindre le Rhin et à s'emparer des industries wallonnes et rhénanes. À l'échelle européenne, tout individu sensé refusera de choisir entre le chaos libéral de l'Ouest et la rigidité stérile de l'Est. La solution est donc dans un abandon des crispations petites-nationalistes et dans le rapprochement inter-européen (CEE/Neutres/Comecon), de manière à cautériser définitivement l'horrible plaie de Yalta qui marque comme un stigmate notre continent en son centre le plus dynamique : l'Allemagne.

    Se souvenir de Pierre Harmel...

    belgiu10.jpgPierre Harmel, Ministre des Affaires Etrangères dans les années 60, avait conçu un projet grandiose : celui d'une “Europe Totale”. Sa stratégie avait été mécomprise à gauche et torpillée à droite, chez les laquais de l'Amérique. Harmel voulait qu'un réseau de relations bilatérales s'établisse entre pays européens du COMECON et pays de l'Europe occidentale, sans ingérance des super-gros. Petit à petit, la confrontation directe entre les 2 blocs se serait édulcorée et un espace de relations amicales inter-européennes aurait vu le jour. La division allemande aurait fait place à une confédération allemande, rendant aussitôt caduc le Rideau de Fer, et le mur de Berlin n'aurait plus eu raison d'être. Le pire ennemi d'Harmel, homme d'État démocrate-chrétien, fut le socialiste Spaak, initiateur, dès le début des années 50, d'une diplomatie pro-américaine absolument servile, reposant sur la trouille (“Nous avons peur...”, s'était-il écrié à New York, pour justifier l'inféodation de nos nations au système colonial qu'est l'OTAN).

    C'est donc un paradoxe curieux d'apprendre qu'aujourd'hui des hommes de gauche, au SP flamand, veulent restaurer l'idéal harmelien d'Europe Totale, alors que ce sont précisément les socialistes qui ont, par l'intermédiaire de Spaak, installé cette détestable américanolâtrie, vectrice d'une soumission incacceptable pour nos industries et nos travailleurs. Les partisans de l'Europe Totale, not. ceux qui, comme vous, s'inscrivent dans la tradition nationale-révolutionnaire établie à Bruxelles par Jean Thiriart vers 1964-65, doivent, à notre sens, participer au renforcement du néo-harmelisme et reprendre la critique à l'encontre du spaakisme, même et surtout dans les termes agressifs que lui adressait avant sa mort un homme de gauche éprouvé, le Professeur Marcel Liebman.

    En Allemagne, c'est la revue de droite conservatrice Mut, dirigée par Bernhard Wintzek, qui exhorte les patriotes allemands d'aujourd'hui à relire Harmel. L'ex-Général de la Bundeswehr, Kiessling — chassé de l'état-major du SHAPE de Casteau parce qu'il estimait que les officiers allemands devaient être traîtés comme des pairs et non comme des valets par leurs collègues américains — est le plus assidu des néo-harmeliens allemands. Les idéaux du socialiste Coolsaet, auteur de 2 livres néo-harméliens et anti-spaakistes (1), et ceux des conservateurs Kiessling et Wintzek se conjuguent étrangement. En tant que “libre-exaministes”, nous constatons avec joie que le clivage gauche-droite, dans une question aussi essentielle pour l'Europe, s'estompe et disparaît. Libre à vous, nationaux-révolutionnaires d'inspiration thiriartiste (2), de participer à l'offensive et de réclamer, dans vos programmes, la restauration de l'esprit harmelien ; peut-être serez-vous plus à même, à long terme, de réaliser cet idéal que les partis socialistes où se côtoient, pour participer allègrement aux fromages, spaakistes hollywoodiens et neutralistes pétris d'idées valables mais sans cœur au ventre.

    Un fait patent : la guerre économique entre les USA et la CEE

    L'Europe est en marche dans le domaine des industries de pointe. Nous dirions même qu'elle y est en guerre. Une guerre âpre que lui mènent les États-Unis. Les média, animés par des journalistes libéralo-droitiers pro-américains ou “gauchistes” de salon à l'anti-américanisme inconséquent, ne sont guère bavards quand il s'agit d'expliquer les mécanismes de la guerre économique que se livrent Européens et Américains depuis au moins 3 décennies. Or, les États-Unis, forts de leur victoire de 1945 et de leur dollar intronisé monnaie universelle, cherchent à s'assurer tous les marchés et à asseoir leur monopole dans tous les domaines de l'économie et de l'industrie.

    La CEE et les USA s'affrontent périodiquement pour les denrées alimentaires, l'aéronautique, la sidérurgie, l'industrie informatique et les bio-technologies. Dans cette lutte, les États-Unis partent avec une substantielle longueur d'avance : celle que leur donne l'immensité impressionnante de leur marché intérieur de 240 millions de consommateurs. Dans un tel espace protégé selon les règles rigoureuses de l'autarcie économique, il est possible de lancer des produits nouveaux et de les rentabiliser à très brève échéance. L'Europe est handicapée par ses États-Nations avec leurs micro-nationalismes, par des divisions anciennes incrustées dans nos corps sociaux depuis les guerres de religion, par un personnel politique surnuméraire et inefficace.

    Ceux qui se sentent une âme de rénovateur, ceux qui veulent généreusement s'investir pour le salut de notre continent et combattre dans ce sens par le verbe et la plume doivent ipso facto prendre acte des faits qui ponctuent cette lutte vieille de 3 décennies. En constatant ces faits de guerre économique, ils doivent moduler leur programme et leur action de façon à s'annexer les forces sociales qui contribuent à donner à l'Europe un maximum d'autarcie, d'autonomie et d'indépendance. Une action politique pour l'Europe ne saurait se contenter d'un enthousiasme purement sentimental, s'alimenter de nostalgies diverses, se replier dans une petite sphère de convaincus mais doit impérativement être offensive et imbriquée dans le tissu concret de nos sociétés. Un “néo-européiste”, c'est un homme ou une femme qui va de l'avant et qui sait, par expérience, que l'Europe doit se donner les outils technologiques qui lui conféreront la puissance.

    Créer des pôles européens dans les technologies de pointe

    Les Européens doivent parier pour les regroupements inter-européens des industries informatiques et bio-technologiques. Plusieurs fois, nous avons déjà raté le coche : Dassault, la firme d'aéronautique française, n'a pas conçu d'avion en commun avec SAAB, le constructeur suédois ; moralité : l'un et l'autre ont perdu l'occasion de franchir une nouvelle étape dans le développement de l'avionique. Pendant ce temps, grâce à la vente de leurs F-16 aux pays européens de l'OTAN, les Américains ont pu accéder à une nouvelle dimension de l'aéronautique et construire des avions plus performants. Dassault et SAAB ont perdu d'office leurs marchés potentiels.

    Faits positifs : dans le réseau informatisé de la Kredietbank, c'est du matériel allemand (Nixdorf) et suédois (Ericsson) qui est employé ; la fusion DAF-Volvo, avec implantation d'une usine en Flandre, contribue à créer un pôle européen du poid lourd, soutenu par l'inébranlable volonté néerlandaise de n'équiper l'armée des Pays-Bas que de charroi en provenance de ces usines. Le projet d'un hélicoptère ultra-moderne franco-allemand serait en passe de se concrétiser. Airbus est une création européenne très concurrentielle, qui doit faire face à l'offensive de géants américains comme Boeing. Le tandem franco-suédois Matra-Ericsson en télécommunications constitue également une victoire grande-européenne contre le condominium nippo-américain.

    Sur le plan social, ces regroupements favorisent le travail européen, à condition que les pouvoirs publics, jusqu'ici incarnés dans les pires zombies politiciens que l'histoire européenne ait jamais connus, promettent solennellement d'équiper toutes les entreprises d'État et les ministères de matériels en provenance de ces usines. Le taux de chômage diminuerait considérablement, grâce à la création d'emplois valorisants au sein d'entreprises pleines d'avenir.

    Cette double révolution est politique  grâce aux impulsions venues d'en haut et sociale  grâce aux mutations qualitatives que ces impulsions protectionnistes et volontaristes ne manqueront pas de susciter en même temps que l'émergence d'une solidarité globale de toutes les strates sociales. Cette double révolution, ni le libéralisme, qui sanctifie les profits à court terme et les sales petits égoïsmes bourgeois, ni la gauche, qui n'émet que des revendications sans suite par pure démagogie, ne sont capables de la mener à bien pour le profit de nos populations.

    Briser les conformismes

    C'est donc par le soutien constant aux initiatives industrielles purement européennes et par une volonté de détruire à jamais toute influence américaine sur notre continent, c'est par une reprise de la volonté d'indépendance de Harmel, qu'avaient court-circuitée les socialo-spaakistes et les libéraux américanolâtres, que nous recouvrerons, sans doute après une longue marche, notre pleine indépendance. D'autres traditions, ailleurs en Europe, contribueront au même résultat : la recherche gaullienne d'une troisième voie, l'indépendantisme de Papandreou, la volonté suédoise de non-alignement, l'inébranlable neutralité suisse, la structure d'auto-défense autonome de la Yougoslavie, les projets innombrables et sans cesse torpillés des nationaux-neutralistes allemands.

    Toutes ces traditions sont bien présentes partout en Europe : il faut les harmoniser, les ranger sous un dénominateur commun, rassembler leurs volontés en un redoutable faisceau. Puissent les “néo-européistes” y travailler, sans a priori idéologiques, sans se soucier de la dichotomie gauche/ droite, sans se laisser intimider par les vieillards gâteux qui croient encore aux vieilles idéologies, aux âneries chrétiennes, aux aberrations libérales ou à la religion pseudo-socialiste qu'est la sociale-médiocratie à coloration marxiste.  L'essentiel, c'est de ne pas substituer à ces blocages mortifères d'autres blocages mortifères et d'aborder les problèmes de l'heure avec un enthousiasme juvénile, avec une joie iconoclaste à l'égard des vieux tabous.

    • 3. L'Europe occidentale qui se bâtit à travers le Marché Commun vous semble-t-elle capable de retrouver le rôle politique et culturel qui fut le sien ? Que pensez-vous à cet égard, des candidatures de la Turquie et du Maroc ?

    Même si au sein des commissions européennes, il ne règne pas  d'harmonie idéologico-politique quant à la définition d'un protectionnisme inter-européen élargi, englobant la Suède, la Norvège, l'Autriche et les pays de l'Est, les faits sont têtus et forceront, à long terme, les Européens à faire front face à l'ennemi américain, à accorder leurs violons et à ne plus obéir aux ordres de Washington. L'échéance 1992 apportera la naissance d'un grand marché intérieur, plus important que le marché intérieur américain. Puisse alors ce marché ne pas s'ouvrir aux produits américains et fonctionner selon les règles que les Américains appliquent chez eux, c'est-à-dire les règles du protectionnisme le plus rigoureux.

    Nécessité protectionniste et américanophilie des “cultureux”

    Ce protectionnisme semble tellement évident qu'on se demande pourquoi les hauts commissaires européens ne l'appliquent pas. C'est simple : les Européens exportent plus vers l'Amérique que les Américains n'exportent vers l'Europe. De là, le déficit commercial spectaculaire des États-Unis (entre autres raisons). Un pays comme l'Allemagne fédérale exporte 10% de ses produits vers les USA ; il en va de même pour presque tous les autres pays européens. Dans une logique de stabilisation politico-sociale, telle celle que suivent les régimes en place, on ne peut pas renoncer du jour au lendemain à ces 10% car cela entraînerait trop de distorsions sociales. Willy De Clercq, qui appartenait à une formation politique belge spécialisée dans les courbettes à l'égard de Washington, a quelque peu révisé ses certitudes, depuis qu'il est devenu commissaire européen et qu'il est jeté dans les batailles du blé, des spaghetti, de la sidérurgie ou de l'Airbus.

    Lors d'une interview à la radio belge, il disait que l'Europe ne pouvait se permettre une riposte offensive tranchée dans cette guerre parce qu'une perte soudaine de 10% du potentiel d'exportation créerait trop de nouvelles distorsions sociales dans nos pays, où le taux de chômage est très élevé. On se rendait bien compte que De Clercq, revenu de l'image idéalisée que les libéraux, avec une candeur infantile, donnent de l'Amérique, souhaitait une réponse musclée mais devinait intuitivement, vaguement, que les services secrets américains pouvaient exploiter les désordres sociaux au profit du Pentagone, par ex. en stipendiant des “socialistes” démagogues, de nouveaux Spaak, qui auraient enrayé, partout en Europe, la volonté d'indépendance. La gauche spaakiste, doublée et “culturée” aujourd'hui par l'américanophilie mondialiste des Glucksmann, Sorman, Lévy, Montand, Scarpetta, Konopnicki, etc., détient des postes-clef dans les média et c'est elle qui sert l'Amérique, davantage que les chefaillons droitiers ou les badernes démocrates-chrétiennes.

    Une solution à cette situation compliquée, serait d'accorder des incitants fiscaux importants pour les firmes d'Europe qui achèteraient des matériels européens de haute technologie. Mais la logique partitocratique du Parlement de Strasbourg et des parlements nationaux de chaque pays européen empêche d'adopter une politique harmonisée dans ce domaine. Outre les incitants fiscaux, il serait souhaitable que les gouvernements imitent le modèle protectionniste américain et achètent exclusivement des produits européens pour les bureaux, ministères et institutions qu'ils contrôlent.

    La Turquie et le Maroc dans la CEE ?

    Quant aux candidatures de la Turquie et du Maroc, nous serions de ceux qui les rejettent. Pourquoi ? Parce qu'une fois de plus, ce serait les États-Unis qui tireraient le bénéfice de ces adhésions. En effet, même si le marché européen se voyait élargi à plusieurs millions de consommateurs, il se trouverait affaibli par l'entrée des Marocains et des Turcs, dont l'instrument industriel est faible et les capacités d'innovation technologique insignifiantes. Résultat : nous aurions une Europe asthénique, flasque et obèse, dont la cellulite serait les millions d'assistés turcs et marocains, peu à même de fournir des innovations dans les domaines de l'informatique et de la bio-technologie. L'Europe du Nord devrait alors mobiliser des capitaux énormes pour soutenir ces pays, alors qu'elle devrait prioritairement investir à fond dans ses secteurs de pointe, sous peine de les affaiblir du même coup au profit de leurs concurrents américains. Et cet affaiblissement irait de paire avec un accroissement dramatique du chômage.

    Au lieu de cette Europe débile et obèse, il nous faut une Europe svelte et forte. Les capitaux du Nord doivent en priorité être investis dans le Nord, où ingénieurs et techniciens recevront des subsides pour la recherche et les applications pratiques et où les usines accueilleront une main-d'œuvre qualifiée, formée dans de bonnes écoles. Cet auto-centrage des capitaux permettra par la suite d'investir dans le Sud, sans que ne soient provoqués des dysfonctionnements sociaux à cause d'une émigration/immigration désordonnée et irréfléchie. Géostratégiquement, en effet, l'Europe n'a pas intérêt à ce que le Maroc et la Turquie tombent dans la sphère d'influence américaine.

    Notre tâche est donc la suivante : faire de la Turquie et du Maroc des alliés, de façon à tenir les positions stratégiques capitales que sont le Bosphore et Tanger et à contrôler la côte atlantique du Maroc, de façon à prévenir toute réédition du débarquement américain de novembre 1942 en Afrique du Nord. Ce débarquement avait marqué le début de la fin pour l'Europe unifiée de force, sous la double férule du nazisme et du fascisme. Pour les Américains, peu importe l'idéologie : une Europe démocrate-chrétienne, une Europe autarcique d'inspiration libérale ou socialiste sera toujours “fasciste” ; elle sera toujours l'ennemi n°1 à abattre. Si, demain, une Europe démocratique pratique sans heurts les principes sacrés du protectionnisme à l'échelle continentale, les Américains tenteront par tous les moyens de prendre pied en Afrique du Nord de façon à menacer notre flanc sud, le plus faible et le moins susceptible de riposter de manière foudroyante et définitive.

    Le Maroc et la Turquie doivent être des alliés militaires de l'Europe

    Cette nécessité d'avoir le Maroc et la Turquie comme alliés militaires ne doit pas signifier, pour ces 2 pays musulmans, une adhésion à la CEE, avec ce que cela implique comme libre circulation des personnes et des capitaux. En effet, l'afflux vers le Nord de populations turques ou marocaines ne fera que renforcer le chômage massif que nous connaissons actuellement et dérèglerait dangereusement les systèmes de sécurité sociale, acquis par les travailleurs de nos peuples depuis le XIXe siècle, au prix de luttes quotidiennes. Les dérèglements en matière de sécurité sociale, une fois de plus, empêcheront une concentration des capitaux dans les secteurs de pointe, ce qui serait une victoire de l'Amérique.

    Je sais par expérience qu'il y a suffisamment de voix au Maroc et en Turquie qui sont prêtes à se joindre aux nôtres dans l'optique que je viens d'évoquer. Le paysannat turc, par ex., ne souhaite pas subir la concurrence de l'agriculture espagnole et vice-versa. Les panarabistes marocains, eux, souhaitent privilégier leurs relations avec les autres États du Maghreb (l'idée du “Grand Maghreb”) et avec la Libye. Les authentiques patriotes turcs souhaitent voir leur pays devenir membre d'une sphère de co-prospérité recouvrant plus ou moins le territoire de l'ancien Empire ottoman et ne pas être un jouet aux mains des technocrates du FMI. Hassan II avait demandé à ses compatriotes de s'abstenir de voter lors de récentes élections aux Pays-Bas... Un bloc européen flanqué d'un bloc maghrébin, unis au sein d'une alliance anti-américaine, ouvriraient une nouvelle ère historique : celle de l'indépendance de la Grande Eurasie.

    La CEE a intérêt à dialoguer avec l'excellent appareil industriel suédois et avec la Norvège. L'Autriche constitue une plaque tournante au centre de l'Europe, qui nous permettrait d'entrer en relation avec la Hongrie et les Balkans, terres qui nous donneraient une meilleure autarcie en ce qui concerne les denrées alimentaires pour l'homme et le bétail. Les média, curieusement, ne parlent jamais de ces nécessités et mettent l'accent sur le passé de Waldheim. Toute l'affaire Waldheim nous apparaît dès lors comme une entreprise de désinformation américaine, visant à éviter l'élargissement de l'Europe en direction du bassin danubien.

    En résumé, les candidatures du Maroc et de la Turquie visent à affaiblir l'Europe industrielle et à faire de notre continent un continent agraire, comme le Plan Morgenthau voulait, pendant la guerre et dans les premiers mois qui ont suivi la cessation des hostilités en Europe, faire de l'Allemagne aux abois puis vaincue un pays exclusivement agricole et idyllique. Il faut dès lors vaincre les blocages mentaux que crée artificiellement l'affaire Waldheim et amorcer un processus d'élargissement de notre continent vers l'Est et le Nord.

    • 4. Que pensez-vous de l'immigration non européenne ?

    D'abord, je dirai que, par principe, tout phénomène d'émigration/immigration est pervers. Toute immigration dans n'importe quelle zone donnée constitue, sur le plan socio-économique, un mauvais expédiant. L'Italie et l'Espagne connaissent des problèmes à cause de leurs flux migratoires internes sud-nord. La France XIXe siècle a connu un afflux vers les villes (surtout Paris), dépeuplant du même coup les campagnes et affaiblissant l'agriculture. La Belgique a connu, elle, un exode massif de ruraux flamands, affamés par une maladie de la pomme de terre, en direction des mines de Wallonie. Dans tous ces cas, même à l'échelle d'un seul pays, les populations déménagées ont subi le choc psychologique du déracinement et de l'aliénation. Ce choc a contribué à créer de la violence et des désordres. Le processus s'est renouvelé avec les Italiens, puis avec les Nord-Africains.

    Le libéralisme économique suscite des aliénations deshumanisantes, parmi lesquelles il y a l'immigration

    arcdem10.gifLe responsable de cet état de chose, c'est le libéralisme, idéologie mécaniciste qui ne tient pas compte de la symbiose qui lie l'homme à sa terre, à son humus primordial, qui l'imbrique dans un cocon culturel qui le materne, le police et lui communique un équilibre psychologique. Pour le libéralisme manchestérien, l'homme est une unité de travail interchangeable et peu importe si celui qui enfournait une pelletée de charbon dans un haut-fourneau venait du village voisin, des tropiques, de la zone méditerranéenne ou d'une Irlande tragiquement miséreuse. Le libéralisme est donc une idéologie qui aliène, qui a l'aliénation  comme principe et comme résultat. Le marxisme et les socialismes de diverses obédiences avaient, au XIXe siècle, voulu réagir contre toutes les formes d'aliénation, y compris cet esclavagisme scandaleux qui arrachait les hommes à leur terre. La gauche d'aujourd'hui, avocate des melting-pots, est le bouclier braillard de ces aliénations et trahit ipso facto les idéaux les plus purs et les plus sublimes des socialismes du temps héroïque.

    L'immigration actuelle, non européenne, provoque une aliénation plus terrible encore que ce qu'avaient connu les Européens jadis. En effet, les paysages et les climats d'où proviennent les nouveaux migrants sont foncièrement différents des nôtres ; les cocons culturels aussi. Qui plus est, les phénotypes raciaux désignent automatiquement le migrant comme un “autre”, comme un “non-inséré”, comme un “superflu” quand le chômage frappe le frère, le mari, l'épouse, la mère de l'autochtone. C'est une tragédie humaine sans précédent dans l'histoire. Honte à ceux qui l'exploitent, les mots doucereux à la bouche, pour faire du fric, pour se positionner au petit écran comme des autorités morales ; ils agissent comme le Pharisien vaniteux de l'Évangile...

    La solution à ce désastre, c'est de rompre avec les principes anthropologiques fallacieux du libéralisme. Seule une rupture de ce type permettra une réorientation de l'économie et, par suite, une nouvelle répartition harmonieuse des populations, selon les critères sains de l'amitié entre les peuples. Le Maghreb a besoin de mains pour rentabiliser le Sahara, pour arrêter la progression du désert. Ses enfants doivent cesser d'être des marginaux délinquants en Europe, condamnés à l'enfer du chômage et au désespoir existentiel, pour devenir des pionniers entreprenants dans leurs vilayas. Chaque peuple doit parier sur ses propres forces et ne doit pas exporter ses désordres ou importer arbitrairement de la main-d'œuvre dans la perspective intenable d'une maximisation exponentielle de la production, mirage du libéralisme et du marxisme doctrinaire, qui, lui, est séduit, il est vrai, par la logique arithmétique des théories dites “classiques” du libéralisme.

    L'immigration, c'est la pauvreté pour tous

    L'immigration non européenne constitue donc un blocage, une inacceptable distorsion due à un néo-esclavagisme d'essence productiviste. Elle entraîne un flot de problèmes connexes et, surtout, une pauvreté généralisée, dont pâtissent autochtones et migrants. Le problème des réfugiés politiques est encore plus aberrant car, si l'immigration apportait, en période de haute conjoncture, un surplus de main-d'œuvre pour une production qui trouvait des débouchés, les réfugiés arrivent en Europe en période de basse conjoncture, où le chômage prend des proportions dramatiques et où les mécanismes d'exportation se sont enrayés. Les accepter, c'est les condamner à la stagnation économique, à la marginalité, voire à la criminalité. Le personnel politique et ses hauts-parleurs du journalisme officiel font ici preuve d'irresponsabilité, tant à l'égard de ceux qu'ils accueillent qu'à l'endroit du peuple, le leur, qu'ils sont censés servir.

    L'immigration est, dans notre optique, un néo-esclavagisme car, au lieu d'investir dans des secteurs neufs, le patronat libéral, aveuglé par l'idée de faire des profits plantureux dans des délais très brefs, a choisi d'importer une main-d'œuvre étrangère que, de toute façon, les progrès de l'informatisation et de la robotisation, prévisibles depuis des décennies, condamnaient à l'exclusion sociale. On peut le déplorer mais c'est malheureusement inévitable. Dès que le libéralisme aura fait place à un planisme intelligent, calqué sur les principes que nous avaient suggérés Hans Freyer, Henri De Man et Bertrand de Jouvenel dans les années 30, l'aberration inhumaine qu'est l'immigration ne sera plus possible.

    Notons également que l'immigration, dès ses débuts, a brisé les solidarités ouvrières spontanées et naturelles en hétérogénéisant les masses travailleuses. L'immigration a ainsi, en Wallonie et en Campine, ruiné la combativité ouvrière en disloquant sa cohésion ethnique. Une classe sociale laborieuse qui n'a plus d'homogénéité, plus de chansons de combat, plus de souvenirs communs, est condamnée à être absorbée et digérée dans le ventre mou du libéralisme. Les insurrections ouvrières de longue durée, comme celle de l'hiver 60-61 ou celle du Limbourg en 1966-67 (parallèle à celle de la Ruhr), ne sont plus possibles désormais. L'immigration a été une arme particulièrement pernicieuse, utilisée par le capital vagabond et cosmopolite, pour anéantir l'esprit de résistance de nos peuples ; la social-démocratie et la gauche hystérique et immigrationniste ont été les complices honteuses de ce forfait.

    On peut mesurer là toute l'hypocrisie des belles âmes qui, aujourd'hui, au PCB ou au PTB, veulent simultanément défendre la classe ouvrière et le principe économique de l'immigration, en occultant bien le fait que la stratégie économique qui consiste à utiliser de la main-d'œuvre sans racines casse les reins à toute résistance populaire naturelle et permet au capital international de déplacer ses fonds sans risque de révolte. PCBistes en voie de disparition et nervis PTBistes constituent donc de ce fait le “bras armé du capital”, rôle qu'ils attribuent dans leurs discours à un “fascisme” définitivement disparu depuis 1945. Comparons la pauvre révolte, avortée, des mineurs turco-campinois à celle, dure et implacable, des mineurs britanniques contre Thatcher...

    Le secret de cette longue résistance, de cette admirable tenacité, est simple : les mineurs britanniques sont tous des British people, enracinés dans leurs corons depuis des générations. Ces mineurs anglais ont peut-être dû courber l'échine devant Thatcher mais ils lui ont donné un tel fil à retordre qu'elle hésitera désormais à les affronter. De quoi faire réfléchir les PTBistes quant à la cohérence des discours annonés par leurs intellectuels ; je le dis sans volonté de polémique gratuite car je fus de ceux qui admirèrent sans l'ombre d'une hésitation la campagne de solidarité à l'égard des mineurs britanniques, entreprise par des militants du PTB : c'était une belle manifestation de solidarité européenne. Mais à quoi sert une solidarité ponctuelle, même bien synchronisée et organisée, si l'incohérence doctrinale est le lot quotidien du parti ?

    Nord-Africains et Beurs : les faux chiffres officiels de l'immigration

    Un dernier point, qui nous concerne directement, nous Bruxellois, c'est celui de la tricherie quant aux chiffres réels de l'immigration. Les instances officielles, relayées par les bonnes consciences et par la bourgeoisie qui se pique de culture et joue aux bons apôtres humanitaristes, ne signalent qu'une présence fort limitée de citoyens Nord-Africains en Belgique. Une simple promenade à Bruxelles-Ville, à Saint-Josse, Saint-Gilles et Schaerbeek, voire ailleurs dans l'agglomération, infirme de façon flagrante ces chiffres. Or, ils sont vraisemblablement exacts, puisque l'immigration clandestine, sans doute bien réelle, ne fait pas varier les chiffres outre mesure. Pourquoi y a-t-il alors une telle différence entre les chiffres officiels et la réalité criante de la vie quotidienne à Bruxelles ? Parce qu'un grand nombre de migrants de souche maghrébine sont tout simplement des citoyens français, des ressortissants de la CEE, et ne sont pas comptabilisés dans les totaux relatifs aux 3 États nord-africains ! Ce qui est inquiétant, dans ce cas, c'est que ces masses jouissent de la libre circulation dont profitent les ressortissants de la CEE.

    Si les citoyens algériens, marocains et tunisiens peuvent être expulsés avec plus d'aisance en cas de comportement délictueux, ces “Français” de fraîche date bénéficient des atouts que leur confère leur nationalité et des accords spéciaux signés entre la France et la Belgique. L'Algérien, le Marocain et le Tunisien ont un statut moins stable et ne verseront de ce fait pas facilement dans la délinquance. Ils demeurent attachés à leur terre natale, gardent souvent une vieille sagesse paysanne, ne s'intègrent pas dans la décadance occidentale et conservent leur culture riche et bien adaptée, leur équilibre psychique. Les “Français” beurs, eux, sont des déracinés, rendus souvent agressifs à cause de cette perte tragique et abominable d'identité ; les réflexes de retenue morale, que possède tout individu enraciné dans un cocon culturel précis, tombent très souvent chez le déraciné, disparaissent dans les affres de l'urbanisation et du néo-esclavagisme. Celui ou celle qui possède une nationalité factice, qui ne correspond pas à son lieu d'origine, à sa proximité originelle (pour parler comme Heidegger), est une victime dont l'inconscient se venge, parfois cruellement.

    Mais l'autochtone, qui puise dans son humus naturel une sérénité existentielle et veut la faire partager aux siens, a le droit de se rebiffer contre les agressions sociales provoquées par un système économico-social qui pervertit foncièrement les “autres”, ceux qu'il va aller séduire aux 4 coins de la planète par la promesse d'un paradis matériel, lequel s'avèrera, en fin de compte, pure fiction. La prise de conscience de cette “fiction”, déclenche, chez beaucoup de Maghrébins, affublés ou non de la citoyenneté française, le désespoir et, partant, une agressivité irrationnelle à l'endroit d'un système qui les a trompés et grugés, agressivité qui sera souvent vectrice de petite criminalité. C'est donc surtout avec Paris qu'il faudra règler le problème de cette délinquence juvénile qui est ethniquement non européenne mais juridiquement française.

    Refuser les simplismes de la xénophobie et prendre exemple sur les États est-européens

    Notre refus de l'immigration non europénne et de l'immigration de citoyens français à nationalité factice ne relève nullement du racisme (les races existent et enrichissent notre planète par leur diversité) ou de la xénophobie (chaque peuple a droit à sa terre et à faire de sa terre le lieu d'émergence d'une identité, identité qu'il offrera au regard des autres peuples comme l'artisan ou l'artiste présentent leurs œuvres, fruit de leur cœur profond et de leur travail) mais d'un humanisme éternel et universel, qui refuse les arasements suggérés par les slogans universalistes, appliqués par les pratiques libérales-capitalistes, et veut que la terre soit riche, reste riche, de la diversité de ses enfants.

    En matière d'immigration, l'exemple nous vient de l'Est. Les États du COMECON, quand ils cherchent à augmenter leur production dans tel ou tel secteur de leur économie, font d'abord appel aux forces de travail autochtones, puis à celle des pays immédiatement voisins (les Polonais en RDA) ; les migrants travaillent sous contrats à durée déterminée, tant qu'ils ne peuvent pas être remplacés par de la main-d'œuvre nationale. Des stagiaires du Tiers-Monde visitent les écoles techniques et les universités est-allemandes pour y apprendre un métier qu'ils exerceront au profit de leur propre peuple. En Europe occidentale, le recrutement de main-d'œuvre devrait également se faire selon ce modèle sainement conçu : recrutement prioritaire parmi les nationaux, puis parmi les ressortissants des régions contigües (Nord/Pas-de-Calais, Noord-Brabant, Rheinland-Westfalen, Lorraine, etc.), puis dans les zones à démographie en hausse de la CEE (Irlande) ; déjà plusieurs centaines de travailleurs wallons se rendent chaque jour à Cologne, selon une démarche semblable.

    Certaines entreprises du Land de Rheinland-Westfalen imitent donc la sagesse est-allemande, consistant à recruter des travailleurs non nationaux dans les régions immédiatement contigües. Les migrations, nécessaires dans une société industrielle, doivent s'effectuer par cercles concentriques (les zones les plus proches ayant une priorité par rapport aux zones les plus éloignées) et sur la base du travail à durée déterminée, de manière à vaincre les distorsions socio-culturelles entraînées par le déracinement. Les étudiants africains, latino-américains et asiatiques devraient pouvoir bénéficier d'un système de coopération utile à leurs propres peuples, qui leur permetrrait d'acquérir chez nous des professions nécessaires au développement de leur pays. Une telle praxis éloigne le spectre du racisme, produit d'une réaction exacerbée à l'encontre des résultats navrants du melting- pot capitaliste.

    • 5. Que pensez-vous de l'intégrisme musulman ?

    L'intégrisme musulman est le fruit d'une déception. Dans les années 50, les peuples arabes et le peuple iranien (qui n'est pas arabe, répétons-le) se sont enthousiasmés pour un nationalisme laïc, inspiré des modèles européens. Le néo-colonialisme américain a hurlé au scandale et a décrit ces mouvements de libération comme “crypto-communistes”, les a boycottés, les a livrés à la machine de guerre sioniste, les a déstabilisés, si bien que les structures que le nassérisme en Égypte, les baasismes syrien et irakien et le Kadhafisme libyen des premières années de la révolution avaient mises en place se sont effritées, ont cafouillé et n'ont plus pu satisfaire les aspirations sociales des peuples arabes.

    En Iran, au début des années 50, le Dr. Mossadegh, qui redresse son pays après une occupation injustifiée par les troupes soviétiques et britanniques, veut nationaliser les pétroles iraniens et contrôler, sans intermédiaires américains ou anglais, le commerce extérieur du pays. Les services américains organisent sa chute. L'Iran est livré à un personnage falot et vaniteux, le shah, qui concrétisera ses fantasmes enfantins lors de son couronnement burlesque à Persépolis. Sachant que tout renouveau nationaliste à la Mossadegh allait être aussitôt annihilé par la SAVAK (la police pro-américaine du shah), les contestataires iraniens ont joué la carte religieuse, dont l'esprit est foncièrement étranger aux Occidentaux. La politique à courte vue de 1952 a conduit directement à l'irréparable rupture entre l'Occident et l'Iran.

    Phénomène transnational et non plus nationaliste, le chiisme va aussitôt s'exporter et transposer ailleurs sa stratégie de “guerre sainte” : au Liban, en Tunisie, en Égypte et parmi les immigrés d'Europe. Là réside un danger sérieux : nous ne sommes pas les responsables de l'éviction de Mossadegh ni des sottises du shah. Si l'intégrisme musulman provoque des désordres dans nos villes, s'il suscite des confrontations violentes dans notre espace vital entre communautés immigrées antagonistes, nous ne pourrons le tolérer et nous devrons le remettre au pas car il n'est pas question que nos  concitoyens aient à subir des sévices matériels ou physiques à cause d'une querelle qui leur est étrangère. Notre perspective est celle du salut public et nous ne dérogerons pas à nos responsabilités.

    Nous voulons la paix civile

    Cette volonté de maintenir la paix civile chez nous est inséparable d'une analyse sereine de la situation internationale. L'agressivité du chiisme est due à des frustrations trop longtemps contenues, à l'accumulation de contradictions dans les pays arabes et en Iran. Le chiisme est une réponse locale aux défis du monde moderne et de l'impérialisme américain. Il signale d'autre part que l'ère des réponses de type marxiste est révolue dans les pays extra-européens. La fameuse “grammaire léniniste” ne fonctionne plus. Cette désaffection à l'égard du marxisme n'entraîne pas l'adhésion à un modèle américain. Ce double refus peut nous servir de leçon, à nous Européens, dans le sens où le marxisme de type soviétique est impropre à organiser nos sociétés hyper-complexes et où l'Amérique, en tant que puissance hégémonique, empêche l'épanouissement de nos classes laborieuses, la prospérité de nos paysans et fait vaciller la santé de nos entreprises. Les idéologies dominantes du monde actuel sont rejettées dos à dos par une réponse issue de l'histoire locale, irréductible à ces schémas universalistes, que nous rejettons aussi, au nom de notre propre identité.

    La révolution islamique est dangereuse uniquement parce qu'elle pourrait susciter des désordres dans nos villes. Elle ne risque pas de subvertir l'Europe qui, de toute façon, reste, face à l'Iran, maîtresse des technologies militaires. Que l'Iran soit en guerre avec les États-Unis, c'est un fait qui ne doit pas nous troubler outre mesure. Notre position est évidemment aux antipodes de celle du cirque de la cohabitation Chirac-Mitterand. Les rodomontades militaires de la France, nous les condamnons sans réserves, d'autant plus qu'elles sont pure hypocrisie au regard des trafics d'armes que concoctaient de grosses légumes mitterandistes ou chiraquiennes.

    Notre position est proche de celle des Allemands qui ont refusé d'envoyer le moindre bateau dans le Golfe et accueillaient, fanfares de la Bundeswehr à l'honneur, le Premier Ministre iranien au moment même où la flotte de Mitterand appareillait pour aller commettre ses pitreries grand-guignolesques. Quant à l'envoi des 3 navires belges, c'est bien sûr du “bidon” : le gouvernement répond à un chantage américain. C'est clair vu le peu de zèle que montre cette unité navale dans la mission que Washington lui a assignée. C'est limpide quand le Ministre iranien en visite à Bruxelles évoque avec humour, en même temps que son collègue belge, le départ de cette mini-flotte et insiste sur les relations commerciales relativement bonnes entre nos 2 pays. Notre position est donc neutre comme celles de la RFA et de la Suède ; elle ressemble à celles du SP et de la Volksunie, à ceci près qu'elle est plus directe et s'encombre moins de circonlocutions moralisantes.

    • 6. Que pensez-vous du succès de mouvements “nationalistes” du type “Front National” en France qui semble lié à la montée de l'intégrisme chiite ?

    Parlons d'abord du lien entre chiisme et renouveau nationaliste en France. Ces 2 phénomènes, malgré leurs différences, ont tout de même un point commun : ils déploient un discours qui ne fait pas directement référence aux idéologies dominantes. Le premier renoue avec des traditions religieuses et théocratiques ; le second remet à l'avant-plan certains idéologèmes du nationalisme français, disparus depuis 1945. Chiisme et nationalisme français sont en ce sens “post-modernes”, si l'on entend par “modernité” l'adhésion aux idéologies laïques et/ou universalistes que sont le libéralisme et le marxisme. Les 2 phénomènes vont donc au-delà des conformismes imposés par ces idéologies dominantes. Ils transgressent des tabous et des habitudes, ils bouleversent des certitudes.

    En France, règne un tout autre monde politique

    Pour être plus précis, jugeons le phénomène Le Pen d'un point de vue régional et européen. En effet, le Front National français (FN) ne nous concerne pas directement, d'abord parce que nous sommes Wallons ou Flamands et que nous sommes rivés à une terre qui fut d'Empire, enracinement qui nous a légué, entre autres choses, une structuration particulière de nos sociétés, not. la division en 3, 4 ou 5 strates idéologiques majeures (la conservatrice/démocrate-chrétienne, la libérale, la socialiste marxisante — avec son appendice communiste — la nationaliste et, désormais, l'écologiste). L'Allemagne (RFA et RDA), l'Autriche, l'Italie et la Belgique partagent ces divisions en 3 ou 4 piliers, comprenant non seulement des partis (CDU/CSU, CDU, ÖVP, DC, PSC/CVP + SPD, SED, ÖSP, PCI/PSI, PS/SP, etc.) mais aussi des lobbies socio-caritatifs (mutuelles, caisses diverses, associations culturelles, etc.).

    Chaque pays connaît des variantes : ainsi, en Autriche, les libéraux ont absorbé les nationalistes ; en Italie, le PCI joue le rôle que joue la SPD en Allemagne et les nationalistes sont divisés, en Belgique, par les clivages linguistiques. Le canevas global reste toutefois le même. En Espagne, la structuration est assez analogue, à cause du passé habsbourgeois commun. La France, les Pays-Bas et l'Angleterre ne connaissent pas cette structuration en piliers que les Flamands nomment “verzuiling”. La verzuiling est, notons-le au passage, grande gaspilleuse de deniers publics, surtout dans les cas italien et belge. La fiscalité hyper-lourde de l'État belge est due largement à la multiplication des réseaux socio-caritatifs dérivés de la structuration en partis de notre société.

    Dans une société comme la nôtre, si marquée par cette verzuiling, aucun groupement politique français ne peut correspondre pleinement à une formation belge. Le RPR, par ex., ne pouvait, sans trahir sa spécificité gaullienne-républicaine, ni rejoindre le PPE qui rassemblait les partis confessionnels à majorité catholique ni l'ensemble constitué par les libéraux belges, allemands et italiens au sein des regroupements parlementaires de Strasbourg. Le contexte français est trop différent du contexte “impérial” (souvenir de Charles-Quint). Le nationalisme français est par essence étatiste, malgré la définition maurrassienne du “pays réel”, tandis que les nôtres privilégient le peuple, en tant que matrice d'une identité unique, par rapport à la machine étatique. C'est bien clair chez les Flamands et les Allemands. C'est tout aussi clair quand on lit le Wallon José Streel, que redécouvre le Centre d'études de la seconde guerre mondiale, inféodé aux Ministères de l'Éducation nationale.

    Le nationalisme français n'est pas populiste

    Notre nationalisme populiste, plus charnel que celui des Français, nous interdit de définir comme “nationalisme” le conglomérat d'idées autoritaires, militaristes et cocardières qui caractérisent la formation de Jean-Marie Le Pen. L'émergence d'un nationalisme musclé outre-Quiévrain est plutôt inquiétant. Notre pays a subi trop d'invasions françaises au cours de son histoire, trop d'entorses profondes à son identité, pour que nous puissions l'accepter. Par ailleurs, comme le note le Général autrichien Jordis von Lohausen, les Français ont inventé un système juridique d'acquisition de la nationalité qui fait que n'importe quel individu peut, par un acte de volonté, se déclarer “français” et le devenir de fait.

    L'acquisition de la nationalité, en France, est analogue, ajoute Lohausen, à l'entrée en Islam des fidèles de Mohamet. Point besoin d'avoir des racines dans l'Hexagone pour devenir français. Le Polynésien ou l'Amazonien, le Kalmouk ou le Yéménite seront d'emblée considérés comme “Français” s'ils en expriment le souhait, tandis que le Tournaisien sera considéré comme un étranger et rudement traîté comme tel (pas le droit d'ouvrir un compte en banque, pas le droit de changer de l'argent à son gré, etc.). Certes les discussions lancées par le FN et le Club de l'Horloge quant à la révision du code de nationalité cherchent à remédier à ce scandale, à cette attitude foncièrement anti-populaire et anti-européenne. Mais le mal est fait, le facteur “racines” n'a plus été pris en compte depuis 200 ans...

    Les idées de Jean-Yves Le Gallou

    Jean-Yves Le Gallou, tête pensante du Club de l'Horloge, caucus élaborant programmes et projets pour la droite du RPR et les non-folkloriques du FN, vient d'écrire plusieurs livres et memoranda pour dénoncer cette aberration hexagonale et a plaidé pour une réévaluation d'un principe de droit fondamental, vieil-européen, légué par la Grèce et la Rome antiques : le principe du jus sanguinis, instauré par le Code Napoléon. Le principe du jus sanguinis est celui du “droit du sang”, qui confère la nationalité à celui qui la détient de ses ancêtres. La nationalité est un privilège accordé par lignée. C'est un principe de droit, inscrit dans nos codes constitutionnels, issus des idéaux de la Révolution Française et du Romantisme allemand, que Le Gallou entend conserver et remettre à l'honneur et nous sommes entièrement d'accord avec lui. Député du FN, Le Gallou pourra-t-il faire valoir ses idées ? Pourront-elles s'imposer à une société où un appréciable pourcentage de citoyens ont reçu la citoyenneté au nom de principes foncièrement différents de celui du jus sanguinis ?  Et ce au mépris de la loi et de la tradition.

    Dans le cadre belge, nous entendons défendre le jus sanguinis contre ceux qui veulent faciliter l'intégration d'immigrés de fraîche date ou de réfugiés au statut douteux par la distribution de cartes d'identité nationale, en dépit de l'esprit de notre loi. Cette praxis est en dernière analyse illégale et nous constatons que libéraux comme marxistes violent allègrement le sens profond de la constitution démocratique. Adeptes de théories mécanicistes, déracinées, incapables de tenir compte des facteurs de cohésion ethnique et d'encracinement, libéraux et marxistes, refusant de reconnaître l'esprit de nos lois (Montesquieu !), pensent en termes de jus soli,  de “droit du sol” ; selon ce principe, aboli en même temps que l'Ancien Régime en 1789, on possède la nationalité du lieu où l'on naît et/ou l'on vit.

    Ce principe est dérivé de la féodalité : le serf appartient comme un objet au seigneur s'il vit sur ses terres comme le citoyen appartient à l'État s'il vit sur le territoire où cet État exerce sa souveraineté. La jus soli est donc un droit issu d'un statut de non-liberté ; par rapport au jus sanguinis, il est archaïque et ne permet pas à l'individu de s'affirmer pour ce qu'il est somatiquement, pour ce qu'il est au plus intime de lui-même. Le jus sanguinis est une garantie de paix civile et de gouvernabilité, car il permet d'avoir des citoyens liés par une homogénéité somatique et culturelle. Le rejeter relève de l'irresponsabilité. Pour nous, soit dit en passant, la Révolution Française a permis l'avènement de principes valables comme celui du jus sanguinis mais, simultanément, d'idées abstraites, anti-communautaires (l'interdiction de fonder des associations professionnelles et syndicales), qui annullent l'effet bénéfique de la citoyenneté par lignage de tous les citoyens et inaugurent une ère de fictionnisme libéral.

    Ensuite, le programme économique du FN est libéral, afin de satisfaire une clientèle droitière. Ce programme est en contradiction flagrante avec notre propre définition du nationalisme. L'organisation économique préconisée par nos nationalismes implique une redistribution et un planisme rigoureux. L'absence de la dimension planiste dans le programme du FN réduit le nationalisme français actuel à un pur discours. Jamais, dans l'état présent des choses, le FN ne pourra imposer une économie réellement nationale. Les modèles de Le Pen sont étrangers, ce sont Thatcher et Reagan ; jamais il n'a envisagé de se référer à l'école française de l'économie semi-autarcique, auto-centrée et dirigée (planifiée), incarnée par une célébrité internationale comme François Perroux. Cette carence rédhibitoire de son message montre, à qui peut l'apercevoir, que jamais il ne pourra réaliser sa promesse électorale majeure, c'est-à-dire mettre fin au processus économique de l'immigration, fruit des idées libérales pernicieuses, qu'il adule à travers les personnalités de Reagan et de Thatcher.

    Le danger pernicieux de l'intégrisme catholique

    Le poids des équations personnelles de Le Pen nous semble trop lourd aussi pour que nous nous attardions, en tant qu'“Impériaux”, à examiner son discours. Son militarisme, sanctionné sans doute par des décorations dûment méritées, nous laisse toutefois sceptiques ; que peut comprendre un baroudeur, même sympathique, aux mécanismes subtils de l'économique et du social ? En outre, Le Pen a végété trop longtemps dans une marginalité sordide où grenouillaient de beaux contingents de fous furieux : les intégristes catholiques, ces maniaques aigris, rejetons de petits notables d'arrière-province qui ont raté leur entrée dans la modernité technologique, xénophobes qui haïssent d'abord le Protestant allemand ou anglais. Ces fossiles dangereux, parce que fanatiques, n'ont rien de “nationaliste”, puisque leur idéologie est universaliste, et sont prêt à lâcher contre les Protestants et les Orthodoxes d'Europe les indigènes de tous les continents pourvu qu'ils soient décrétés catholiques.

    Le vote pied-noir, qui fournit à Le Pen de gros bataillons d'électeurs dans le Midi, est un vote trop passionnel et trop irréfléchi. L'anti-gaullisme sommaire de cet électorat empêche le FN de reprendre sereinement à son compte les bons projets de De Gaulle : sénat des régions et des professions, participation, planisme, autonomie militaire, etc.

    Les 4 conditions que nous sommes en droit d'exiger de la France

    En tant que ressortissants de nos régions, un nationalisme français n'est interlocuteur valable que s'il envisage les mesures suivantes (et le FN ne les envisage pas) :

    • Retrait total, immédiat et inconditionnel de toutes les troupes françaises stationnées en Allemagne ;
    • Renforcement de la marine française, afin de montrer que la France renonce à toute ingérence dans les affaires de l'Europe Centrale et s'apprête à défendre, pour le bénéfice de l'Europe Totale, la façade atlantique de notre continent ;
    • Démantèlement complet, immédiat et inconditionnel des missiles Pluton braqués sur les Ardennes et le Palatinat (les suggestions dans ce sens, faites par le Président Mitterrand, sont encore trop floues et trop vagues et, de surcroît, ne semblent pas rencontrer l'approbation de Chirac et des militaires) ;
    • Reconnaissance à toutes les régions françaises du droit d'entretenir des relations économiques et culturelles avec des régions extérieures à l'Hexagone et ce, en pleine autonomie et sans ingérence de Paris (le projet Faure sera-t-il un pas dans cette direction ?).

    Le retrait des troupes françaises d'Allemagne n'a jusqu'ici été inscrit que dans le programme des Verts. Trois soldats français casernés en Baden-Wurtemberg ont été lourdement condamnés pour avoir distribué ce programme à leurs camarades. Nous demandons, dans l'optique d'une réconciliation franco-allemande, que ces soldats soient relâchés et totalement blanchis et que les officiers et les juges militaires qui les ont condamnés soient publiquement dénoncés et sanctionnés dans leur avancement. C'est là un minimum, si la France veut apparaître crédible dans ses projets de pôle franco-allemand en Europe. Nous nous alignons ici sur les suggestions du député vert de Berlin, Rolf Stolz (3).

    Le démantèlement des missiles Pluton est un minimum également, si la France ne veut pas persister dans son déni de souveraineté à l'égard de la Belgique, du Luxembourg et de la RFA. L'autonomie des régions semble, quant à elle, progresser... À Paris, les spécialistes attitrés ès-questions allemandes, ainsi que l'ancien Ministre des affaires étrangères de Giscard, Jean François-Poncet (cf. Time n°36/1987), raisonnent comme si l'Allemagne était définitivement divisée et manifestent de l'inquiétude quand, au sein de l'opinion publique allemande, germent des projets de réunification sous statut de neutralité.

    Les Français doivent cesser d'écouter ces représentants d'une bourgeoisie occidentaliste, pro-américaine, hypocritement adepte d'un nationalisme anti-germanique totalement éculé. Autrement plus pertinentes sont les paroles de l'ancien Ministre Michel Jobert (cf. Der Spiegel n°37/1987) ou du fils de Charles De Gaulle, Jean De Gaulle (cf. Die Welt, 1.12.86), pour lesquels l'Allemagne est à long terme indivisible et l'Europe idéale n'est pensable qu'avec une Allemagne Totale (Deutschland als Ganzes).  Ni Jobert ni Jean De Gaulle ne sont au Front National. Les formations au sein desquelles ils militent, les cénacles qu'ils président, les journaux auxquels ils collaborent doivent devenir nos interlocuteurs privilégiés et non un FN (Le Gallou excepté), dont la presse est pauvre, souillée par les élucubrations idiotes des intégristes catholiques, et qui n'a rien proposé de concret quant au démantèlement des missiles qui menacent Liège, Maastricht, Namur, Luxembourg et Trèves ou quant au retrait définitif des troupes d'occupation françaises.

    Pour revenir au FN, nous pensons que s'il n'inscrit pas à son programme les 4 points, énoncés ci-dessus, aucun citoyen belge, luxembourgeois ou ouest-allemand n'a le droit de pactiser avec lui, ni de se poser en interlocuteur exclusif de Le Pen. Celui ou celle qui pratique une telle collaboration néglige des intérêts vitaux de nos peuples et ne peut nullement prétendre incarner un “idéal national”. Ce refus de tout alignement vaut aussi, bien sûr, pour les autres partis français (PS, RPR, UDF, PCF), à l'exception des “Verts” qui ont réclamé l'évacuation de l'Allemagne. Notre critique du FN ne participe pas donc de la logique médiatique dominante qui cherche à isoler complètement Le Pen, pour des raisons de jalousie politicienne, mais d'une analyse globale de la situation en Europe occidentale, d'où il ressort que nos intérêts propres, ceux de nos nationaux, celui de notre sol, et notre souveraineté la plus légitime, ne sauraient être sacrifiés, sous prétexte que tel ou tel aspect du programme de Le Pen nous apparaît sympathique.

    Quelques conclusions sur le FN

    Le Pen ne s'est jamais positionné non plus contre  la fiction d'une “communauté atlantique des valeurs”, alors que de larges strates du MSI italien l'ont fait, que les nationalismes allemands (NPD), britanniques (NF) et espagnols (Phalangistes républicains) sont hostiles à l'OTAN. Le FN se pose dès lors en marge de son propre vivier potentiel, celui de l'Europe des nationalistes, et se singularise par une orientation droitière particulièrement stérile.

    Bien sûr, nous ne nions pas au FN son “utilité démocratique”. Sa lutte contre l'immigration, vaine s'il ne rejette pas le libéralisme, correspond à un souci bien ancré dans la population française de souche européenne, largement majoritaire. Ses propositions de lutte préventive contre le SIDA rejoignent nos préoccupations et notre souci de préserver la bonne santé de tous nos concitoyens. Son exigence de voir siéger réellement les parlementaires, lorsque se prennent des décisions importantes, est une excellente chose qui lui confère un label authentiquement démocratique, label que lui dénient les tenants fanatiques des idéologies dominantes et les funambules qui simplifient leurs discours sur les ondes et le petit écran. Indéniablement les sondages signalent une progression du FN, montrant qu'il sait se mettre au diapason des instincts du peuple. Nous admettons ces atouts du FN, même si, en tant que non Français, nous serons sans doute obliger de combattre durement, sur la scène internationale, un gouvernement partiellement ou majoritairement lepéniste, parce qu'il serait trop atlantiste et n'accepterait pas nos 4 propositions-clefs qui, pour nous, sont irrévocables.

    Un populisme plus positif : celui des Scandinaves

    L'hostilité populaire à l'immigration prend un visage nettement plus acceptable, moins tonitruant et plus serein, dans les pays scandinaves et, de ce fait, notre attention se focalise davantage sur les résultats obtenus pas les “progressistes” (4) danois et norvégiens, refusant la submersion de leur pays dans le melting-pot occidentalo-capitaliste.

    En Scandinavie, les résultats des partis hostiles à cette pratique socio-économique moralement condamnable qu'est l'immigration mobilisent donc toute notre attention. Au Danemark, le Parti du Progrès de Glistrup et un parti social-révolutionnaire, dirigé par le syndicaliste Preben Møller-Hansen, ont renforcé leurs positions au Parlement parce qu'ils se sont insurgé contre l'afflux déraisonnable des réfugiés politiques. En Norvège, le Parti du Progrès de Carl I. Hagen est désormais le troisième parti du Royaume, avec un score national de 12,2% et un score urbain d'environ 20%. En Suède et en Hollande, l'hostilité populaire aux mesures autoritaires visant à installer d'office des réfugiés, sans consultation des habitants autochtones, croît sans cesse.

    Ces mouvements rejettent les transferts de population sans perdre de vue la logique planiste qu'a véhiculé la social-démocratie sans y demeurer entièrement fidèle. Les mouvements de Glistrup, Møller-Hansen et Hagen nous sont beaucoup plus sympathiques, parce plus populistes, plus soucieux de faire fonctionner la société politique par referendum, moins cocardiers, non militaristes, pas du tout infectés par l'intégrisme catholique. Cette sagesse scandinave correspond davantage à notre mentalité et à notre tempérament que le style “FN”, avec ses arrogances, sa puérilité et sa vulgarité “gavroche”. C'est pourquoi leur évolution doit davantage nous préoccuper. Le modèle qu'ils préconisent est plus adaptable à notre populisme, à notre communalisme et à notre souci d'émettre notre avis par referendum.

    • Monsieur Steuckers, je vous remercie pour cet entretien.

    Notes :
    (1)  Cf. Rik COOLSAET,  De Veiligheid van België, De Belgische buitenlandse politiek en de internationale bewapeningsdynamiek,  Kluwer, Deurne/Antwerpen, 1983 et Buitenlandse zaken,  Kritak, Leuven, 1987. En français, on lira not. « La politique belge vis-à-vis de l'Est », in : La Revue Nouvelle n°12, déc. 1985. Ainsi que l'article qu'a consacré Guy Claes à cette problématique dans Vouloir n°23/24, nov.-déc. 1985.
    (2) Jean Thiriart (né en 1922), a fondé le mouvement Jeune Europe dans les années 60 à Bruxelles. Ce mouvement avait pour symbole la croix celtique. Vers 1967-68, Thiriart, dans les colonnes de La Nation Européenne, organe théorique de son mouvement, préconisait un dialogue avec la Roumanie, à l'époque rebelle dans le camp socialiste. Au même moment, Harmel engageait des pourparlers directement avec Bucarest, sans tenir compte de l'avis des super-gros. Les Américains et leurs complices voyaient ce dialogue belgo-roumain d'un très mauvais œil et y percevaient l'amorce d'un rapprochement inter-européen capable de restaurer un espace européen autonome libéré de la tutelle des super-gros.
    (3) Cf. Rolf STOLZ,  Ein anderes Deutschland, Grün-alternative Bewegung und neue Antworten auf die Deutsche Frage, éd. Ahrens im Verlag Clemens Zerling, Berlin, 1985.
    (4) Signalons ici que l'étiquette “progressiste” en Scandinavie ne correspond pas du tout à l'étiquette “progressiste” en usage dans notre pays. En un sens, le terme “progressisme”, en Scandinavie, recouvre une démarche moderne, bien en prise avec les réalités de notre temps, tandis que le “progressisme” de la bourgeoisie de gauche, qui se pique de penser, n'est, en notre malheureux pays, que le déguisement d'un moralisme hyper-réactionnaire, porté par les castes oisives, n'exerçant plus aucune responsabilité sociale.