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athena10.jpgPropositions pour un renouveau politique


podcast

◘ Intervention de Robert Steuckers au Colloque de Synergon-Deutschland, Sababurg, 22-23 novembre 1997.

L'effondrement du communisme depuis la perestroïka lancée par Gorbatchev en 1985, l'insatisfaction générale et planétaire que provoque la domination sans partage du libéralisme sur le globe tout entier, donne raison à tous ceux qui ont cherché d'autres solutions, des tierces voies ou une forme organique d'humanisme. La majorité de nos concitoyens, dans tous les pays d'Europe, sont désorientés au­jour­d'hui. Nous allons tenter de leur donner des repères.

Dans son ouvrage Zurück zur Politik : Die archemedische Wende gegen den Zerfall der Demokratie (Piper, Munich, 1995),  Hermann Scheer constate (et nous partageons son constat) :

  • Il existe un fondamentalisme occidental, mixte de rationalisme outrancier, de moralisme universaliste, de relativisme délétère, d'économicisme plat et d'hostilité générale et pathologique à l'égard des legs de l'histoire ;
  • Ce fondamentalisme occidental ne se remet pas en question, ne s'ouvre à aucune nouveauté, ne révise pas ses certitudes, ne tient nullement compte de facteurs culturels non occidentaux, ce qui nous permet de le désigner comme un fondamentalisme équivalent aux autres, exhibant une dose équivalente ou su­périeure de fanatisme ;
  • Ce fondamentalisme occidental est marqué d'hubris [démesure],  de folie des grandeurs ;
  • Ce fondamentalisme occidental est subjectiviste, écrit Scheer ; nous dirions qu'il est “individualiste” ou “hy­per-individualiste”. Il réduit l'homme à sa pure individualité ; le fondamentalisme occidental est dès lors un fondamentalisme qui exclut de son champ de prospection toutes les formes d'interrelations humaines. Le “sujet”, c'est-à-dire l'“individu”, n'a plus de devoirs à l'égard de la communauté au sein de laquelle il vit, car la notion même de “devoir” implique des relations réciproques, basées sur une éthique (Sittlichkeit) com­munément partagée. 

Subjectivisme et “monomanie économique”

Sans notion de “devoir”, le subjectivisme conduit au déclin moral, comme le constatent également les communautariens américains (1). De surcroît, les sociétés marquées par l'hyper-subjectivisme occiden­tal, par le fondamentalisme individualiste, souffrent également d'une “monomanie économique”. Effecti­ve­ment, le fondamentalisme occidental est obsédé par l'économie. Le double effet du subjecti­visme et de la “monomanie économique” conduit à la mort de l'État et à la dissolution du politique. Telles sont les con­clusions que tire Scheer. Elles sont étonnantes pour un homme qui s'inscrit dans le sillage des écolo­gistes allemands et qui a le label de “gauche”. Cependant, il faut préciser que Scheer est un écologiste pragmatique, bien formé sur le plan scientifique ; depuis 1988, il est le président de l'European Solar Energy As­so­ciation (en abrégé : Euro-Solar).

Il a exprimé ses thèses dans 2 ouvrages, avant de les reprendre dans Zurück zur Politik... (op. cit.) : Parteien contra Bürger (Les partis contre les citoyens, 1979), Sonnen-Strategie (Stratégie solaire, 1993 ; cet ouvrage traite d'énergie solaire, clef pour acquérir une indépendance énergétique ; à ce propos cf. Hans Rustemeyer, « Énergie solaire et souveraineté », NdSE n°29, pp. 23-24).

Les autres constatations de Scheer sont également fort pertinentes et rejoignent nos préoccupations :

♦ 1. Dans la plupart des pays occidentaux, toute idéologie dominante ou acceptée, qu'elle soit au pouvoir ou provisoirement dans l'opposition, est influencée ou marquée par ce fondamentalisme occidental, par ce subjectivisme qui refuse de prendre acte des notions de “devoir” ou d'éthique communautaire, par cette monomanie économique qui dévalorise, marginalise et méprise toutes les autres activités humaines (les secteurs “non-marchands”, refoulés dans les sociétés occidentales).

♦ 2. La pratique des partis dominants ne sort pas de cette impasse. Au contraire, elle bétonne et pérennise les effets pervers de cette idéologie fondamentaliste.

♦ 3. Les intérêts vitaux des citoyens exigent pourtant que l'on dépasse et abandonne ces platitudes idéo­logiques. Dès 1979, Scheer constatait :

  • que l'aversion des citoyens de base à l'encontre des partis ne cessait de reprendre vigueur ;
  • que les citoyens n'étaient plus liés à un seul parti dominant mais tentaient de se lier à diverses ins­tan­ces, soit à des instances de factures idéologiques différentes ; le citoyen se dégage ainsi de l'étroi­tes­se des enfermements partisans et cherche à diversifier ses engagements sociaux ; le citoyen n'abandonne pas nécessairement les valeurs de sa famille politique d'origine, mais reconnait implicitement que les fa­milles politiques d'“en face” cultivent, elles aussi, des valeurs valables et intéressantes, dans la me­su­re où elles peuvent contribuer à résoudre une partie de ses problèmes. Le citoyen, en bout de course, dé­ve­lop­pe une vision de la politique plus large que le député élu ou le militant aliéné dans la secte que de­vient son parti.
  • que les mutations de valeur à l'œuvre dans nos sociétés postmodernes impliquent un relâchement des liens entre les citoyens et leurs familles politiques habituelles ;
  • que les partis n'étaient plus à même de réceptionner correctement, de travailler habilement et de neutra­liser efficacement les mécontentements qui se manifestaient ou pointaient à l'horizon (un chiffre : en France, aujourd'hui, plus de 25% des jeunes de moins de 25 ans sont sans travail et aucune solution à ce drame n'est en vue, dans aucun parti politique) ;
  • qu'il est nécessaire que de “nouveaux mouvements sociaux” émergent, comme, par ex. : le mou­vement populaire anti-mafia en Sicile, les mouvements populaires hostiles à la corruption politique dans toute l'Italie (dont la Lega Nord), les mouvements liés à la “marche blanche” en Belgique (qui n'ont mené à rien à cause de la naïveté de la population).

Scheer écrit : « Les partis font montre d'une attitude crispée. Ils ne savent pas s'ils doivent consi­dérer les idées nouvelles comme des menaces ou comme un enrichissement, s'ils doivent les bloquer, les intégrer ou coopérer avec elles » (p. 97). D'où l'indécision permanente qui conduit à la dissolution du politique et à l'évidement de l'État. Scheer constate, exactement comme le constatait Roberto Michels au début du siècle : « Il existe une loi d'airain de l'oligarchisation ». Cette loi d'airain transforme l'État en instrument de castes fermées, jalouses de leurs intérêts privés et peu soucieuses du Bien commun. Quand ce pro­ces­sus atteint un certain degré, l'État cesse d'être le porteur du politique, le garant des libertés citoyennes et de la justice.

 Une contestation générale du système en Europe

Plus loin, Scheer écrit :

« La démocratie partitocratique se trouve en plein processus d'érosion, car, comme jamais auparavant, elle connait une situation qu'Antonio Gramsci (...) aurait considéré comme la “plus aiguë et la plus dangereuse des crises” : “À un moment précis de l'évolution historique, les classes se détachent de leurs partis politiques traditionnels”. Il se constitue alors “une situation de di­vorce entre les représentés et les représentants”, qui doit immanquablement se refléter dans les struc­tures de l'État » (p. 111).

C'est précisément ce qui ne se passe pas : la masse croissante des exclus et des préca­risés (même si leur statut est élevé, comme dans la médecine et dans l'enseignement) ne se reconnais­sent plus dans leurs représentants et se défient des programmes politiques qu'ils avaient eu l'habitude de suivre.

Dans tous les pays, une situation analogue s'observe :

  • en Allemagne, la contestation s'exprime dans les partis d'inspiration nationaliste, chez les Verts, dans les initiatives de citoyens (toutes tendances et inspirations confondues), chez les partisans du référen­dum (comme en Bavière) ;
  • en Belgique, elle s'exprime dans les partis (VB, VU) inspirés par le nationalisme flamand (qui a toujours rassemblé en son sein les contestataires les plus radicaux de la machine étatique belge), en marge des partis li­béraux qui prétendent défendre et refléter la révolte des indépendants et des classes moyennes spoliés (dans les années 60 : le PLP/PVV ; dans les années 90, le VLD de Guy Verhofstadt) ; ce dernier a prétendu canaliser “la révolte des citoyens contre la pillarisation de la société par les partis” ; en Wallonie, cette ré­volte s'est d'abord exprimée chez les “écolos”, mouvement en lisière duquel des intellectuels comme Lambert et le Prof. Van Parijs ont développé une critique radicale et fondamentale du néo-libéra­lisme. Les travaux de Van Parijs ont acquis une notoriété internationale. Ensuite, la contestation, à partir de 1989, s'est exprimée dans le FN, scindé en 2 clans depuis l'automne 1991 ; avec les scandales successifs (assassinat de Cools, disparition d'enfants, affaire Dutroux, scandales Agusta et Dassault), le mécontentement a débouché sur les manifestations d'octobre 1996, dont le point culminant fut la fameuse “marche blanche”, rassemblant 350.000 citoyens.
  • en France, la contestation et le ras-le-bol s'expriment dans le vote FN ; et, dans une moindre mesure, chez les Verts. La mouvance écologique n'est malheureusement plus dominée par une figure équilibrée comme Antoine Waechter, mais par l'aile pro-socialiste de Mme Voynet, qui s'est empressée de glâner quelques portefeuilles dans le gouvernement Jospin, condamné à l'échec face à l'ampleur de la crise en France.
  • en Italie, où les formes de contestation de la partitocratie sont de loin les plus intéressantes en Europe, et les mieux étayées sur le plan théorique, la Lega Nord a cristallisé le mécontentement (nous y revien­drons lors d'un prochain séminaire).

Conclusion :

♦ Un mouvement comme le nôtre doit être attentif en permanence, afin de capter, de comprendre et de tra­vailler les effervescences à l'œuvre dans la société. De percevoir et d'éliminer anticipativement les dysfonctionnements dès qu'ils se développent.

♦ Le fondamentalisme occidental repose sur une conception erronée de l'homme qui est :

  • a. non organique et donc non adaptée à l'être vivant qu'est l'homme ;
  • b. hyper-individualiste (dans le sens où personne n'a plus de devoir à l'égard de l'autre, y compris à l'é­gard des membres de sa propre famille) ; le fondamentalisme occidental ruine la notion de “lignée”, donc de continuité anthropologique. Sur le plan pratique et quotidien, cela implique notamment la disparition de tou­te soli­darité inter-générationnelle, tant à l'égard des ascendants que des descendants.

♦ Le fondamentalisme occidental débouche sur une pratique de la politique :

  • a. où les permanents des partis (les “bonzes”) sont irrémédiablement isolés de la vie réelle et inventent mesures, lois et règlements en vase clos, non pas dans la perspective de renforcer le Bien commun mais de conserver à leur profit personnel sinécures, avantages et passe-droits ;
  • b. où le pur et simple fonctionnement des appareils des partis devient but en soi ;
  • c. où ces appareils devenus buts en soi mènent tout droit au “malgoverno” qu'ont dénoncé les adhérents de la Ligue lombarde et le Prof. Gianfranco Miglio (cf. Vouloir n°109/113, 1993) ;
  • d. où les permanents des partis et les fonctionnaires d'État nommés par les partis se hissent sans ver­gogne au-dessus de la misère quotidienne des simples gens du peuple et, souvent aussi, au-dessus des lois (c'est le cas en Italie et en Belgique, où partis et magistrature sont manifestement liés à la pègre).

 “Malgoverno” et État-Providence

La notion de “malgoverno” désigne l'ensemble de toutes les conséquences négatives de la partitocratie. Les observateurs et les politologues italiens ont tiré des conclusions pertinentes de ce dysfonctionne­ment général. Mais, en France, des professeurs isolés, ignorés des médias aux ordres de la politique pé­grifiée, ont également émis des constats intéressants ; parmi eux, Jean-Baptiste de Foucauld et Denis Piveteau, dans Une société en quête de sens (Odile jacob, 1995). Si Scheer était très dur et très critique, de Foucauld & Piveteau sont plus modérés. Ils sont en faveur de l'État social, de l'État-Providence. Celui-ci, à leurs yeux, est efficace, il peut mobiliser davantage de moyens que la solidarité spontanée et communautaire dont rêvent les réactionnaires et les idéalistes “fleur bleue”. Hélas, constatent de Foucauld & Piveteau, l'État-Providence ne suffit plus :

  • Il ne peut plus intégrer tous les travailleurs de la communauté nationale ;
  • Il ne fonctionne plus que pour ceux qui disposent déjà d'un emploi, notamment les fonctionnaires et les sa­la­riés des grandes boîtes multinationales. En pratique, l'État-Providence n'est plus capable de résou­dre le problème dramatique du chômage des jeunes ;
  • Les événements récents viennent de prouver que l'État-Providence peut affronter efficacement une si­tuation donnée, à la condition que cette situation soit celle d'une “haute conjoncture”. En revanche, quand cette haute conjoncture se modifie sous la pression des événements internationaux ou d'innova­tions — bonnes ou mauvaises — l'État-Providence s'avère incapable de résoudre des problèmes nou­veaux, sou­dains ou inattendus.

L'État-Providence est alors incapable de garantir la solidarité, parce qu'il ne remet pas en question des mécanismes de solidarité anciens mais devenus progressivement surannés. Les données et les faits nouveaux sont perçus comme des menaces, ce qui, dans tous les cas de figure, est une attitude erronée. À ce niveau, notre réflexion, dans ses dimensions “conservatrices-révolutionnaires”, c'est-à-dire des di­mensions qui tiennent toujours compte des si­tuations exceptionnelles, peuvent se montrer pertinentes : les pro­cessus à l'œuvre dans le monde sont multiples et complexes ; ils ne nous autorisent pas à penser qu'il y aura ad vitam æternam répétition des “bonnes conjonc­tures”.

 État-Providence et logique de l'intégration

L'État-Providence repose sur une logique de l'intégration. Tout citoyen, tout travailleur immigré qui a été dûment accepté, devrait, dans un tel État-Providence, dans l'appareil social qu'il met en œuvre et orga­nise, être pleinement intégré. Ce serait évidemment possible si les paramètres restaient toujours les mêmes ou si le progrès, immuablement, avançait selon une précision arithmétique ou exponentielle. Mais ce n'est jamais le cas... L'exception guette à tout moment, le pire survient à tout bout de champ. Ceux qui pensent et agissent en termes de paramètres immuables sont des utopistes et sont condamnés à l'échec politique. Ceux qui envisagent le pire font preuve de responsabilité.

Dans les médias, aujourd'hui, on ne cesse de parler d'intégration, mais la seule chose que l'on observe, c'est l'exclusion à grande échelle. Jadis, l'exclusion ne touchait que des gens sans revenus ou sans al­lo­cations de re­traite. Aujourd'hui, de 10 à 20% de la population totale est exclue (derniers chiffres : 16% des personnes habitant la Région de Bruxelles-Capitale). Les exclus se recroquevillent dans leur cocon, se replient sur eux-mêmes, ce qui engendre un dangereux nihilisme, le sentiment de “no future”. Les liens communau­taires disparaissent. Un isolement total menace l'exclu. Les intégrés sont immergés dans une cage de luxe, de réalité-ersatz, qui les tient éloignés du fonctionnement réel de la Cité.

J. B. de Foucauld & D. Piveteau analysent la situation et ne donnent pas de solutions toutes faites (per­sonne ne croit plus d'ailleurs aux solutions toutes faites). Pour eux, la société est déterminée par une dy­namique conflictuelle entre 4 pôles :

  • 1. Le pôle de l'initiative : ceux qui prennent des initiatives n'acceptent que peu d'obstacles d'ordre con­ven­tionnel, notamment les obstacles installés par les administrations reposant sur une ergonomie obso­lète ou sur des analyses vieilles de plusieurs décennies (ex. : il a fallu 30 mois d'attente à une firme de pointe en Wallonie pour obtenir de la part des fonctionnaires — souvent socialistes, corrompus, incompétents et dépassés — le droit de lancer son initiative génératrice de 2.500 emplois, alors que la ré­gion compte des zones où le chômage atteint 39% de la population active !). Le principe d'initiative peut aussi être pensé sur un mode exclusivement individualiste et relativiser ou transgresser le principe de “coopération”.
  • 2. Le pôle de coopération.
  • 3. Le conflit (inhérent à toute société), vecteur de changements.
  • 4. La contrainte, qui peut avoir la fonction d'un régulateur.

Piveteau & de Foucauld dressent une typologie des sociétés bipolarisées (où seuls 2 pôles entrent en jeu) et une typologie des sociétés tripolaires (où 3 pôles sont en jeu). Pour ces 2 auteurs, il s'a­git de montrer que l'exclusion d'un ou de 2 pôles conduit à de problématiques déséquilibres sociaux. Les valeurs qui se profilent derrière chaque pôle sont toutes nécessaires au bon fonctionnement de la Cité. Il est dangereux d'évacuer des éventails de valeurs et de ne pas avoir une vision holiste (ganz­heit­lich) et synergique des sociétés qu'on est appelé à gouverner.

Les sociétés bipolaires :

♦ Dans une société régie par le libéralisme pur, de facture hayekienne, où règne, dit-on, une “loi de la jun­gle” (bien qu'il me paraisse difficile de réduire l'œuvre complexe de Hayek à ce seul laisser-faire exagéré), les pôles de l'initiative et du conflit sont mis en exergue au détriment de la coopération (individualisme oblige) et de la contrainte (principe de liberté).
♦ Dans une société autoritaire, d'inspiration conservatrice (Salazar) ou communiste (la Pologne de Ja­ru­zelski), les pôles de coopération et de contrainte sont privilégiés au détriment des pôles d'initiative et de conflit.
♦ Dans les sociétés où domine l'esprit civique, comme dans les nouvelles sociétés industrielles asia­ti­ques, les pôles d'initiative et de coopération sont valorisés, tandis que les pôles de conflit et de con­trainte sont mis entre parenthèses.
♦ Dans les sociétés purement conflictuelles et instables, les pôles du conflit et de la contrainte sont à l'avant-plan, ceux de l'initiative et de la coopération à l'arrière-plan ou carrément inexistants. Plus per­sonne ne lance d'initiative, car c'est sans espoir, et personne ne coopère avec personne, car il n'y a ni confiance ni consensus. Aucune initiative et aucune coopération ne sont possibles. Exemples : les zones industrielles du début du XIXe siècle, décrites par Zola dans Germinal, ont généré des sociétés con­flic­tuelles et contraignantes de ce type. Aujourd'hui, on les rencontre dans les bidonvilles brésiliens ; les banlieues marginalisées des grandes villes françaises risquent à très court terme de se brésilianiser.
♦ Dans certaines sociétés sans esprit civique, l'initiative n'est possible qu'avec la contrainte. Piveteau & de Foucauld craignent que la France, leur pays, n'évolue vers ce modèle, car le dialogue social à la belge ou à l'allemande n'existe pas et que le syndicalisme y est resté embryonnaire.
♦ Au sein même des grandes sociétés industrielles, les grandes familles intactes, certaines organisations professionnelles, les minorités ethniques (y compris dans les banlieues à problèmes), développent un modèle principalement coopératif, dans un environnement fortement conflictuel, mais où l'initiative inno­vante est trop souvent absente et où la contrainte étatique est radicalement contestée. Avec, au pire, l'é­mergence de structures mafieuses.

Les sociétés tripolaires :

  • Si seuls les pôles de la coopération, de l'initiative et de la contrainte entrent en jeu, le risque est d'é­vacuer tous les conflits, donc toutes les innovations, née de l'agonalité entre classes ou entre secteurs professionnels concurrents.
  • Si le pôle de contrainte est évacué, le risque est d'assister à la contestation systématique et stérile de toute autorité féconde et/ou régulative.
  • Si le pôle de coopération est exclu, la solidarité cesse d'exister.
  • Si le pôle d'initiative est absent, l'immobilisme guette la société.

L'idéal pour de Foucauld & Piveteau est un chassé-croisé permanent et sans obstacle entre les 4 pôles. L'exclusion d'un seul ou de 2 de ces pôles provoque des déséquilibres et des dysfonctionne­ments. Pour nos 2 auteurs, les difficultés sont les suivantes :

  • 1. Les partis politiques en compétition dans une société ne mettent que trop souvent l'accent sur un seul pôle ou sur 2 pôles seulement. Ils n'ont pas une vision globale et synergique de la réalité sociale.
  • 2. Les partis prennent l'habitude, parce que leur objectif majeur se réduit à leur propre auto-conservation, à ne dé­fendre que certaines valeurs en excluant toutes les autres. Cette exclusion reste un vœu pieux, car les valeurs peuvent certes s'effacer, quitter l'avant-scène, mais ne disparaissent jamais : elles de­meu­rent un impératif éthique. La vision politique des grands partis dominants est dès lors mu­ti­lée et mutilante. Elle conduit à la répétition de schémas et de routines politiques, en marge de l'évolution réelle du monde.
  • 3. Un mouvement civil ou populaire comme le nôtre doit se donner la tâche (ardue) de réconcilier les 4 pôles, de les penser toujours simultanément, afin de favoriser un maximum de synergies entre eux.
  • 4. De cette manière seulement, émergent une perception et une pratique holistes de la dynamique socia­le.
  • 5. Les schémas que nous proposent de Foucauld et Piveteau expliquent pourquoi diverses catégories de ci­toyens finissent par se lasser de la politique et des partis. Lorsqu'un pôle n'est pas pris en compte, de larges strates de la population sont frustrées, vexées, meurtries, marginalisées voire exclues. Ou ne peu­vent plus exprimer leurs desiderata légitimes.
  • 6. En plaidant pour une prise en compte de ces 4 pôles, Piveteau & de Foucauld visent à (re)donner du sens à la vie politique, car, s'il y a absence de sens, il y a automatiquement dissolution du politique, liquéfaction des institutions, effondrement de la justice et éparpillement des énergies.

La critique de Nicolas Tenzer

Un autre observateur français de la situation actuelle est le Prof. Nicolas Tenzer, énarque, enseignant auprès de l'Institut d'Études politiques de Paris. Dans Le Tombeau de Machiavel (Flam., 1997), N. Tenzer part du constat que les “grands récits”, c'est-à-dire selon le philosophe Jean-François Lyotard, les visions vec­to­rielles de l'histoire véhiculées par les progressistes, ne sont plus dans le grand public des objets de croyance et de vénération. L'électeur n'attend plus des partis et des hommes politiques qu'ils se mobili­sent pour réaliser des projets téléologiques aussi “sublimes”. Mais ce désintérêt pour les grands mythes téléologiques re­cèle un risque : les sociétés ne formulent plus de perspectives d'avenir et les élites deviennent des “élites sans projet”. La pire conséquence de l'“effondrement des grands récits”, c'est que les partis et les hom­mes politiques se mettent à justifier sans discernement tous les faits de monde et de société présents, même ceux qui ne recèlent plus aucune potentialité constructive, ou ceux qui repré­sen­tent un flagrant déni de justice.

Tenzer ne cite jamais Carl Schmitt, mais le jugement négatif qu'il pose sur cette médiocre justification des faits, indépendamment de ce qu'ils sont sur le plan des valeurs ou de l'efficacité, nous rappelle directe­ment la critique négative que C. Schmitt et Max Weber adressaient à la légalité, cage d'acier rigide em­prisonnant la légitimité, qui, elle, est toujours souple et dynamique.

Pour Tenzer, la “deuxième gauche” (c'est-à-dire la gauche qui se considère comme modérée et socialiste et prétend ne pas vouloir gouverner avec les communistes) est une école politique qui légitimise, justifie et accepte les faits simplement parce qu'ils existent, sans plus déployer aucune prospective ni perspec­ti­ve, n'envisage plus au­cun pro­grès et n'a plus la volonté de réaliser des plans, visant le Bien commun ou sa restauration. À ce niveau de la démon­stration de Tenzer, nous sommes contraints d'apporter une précision sémantique. Tenzer condamne l'at­titu­de de la “deuxième gauche” pour son acceptation pure et simple de tous les faits de monde et de so­ciété, sans es­prit critique, sans volonté réelle de réforme ou d'élimination des résidus figés ou dysfonc­tion­nants. Cette “deuxième gau­che” prendrait ainsi, dit Tenzer, une attitude “naturaliste”.

Pour la pensée conser­vatrice (du moins les “conservateurs axiolo­giques”) et les écologistes, il y a primat du naturel sur toutes les con­struc­tions. En règle générale, les gauches libérales et marxistes, accordent le primat aux choses construites. Mais en développant sa cri­tique de la “deuxième gauche”, en la dénonçant comme “natu­raliste”, Tenzer met les conservateurs (axio­logiques) et les écologistes en garde contre une tendance politique actuelle, celle d'accepter tous les faits accomplis trop vite, de considérer toutes les dérives comme inéluctables, comme le résultat d'une “catallexie”, c'est-à-dire, selon Hayek, d'une évolution naturelle contre laquelle les hommes ne peuvent rien. Dans ce cas, la volonté capi­tu­le. Tenzer dénonce là la timi­dité à formuler des projets et la propension à faire une confiance aveugle à la “main invisible”, chère aux libéraux. Dans le fond, Tenzer ne critique pas le réa­lis­me vitaliste de la pensée conservatrice et/ou écologiste, mais s'oppose à la notion néo-libérale de “ca­tal­lexie”, réintroduite à l'époque de Thatcher, à la suite de la réhabilitation de la pensée de Hayek.

Dans la vie politique concrète, dans la situation actuelle, un “naturalisme” mal compris conduirait à accep­ter et à légitimer l'exclusion de millions de citoyens au nom du progrès, de la démocratie, de l'État de droit, de la morale, etc. Légitimer des faits aussi négatifs est évidemment absurde.

Tenzer nous avertit aussi du mauvais usage de la notion de “complexité”. Pour nous, dans notre perspec­tive organique, la complexité constitue un défi, nous oblige à éviter toutes les formes de réductionnisme. En ce sens, nous avons retenu les leçons d'Arthur Koestler (Le cheval dans la locomotive),  de Konrad Lorenz et, bien entendu, du biohumanisme qu'avait formulé Lothar Penz (cf. “Hefte” von Junges Forum). Malheureusement, aux yeux d'un grand nombre de terribles simplificateurs, la complexité est devenu un terme à la mode pour esquiver les défis, pour capituler devant toutes les difficultés. Quand un problème se pose, on le déclare “com­plexe” pour ne pas avoir à l'affronter. Le réel est donc posé a priori comme trop “complexe” pour que l'hom­me ait la volonté de mener une action politique quelconque, d'élaborer des plans et de développer des pro­jets. On accepte tout, tel quel, même si c'est erroné, injuste ou aberrant.

Tenzer ne rejette pas seulement le “naturalisme” (auquel il donne une définition différente de la nôtre) mais aussi :

  • a) l'enthousiasme artificiel pour la complexité que répandent les journalistes qui se piquent de postmodernité et proposent insidieusement une idéologie de la capitulation citoyenne ;
  • b) l'hypermoralisation ; en effet, aujourd'hui, dans les médias, nous assistons à une inflation démesu­rée de discours moralisants et, en tant que tels, anesthésiants. La philosophie ne cherche plus à com­prendre le réel tel qu'il est, mais produit des flots de textes moralisants et prescriptifs d'une confondante banalité, pour aveugler, dit Tenzer, le ci­toyen, le distraire du fonctionnement réel de sa communauté politique (Tenzer adresse cette critique à André Comte-Sponville not.). Dans les médias, c'est sur base de telles banalités que l'on manipule les masses, pour les empêcher de passer à l'action. L'objectif principal de cet hyper-moralisme, c'est de “frei­ner toute action citoyenne”. Ceux qui veulent freiner cette action citoyenne entendent main­te­nir à tout prix le statu quo (dont ils sont souvent les bénéficiai­res), se posent comme “légalistes” plutôt que comme “légitimistes”. Mais l'option légaliste (ou “légalitaire”) est foncièrement anti-politique, car elle re­fuse de considérer le politique comme une force qui chevauche et maîtrise la dynamique hi­sto­rique et sociale. Le légaliste-légalitaire est aussi celui qui con­çoit le droit comme une idée abstraite, détachée de tout continuum historique. Dans le domaine du po­litique, ce qui est le produit direct d'un continuum historique est légitime. Une légalité rigide, en revanche, conduit à une rupture (souvent trau­ma­tisante) à l'endroit d'une continuité puis à la dissolution du politique et de l'État, car la dynamique qui émane du peuple, porteur du poli­ti­que et acteur de l'histoire, est freinée et étouffée.

Dans le processus de dissolution de l'État, dans ses phases successives d'affaiblissement, celui-ci ces­se d'être aimé, constate Tenzer, car, en effet, sa dissolution est toujours simultanément une dé-légitimi­sation, et, par­tant, une réduction à de la pure légalité.

Des élites sans projet

Revenons au débat allemand. Il y a quelques années, j'ai été étonné de découvrir que 3 figures de proue de la politique allemande avaient écrit de concert un ouvrage très critique à l'encontre des partis. Ce livre s'intitulait Die planlosen Eliten (Les élites sans projet, Bruckman, Munich, 1992). Ses auteurs étaient Rita Süssmuth (aile gauche de la CDU démocrate-chrétienne), Peter Glotz (intellectuel en vue de la SPD socialiste) et Konrad Seitz (ministre de la FDP libérale). Dans ce livre, ils expriment :

  • leur nostalgie d'une élite et d'une caste dirigeante cohérentes ;
  • leur souhait de voir cette élite résoudre les problèmes politiques, économiques et écologiques ;
  • leur inquiétude de voir la classe politique allemande décliner et tomber très bas dans l'estime des mas­ses ; ce déclin s'explique parce qu'il y a eu des scandales dans le financement des partis ; parce que les promesses électorales n'ont jamais été tenues (par ex. : réunification sans augmentation des impôts).

plel210.gifNos 3 auteurs écrivent : « La fabrication en série de mythes et de grands sentiments conduit au cynisme et à l'apathie dans la population » (p. 181). Ensuite, ils déplorent que le procédé de recrutement de la clas­se politique reste le “travail à la base” ; or celui-ci effraie les individualités créatives, imaginatives et intelligentes et les détourne de la politique.

Süssmuth, Glotz et Seitz constatent à ce propos : « C'est sans doute un paradoxe, mais on est bien obligé de constater qu'il est réel : la dé­mo­cra­tisation des partis a conduit simultané­ment à leur fermeture. À l'époque de Weimar ou dans les premiers temps de la Bundesrepublik, les appa­reils dirigeants des partis pouvaient imposer des candidats à la “base” ; de cette façon, des personnalités originales, des experts, des intellectuels, des conseillers de grandes en­tre­pri­ses et des représentants d'autres groupes s'infiltraient dans le monde politique. Mais aujourd'hui, celui qui refuse de se soumettre au contrôle des faciès opéré par les pairs des partis, n'a plus aucune chan­ce » (p. 182).

Ce constat affolant est suivi de plaidoyers :

  • pour un changement dans la psychologie des hommes et des femmes politiques, où nos 3 auteurs réclament plus de modestie (p. 192) ;
  • pour une plus forte participation de la population aux décisions politiques directes (via des techniques de consultation comme le plébiscite et le referendum) ;
  • pour une ouverture des partis politiques à la vie réelle des citoyens.

Enfin, Süssmuth, Glotz et Seitz émettent ce jugement terrible pour le personnel politique en place : « Quand on est âpre de prébendes, vulgaire et envieux, on ne doit pas s'attendre à susciter le respect des autres ».

Les pistes que nous suggérons

La classe politique a failli partout en Europe. Elle n'est pas capable d'affronter les nouvelles donnes, par­ce que son personnel n'a ni l'intelligence ni la culture nécessaires pour orienter et réorienter les ins­tances politiques sous la pression des faits. Telle est la situation. Mais quelles sont les réponses, ou les pistes, qu'un mouvement comme le nôtre peut apporter ?

♦ 1. La première piste dérive d'une prise en compte des leçons du “communautarisme” américain.

  • Le communautarisme américain constate que le modèle occidental est une impasse.
  • Dans cette impasse, les citoyens ont perdu tous liens avec les valeurs qui fondent les sociétés et les main­tiennent en état de fonctionner dans la cohérence. C'est ainsi qu'a disparu le sens civique. Et sans sens civique, il n'y a pas de démocratie viable. Sans sens civique, sans valeurs fondatrices, sans rejet explicite d'un relativisme omniprésent, il n'y a pas de justice.
  • Nous devons coupler la réhabilitation de la notion de “communauté” que nous trouvons dans le commu­nautarisme américain actuel à la notion schmittienne d'“ordre concret” (konkrete Ordnung). Pour C. Schmitt, un ordre concret est un ordre produit par un continuum historique, par exemple un État né de l'histoire. À l'intérieur de tels États, nous trouvons, généralement, une façon précise et originale de dire le droit et d'appliquer une jurisprudence. Dès lors, les règles ne sont des règles réelles et légitimes que si elles sont imbriquées dans un ordre né d'une continuité historique précise.

En insistant sur la concrétude des ordres en place dans les sociétés traditionnelles et/ou légitimes, C. Schmitt conteste le pur normativisme des États libéraux. Le normativisme libéral repose sur la norme, qui serait une idée générale propre à l'humanité toute entière, hissée au-dessus de toutes les contingences spa­tio-temporelles. La normativisation du droit conduit à un gouvernement du droit et non plus à un gou­ver­nement d'hommes au service d'autres hommes. L'État de droit (où le droit est conçu comme le produit d'une histoire particulière) dégénère en État légal(iste), ce qui nous amène à l'actuelle “political correct­ness”.

Par ailleurs, le pur décisionnisme, qu'avait défendu C. Schmitt à ses débuts, en même temps que les fas­cistes, ne permet pas à l'homme d'État de saisir la dynamique historique, le noyau fondamental de la Cité qu'il est appelé à régir. Raison pour laquelle, l'homme d'État doit simultanément se préoccuper des institutions, de la con­ti­nuité institutionnelle (selon la définition que donne Hauriou de l'institution, soit un “ordre con­cret”), et des dé­cisions, à prendre aux moments cruciaux, pour trancher des “nœuds gordiens” et sortir la Cité d'une impasse mortelle.

Au sein des ordres con­crets, qui ont produit un système juridique au fil de l'histoire, les communautés humaines concrètes fon­dent du sens. Ces communautés charnelles d'hommes et de femmes de diverses lignées et générations acquièrent ainsi prio­rité sur les normes ab­straites. Les com­munautariens amé­ricains s'efforcent de contribuer, comme nous, au rétablis­sement de l'État de droit, contre tou­tes les tentatives entreprises pour le remplacer par l'État normatif, “politique­ment correct”, excluant en même temps que toutes les valeurs léguées par l'histoire, tous les possibles qui pour­raient contredire ou atténuer la rigueur abstraite de la norme.

Ernst Rudolf Huber et le “Kulturstaat”

♦ 2. Ce débat de fond suscite d'autres questions. Par ex. : quelles facettes doit présenter un État porté par les ordres concrets qui vivent et se déploient en son sein ? De notre point de vue, un tel État serait celui qu'Ernst Rudolf Huber a défini comme Kulturstaat (“État de culture”, État défini par sa culture nationale) (2). Pour Huber, “le Kultur­staat est le gardien de la culture populaire face à la destruction dont la menace la société” (i. e. : les in­té­rêts privés, désolidarisés du Bien commun, ndlr). La “culture” dans ce sens est à la fois constitutive de la Staatlichkeit (de la substance de l'État) et la légitimise.

L'action de l'É­tat est soumise aux valeurs sub­stan­tielles que véhicule cette culture. En conséquence, l'État n'est pas un pur instrument, car la culture n'est pas une fabrication faite à l'aide d'instruments, mais un héritage et une matrice de valeurs qui, en der­nière instance, ne sont ni rationalisables ni normalisa­bles. En ce sens, cette matrice est elle-même une valeur qu'il convient de préserver contre les intérêts matériels et fac­tieux, contre les agents de déli­quescence, intérieurs ou extérieurs. En théorisant la notion de Kulturstaat, Huber entend étoffer la notion hégélienne de Sittlichkeit (éthicité, mœurs) en l'imbriquant dans une culture et la solidarisant d'office avec toutes les autres manifestations de cette culture. L'éthique cesse automatiquement d'être un jeu propret de concepts purs, détachés de la vie réelle et trépidante des peuples.

Tout Kulturstaat est nécessairement organisé selon un modèle fédéral, il est un Bundesstaat (qui res­pecte le principe de subsidiarité), car toute communauté au sein de cet État est un ordre concret, qui doit être res­pecté en tant que tel, auquel il faut assurer un avenir. Pour le juriste français Stéphane Pierré-Caps, dans son ouvrage intitulé La mul­tina­tion (sous-titré L'avenir des minorités en Europe centrale et orientale, O. Jacob, 1995), le futur État mitteleuropéen ne pourra pas se bâtir sur le modèle unitaire, centraliste et jacobin de l'État-Nation, où la norme abstraite régente, oblitère et éma­scule tous les ordres concrets et toutes les institutions et les communautés concrètes, mais devra opter pour une forme d'État qui respecte et orga­nise institutionnellement toutes les différences vivantes d'un territoire donné.

Ce principe est universellement valable, tant pour le territoire d'un État national classique que pour des territoires éventuellement plus vastes, comme les sphères culturelles (ex. : la Mitteleuropa, l'Europe en voie d'unification, des regroupements régionaux comme l'espace Alpes-Adriatique). Certes ces espaces con­naîtront encore des frontières, mais celles-ci délimiteront les “civilisations” dont parle Samuel Hun­ting­ton dans Le choc des civilisations (O. Jacob, 1997).

Ces civilisations diviseront demain l'humanité en vastes sphè­res différenciées voire antagonistes (dans le pire des cas), sans que l'on n'ait à appliquer globalement des normes gé­né­rales, abstraites et universalistes, lesquelles ne sont en aucun cas des valeurs. Ces normes sont clo­ses sur elles-mêmes, fermées et rigides, car elles sont des produits de l'esprit de fabri­ca­tion et purement prescriptives. Les valeurs sont vivantes, ouvertes aux innovations fusant de tou­tes parts, effervescentes et dynamiques. Les valeurs ne sont jamais univoques, contrairement aux normes, elles sont “plurivoques”. Les normes ne recèlent en elles qu'un seul possible. Les valeurs sont à même de générer une pluralité de possibles.

Conclusion : Pour rétablir les communautés des communautariens, les ordres concrets qui fondent le droit selon Carl Schmitt, les Kulturstaaten selon Huber, les communautés de Kulturstaaten à l'intérieur de sphères culturelles ou de grands espaces de civilisation, nous devons renvoyer les “élites sans projet”, dénoncées par Süssmuth, Glotz et Seitz, et faire advenir des élites conscientes de leur devoir de respecter les acquis et de façonner l'avenir. De telles élites cultivent une éthique de la responsabilité. Celle-ci a été définie avec brio par des philosophes com­me Max Weber, Hans Jonas et Karl-Otto Apel (3). Elle constituera le thème d'un prochain séminaire de Synergies européennes, appelé à compléter celui d'aujourd'hui.

► Robert Steuckers, Nouvelles de Synergies Européennes n°33, 1998.

◘ Notes :

(1) Walter REESE-SCHÄFER, Was ist Kommunautarismus ?, Campus, Francfort/M., 1994, 191 p. Voir également : Transit - Europäische Revue n°5 (« Gute Gesellschaft »), hiver 1992/93, Verlag Neue Kritik, Francfort/M.
(2) Max-Emanuel GEIS, Kulturstaat und kulturelle Freiheit : Eine Untersuchung des Kulturstaatskonzepts von Ernst Rudolf Huber aus verfassungsrechtlicher Sicht, Nomos-Verlagsgesellschaft, Baden-Baden, 1990, 298 p.
(3) Detlef HORSTER, Politik als Pflicht : Studien zur politischen Philosophie, Suhrkamp, stw 1109, Frankfurt, 1993, 281 p.


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Questions a Robert Steuckers :

Pour préciser les positions de “Synergies Européennes”

 

robert10.jpg◘ Propos recueillis par Pieter Van Damme dans le cadre d'un mémoire, 2001.


• Dans quelle mesure le “national-bolchevisme” s'insère-t-il dans la “troisième voie”, entre libéralisme et marxisme ?


Le national-bolchevisme ne fait pas référence à une théorie économique ou à un projet de société : on l'oublie trop souvent. Ce vocable composé a été utilisé pour désigner l'alliance, toute temporaire d'ailleurs, entre les cadres traditionnels de la diplomatie allemande, soucieux de dégager le Reich vaincu en 1918 de l'emprise occidentale, et les éléments de pointe du communisme allemand, soucieux d'avoir un allié de poids à l'Ouest pour la nouvelle URSS. Avec Niekisch, ancien cadre de la République des Conseils de Munich, écrasée par les Corps Francs nationalistes mais mandatés par le pouvoir social-démocrate de Noske, le national-bolchevisme prend une coloration plus politique, mais s'auto-désigne, dans la plupart des cas par l'étiquette de “national-révolutionnaire”.

Le concept de national-bolchevisme est devenu un concept polémique, utilisé par les journalistes pour désigner l'alliance de 2 extrêmes dans l'échiquier politique. Niekisch, à l'époque où il était considéré comme l'une des figures de proue du national-bolchevisme, n'avait plus d'activités politiques proprement dites ; il éditait des journaux appelant à la fusion des extrêmes nationales et communistes (les extrêmes du “fer à cheval” politique disait Jean-Pierre Faye, auteur du livre Les langages totalitaires). La notion de “Troisième Voie” est apparue dans cette littérature. Elle a connu des avatars divers, mêlant effectivement le nationalisme au communisme, voire certains éléments libertaires du nationalisme des jeunes du Wandervogel à certaines options communautaires élaborées à gauche, comme, par ex., chez Gustav Landauer.

[➜ Pour en savoir plus : cf. de Thierry MUDRY, « Le “socialisme allemand” : analyse du télescopage entre nationalisme et socialisme de 1900 à 1933 en Allemagne » ainsi que « L'itinéraire d'Ernst Niekisch », in : Orientations n°7, 1986].

110.jpgCes mixages idéologiques ont d'abord été élaborés dans le débat interne aux factions nationales-révolutionnaires de l'époque ; ensuite, après 1945, où on espérait qu'une troisième voie deviendrait celle de l'Allemagne déchirée entre l'Est et l'Ouest, où cette Allemagne n'aurait plus été le lieu de la césure européenne, mais au contraire le pont entre les 2 mondes, géré par un modèle politique alliant les meilleurs atouts des 2 systèmes, garantissant tout à la fois la liberté et la justice sociale. À un autre niveau, on a parfois appelé “troisième voie”, les méthodes de gestion économique allemandes qui, au sein même du libéralisme de marché, se différenciaient des méthodes anglo-saxonnes.

Celles-ci sont considérées comme trop spéculatives dans leurs démarches, trop peu soucieuses des continuités sociales structurées par les secteurs non marchands (médecine & sécurité sociale, enseignement & université). Le libéralisme de marché doit donc être consolidé, dans cette optique allemande des années 50 et 60, par un respect et un entretien des “ordres concrets” de la société, pour devenir un “ordo-libéralisme”. Son fonctionnement sera optimal si les secteurs de la sécurité sociale et de l'enseignement ne battent pas de l'aile, ne génèrent pas dans la société des dysfonctionnements dus à une négligence de ces secteurs non marchands par un pouvoir politique qui serait trop inféodé aux circuits bancaires et financiers.

15647210.jpgL'économiste français Michel Albert, dans un ouvrage célèbre, rapidement traduit dans toutes les langues, intitulé Capitalisme contre capitalisme, oppose en fait cet ordo-libéralisme au néo-libéralisme, en vogue depuis l'accession au pouvoir de Thatcher en Grande-Bretagne et de Reagan aux États-Unis. Albert appelle l'ordo-libéralisme le “modèle rhénan”, qu'il définit comme un modèle rétif à la spéculation boursière en tant que mode de maximisation du profit sans investissements structurels, et comme un modèle soucieux de conserver des “structures” éducatives et un appareil de sécurité sociale, soutenu par un réseau hospitalier solide. Albert, ordo-libéral à la mode allemande, revalorise les secteurs non marchands, battus en brèche depuis l'avènement du néo-libéralisme.

La nouvelle droite française, qui travaille davantage dans l'onirique, camouflé derrière l'adjectif “culturel”, n'a pas pris acte de cette distinction fondamentale opérée par Albert, dans un livre qui a pourtant connu une diffusion gigantesque dans tous les pays d'Europe. Si elle avait dû opter pour une stratégie économique, elle aurait embrayé sur la défense des structures existantes (qui sont aussi des acquis culturels), de concert avec les gaullistes, les socialistes et les écologistes qui souhaitaient une défense de celles-ci, et critiqué les politiques qui laissaient la bride sur le cou aux tendances à la spéculation, à la façon néo-libérale (et anglo-saxonne). Le néo-libéralisme déstructure les acquis non marchands, acquis culturels pratiques, et toute nouvelle droite, préconisant le primat de la culture, devrait se poser en défenderesse de ces secteurs non marchands. Vu la médiocrité du personnel dirigeant de la ND parisienne, ce travail n'a pas été entrepris.

[➜ Pour en savoir plus : 1) de R. STEUCKERS, « Repères pour une histoire alternative de l'économie », in : Orientations n°5, 1984 ; « Orientations générales pour une histoire alternative de la pensée économique », in : Vouloir n°83/86, 1991 ; L'ennemi américain, Synergies, Forest, 1996/2ème éd. (avec des réflexions sur les idées de Michel Albert) ; « Tony Blair et sa “Troisième Voie” répressive et thérapeutique », in : Nouvelles de Synergies européennes n°44, 2000 ; 2) Thierry MUDRY, « Friedrich List : une alternative au libéralisme », in : Orientations n°5, 1984 ; 3) Guillaume d'EREBE, « L'École de la Régulation : une hétérodoxie féconde ? », in : Vouloir n°83/86, 1991 ; 4) Aldo DI LELLO, « La “Troisième Voie” de Tony Blair : une impase idéologique. Ou de l'impossibilité de repenser le “Welfare State” tout en revenant au libéralisme », in : Nouvelles de Synergies eruopéennes n°44, 2000].

Perroux, Veblen, Schumpeter et les hétérodoxes


Par ailleurs, la science économique en France opère, avec Albertini, Silem et Perroux, une distinction entre “orthodoxie” et “hétérodoxie”. Par orthodoxies, au pluriel, elle entend les méthodes économiques appliquées par les pouvoirs en Europe : 1) l'économie planifiée marxiste de facture soviétique, 2) l'économie libre de marché, sans freins, à la mode anglo-saxonne (libéralisme pur, ou libéralisme classique, dérivé d'Adam Smith et dont le néo-libéralisme actuel est un avatar), 3) l'économie visant un certain mixte entre les 2 premiers modes, économie qui a été théorisée par Keynes au début du XXe siècle et adoptée par la plupart des gouvernements sociaux-démocrates (travaillistes britanniques, SPD allemande, SPÖ autrichienne, socialistes scandinaves).

Par hétérodoxie, la science politique française entend toutes les théories économiques ne dérivant pas de principes purs, c'est-à-dire d'une rationalité désincarnée, mais, au contraire, dérivent d'histoires politiques particulières, réelles et concrètes. Les hétérodoxies, dans cette optique, sont les héritières de la fameuse “école historique” allemande du XIXe siècle, de l'institutionnalisme de Thorstein Veblen et des doctrines de Schumpeter. Les hétérodoxies ne croient pas aux modèles universels, contrairement aux 3 formes d'orthodoxie dominantes. Elles pensent qu'il y a autant d'économies, de systèmes économiques, qu'il y a d'histoires nationales ou locales. Avec Perroux, les hétérodoxes, au-delà de leurs diversités et divergences particulières, pensent que l'historicité des structures doit être respectée en tant que telle et que les problèmes économiques doivent être résolus en respectant la dynamique propre de ces structures.

Plus récemment, la notion de “Troisième Voie” est revenue à l'ordre du jour avec l'accession de Tony Blair au pouvoir en Grande-Bretagne, après une vingtaine d'années de néo-libéralisme thatchérien. En apparence, dans les principes, Blair se rapproche des troisièmes voies à l'allemande, mais, en réalité, tente de faire accepter les acquis du néo-libéralisme à la classe ouvrière britannique. Sa “troisième voie” est un placebo, un ensemble de mesures et d'expédients pour gommer les effets sociaux désagréables du néo-libéralisme, mais ne va pas au fond des choses : elle est simplement un glissement timide vers quelques positions keynésiennes, c'est-à-dire vers une autre orthodoxie, auparavant pratiquée par les travaillistes mais proposée à l'électorat avec un langage jadis plus ouvriériste et musclé. Blair aurait effectivement lancé une troisième voie s'il avait axé sa politique vers une défense plus en profondeur des secteurs non marchands de la société britanniques et vers des formes de protectionnisme (qu'un keynésianisme plus musclé avait favorisées jadis, un keynésianisme à tendances ordo-libérales voire ordo-socialistes ou ordo-travaillistes).

[➜ Pour en savoir plus : Guillaume FAYE, « À la découverte de Thorstein Veblen », in : Orientations n°6, 1985].

• Quel est le poids du marxisme, ou du bolchevisme, dans cet ensemble ?

Le marxisme de facture soviétique a fait faillite partout, son poids est désormais nul, même dans les pays qui ont connu l'économie planifiée. La seule nostalgie qui reste, et qui apparaît au grand jour dans chaque discussion avec des ressortissants de ces pays, c'est celle de l'excellence du système d'enseignement, capable de communiquer un corpus classique, et les écoles de danse et de musique, expressions locales du Bolchoï, que l'on retrouvait jusque dans les plus modestes villages. L'idéal serait de coupler un tel réseau d'enseignement, imperméable à l'esprit de 68, à un système hétérodoxe d'économie, laissant libre cours à une variété culturelle, sans le contrôle d'une idéologie rigide, empêchant l'éclosion de la nouveauté, tant sur le plan culturel que sur le plan économique.

Synergon abandonne-t-elle dès lors le solidarisme organique ou non ?

Non. Car justement les hétérodoxies, plurielles parce que répondant aux impératifs de contextes autonomes, représentent ipso facto des réflexes organiques. Les théories et les pratiques hétérodoxes jaillissent d'un humus organique au contraire des orthodoxies élaborées en vase clos, en chambre, hors de tout contexte. Par sa défense des structures dynamiques générées par les peuples et leurs institutions propres, et par sa défense des secteurs non marchands et de la sécurité sociale, les hétérodoxies impliquent d'office la solidarité entre les membres d'une communauté politique. La troisième voie portée par les doctrines hétérodoxes est forcément une troisième voie organique et solidariste. Le problème que vous semblez vouloir soulever ici, c'est que bon nombre de groupes ou de groupuscules de droite ont utilisé à tort et à travers les termes d'“organique” et de “solidariste”, voire de “communauté” sans jamais faire référence aux corpus complexes de la science économique hétérodoxe. Pour la critique marxiste, par ex., il était aisé de traiter les militants de ces mouvements de farceurs ou d'escrocs, maniant des mots creux sans significations réelle et concrète.

Participation et intéressement au temps de De Gaulle

de-gau12.jpgL'exemple concret et actuel auquel la nouvelle droite aurait pu se référer était l'ensemble des tentatives de réforme dans la France de De Gaulle au cours des années 60, avec la “participation” ouvrière dans les entreprises et “l'intéressement” de ceux-ci aux bénéfices engrangés. Participation et intéressement sont les 2 piliers de la réforme gaullienne de l'économie libérale de marché. Cette réforme ne va pas dans le sens d'une planification rigide de type soviétique, bien qu'elle ait prévu un Bureau du Plan, mais dans le sens d'un ancrage de l'économie au sein d'une population donnée, en l'occurrence la nation française.

Parallèlement, cette orientation de l'économie française vers la participation et l'intéressement se double d'une réforme du système de représentation, où l'assemblée nationale — id est le parlement français — devait être flanquée à terme d'un Sénat où auraient siégé non seulement les représentants élus des partis politiques mais aussi les représentants élus des associations professionnelles et les représentants des régions, élus directement par la population sans le truchement de partis. De Gaulle parlait en ce sens de “Sénat des professions et des régions”.

Pour la petite histoire, cette réforme de De Gaulle n'a guère été prise en compte par les droites françaises et par la nouvelle droite qui en est partiellement issue, car ces droites s'étaient retrouvées dans le camp des partisans de l'Algérie française et ont rejeté ensuite, de manière irrationnelle, toutes les émanations du pouvoir gaullien. C'est sans nul doute ce qui explique l'absence totale de réflexion sur ces projets sociaux gaulliens dans la littérature néo-droitiste.

[➜ Pour en savoir plus : Ange SAMPIERU, « La participation : une idée neuve ? », in : Orientations n°12, 1990-91].

• Les visions économiques des révolutionnaires conservateurs me semblent assez imprécises et n'ont apparemment qu'un seul dénominateur commun, le rejet du libéralisme...

Les idées économiques en général, et les manuels d'introduction à l'histoire des doctrines économiques, laissent peu de place aux filons hétérodoxes. Ces manuels, que l'on impose aux étudiants dans leurs premières années et qui sont destinés à leur donner une sorte de fil d'Ariane pour s'y retrouver dans la succession des idées économiques, n'abordent quasiment plus les théories de l'école historique allemande et leurs nombreux avatars en Allemagne et ailleurs (en Belgique : Émile de Laveleye, à la fin du XIXe siècle, exposant et vulgarisateur génial des thèses de l'École historique allemande). À la notable exception des manuels d'Albertini et Silem, déjà cités.

Une prise en compte des chapitres consacrés aux hétérodoxies vous apporterait la précision que vous réclamez dans votre question. De Sismondi à List, et de Rodbertus à Schumpeter, une autre vision de l'économie se dégage, qui met l'accent sur le contexte et accepte la variété infinie des modes de pratiquer l'économie politique. Ces doctrines ne rejettent pas tant le libéralisme, puisque certains de ces exposants se qualifient eux-mêmes de “libéraux”, que le refus de prendre acte des différences contextuelles et circonstancielles où l'économie politique est appelée à se concrétiser. Le “libéralisme” pur, rejeté par les révolutionnaires conservateurs, est un universalisme.

Il croit qu'il peut s'appliquer partout dans le monde sans tenir compte des facteurs variables du climat, de la population, de l'histoire de cette population, des types de culture qui y sont traditionnellement pratiqués, etc. Cette illusion universaliste est partagée par les 2 autres piliers (marxiste-soviétique et keynésien-social-démocrate) de l'orthodoxie économique. Les illusions universalistes de l'orthodoxie ont notamment conduit à la négligence des cultures vivrières dans le tiers monde, à la multiplication des monocultures (qui épuisent les sols et ne couvrent pas l'ensemble des besoins alimentaires et vitaux d'une population) et, ipso facto, aux famines, dont celles du Sahel et de l'Éthiopie restent ancrées dans les mémoires.

Dans le corpus de la ND, l'intérêt pour le contexte en économie s'est traduit par une série d'études sur les travaux du MAUSS (Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales), dont les figures de proue, étiquetées de “gauche”, ont exploré un éventail de problématiques intéressantes, approfondit la notion de “don” (c'est-à-dire des formes d'économie traditionnelle non basée sur l'axiomatique de l'intérêt et du profit). Les moteurs de cet institut sont not. Serge Latouche et Alain Caillé. Dans le cadre de la ND, ce sera surtout Charles Champetier qui s'occupera de ces thématiques. Avec un incontestable brio. Cependant, à rebours de ces félicitations qu'on doit lui accorder pour son travail d'exploration, il faut dire qu'une transposition pure et simple du corpus du MAUSS dans celui de la ND était impossible dans la mesure, justement, où la ND n'avait rien préparé de bien précis sur les approches contextualistes en économie, tant celles des doctrines classées à droite que celles classées à gauche.

Not. aucune étude documentaire, visant à réinjecter dans le débat les démarches historiques (donc contextualistes), n'a été faite sur les écoles historiques allemandes et leurs avatars, véritable volet économique d'une Révolution conservatrice, qui ne se limite pas, évidemment, à l'espace-temps qui va de 1918 à 1932 (auquel Armin Mohler, pour ne pas sombrer dans une exhaustivité non maîtrisable, avait dû se limiter).

Les racines de la Révolution conservatrice remontent au romantisme allemand, dans la mesure où il fut une réaction contre le “géométrisme” universaliste des Lumières et de la Révolution française : elle englobe par ailleurs tous les travaux des philologues du XIXe siècle qui ont approfondi nos connaissances sur l'Antiquité et les mondes dits “barbares” (soit la périphérie persane, germanique, dace et maure de l'empire romain chez un Franz Altheim), l'École historique en économie et les sociologies qui y sont apparentées, la révolution esthétique amorcée par les pré-raphaëlites anglais, par John Ruskin, par le mouvement Arts & Crafts en Angleterre, par les travaux de Pernerstorfer en Autriche, par l'architecture de Horta et les mobiliers de Van de Velde en Belgique, etc.

L'erreur des journalistes parisiens qui ont parlé à tort et à travers de la “Révolution conservatrice”, sans avoir de culture germanique véritable, sans partager véritablement les ressorts de l'âme nord-européenne (ni d'ailleurs ceux de l'âme ibérique ou italienne), est d'avoir réduit cette révolution aux expressions qu'elle a prises uniquement en Allemagne dans les années tragiques, dures et éprouvantes d'après 1918. En ce sens la ND a manqué de profondeur culturelle et temporelle, n'a pas eu l'épaisseur suffisante pour s'imposer magistralement à l'inculture dominante.

[➜ Pour en savoir plus : Charles CHAMPETIER, « Alain Caillé et le MAUSS : critique de la raison utilitaire », in : Vouloir n°65/67, 1990].

Pour revenir plus directement aux questions économiques, disons qu'une révolution conservatrice, est révolutionnaire dans la mesure où elle vise à abattre les modèles universalistes calqués sur le géométrisme révolutionnaire (selon l'expression de Gusdorf), et conservatrice dans la mesure où elle vise un retour aux contextes, à l'histoire qui les a fait émerger et les a dynamisés. De même dans le domaine de l'urbanisme, toute révolution conservatrice vise à gommer les laideurs de l'industrialisme (projet des pré-raphaëlites anglais et de leurs élèves autrichiens autour de Pernerstorfer) ou du modernisme géométrique, pour renouer avec des traditions du passé (Arts & Crafts) ou pour faire éclore de nouvelles formes inédites (MacIntosh, Horta, Van de Velde).

Le contexte, où se déploie une économie, n'est pas un contexte exclusivement déterminé par l'économie, mais par une quantité d'autres facteurs. D'où la critique néo-droitiste de l'économisme, ou du “tout-économique”. Cette critique n'a malheureusement pas souligné la parenté philosophique des démarches non économiques (artistiques, culturelles, littéraires) avec la démarche économique de l'école historique.

• Est-il exact de dire que Synergon, contrairement au GRECE, accorde moins d'attention au travail purement culturel et davantage aux événements politiques concrets ?

Nous n'accordons pas moins d'attention au travail culturel. Nous en accordons tout autant. Mais nous accordons effectivement, comme vous l'avez remarqué, une attention plus soutenue aux événements du monde. Deux semaines avant de mourir, le leader spirituel des indépendantistes bretons, Olier Mordrel, qui suivait nos travaux, m'a téléphoné, sachant que sa mort était proche, pour faire le point, pour entendre une dernière fois la voix de ceux dont il se sentait proche intellectuellement, mais sans souffler le moindre mot sur son état de santé, car, pour lui, il n'était pas de mise de se plaindre ou de se faire plaindre. Il m'a dit : « Ce qui rend vos revues indispensables, c'est le recours constant au vécu ». J'ai été très flatté de cet hommage d'un aîné, qui était pourtant bien avare de louanges et de flatteries.

Votre question indique que vous avez sans doute perçu, à 16 ans de distance et par les lectures relatives au thème de votre mémoire, le même état de choses qu'O. Mordrel, à la veille de son trépas. Le jugement d'Olier Mordrel me paraît d'autant plus intéressant, rétrospectivement, qu'il est un témoin privilégié : revenu de son long exil argentin et espagnol, il apprend à connaître assez tôt la nouvelle droite, juste avant qu'elle ne soit placée sous les feux de rampe des médias. Il vit ensuite son apogée et le début de son déclin. Et il attribuait ce déclin à une incapacité d'appréhender le réel, le vivant et les dynamiques à l'œuvre dans nos sociétés et dans l'histoire.

Le recours à Heidegger

Cette volonté de l'appréhender, ou, pour parler comme Heidegger, de l'arraisonner pour opérer le dévoilement de l'Être et sortir ainsi du nihilisme (de l'oubli de l'Être), implique toute à la fois de recenser inlassablement les faits de monde présents et passés (mais qui, potentiellement, en dépit de leur sommeil momentané, peuvent toujours revenir à l'avant-plan), mais aussi de les solliciter de mille et une manières nouvelles pour faire éclore de nouvelles constellations idéologiques et politiques, et de les mobiliser et de les instrumentaliser pour détruire et effacer les pesanteurs issues des géométrismes institutionnalisés. Notre démarche procède clairement d'une volonté de concrétiser les visions philosophiques de Heidegger, dont la langue, trop complexe, n'a pas encore généré d'idéologie et de praxis révolutionnaires (et conservatrices !).

[➜ Pour en savoir plus : R. STEUCKERS, « La philosophie de l'argent et la philosophie de la Vie chez Georg Simmel (1858-1918) », in : Vouloir n°11, 1999].

• Est-il exact d'affirmer que Synergies Européennes constituent l'avatar actuel du corpus doctrinal national-révolutionnaire (dont le national-bolchevisme est une forme) ?

img0b10.gifJe perçois dans votre question une vision un peu trop mécanique de la trajectoire idéologique qui va de la Révolution conservatrice et de ses filons nationaux-révolutionnaires (du temps de Weimar) à l'actuelle démarche de Synergies Européennes. Vous semblez percevoir dans notre mouvance une transposition pure et simple du corpus national-révolutionnaire de Weimar dans notre époque. Une telle transposition serait un anachronisme, donc une sottise. Toutefois, dans ce corpus, les idées de Niekisch sont intéressantes à analyser, de même que son itinéraire personnel et ses mémoires.

Cependant, le texte le plus intéressant de cette mouvance reste celui co-signé par les frères Jünger, Ernst et surtout Friedrich-Georg, et intitulé Aufstieg des Nationalismus. Pour les frères Jünger, dans cet ouvrage et dans d'autres articles ou courriers importants de l'époque, le “nationalisme” est synonyme de “particularité” ou d'“originalité”, particularité et originalité qui doivent rester telles, ne pas se laisser oblitérer par un schéma universaliste ou par une phraséologie creuse que ses utilisateurs prétendent progressiste ou supérieure, valable en tout temps et en tout lieu, discours destiné à remplacer toutes les langues et toutes les poésies, toutes les épopées et toutes les histoires.

Poète, Friedrich-Georg Jünger, dans ce texte-manifeste des nationaux-révolutionnaires des années de Weimar, oppose les traits rectilignes, les géométries rigides, propres de la phraséologie libérale-positiviste, aux sinuosités, aux méandres, aux labyrinthes et aux tracés serpentants du donné naturel, organique. En ce sens, il préfigure la pensée d'un Gilles Deleuze, avec son rhizome s'insinuant partout dans le plan territorial, dans l'espace, qu'est la Terre. De même, l'hostilité du “nationalisme”, tel que le concevaient les frères Jünger, aux formes mortes et pétrifiées de la société libérale et industrielle ne peut se comprendre que parallèlement aux critiques analogues de Heidegger et de Simmel.

Dans la plupart des cas, les cercles actuels, dits nationaux-révolutionnaires, souvent dirigés par de faux savants (très prétentieux), de grandes gueules insipides ou des frustrés qui cherchent une manière inhabituelle de se faire valoir, se sont effectivement borné à reproduire, comme des chromos, les phraséologies de l'ère de Weimar. C'est à la fois une insuffisance et une pitrerie. Ce discours doit être instrumentalisé, utilisé comme matériau, mais de concert avec des matériaux philosophiques ou sociologiques plus scientifiques, plus communément admis dans les institutions scientifiques, et confrontés évidemment avec la réalité mouvante, avec l'actualité en marche. Les petites cliques de faux savants et de frustrés atteints de führerite aigüe ont évidemment été incapables de parfaire un tel travail.

Au-delà de Aufstieg des Nationalismus

88667_183x217.gifEnsuite, il me semble impossible, aujourd'hui, de renouer de manière a-critique avec les idées contenues dans Aufstieg des Nationalismus et dans les multiples revues du temps de la République de Weimar (Die Kommenden, Widerstand d'Ernst Niekisch, Der Aufbruch, Die Standarte, Arminius, Der Vormarsch, Der Anmarsch, Die deutsche Freiheit, Der deutsche Sozialist, Entscheidung de Niekisch, Der Firn également de Niekisch, Junge Politik, Politische Post, Das Reich de Friedrich Hielscher, Die sozialistische Nation de Karl Otto Paetel, Der Vorkämpfer, Der Wehrwolf, etc.). Quand je dis “a-critique”, je ne veux pas dire qu'il faut soumettre ce corpus doctrinal à une critique dissolvante, qu'il faut le rejeter irrationnellement comme immoral ou anachronique, comme le font ceux qui tentent de virer leur cuti ou de se dédouaner. Je veux dire qu'il faut le relire attentivement mais en tenant bien compte des diverses évolutions ultérieures de leurs auteurs et des dynamiques qu'ils ont suscitées dans d'autres champs que celui, réduit, du nationalisme révolutionnaire.

Exemple : Friedrich Georg Jünger édite en 1949 la version finale de son ouvrage Die Perfektion der Technik, qui jette les fondements de toute la pensée écologique allemande de notre après-guerre, du moins dans ses aspects non politiciens qui, en tant que tels, et par là-même, sont galvaudés et stupidement caricaturaux. Plus tard, Friedrich Georg lance une revue de réflexion écologique, Scheidewege, qui continue à paraître après sa mort, survenue en 1977. Il faut donc relire Aufstieg des Nationalismus à la lumière de ces publications ultérieures et coupler le message national-révolutionnaire et soldatique des années 20, où pointaient déjà des intuitions écologiques, aux corpus biologisants, écologiques, organiques commentés en long et en large dans les colonnes de Scheidewege.

En 1958, Ernst Jünger fonde avec Mircea Eliade et avec le concours de Julius Evola et du traditionaliste allemand Leopold Ziegler la revue Antaïos, dont l'objectif est d'immerger ses lecteurs dans les grandes traditions religieuses du monde. Ensuite, Martin Meyer a étudié l'œuvre d'Ernst Jünger dans tous ses aspects et montré clairement les liens qui unissent cette pensée, qui couvre un siècle tout entier, à quantité d'autres mondes intellectuels, tels le surréalisme, toujours oublié par les nationaux-révolutionnaires de Nantes ou d'ailleurs et par les néo-droitistes parisiens qui se prennent pour des oracles infaillibles, mais qui ne savent finalement pas grand chose, quand on prend la peine de gratter un peu... Par coquetterie parisienne, on tente de se donner un look allemand, un look “casque à boulons”, qui sied à tous ces zigomars comme un chapeau melon londonien à un Orang-Outan...

Meyer rappelle ainsi l'œuvre picturale de Kubin, le rapport étroit entre Jünger et Walter Benjamin, la distance esthétique et la désinvolture qui lient Jünger aux dandies, aux esthètes et à bon nombre de romantiques, l'influence de Léon Bloy sur cet écrivain allemand mort à 102 ans, l'apport de Carl Schmitt dans ses démarches, le dialogue capital avec Heidegger amorcé dans le deuxième après-guerre, l'impact de la philosophie de la nature de Gustav Theodor Fechner, etc. En France, les nationaux-révolutionnaires et les néo-droitistes anachroniques et caricaturaux devraient tout de même se rappeler la proximité de Drieu La Rochelle avec les surréalistes de Breton, notamment quand Drieu participait au fameux “Procès Barrès” mis en scène à Paris pendant la première guerre mondiale.

La transposition a-critique du discours national-révolutionnaire allemand des années 20 dans la réalité d'aujourd'hui est un expédiant maladroit, souvent ridicule, qui ignore délibérément l'ampleur incalculable de la trajectoire post-nationale-révolutionnaire des frères Jünger, des mondes qu'ils ont abordés, travaillés, intériorisés. La même remarque vaut notamment pour la mauvaise réception de Julius Evola, sollicité de manière tout aussi maladroite et caricaturale par ces nervis pseudo-activistes, ces sectataires du satano-sodomisme saturnaliste basé à l'embouchure de la Loire ou ces métapolitologues pataphysiques et porno-vidéomanes, qui ne débouchent généralement que dans le solipsisme, la pantalonnade ou la parodie.

[➜ Pour en savoir plus : de R. STEUCKERS : 1) « L'itinéraire philosophique et poétique de Friedrich-Georg Jünger », in : Vouloir n°45/46, 1988; 2) Friedrich-Georg Jünger, Synergies, Forest, 1996].

• Pourquoi Synergies accorde-t-elle tant d'attention à la Russie, outre le fait que ce pays fasse partie de l'ensemble eurasien ?

L'attention que nous portons à la Russie procède d'une analyse géopolitique de l'histoire européenne. La première intuition qui a mobilisé nos efforts depuis près d'un quart de siècle, c'est que l'Europe, dans laquelle nous étions nés, celle de la division sanctionnée par les conférences de Téhéran, Yalta et Postdam, était invivable, condamnait nos peuples à sortir de l'histoire, à vivre une stagnation historique, économique et politique, ce qui, à terme, signifie la mort. Bloquer l'Europe à hauteur de la frontière entre l'Autriche et la Hongrie, couper l'Elbe à hauteur de Wittenberge et priver Hambourg de son hinterland brandebourgeois, saxon et bohémien, sont autant de stratégies d'étranglement.

Le Rideau de Fer coupait l'Europe industrielle de territoires complémentaires et de cette Russie, qui, à la fin du XIXe siècle, devenait le fournisseur de matières premières de l'Europe, la prolongation vers le Pacifique de son territoire, le glacis indispensable verrouillant le territoire de l'Europe contre les assauts des peuples de la steppe qu'elle avait subis jusqu'au XVIe siècle. La propagande anglaise décrivait le Tsar comme un monstre en 1905 lors de la guerre russo-japonaise, favorisait les menées séditieuses en Russie, afin de freiner cette synergie euro-russe d'avant le communisme. Le communisme, financé par des banquiers new-yorkais, tout comme la flotte japonaise en 1905, a servi à créer le chaos en Russie et à empêcher des relations économiques optimales entre l'Europe et l'espace russo-sibérien. Exactement comme la révolution française, appuyé par Londres (cf. Olivier Blanc, Les hommes de Londres, Albin Michel), a ruiné la France, a annihilé tous ses efforts pour se constituer une flotte atlantique et se tourner vers le large plutôt que vers nos propres territoires, a fait des masses de conscrits français (et nord-africains) une chaire à canon pour la City, pendant la guerre de Crimée, en 1914-1918 et en 1940-45.

Une France tournée vers le large, comme le voulait d'ailleurs Louis XVI, aurait engrangé d'immenses bénéfices, aurait assuré une présence solide dans le Nouveau Monde et en Afrique dès le XVIIIe siècle, n'aurait probablement pas perdu ses comptoirs indiens. Une France tournée vers la ligne bleue des Vosges a provoqué sa propre implosion démographique, s'est suicidée biologiquement. Le ver était dans le fruit : après la perte du Canada en 1763, une maîtresse hissée au rang de marquise a dit : « Bah ! Que nous importent ces quelques arpents de neige » et « après nous, le déluge ». Grande clairvoyance politique ! Qu'on peut comparer à celle d'un métapolitologue du XIe arrondissement, qui prend de haut les quelques réflexions de Guillaume Faye sur “l'Eurosibérie” !

En même temps, cette monarchie française sur le déclin s'accrochait à notre Lorraine impériale, l'arrachait à sa famille impériale naturelle, scandale auquel le gouverneur des Pays-Bas autrichiens, Charles de Lorraine n'a pas eu le temps de remédier ; Grand Maître de l'Ordre Teutonique, il voulait financer sa reconquête en payant de sa propre cassette une armée bien entraînée et bien équipée de 70.000 hommes, triés sur le volet. Sa mort a mis un terme à ce projet. Cela a empêché les armées européennes de disposer du glacis lorrain pour venir mettre un terme, quelques années plus tard, à la comédie révolutionnaire qui ensanglantait Paris et allait commettre le génocide vendéen. Pour le grand bénéfice des services de Pitt !

Dans l'état actuel de nos recherches, nous constatons d'abord que le projet de reforger une alliance euro-russe indéfectible n'est pas une anomalie, une lubie ou une idée originale. C'est tout le contraire ! C'est le souci impérial récurrent depuis Charlemagne et Othon I ! 40 ans de Guerre Froide, de division Est-Ouest et d'abrutissement médiatique téléguidé depuis les États-Unis ont fait oublier à 2 ou 3 générations d'Européens les ressorts de leur histoire.

Le limes romain sur le Danube

charle10.jpgEnsuite, nos lectures nous ont amenés à constater que l'Europe, dès l'époque carolingienne, s'est voulue l'héritière de l'Empire romain et a aspiré à restituer celui-ci tout le long de l'ancien limes danubien. Rome avait contrôlé le Danube de sa source à son embouchure dans la Mer Noire, en déployant une flotte fluviale importante, rigoureusement organisée, en construisant des ouvrages d'art, dont des ponts de dimensions colossales pour l'époque (avec piliers de 45 m de hauteur dans le lit du fleuve), en améliorant la technique des ponts de bateaux pour les traversées offensives de ses légions, en concentrant dans la trouée de Pannonie plusieurs légions fort aguerries et disposant d'un matériel de pointe, de même que dans la province de Scythie, correspondant à la Dobroudja au sud du delta du Danube.

L'objectif était de contenir les invasions venues des steppes surtout au niveau des 2 points de passage sans relief important que sont justement la plaine hongroise (la puszta) et cette Dobroudja, à la charnière de la Roumanie et de la Bulgarie actuelles. Un empire ne pouvait éclore en Europe, dans l'Antiquité et au Haut Moyen Âge, si ces points de passage n'étaient pas verrouillés pour les peuples non européens de la steppe. Ensuite, dans le cadre de la Sainte-Alliance du Prince Eugène (cf. infra), il fallait les dégager de l'emprise turque ottomane, irruption étrangère à l'européité, venue du Sud-Est.

Après les études de l'Américain Edward Luttwak sur la stratégie militaire de l'Empire romain, on constate que celui-ci n'était pas seulement un empire circum-méditerranéen, centré autour de la Mare Nostrum, mais aussi un empire danubien, voire rhéno-danubien, avec un fleuve traversant toute l'Europe, où sillonnait non seulement une flotte militaire, mais aussi une flotte civile et marchande, permettant les échanges avec les tribus germaniques, daces ou slaves du Nord de l'Europe. L'arrivée des Huns dans la trouée de Pannonie bouleverse cet ordre du monde antique. L'étrangeté des Huns ne permet pas de les transformer en Foederati comme les peuples germaniques ou daces.

Les Carolingiens voudront restaurer la libre circulation sur le Danube en avançant leurs pions en direction de la Pannonie occupée par les Avars, puis par les Magyars. Charlemagne commence à faire creuser le canal Rhin-Danube que l'on nommera la Fossa Carolina. On pense qu'elle a été utilisée, pendant un très bref laps de temps, pour acheminer troupes et matériels vers le Noricum et la Pannonie. Charlemagne, en dépit de ses liens privilégiés avec la Papauté romaine, souhaitait ardemment la reconnaissance du Basileus byzantin et envisageait même de lui donner la main d'une de ses filles. Aix-la-Chapelle, capitale de l'Empire germanique, est construite comme un calque de Byzance, titulaire légitime de la dignité impériale. Le projet de mariage échoue, sans raison apparente autre que l'attachement personnel de Charlemagne à ses filles, qu'il désirait garder près de lui, en en faisant les maîtresses des grands abbés carolingiens, sans la moindre pudibonderie. Cet attachement paternel n'a donc pas permis de sceller une alliance dynastique entre l'Empire germanique d'Occident et l'Empire romain d'Orient.

L'ère carolingienne s'est finalement soldée par un échec, à cause d'une constellation de puissances qui lui a été néfaste : les rois francs, puis les Carolingiens (et avant eux, les Pippinides), se feront les alliés, parfois inconditionnels, du Pape romain, ennemis du christianisme irlando-écossais, qui missionne l'Allemagne du Sud danubienne, et de Byzance, héritière légale de l'impérialité romaine. La papauté va vouloir utiliser les énergies germaniques et franques contre Byzance, sans autre but que d'asseoir sa seule suprématie. Alors qu'il aurait fallu continuer l'œuvre de pénétration pacifique des Irlando-Écossais vers l'Est danubien, à partir de Bregenz et de Salzbourg, favoriser la transition pacifique du paganisme au christianisme irlandais au lieu d'accorder un blanc seing à des zélotes à la solde de Rome comme Boniface, parce que la variante irlando-écossaise du christianisme ne s'opposait pas à l'orthodoxie byzantine et qu'un modus vivendi aurait pu s'établir ainsi de l'Irlande au Caucase. Cette synthèse aurait permis une organisation optimale du continent européen, qui aurait rendu impossible le retour des peuples mongols et les invasions turques des Xe et XIe siècles. Ensuite, la Reconquista de l'Espagne aurait été avancée de 6 siècles !

[➜ Pour en savoir plus : R. STEUCKERS, « Mystères pontiques et panthéisme celtique à la source de la spiritualité européenne », in : Nouvelles de Synergies européennes n°39, 1999].

Après Lechfeld en 955, l'organisation de la trouée pannonienne

pannon10.jpgCes réflexions sur l'échec des Carolingiens, exemplifié par la bigoterie stérile et criminelle de son descendant Louis le Pieux, démontre qu'il n'y a pas de bloc civilisationnel européen cohérent sans une maîtrise et une organisation du territoire de l'embouchure du Rhin à la Mer Noire. D'ailleurs, fait absolument significatif, Othon Ier reçoit la dignité impériale après la bataille de Lechfeld en 955, qui permet de reprendre pied en Pannonie, après l'élimination des partisans du khan magyar Horka Bulcsu, et l'avènement des Arpads, qui promettent de verrouiller la trouée pannonienne comme l'avaient fait les légions romaines au temps de la gloire de l'Urbs. Grâce à l'armée germanique de l'Empereur Othon I et la fidélité des Hongrois à la promesse des Arpads, le Danube redevient soit germano-romain soit byzantin (à l'Est des “cataractes” de la Porte de Fer). Si la Pannonie n'est plus une voie de passage pour les nomades d'Asie qui peuvent disloquer toute organisation politique continentale en Europe, ipso facto, l'impérialité est géographiquement restaurée.

Othon I, époux d'Adelaïde, héritière du royaume lombard d'Italie, entend réorganiser l'Empire en assurant sa mainmise sur la péninsule italique et en négociant avec les Byzantins, en dépit des réticences papales. En 967, 12 ans après Lechfeld, 5 ans après son couronnement, Othon reçoit une ambassade du Basileus byzantin Nicéphore Phocas et propose une alliance conjointe contre les Sarrasins. Elle se réalisera tacitement avec le successeur de Nicéphore Phocas, plus souple et plus clairvoyant, Ioannes Tzimisces, qui autorise la Princesse byzantine Théophane à épouser le fils d'Othon Ier, le futur Othon II en 972. Othon II ne sera pas à la hauteur, essuyant une défaite terrible en Calabre en 983 face aux Sarrasins. Othon III, fils de Théophane, qui devient régente en attendant sa majorité, ne parviendra pas à consolider son double héritage, germanique et byzantin.

Le règne ultérieur d'un Konrad II sera exemplaire à ce titre. Cet empereur salien vit en bonne intelligence avec Byzance, dont les territoires à l'Est de l'Anatolie commencent à être dangereusement harcelés par les raids seldjoukides et les rezzou arabes. L'héritage othonien en Pannonie et en Italie ainsi que la paix avec Byzance permettent une véritable renaissance en Europe, confortée par un essor économique remarquable. Grâce à la victoire d'Othon I et à l'inclusion de la Pannonie des Arpad dans la dynamique impériale européenne, l'économie de notre continent entre dans une phase d'essor, la croissance démographique se poursuit (de l'an 1000 à 1150 la population augmente de 40%), le défrichage des forêts bat son plein, l'Europe s'affirme progressivement sur les rives septentrionales de la Méditerranée et les cités italiennes amorcent leur formidable processus d'épanouissement, les villes rhénanes deviennent des métropoles importantes (Cologne, Mayence, Worms avec sa superbe cathédrale romane).

Cet essor et le règne paisible mais fort de Konrad II démontrent que l'Europe ne peut connaître la prospérité économique et l'épanouissement culturel que si l'espace entre la Moravie et l'Adriatique est sécurisé. Dans tous les cas contraires, c'est le déclin et le marasme. Leçon historique cardinale qu'ont retenue les fossoyeurs de l'Europe : à Versailles en 1919, ils veulent morceler le cours du Danube en autant d'États antagonistes que possible ; en 1945, ils veulent établir une césure sur le Danube à hauteur de l'antique frontière entre le Noricum et la Pannonie ; entre 1989 et 2000, ils veulent installer une zone de troubles permanents dans le Sud-Est européen afin d'éviter la soudure Est-Ouest et inventent l'idée d'un fossé civilisationnel insurmontable entre un Occident protestant-catholique et un Orient orthodoxe-byzantin (cf. les thèses de Samuel Huntington).

Au Moyen Âge, c'est la Rome papale qui va torpiller cet essor en contestant le pouvoir temporel des Empereurs germaniques et en affaiblissant de la sorte l'édifice européen tout entier, privé d'un bras séculier puissant et bien articulé. Le souhait des empereurs était de coopérer dans l'harmonie et la réciprocité avec Byzance, pour restaurer l'unité stratégique de l'Empire romain avant la césure Occident/Orient. Mais Rome est l'ennemie de Byzance, avant même d'être l'ennemie des Musulmans. À l'alliance tacite, mais très mal articulée, entre l'Empereur germanique et le Basileus byzantin, la Papauté opposera l'alliance entre le Saint-Siège, le royaume normand de Sicile et les rois de France, alliance qui appuie aussi tous les mouvements séditieux et les intérêts sectoriels et bassement matériels en Europe, pourvu qu'ils sabotent les projets impériaux.

Le rêve italien des Empereurs germaniques

sceau10.gifLe rêve italien des Empereurs, d'Othon III à Frédéric II de Hohenstaufen, vise à unir sous une même autorité suprême les 2 grandes voies de communication aquatiques en Europe : le Danube au centre des terres et la Méditerranée, à la charnière des 3 continents. À rebours des interprétations nationales-socialistes ou folcistes (völkisch) de Kurt Breysig et d'Adolf Hitler lui-même, qui n'ont eu de cesse de critiquer l'orientation italienne des Empereurs germaniques du Haut Moyen Âge, force est de constater que l'espace entre Budapest (l'antique Aquincum des Romains) et Trieste sur l'Adriatique, avec, pour prolongement, la péninsule italienne et la Sicile, permettent, si ces territoires sont unis par une même volonté politique, de maîtriser le continent et de faire face à toutes les invasions extérieures : celles des nomades de la steppe et du désert arabique.

Les Papes contesteront aux Empereurs le droit de gérer pour le bien commun du continent les affaires italiennes et siciliennes, qu'ils considéraient comme des apanages personnels, soustraits à toute logique continentale, politique et stratégique : en agissant de la sorte, et avec le concours des Normands de Sicile, ils ont affaibli leur ennemie, Byzance, mais, en même temps, l'Europe toute entière, qui n'a pas pu reprendre pied en Afrique du Nord, ni libérer la péninsule ibérique plus tôt, ni défendre l'Anatolie contre les Seldjoukides, ni aider la Russie qui faisait face aux invasions mongoles. La situation exigeait la fédération de toutes les forces dans un projet commun.

Par les menées séditieuses des Papes, des rois de France, des émeutiers lombards, des féodaux sans scrupules, notre continent n'a pas pu être “membré” de la Baltique à l'Adriatique, du Danemark à la Sicile (comme l'avait également voulu un autre esprit clairvoyant du XIIIe siècle, le Roi de Bohème Ottokar II Premysl). L'Europe était dès lors incapable de parfaire de grands desseins en Méditerranée (d'où la lenteur de la Reconquista, laissée aux seuls peuples hispaniques, et l'échec des croisades). Elle était fragilisée sur son flanc oriental et a failli, après les désastres de Liegnitz et de Mohi en 1241, être complètement conquise par les Mongols. Cette fragilité, qui aurait pu lui être fatale, est le résultat de l'affaiblissement de l'institution impériale à cause des manigances papales.

De la nécessaire alliance des deux impérialités européennes

aigle10.gifEn 1389, les Serbes s'effondrent devant les Turcs lors de la fameuse bataille du Champs des Merles, prélude dramatique à la chute définitive de Constantinople en 1453. L'Europe est alors acculée, le dos à l'Atlantique et à l'Arctique. La seule réaction sur le continent vient de Russie, pays qui hérite ainsi ipso facto de l'impérialité byzantine à partir du moment où celle-ci cesse d'exister. Moscou devient donc la “Troisième Rome” ; elle hérite de Byzance la titulature de l'impérialité orientale. Il y avait 2 empires en Europe, l'Empire romain d'Occident et l'Empire romain d'Orient ; il y en a toujours 2 malgré la chute de Constantinople : le Saint-Empire romain germanique et l'Empire russe.

Ce dernier passe directement à l'offensive, grignote les terres conquises par les Mongols, détruit les royaumes tatars de la Volga, pousse vers la Caspienne. Par conséquent, tradition et géopolitique obligent : l'alliance voulue par les empereurs germaniques depuis Charlemagne entre Aix-la-Chapelle et Byzance, doit être poursuivie mais, dorénavant, par une alliance impériale germano-russe. L'Empereur d'Occident (germanique) et l'Empereur d'Orient (russe) doivent agir de concert pour repousser les ennemis de l'Europe (espace stratégique à 2 têtes comme l'est l'aigle bicéphale) et dégager nos terres de l'encerclement ottoman et musulman, avec l'appui des rois locaux : rois d'Espagne, de Hongrie, etc. Telle est la raison historique, métaphysique et géopolitique de toute alliance germano-russe.

Cette alliance fonctionnera, en dépit de la trahison française. La France était hostile à Byzance pour le compte des Papes anti-impériaux de Rome. Elle participera à la destruction des glacis de l'Empire à l'Ouest et s'alliera aux Turcs contre le reste de l'Europe. D'où les contradictions insolubles des “nationalistes” français : simultanément, ils se réclament de Charles Martel (un Austrasien de nos pays d'entre Meuse et Rhin, appelé au secours d'une Neustrie et d'une Aquitaine mal organisées, décadentes et en proie à toutes sortes de dissensions, qui n'avaient pas su faire face à l'invasion arabe) mais ces mêmes nationalistes français avalisent les crimes de trahison des rois, cardinaux et ministres félons : François I, Henri II, Richelieu, Louis XIV, Turenne, voire des séides de la Révolution, comme si, justement, Charles Martel l'Austrasien n'avait jamais existé !

L'Alliance austro-russe fonctionne avec la Sainte-Alliance mise sur pied par Eugène de Savoie à la fin du XVIIe siècle, qui repousse les Ottomans sur toutes les frontières, de la Bosnie au Caucase. L'intention géopolitique est de consolider la trouée pannonienne, de maître en service une flotte fluviale danubienne, d'organiser une défense en profondeur de la frontière par des unités de paysans-soldats croates, serbes, roumains, appuyés par des colons allemands et lorrains, de libérer les Balkans et, en Russie, de reprendre la Crimée et de contrôler les côtes septentrionales de la Mer Noire, afin d'élargir l'espace européen à son territoire pontique au complet. Au XVIIIe siècle, Leibniz réitère cette nécessité d'inclure la Russie dans une grande alliance européenne contre la poussée ottomane.

Plus tard, la Sainte-Alliance de 1815 et la Pentarchie du début du XIXe siècle prolongeront cette même logique. L'alliance des 3 empereurs de Bismarck et la politique de concertation avec Saint-Pétersbourg, qu'il n'a cessé de pratiquer, sont des applications modernes du vœu de Charlemagne (non réalisé) et d'Othon Ier, véritable fondateur de l'Europe. Dès que ces alliances n'ont plus fonctionné, l'Europe est entrée dans une nouvelle phase de déclin, au profit, notamment, des États-Unis. Le Traité de Versailles de 1919 vise la neutralisation de l'Allemagne et son pendant, le Traité du Trianon, sanctionne le morcellement de la Hongrie, privée de son extension dans les Tatras (la Slovaquie) et de son union avec la Croatie créée par le roi Tomislav, union instaurée plus tard par la Pacta Conventa en 1102, sous la direction du roi hongrois Koloman Könyves (“Celui qui aimait les livres jusqu'à la folie”).

Versailles détruit ce que les Romains avaient uni, restaure ce que les troubles des siècles sombres avaient imposé au continent, détruit l'œuvre de la Couronne de Saint-Étienne qui avait harmonieusement restauré l'ordre romain tout en respectant la spécificité croate et dalmate. Versailles a surtout été un crime contre l'Europe parce que cette nécessaire harmonie hungaro-croate en cette zone géographique clef a été détruite et a précipité à nouveau l'Europe dans une période de troubles inutiles, à laquelle un nouvel empereur devra nécessairement, un jour, mettre un terme. Wilson, Clemenceau et Poincaré, la France et les États-Unis, portent la responsabilité de ce crime devant l'histoire, de même que les tenants écervelés de cette éthique de la conviction (et, partant, de l'irresponsabilité) portée par le laïcisme de mouture franco-révolutionnaire.

Derrière l'hostilité de façade à la religion catholique qu'elle professe, cette idéologie pernicieuse a agi exactement comme les papes simoniaques du Moyen Âge : elle a détruit les principes d'organisation optimaux de notre Europe, ses adeptes étant aveuglés par des principes fumeux et des intérêts sordides, sans profondeur historique et temporelle. Principes et intérêts totalement inaptes à fournir les assises d'une organisation politique, pour ne même pas parler d'un empire.

Face à ce désastre, Arthur Moeller van den Bruck, figure de proue de la Révolution conservatrice, lance l'idée d'une nouvelle alliance avec la Russie en dépit de l'installation au pouvoir du bolchevisme léniniste, car le principe de l'alliance des 2 Empires doit demeurer envers et contre la désacralisation, l'horizontalisation et la profanation de la politique. Le Comte von Brockdorff-Rantzau appliquera cette diplomatie, ce qui conduira à l'anti-Versailles germano-soviétique : les accords de Rapallo signés entre Rathenau et Tchitcherine en 1922. De là, nous revenons à la problématique du “national-bolchevisme” que j'ai évoquée par ailleurs dans cet entretien.

Dans les années 80, quand l'évolution des stratégies militaires, des armements et surtout des missiles balistiques inter-continentaux, amène au constat qu'aucune guerre nucléaire n'est possible en Europe sans la destruction totale des pays engagés, il apparaît nécessaire de sortir de l'impasse et de négocier pour réimpliquer la Russie dans le concert européen. Après la perestroïka, amorcée en 1985 par Gorbatchev, le dégel s'annonce, l'espoir reprend : il sera vite déçu. La succession des conflits inter-yougoslaves va à nouveau bloquer l'Europe entre la trouée pannonienne et l'Adriatique, tandis que les officines de propagande médiatique, CNN en tête, inventent mille et une raisons pour approfondir le fossé entre Européens et Russes.

Blocage des dynamiques européennes entre Bratislava et Trieste

Ces explications d'ordre historique doivent nous amener à comprendre que les soi-disant défenseurs d'un Occident sans la Russie (ou contre la Russie) sont en réalité les fossoyeurs papistes ou maçonniques de l'Europe et que leurs agissements condamnent notre continent à la stagnation, au déclin et à la mort, comme il avait stagné, décliné et dépéri entre les invasions hunniques et la restauratio imperii d'Othon I, à la suite de la bataille de Lechfeld en 955. Dès la réorganisation de la plaine hongroise et son inclusion dans l'orbe européenne, l'essor économique et démographique de l'Europe ne s'est pas fait attendre. C'est une renaissance analogue que l'on a voulu éviter après le dégel qui a suivi la perestroïka de Gorbatchev, car cette règle géopolitique garantissant la prospérité est toujours valable (par ex. l'économie autrichienne avait triplé son chiffre d'affaire en l'espace de quelques années après le démantèlement du Rideau de fer le long de la frontière austro-hongroise en 1989).

Nos adversaires connaissent bien les ressorts de l'histoire européenne. Mieux que notre propre personnel politique pusillanime et décadent. Ils savent que c'est toujours là, entre Bratislava et Trieste, qu'il faut nous frapper, nous bloquer, nous étrangler. Pour éviter une nouvelle union des 2 Empires et une nouvelle période de paix et de prospérité, qui ferait rayonner l'Europe de mille feux et condamnerait ses concurrents à des rôles de seconde zone, tout simplement parce qu'ils ne possèdent pas la vaste éventail de nos potentialités, fruits de nos différences et de nos spécificités.

• Quelles sont les positions concrètes de Synergies Européennes sur des institutions comme le Parlement, la représentation populaire, etc. ?

La vision de Synergies Européennes est démocratique mais hostile à toutes les formes de partitocratie, car celle-ci, qui se prétend “démocratique”, est en fait un parfait déni de démocratie. Sur le plan théorique, Synergies Européennes se réclame d'un libéral russe du début du siècle, militant du Parti des Cadets : Moshe Ostrogovski. L'analyse que ce libéral russe d'avant la révolution bolchevique nous a laissée repose sur un constat évident : toute démocratie devrait être un système calqué sur la mouvance des choses dans la Cité. Les mécanismes électoraux visent logiquement à faire représenter les effervescences à l'œuvre dans la société, au jour le jour, sans pour autant bouleverser l'ordre immuable du politique. Par conséquent, les instruments de la représentation, c'est-à-dire les partis politiques, doivent, eux aussi, être transitoires, représenter les effervescences passagères et ne jamais viser à la pérennité.

Les dysfonctionnements de la démocratie parlementaire découlent du fait que les partis deviennent des permanences rigides au sein des sociétés, cooptant en leur sein des individus de plus en plus médiocres. Pour pallier à cet inconvénient, Ostrogovski suggère une démocratie reposant sur des partis ad hoc, réclamant ponctuellement des réformes urgentes ou des amendements précis, puis proclamant leur propre dissolution pour libérer leur personnel, qui peut alors forger de nouveaux mouvements pétitionnaires, ce qui permet de redistribuer les cartes et de répartir les militants dans de nouvelles formations, qui seront tout aussi provisoires. Les parlements accueilleraient ainsi des citoyens qui ne s'encroûteraient jamais dans le professionnalisme politicien.

Les périodes de législature seraient plus courtes ou, comme au début de l'histoire de Belgique ou dans le Royaume-Uni des Pays-Bas de 1815 à 1830, le tiers de l'assemblée serait renouvelé à chaque tiers du temps de la législation, permettant une circulation plus accélérée du personnel politique et une élimination par la sanction des urnes de tous ceux qui s'avèrent incompétents ; cette circulation n'existe plus aujourd'hui, ce qui, au-delà du problème du vote censitaire, nous donne aujourd'hui une démocratie moins parfaite qu'à l'époque. Le problème est d'éviter des carrières politiciennes chez des individus qui finiraient par ne plus rien connaître de la vie civile réelle.

Weber & Minghetti : pour le maintien de la séparation des 3 pouvoirs


max10.gifMax Weber aussi avait fait des observations pertinentes : il constatait que les partis socialistes et démocrates-chrétiens (le Zentrum allemand) installaient des personnages sans compétence à des postes clef, qui prenaient des décisions en dépit du bon sens, étaient animés par des éthiques de la conviction et non plus de la responsabilité et exigeaient la répartition des postes politiques ou des postes de fonctionnaires au pro rata des voix sans qu'il ne leur soit réclamé des compétences réelles pour l'exercice de leur fonction. Le ministre libéral italien du XIXe siècle, Minghetti, a perçu très tôt que ce système mettrait vite un terme à la séparation des 3 pouvoirs, les partis et leurs militants, armés de leur éthique de la conviction, source de toutes les démagogies, voulant contrôler et manipuler la justice et faire sauter tous les cloisonnements entre législatif et exécutif. L'équilibre démocratique entre les 3 pouvoirs, posés au départ comme étanches pour garantir la liberté des citoyens, ainsi que l'envisageait Montesquieu, ne peut plus ni fonctionner ni exister, dans un tel contexte d'hystérie et de démagogie. Nous en sommes là aujourd'hui.

Synergies Européennes ne critique donc pas l'institution parlementaire en soi, mais marque nettement son hostilité à tout dysfonctionnement, à toute intervention privée (les partis sont des associations privées, dans les faits et comme le rappelle Ostrogovski) dans le recrutement de personnel politique, de fonctionnaire, etc., à tout népotisme (cooptation de membres de la famille d'un politicien ou d'un fonctionnaire à un poste politique ou administratif). Seuls les examens réussis devant un jury complètement neutre doivent permettre l'accession à une charge. Tout autre mode de recrutement devrait constituer un délit très grave.

Nous pensons également que les parlements ne devraient pas être uniquement des chambres de représentation où ne siègeraient que des élus issus de partis politiques (donc d'associations privées exigeant une discipline n'autorisant aucun droit de tendance ou aucune initiative personnelle du député). Tous les citoyens ne sont pas membres de partis et, de fait, la majorité d'entre eux ne possède pas de carte ou d'affiliation. Par conséquent, les partis ne représentent généralement que 8 à 10% de la population et 100% du parlement !

Le poids exagéré des partis doit être corrigé par une représentation issue des associations professionnelles et des syndicats, comme l'envisageait De Gaulle et son équipe quand ils parlaient de “sénat des professions et des régions”. Pour le Professeur Bernard Willms (1931-1991), le modèle constitutionnel qu'il appelait de ses vœux repose sur une assemblée tricamérale (Parlement, Sénat, Chambre économique). Le Parlement se recruterait pour moitié parmi les candidats désignés par des partis et élus personnellement (pas de vote de liste); l'autre moitié étant constituée de représentants des conseils corporatifs et professionnels. Le Sénat serait essentiellement un organe de représentation régionale (comme le Bundesrat allemand ou autrichien). La Chambre économique, également organisée sur base des régions, représenterait les corps sociaux, parmi lesquels les syndicats.

Le problème est de consolider une démocratie appuyée sur les “corps concrets” de la société et non pas seulement sur des associations privées de nature idéologique et arbitraire comme les partis. Cette idée rejoint la définition donnée par Carl Schmitt des “corps concrets”. Par ailleurs, toute entité politique repose sur un patrimoine culturel, dont il doit être tenu compte, selon l'analyse faite par un disciple de Carl Schmitt, Ernst Rudolf Huber. Pour Huber, l'État cohérent est toujours un Kulturstaat et l'appareil étatique a le devoir de maintenir cette culture, expression d'une Sittlichkeit [« bonnes mœurs »], dépassant les simples limites de l'éthique pour englober un vaste de champs de productions artistiques, culturelles, structurelles, agricoles, industrielles, etc., dont il faut maintenir la fécondité. Une représentation plus diversifiée, et étendue au-delà des 8 à 10% d'affiliés aux partis, permet justement de mieux garantir cette fécondité, répartie dans l'ensemble du corps social de la nation.

La défense des “corps concrets”, postule la trilogie “communauté, solidarité, subsidiarité”, réponse conservatrice, dès le XVIIe siècle, au projet de Bodin, visant à détruire les “corps intermédiaires” de la société, donc les “corps concrets”, pour ne laisser que le citoyen-individu isolé face au Léviathan étatique. Les idées de Bodin ont été réalisées par la révolution française et son fantasme de géométrisation de la société, qui a justement commencé par l'éradication des associations professionnelles par la Loi Le Chapelier de 1791. Aujourd'hui, le recours actualisé à la trilogie “communauté, solidarité, subsidiarité” postule de donner un maximum de représentativité aux associations professionnelles, aux masses non encartées, et de diminuer l'arbitraire des partis et des fonctionnaires. De même, le Professeur Erwin Scheuch (Cologne) propose aujourd'hui une série de mesures concrètes pour dégager la démocratie parlementaire de tous les dysfonctionnements et corruptions qui l'étouffent.

[➜ Pour en savoir plus : 1) de R. STEUCKERS : « Fondements de la démocratie organique », in : Orientations n°10, 1988 ; Bernard Willms (1931-1991) : Hobbes, la nation allemande, l'idéalisme, la critique politique des “Lumières”, Synergies, Forest, 1996 ; « Du déclin des µours politiques », in : Nouvelles de Synergies européennes n°25, 1997 (sur les thèses du Prof. Erwin Scheuch) ; « Propositions pour un renouveau politique », in : Nouvelles de Synergies européennes n°33, 1998 (en fin d'article, sur les thèses d'Ernst Rudolf Huber) ; « Des effets pervers de la partitocratie », in : Nouvelles de Synergies européennes n°41, 1999 ; 2) Ange SAMPIERU, « Démocratie et représentation », in : Orientations n°10, 1988].


◘ Bibliographie
:

• Jean-Pierre CUVILLIER, L'Allemagne médiévale, 2 tomes, Payot, tome 1, 1979, tome 2, 1984.

• Karin FEUERSTEIN-PRASSER, Europas Urahnen : Vom Untergang des Weströmischen Reiches bis zu Karl dem Grossen, F. Pustet, Regensburg, 1993.

• Karl Richard GANZER, Het Rijk als Europeesche Ordeningsmacht, Die Poorten, Antwerpen, 1942.

• Wilhelm von GIESEBRECHT, Deutsches Kaisertum im Mittelalter, Verlag Reimar Hobbing, Berlin, s.d.

• Eberhard HORST, Friedrich II - Der Staufer : Kaiser - Feldherr - Dichter, W. Heyne, München, 1975-77.

• Ricarda HUCH, Römischer Reich Deutscher Nation, Siebenstern, München/Hamburg, 1964.

• Edward LUTTWAK, La grande stratégie de l'Empire romain, Économica, 1987.

• Michael W. WEITHMANN, Die Donau : Ein europäischer Fluss und seine 3000-jährige Geschichte, F. Pustet/Styria, Regensburg, 2000.

• Philippe WOLFF, The Awakening of Europe, Penguin, Harmondsworth, 1968.

 

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◘ Robert Steuckers, protocole d'un discours tenu à Paris le 15 décembre 1989, (meeting du mouvement “3ème Voie”)

reveur10.jpgMesdames, Messieurs, Chers Camarades,

Il est très difficile depuis environ un mois de préparer une conférence avec la minutie habituelle puisque chaque jour qui passe nous apporte des nouvelles étourdissantes, nous annonce des bouleversements incroyables, tellement incroyables que si on nous les avait prédits il y a seulement 6 mois, nous serions restés incrédules. C'est pourquoi, ce matin, avant de venir ici, je n'ai pas composé un texte comme d'habitude car les informations de midi auraient pu en infirmer le contenu ou le rendre déjà caduc. J'ai choisi une autre méthode : j'ai acheté quelques journaux pour en analyser le contenu, pour resituer des événements nouveaux dans leur contexte historique. Parmi ces journaux, il y avait l'International Herald Tribune,  la voix de l'Amérique. J'y ai découvert un article de William Safire, un éditorialiste connu Outre-Atlantique, qu'il est toujours intéressant de lire parce qu'il est généralement hostile à toute forme d'unité européenne, à la réunification allemande, aux stratégies indépendantistes de type gaullien. Il rassemble en sa personne tous les leitmotive de l'anti-Europe. Mais dans son éditorial du 15 décembre, il nous dévoilait l'origine de la perestroïka de Gorbatchev.

Pour Safire, quand a-t-elle donc commencé cette fameuse perestroïka ? En 1982. Lors de l'Opération Paix en Galilée, lancée par Tsahal. En effet, l'armée syrienne, équipée par Moscou, y a subi une cuisante défaite. Son aviation, formée des meilleurs appareils soviétiques du moment, est décimée en quelques minutes grâce à l'électronique révolutionnaire qui équipe les fameux F-16 israëliens. Les chars syriens, du dernier modèle soviétique, explosent sous les coups des chars Merkava de Tsahal. Résultat de ce carnage : l'URSS est devenue une puissance militaire de seconde zone parce que le marxisme n'a pas su maîtriser la révolution informatique. Les postulats du marxisme sont anachroniques donc inadaptés aux technologies de pointe. La pire des choses qui puisse arriver à une idéologie qui se veut “progressiste”, c'est de constater qu'elle est en fait “régressiste”. C'est le triste destin du marxisme en cette fin de siècle.

Par ailleurs, il est très significatif que Safire, défenseur conservateur de la politique américaine, avoue ouvertement cette faiblesse militaire de l'URSS. Les atlantistes, en général, ne l'avouent pas. L'URSS doit rester un croquemitaine. Il n'était donc pas habile, dans leur optique, de crier victoire, car, automatiquement, l'OTAN serait apparue comme obsolète, surtout en pleine crise des missiles. La politique de Reagan visait un renforcement de l'alliance par missiles interposés et l'organisation de grandes manœuvres en Allemagne, pour étayer sa logique de guerre froide. En fait, cette politique ne visait pas l'URSS mais cherchait à conserver le contrôle sur l'Europe occidentale. Celle-ci devait rester un marché potentiel pour l'industrie américaine qui, croyait-on alors à Washington, retrouverait rapidement vigueur grâce aux reaganomics.  De ce fait, Reagan ne pou-vait pas avouer l'échec retentissant de la technologie soviétique sur le front de Syrie car l'existence de l'épouvantail communiste justifiait sa politique de remaniement néo-libéral de la société et de l'économie américaines.

Mais la deuxième moitié des années 80 ne sera pas seulement caractérisée, aux yeux des historiens futurs, par l'échec du communisme d'État, mais aussi par l'échec de l'utopie néo-libérale, par l'échec du libéralisme pur et dur qui croyait faire fi des protectionnismes nationaux et des dirigismes de type planiste. Résultat : nous, partisans de tierces solutions, de troisièmes voies adaptées aux contextes régionaux, nationaux et/ou continentaux, constituons en germe la seule alternative aux idéologies vermoulues et mortes. Certes, devant l'effondrement des appareils communistes, le libéralisme, l'idéologie de supermarché que vend Bernard Tapie sur nos petits écrans, semblent triompher, semblent sceller la fin de l'histoire, la fin des grands projets de société. Devant les débris épars du stalinisme résiduel et devant l'immense masse gélatineuse du soft-libéralisme qui menace de nous étouffer et de nous engloutir, nous ne sommes pas prêts. Le principal défi que nous aurons à relever dans les années 90, c'est précisément de résister au lent étouffement par la masse gélatineuse du libéralisme ambiant.

Avec la fin militaire du communisme lors de l'Opération Paix en Galilée, après l'enlisement des stratégies néo-libérales de Reagan, avec la réapparition de la pauvreté aux États-Unis, après le mini-crash de 1987 qui an-nonce sans doute un super-crash pour 1990-91, après tout cela, les 2 super-gros doivent jouer un ton plus bas. Ils doivent relâcher la pression. Ce recul, cette impossibilité de poursuivre le progrès dans le cadre des idéo-logies matérialistes (libérales et marxistes) jusqu'ici dominantes, conduit quelques penseurs, dont l'Américain d'origine japonaise Francis Fukuyama, à parler de la “fin de l'histoire”. Pour nos adversaires idéologiques, l'Histoire, c'est le déploiement dans notre réalité quotidienne et dans le concert international des grands projets de société universalistes et progressistes. Or, aujourd'hui, justement, ces projets ne peuvent plus progresser. Ils ont atteint leurs limites d'expansion, ils ont croulé sous le poids de leurs contradictions. Si le monde n'est plus l'horizon que peuvent atteindre les grands projets constructivistes, ipso facto il n'y a plus de projet mondialiste possible. Les universalismes se dégonflent comme des baudruches. Les volontés humaines doivent dès lors retourner aux échelons négligés, c'est-à-dire aux échelons locaux ; bref : aux identités arasées, houspillées, boycottées par la prétention des universalismes. Les votes pour le FN, pour les Republikaner ou le Vlaams Blok d'une part, les votes verts en France et l'apparition d'une conscience écologique dans les pays de l'Est et en URSS, d'autre part, sont les signes avant-coureurs de ce retour aux échelons négligés. Signes avant-coureurs qui ne sont encore que des balbutiements malhabiles.

Partisans d'une tierce voie, partisans de synthèses cohérentes, nous ne pourrons nous contenter du “small is beautiful” des écologistes ni du repli sur les “bunkers nationaux”. Entre le localisme des Verts et le petit-nationalisme dépassé des nationaux-populistes, nous prônerons le retour des grands projets continentaux, de l'organisation des grands espaces unis par une commune réalité civilisationnelle. Européens, nous nous assi-gnons pour horizon l'Europe Totale. Que les Asiatiques ou les Ibéro-Américains, de leur côté, se donnent pour objectif la création d'une “sphère de co-prospérité est-asiatique” ou d'un bloc ibéro-américain indépendant de Washington.

Lorsque nous parlons d'Europe Totale, nous ne nous référons pas à l'Europe hémiplégique de la CEE. Parlons un langage imagé : l'Europe est une main. C'est-à-dire une paume et 5 doigts. La paume, c'est l'Allemagne ou l'Europe Centrale (la Mitteleuropa). Les doigts sont les Îles ou les péninsules qui jouxtent la paume : les Iles Britanniques, la Scandinavie, la péninsule ibérique, l'Italie et la péninsule balkanique. Sans cohésion de la paume, pas d'unité de la main. Sans cohésion de la paume, il ne peut y avoir que dispersion, disparité et isole-ment des doigts. En conséquence, toute stratégie qui vise le fractionnement, la disparition politique de la paume condamne le continent à l'impuissance, à la balkanisation et à la récession historique. Aujourd'hui, 3 conceptions de l'Europe sont en course : celle de l'Europe réduite à la CEE, la Mitteleuropa germanocentrée et l'Europe Totale, englobant toute la péninsule, paume et doigts compris.

Réduire toute politique européenne à une intégration complète et définitive de la CEE conduit à l'hémiplégie géopolitique. Une telle Europe ne sera jamais qu'une demie Europe, fragilisée par sa dépendance alimentaire vis-à-vis du blé du Nouveau Monde et condamnée à redevenir sans cesse une frange de comptoirs littoraux dominés par l'Amérique. À Schengen, les Allemands ont eu raison de refuser une intégration qui n'accorde pas la pleine citoyenneté CEE aux Allemands de l'Est, parce que ce refus est un refus de sortir de l'enfermement occidental, est un refus d'accepter le destin global de la Grande Europe. Pour les Européens de l'Est, il serait élémentaire que l'Europe-CEE supprime les visas obligatoires et accorde, sinon l'omnicitoyenneté, du moins la libre circulation à tous les Européens du continent (ce qui ne signifie pas le droit à résidence définitive). Notons que la France oblige Suédois, Norvégiens et Autrichiens à présenter un visa pour circuler sur le territoire français, refusant de leur reconnaître une “européanité” qu'elle accorde pourtant à quantité de non Européens issus ou non de son ex-empire colonial et qu'elle impose de la sorte à tous ses voisins. À Bruxelles, il semble plus logique de considérer un musicien viennois, un informaticien norvégien ou un ingénieur suédois comme ressortissants européens que les citoyens officiellement français, résidant en Belgique, que sont les malheureuses prostituées ivoiriennes, les pitoyables souteneurs maghrébins, les misérables dealers sénégalais ou les sinistres banquiers qui arrivent dans le sillage de Carlo de Benedetti ou de Bernard Tapie.

En Allemagne, en Autriche et en Hongrie, les insuffisances de la CEE font espérer l'avènement d'une Mitteleuropa, élargie vers l'Est et non pas vers le Maroc ou la Turquie (pour ne pas parler de l'entité sioniste). Cette orientation géopolitique est positive ; elle permettra d'insérer entre la Russie et la CEE occidentale une structure intermédiaire, qu'elle soit formelle ou informelle, structurée ou simplement culturelle. Mais cette Mitteleuropa présentera les mêmes faiblesses géopolitiques et géostratégiques que les Empires centraux en 1914 ou que le IIIe Reich de Hitler en 1940 : pas de frontières naturelles aisément défendables du point de vue militaire ; en cas de conflit, elle aura trop d'ennemis potentiels à ses frontières, trop de terri-toires pouvant servir de tremplin offensif à des puissances extra-européennes. Bref, elle sera une paume de lépreux; une paume dont les doigts gangrénés seront tombés dans le panier de ses adversaires.

L'Europe, si elle doit devenir demain une instance politique capable de tenir son rang sur l'échiquier planétaire, englobera tout notre continent. Le dilemme est clair : l'Europe sera totale ou sera un échec. Mais les récents évé-nements à Berlin et à Prague ont déblayé le terrain; l'unité allemande est la première étape vers l'unité grande-continentale. Ce fut l'étape la plus dure : il a fallu vaincre la résistance des pontes de la SED communiste à l'Est et celle des démocrates-chrétiens partisans de la petite Allemagne rhénane, chère à Adenauer. C'est la rue, expres-sion de la légitimité profonde, c'est la démocratie en acte des citoyens qui ont crié leur ras-le-bol des bonimenteurs marxistes, c'est le peuple dans toute sa spontanéité naturelle, c'est le pays réel triomphant du pays légal vermoulu qui exprime haut et fort sa volonté de réunification. À Leipzig, chaque lundi, 200.000 personnes clament que l'Allemagne est une seule nation, devant les représentants médusés et perplexes de 2 légalités en voie d'obsolescence. Les manifestations en faveur du statu quo, de la division de l'Allemagne, ne rassemblent que quelques féaux des anciens régimes, hués et moqués par la foule. À Paris et en Allemagne, des réactionnaires de gauche et de droite envisagent déjà d'“interdire” les manifestations du lundi à Leipzig, de clouer le bec au seul mode d'expression de la légitimité populaire ! Les nouveaux sociaux-démocrates est-allemands, débris de l'élite déboulonnée, n'ont pu rassembler que mille membres, selon leurs propres sources, et ils s'insurgent contre la voix du peuple, prétextant qu'elle n'est pas démocratique ! L'Église protestante, autre “force” dans laquelle les soft-idéologues occidentaux placent leurs espoirs, se désolidarise de la volonté de réunification proclamée par le peuple. Les vieilles élites, les vieilles idées ont cessé d'intéresser les foules. Voilà un signe de bon augure.

Pour les masses est-allemandes, la division, c'est l'ancien régime. Pour elles, l'anti-fascisme, ce n'est pas une idéologie pour Fanfan-la-Tulipe, mais, au contraire, l'idéologie qui a justifié les barbelés, les miradors et les fusillades. D'ailleurs, le mur de la honte s'appelait officiellement le “mur de protection anti-fasciste”. Il n'est pas étonnant dès lors que des millions de personnes jettent “l'anti-fascisme” aux orties.

Le plan Kohl, qui effraie Thatcher et Mitterand, suggère, sans hyprocrisie, une réunification rapide et formelle. Les partis “bourgeois” est-allemands, la CDU-Est et la LDPD libérale, qui avaient pu conserver une existence toute formelle sous le régime communiste, l'acceptent dans les grandes lignes. Mais une réunification rapide et formelle choquerait les Occidentaux. Donc on ne leur servira pas ce menu : ils auront une réunification informelle et tacite, un fait accompli. Déjà, la téléphonie ouest-allemande ouvre des centaines de nouvelles lignes ; de nouveaux corridors aériens viennent d'être inaugurés ; les postes-frontière sur les anciennes routes secondaires sont ouverts partout, etc. L'unité allemande est déjà faite et, pour s'accomplir, n'a nul besoin d'un État unitaire et centralisé. Aux relations globales entre les 2 États allemands, s'ajoutera un réseau dense de relations bilatérales entre Länder de l'Est et Länder de l'Ouest, après qu'il aura été mis fin à la division de l'actuelle RDA en départements et qu'auront été réinstitués les parlements des anciens Länder, supprimés en 1952. Ainsi se dessine un mode de relations nouveau entre les États, qui passe par le renforcement des relations inter-provinciales ou inter-régionales comme dans le cas du complexe Sarlorlux (Sarre-Lorraine-Luxembourg) ou de l'espace adriatique (regroupant la Slovénie, la Vénétie, la Lombardie, 2 Länder autrichiens et 2 départements hongrois).

Ce mode de relations est riche d'avenir car il permet de déconstruire les antagonismes petits-nationalistes du passé tout en créant un réseau paneuropéen de relations concrètes, taillées à la mesure des populations. Schuman en avait vaguement eu l'idée en créant le Marché Commun. Plus récemment et dans le contexte des bouleverse-ments à l'Est, l'idéologue de Solidarnosc, Adam Mischnik, suggère également une décentralisation de l'État polonais qui permettrait de mieux respecter les identi-tés régionales de la Silésie et de la Poméranie, où réside en-core une minorité allemande plus ou moins polonisée dans ses strates jeunes. La déconstruction des antago-nismes petits-nationalistes débouchera automatiquement sur la déconstruction de l'antagonisme inter-blocs, du moins dans le cadre de l'Europe, soit dans le cadre de la paume et des 5 doigts.

Nous avançons progressivement vers l'Europe Totale. Mais il ne faut pas que cette Europe Totale en train de se dessiner soit d'emblée fragilisée par des schémas soft-idéologiques, minée par les pathologies libérales qui ne conduisent qu'à l'impuissance et à l'enlisement historique. La construction de l'Europe Totale ne peut se faire que sur base de principes modernes, souples, adaptés à la diversité du réel mais tranchés, étayés, solides, ancrés dans les recherches interdisciplinaires les plus audacieuses et les plus modernes.

L'Europe Totale aura besoin d'un nouvel ordre économique, puisque les 2 systèmes suggérés par les vainqueurs de Yalta viennent de connaître l'échec. Les idéologies économiques marxiste et libérale se voulaient des for-mules universelles, indépendantes de tous contextes et de toutes identités. Dans le tiers-monde, cette ignorance délibérée des contextes à conduit aux catastrophes que l'on sait, aux famines du Sahel et de l'Éthiopie, à la désertification du Nord-Est du Brésil et de l'Afrique, à des endettements sans solution, etc. Les peuples anciennement colonisés ont été contraints d'abandonner leurs cultures vivrières, adaptées à leurs modes de vie propres et donc à leurs identités, pour adopter des monocultures destinées à l'exportation mais qui ont engendré des catastrophes écologiques, un appauvrissement du sol et un dérèglement des accroissements naturels. La concurrence capitaliste a fait baisser les prix de ces produits et le mirage marxiste de l'industrialisation sur le mode européen a englouti les maigres plus-values engrangées par ces peuples. L'universalisme, avec ses belles idées généreuses, a fait mourir des dizaines de milliers d'enfants, a appauvri le sol de la planète entière. Ces résultats navrants ont au moins le mérite de démontrer qu'on ne bâtit pas une société humaine et efficace pour le long terme sans tenir compte des contextes et des identités. Et si le libéralisme refuse de prendre les contextes en considération, le marxisme construit une économie de plan dans l'abstrait, une économie désincarnée qui ne peut se déployer harmonieusement et finit pas s'enliser et s'effondrer.

L'avenir appartient à un planisme souple, incarné, contextualisé, identitaire. Le MITI japonais peut servir de modèle, dans le sens où il est une instance qui suggère des principes généraux de gestion économique. Pour l'Europe, un éventuel équivalent futur du “MITI” devra suggérer des principes de centrage à tous les échelons de la société, ce qui implique la création d'une école supérieure de planificateurs et de technocrates qui ne seraient pas seulement instruits par des notions d'ordre purement “gestionnel” mais aussi par des données historiques “contextualisantes”, leur permettant d'appliquer souplement et adéquatement le pragmatisme économique à des contextes donnés. Les religions des prêtres et les idéologies des idéologues doivent faire place au savoir et à la mémoire des historiens : telle sera la révolution culturelle du XXIe siècle.

Mais forger un nouveau cadre économique postule des modifications profondes d'ordre constitutionnel. Les rela-tions inter-al-lemandes pourront sans doute se calquer sur la constitution de la République Fédérale, corrigée peut-être par une législation sociale laissant moins de marge de manœuvre à l'individualisme marchand (à la jet-society), épaulée par une instance comparable au MITI et partiellement inspirée, pour certaines choses, par les idées gaulliennes de représentation des régions et des professions, de participation et d'intéressement. Le modèle constitutionnel ouest-allemand, ne l'oublions pas, est un modèle moderne, récent, tenant compte d'aspirations populaires et sociales diverses. La politique de la Grande-Bretagne, lancée par Churchill au début des années 50, est d'admettre l'unité allemande à la condition expresse que le pays réunifié adopte la constitution ouest-allemande. Des sondages récents ont montré que la population ne critiquait pas la constitution, qu'elle en aimait les fondements, mais aussi qu'elle estimait que les politiciens en déviaient le sens. La critique du système n'est pas une critique de fond en Allemagne Fédérale mais une critique des déviances et des abus du personnel politique qui, ainsi, perd de sa légitimité. La partitocratie s'est effectivement insérée entre le peuple et l'État, ce qui ne s'inscrit pas tout-à-fait dans l'esprit de la constitution. Cette anomalie doit être corrigée. Et pas seulement en Allemagne.

Si l'une des caractéristiques les plus séduisantes de la constitution ouest-allemande est la décentralisation politique — une décentralisation qui a prouvé son efficacité dans le domaine économique — le modèle constitutionnel européen de demain, devra prévoir le rôle directeur de la Fédération dans la gestion économique et sociale du continent, tout en déléguant aux échelons locaux la tâche de centrer les énergies autochtones pour provoquer leur coalescence et, partant, leur irradiation sur l'ensemble de la planète, grâce aux synergies nouvelles, déployées cette fois dans l'harmonie et non plus arbitrairement dans le désordre comme le veut l'idéologie de la “main invisible” et du “laissez-faire” libéral. Le marxisme, pour sa part, ne prévoit que des modes unitaires de centrage autour des vieux États nationaux jacobins, délaissant les périphéries et négligeant ainsi les synergies régionales particulières possibles, confisquant de ce fait à de larges strates de la population la possibilité d'exprimer ses qualités ou d'exploiter à bon escient ses ressources propres. La logique du marxisme est monolithique, alors que tout appareil logique efficace doit partir d'un éventail de plusieurs stratégies, de façon à pouvoir jongler avec la multiplicité des paramètres contextuels et permettre dans la souplesse à diverses virtualités d'éclore.

Qui dit diversité de virtualités, dit multiplicité de différences. Les sociétés européennes recèlent bien plus de différences que n'en représentent les partitocraties au pouvoir ou en passe d'accéder au pouvoir. De ce fait, les partitocraties ne représentent pas le peuple dans toutes ses facettes. Il nous faut donc une représentation plus complète et plus juste, réellement pluri-logique, qui tienne compte :

  • a) des grands courants d'opinion qu'ont représentés jusqu'ici les partis, mais à condition que ces partis ne soient plus les seuls canaux de la représentation ; la fonction constructive (et non plus dissolvante) d'un parti, dans cette persepctive, étant de mettre en exergue les virtualités que n'exploite pas ou insuffisamment le gouvernement en place ;
  • b) des professions et des besoins qu'elles génèrent et suscitent ;
  • c) des régions dans ce qu'elles ont de spécifique et pour qu'elles ne soient pas les victimes de centralisations trop hâtives, perpétrées au nom de majorités extérieures à elles ;
  • d) des réflexes spontanés de la population en prévoyant le référendum d'initiative populaire, tel qu'il est pratiqué en Suisse.

Grosso modo, le modèle constitutionnel et socio-économique, que nous devrons défendre et illustrer dans la décennie qui vient, excluera les risques du libéralisme (fuite des capitaux, absence de grands projets technologiques, refus des contextes, désordre de la concurrence sauvage, gaspillage des ressources, dissolution des paramètres culturels, massification des peuples), les risques du communisme d'État (monolithisme, subordination délétère des contextes à une idéologie schématique, non exploitation des multiples virtualités que recèle toute population, rigidité pratique) et les risques de corruption, notamment dans les pays où agissent de puissants réseaux démocrates-chrétiens (blanchissement d'argent sale, développement de structures mafieuses, poids des circuits religieux non soumis au contrôle démocratique).

La constitution de nouvelles instances politiques, de nouveaux États ou de nouvelles (con)fédérations ne se fait pas par la force des baïonnettes ni par la conquête militaire parce que celles-ci sont arasantes et privilégient les virtualités du vainqueur au détriment des virtualités des vaincus ; elle ne se fait pas directement sur des substrats ethniques car ceux-ci peuvent être segmentés par des réflexes circonstantiels différents, des régimes économiques dus à des facteurs géologiques divers, des passés différents, etc. La gestation d'une nouvelle instance politique se fait sur la base d'une adhésion à des principes constitutionnels supérieurs et justes, garantissant la dignité, laquelle n'est pas une abstraction morale, n'est pas le produit d'un précepte de nature religieuse ou para-religieuse, n'est pas une définition issue de l'humanisme des Lumières, mais la capacité concrète à déployer des possibles inscrits dans l'intériorité des peuples, des communautés charnelles ou professionnelles et des personnes. La Confédération Helvétique a subsisté dans toutes les tempêtes qui ont secoué l'Europe, précisément parce qu'elle s'était dotée, dès le départ, d'un mode de représentation pluriel, ancré dans des contextes locaux rigoureusement définis. Le terme allemand Eidgenossenschaft est d'ailleurs assez mal traduit par “confédération” ; il signifie exactement “compagnonnage du serment”, dans le sens où les citoyens helvétiques sont en théorie tous compagnons ; des compagnons qui ont juré de respecter un ensemble de lois garantissant la libre expression de leurs forces intérieures. Ce n'est pas le principe ethniste qui domine en Suisse mais les ethnies peuvent y conserver intactes leurs réflexes, leurs façons de voir le monde sans avoir à s'aligner sur des majorités extérieures à elles.

Dans les milieux qui entendent défendre les thématiques d'une “troisième voie” politique, on se contente trop souvent de belles déclarations de principe, de phrases grandiloquentes, de discours sans suite parce que mal étayés. On y véhicule ensuite trop de balast littéraire, même s'il est indubitablement de très grande qualité. Nous sommes certes les gardiens de la culture et les vestales des souvenirs historiques refoulés par les idéologies dominantes. Et je ne renie pas cette fonction sublime de notre camp. Cependant, au seuil des années 90, je me permets de lancer un appel personnel aux juristes ou futurs juristes, aux économistes ou futurs économistes qui sont dans nos rangs ou qui cultivent une certaine sympathie pour nos idées. Pour qu'ils forment des équipes de travail qui forgeront la nouvelle constitution de l'Europe et élaboreront ses nouvelles chartes socio-économiques. Pour qu'ils procèdent à un travail systématique de comparaison des systèmes juridiques et économiques en Europe afin de tirer les meilleurs éléments de chacun d'eux pour ensuite les fusionner en un ensemble cohérent, durable, ouvert et sans cesse révisable.

Ce n'est qu'à cette condition que nos héritages culturels et historiques, fondements ultimes de nos contextes, pourront passer de l'idée à la pratique, de la puissance à l'acte.

Je vous remercie.

► Robert Steuckers, décembre 1989.

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europe10.jpgDiscours pour l'Europe

 


podcast

par Robert STEUCKERS (Paris, 9 novembre 1988)

 

Mesdames, Messieurs, Chers amis et camarades,


Chers partisans de la lucidité donc de la “troisième voie”,


Les partis politiques du système veulent faire une Europe. Une Europe qu'ils annoncent pour 1992-93. Mais cette Europe n'est évidemment pas notre Europe. C'est une Europe qui traîne quelques solides boulets : not. celui d'être la concrétisation d'un vieux projet américain. Professeur à Rome, Rosaria Quartararo a exploré les archives américaines de Washington et d'ailleurs et elle y a découvert que la CEE, telle que nous la connaissons aujourd'hui, avait déjà soigneusement été esquissée dans le fameux Plan Marshall et dans le cadre de la European Recovery Policy.  Autrement dit, l'intégration envisagée s'est faite sous le signe de la vassalité à l'égard des États-Unis. Alors que les plans nés en Europe, chez un Briand ou un Quisling, chez un Drieu La Rochelle ou chez un Henri De Man, prévoyaient la liberté pour tous les peuples et le respect de toutes les identités, sans qu'il n'y ait de dépendance à l'endroit d'une puissance extra-continentale, les États-Unis, dont les stratégies diplomatiques et militaires ont toujours visé à 2 choses :


• soit affaiblir notre continent en favorisant ses divisions internes ;

• soit favoriser une intégration, de façon à faciliter la pénétration de nos marchés par les firmes et les exportateurs américains. De l'Allemagne de Weimar, livrée pieds et poings liés à la partitocratie des sous-capables, les circuits financiers américains disaient : It's a penetrated system, c'est un système “pénétré”. Cette qualité de “pénétré”, eh bien, nous la refusons ici haut et fort.


En théorie, l'Europe intégrée est gérée par la Commission de Bruxelles. Mais en réalité, cet organe de décision, qui devrait agir dans le sens de l'indépendance de notre continent, agit en fait pour favoriser et faciliter la “pénétration” de notre économie par les systèmes japonais et américains ; la Commission se positionne ainsi comme un facteur de liquéfaction de notre tissu industriel, exactement comme HIV liquéfie les stratégies du corps contre l'intrusion des virus de toutes sortes.


Par le fait que la Commission ne joue pas son rôle d'instance décisionnaire, les adversaires du Grand Espace européen obtiennent pleine satisfaction : celle d'avoir en face d'eux un processus d'intégration non dangereux, qui ne bénéficie qu'aux seules multinationales “pénétrantes”, et d'avoir affaire à un organe soi-disant décisionnaire qui ne prend pas de véritables décisions et qui se soumet aux parlements nationaux, dont l'horizon n'est pas européen mais étroitement électoraliste, local, concussionnaire.


On en arrive au paradoxe suivant : les Européens sincères — et nous, nous voulons être de ceux-là — sont obligés de constater que l'Europe se défait par l'action délétère des institutions qui sont censées la rendre forte et que les seuls espaces de résistance aux pénétrations américaines et japonaises sont parfois certains politiciens régionaux ou nationaux, qui ne sont pas encore trop gâtés par les turpitudes parlementaires !

 

L'Europe des forces identitaires, que nous appelons de nos vœux, doit dès lors se donner pour mission de réduire cette logique perverse en miettes. Dans cette Europe-là, qui est nôtre, la Commission doit pouvoir décider et fortifier notre indépendance ; elle doit suivre la logique impériale de l'auto-centrage :


• en refusant l'éparpillement tous azimuts des capitaux ;

• en favorisant les fusions économiques intra-européennes et les investissements dans la modernisation de nos outils industriels ;

• en dérivant les plus-values globales dans les circuits de sécurité sociale et de politique familiale nataliste.


La Commission, dans son état actuel, a accru dangereusement cette tare affligeante qu'est le nanisme politique volontaire ; en suivant cette voie, elle a mené nos peuples dans une impasse : en effet, nos peuples sont des peuples de travailleurs, de créateurs, de producteurs et ont su faire de nos pays des géants économiques. Un géant économique ne peut jamais être un nain politique. Par conséquent, notre tâche est simple : c'est de combler rapidement le fossé qui sépare, d'un côté, la formidable et puissante réalité économique que nous représentons virtuellement dans le monde, et, d'un autre côté, notre marasme politique, notre indécision calamiteuse et notre économie “pénétrée”. D'ailleurs, soyons clairs et soyons francs, une situation aussi paradoxale ne peut tenir à long terme. À notre grandeur économique, doit correspondre une grandeur politique, garantie par une Commission décisionnaire qui obéit à d'autres logiques et d'autres principes que ceux de ce libéralisme qui véhicule la pénétration étrangère et débilite notre corps politique.


Nous ne sommes donc pas hostiles à un chapeautage des gouvernements nationaux véreux, corrompus et anachroniques par une Commission qui serait animée par la stratégie de l'auto-centrage et par l'idée de puissance. Par une Commission qui allierait l'idée d'Empire à celle du Zollverein (union douanière). Mais à la Commission libérale, molle, vassalisée et châtrée par la valetaille partitocratique, nous préférerons toujours le gouvernement national dirigiste et socialiste, qui offrira un espace de résistance et soustraiera ses administrés aux catastrophes provoquées par le mondialisme des écervelés libéraux, comme en Suède où le taux de chômage n'est que de 2,8%.


Évidemment, on pourrait nous poser une question embarrassante : votre préférence — fort nuancée, nous en convenons —  pour l'État national non mondialiste et non libéral ne vous aligne-t-elle pas d'emblée sur les positions de Madame Thatcher qui vient de prononcer à Bruges un vibrant réquisitoire contre l'intégration européenne ?


Notre réflexe identitaire est aux antipodes du réflexe insulaire de Madame Thatcher, tout comme notre valorisation du rôle potentiel de la Commission est diamétralement opposée au rôle réel qu'elle joue aujourd'hui, dans une Europe qui se désindustrialise, se clochardise et se quart-mondise.

 


thatch11.jpgMargaret Thatcher a saboté l'autonomie alimentaire européenne en torpillant la politique agricole commune ; par fétichisme idéologique, par son admiration fanatique pour les thèses fumeuses du néo-libéralisme, pour les grimoires de Hayek et de Milton Friedman, des anarcho-capitalistes et de la “Nouvelle Droite” américaine de la “majorité morale” (Moral Majority), par ses engouements idéologiques, M. Thatcher a démantelé l'outil industriel britannique, déconstruit avec un acharnement déplorable les barrières protectionnistes existantes, tant en Grande-Bretagne qu'en Europe.

 

Cette politique qu'elle veut imposer à la Commission, au détriment de bon nombre de secteurs industriels continentaux, français, belges, italiens ou allemands, favorise la concurrence américaine et japonaise et décourage les investissements auto-centrés ; qui pis est, elle assassine le capital concret, ruine notre tissu industriel, déconsidère le fruit du Travail des producteurs au profit des magouilles des spéculateurs de tous poils ; elle privilégie le capital vagabond et financier au détriment du capital créatif des machines et du capital humain des mains façonnantes de nos ouvriers et de la matière grise de nos chercheurs ! Cette logique est une logique de l'artifice, de l'abstraction ; elle est un défi aux forces de nos cerveaux, de nos mains, de notre sang !


En Écosse, Madame Thatcher a confié des zones franches à la firme Hitachi, abandonnant du même coup des lambeaux du sol et de la souveraineté britanniques à une instance privée étrangère. Dans ces zones franches, sacrifiées à l'anarchie capitaliste, son gouvernement promet de ne pas appliquer les lois de protection sociales : Hitachi pourra ainsi licencier des ouvriers écossais, embaucher de pauvres hères venus des 4 coins de la planète, ne devra payer aucune cotisation sociale, aucune indemnité de licenciement, aucune pension d'invalidité ! Pour une Dame de Fer qui frappe du poing à Bruges, devant Delors et Martens médusés, et réclame le droit à la souveraineté nationale, c'est un comble... Mais alors, au fait, qu'est-ce que la souveraineté nationale pour Madame Thatcher ? Est-ce le droit de vendre des sujets britanniques comme esclaves à des négriers japonais ? Le droit de solder le territoire écossais à l'encan ?


Chers camarades, en criant notre volonté politique, nous devons être vigilants et ne pas tomber dans les pièges du vocabulaire. Nous vivons en effet dans un monde orwellien, où chaque chose en est venue à signifier son contraire :


• La Commission est, théoriquement, une instance décisionnaire mais elle ne décide pas ;

• Les États nationaux sont des anachronismes, après les charniers de Verdun, de la Somme, de Caporetto, de Stalingrad ou de Poméranie, mais, ce sont parfois des leaders nationaux ou de vieux pays indépendants comme la Suisse ou la Suède qui créent et maintiennent de la souveraineté en notre continent ; Madame Thatcher hurle son nationalisme, mais ce nationalisme galvaude la souveraineté du pays et dépouille ses nationaux de tous droits, les mue en esclaves-numéros pour fabricants de gadgets japonais.


L'Europe des partisans de l'identité, notre Europe, sait au moins quelles sont les recettes de la souveraineté et de l'indépendance! Nous savons quelles doctrines nous solliciterons : celles de List et de Schmoller, celles de Delaisi et de Perroux, celles de Zischka et de Messine. Nous savons quelles sont les grandes lignes qu'il faudra suivre pour bâtir un “grand espace protégé”, pour assurer la liberté de tout un continent par un dirigisme économique sainement conçu !


Il est faux et trop facile de dire que nous n'avons pas de doctrine économique. Nous n'avons tout simplement pas eu les fonds nécessaires pour la diffuser, nous n'avons pas bénéficier de la complicité des médias !


Et chez les autres, existe-t-il des doctrines économiques cohérentes ? Que dire du RPR qui a fait campagne pour un libéralisme reaganien, en même temps qu'il proclamait sa fidélité au gaullisme qui, lui, était pourtant dirigiste ? Que dire de l'UDF qui se réclame de Keynes, sans vouloir se débarrasser du libre-échangisme libéral ? Qui, avec Raymond Barre, se réclame de ce Keynes, lequel manifestait sa joie devant les réalisations économiques du IIIe Reich (j'oublie sans doute que Mr. Barre est un anti-facho officiel, comme mr. tout-le-monde...) ? Que dire du PS qui se réclame de Schumpeter, pour qui les innovations des inventeurs et des patrons sont les moteurs de l'économie et du progrès ? Que dire donc de ce PS qui, malgré cet engouement pour Schumpeter, n'abandonne pas ses marottes égalitaristes ? Que penser ensuite des capitulations successives de la “IIe gauche”, de la “IIIe gauche” et des séductions du capitalisme libertaire, prôné par d'ex-PSU ?


15010110.jpgFace à l'incohérence et au désorientement, à l'échec patent et à l'enlisement tragi-comique des partis du système, nous sommes désormais en mesure de faire valoir notre droit à la parole et de propulser notre cohérence doctrinale sur la scène politique, de faire irruption dans le débat sans plus rougir de notre impréparation. Je m'adresse surtout aux étudiants qui sont dans nos rangs : qu'ils se préparent pour ce que j'appelerais “la bataille de l'économie” ; qu'ils étoffent et fourbissent leurs argumentaires. Nos divers mouvements rénovateurs, qu'ils soient politiques ou métapolitiques, ont désormais l'impérieux devoir de se consacrer corps et âme aux doctrines économiques, d'arraisonner enfin le social, même si cela implique le léger sacrifice d'être moins littéraires, voire moins nostalgiques.


Le modèle américain, reaganien, a fait faillite. Seul demeure le modèle japonais. Le MITI nippon, c'est l'instance centrale qui régule (mot significatif !) l'économie de l'Empire du Soleil Levant et c'est l'exemple que devrait suivre la Commission de Bruxelles : les Japonais ont investi dans des machines-outils robotisées, en se passant allègrement d'immigrés et en conservant ipso facto une homogénéité socio-culturelle. Ces 2 options japonaises des années 50 portent aujourd'hui leurs fruits. Les “eurocrates” ont choisi la politique du chien crevé au fil de l'eau : ils n'ont pas investi à temps dans la robotisation et ils ont importé de la main-d'œuvre du Maghreb ou de la Turquie. Conséquence : nous avons un taux de chômage massif et nous ne sommes pas compétitifs.


Contrairement à ce qu'affirme une brochette de vilains petits cloportes, qui pissent leurs articulets mal torchés dans des revues soi-disant anti-fascistes, nous n'allons pas chercher nos modèles auprès des totalitarismes d'antan. Nous souhaitons plus simplement une synthèse efficace des stratégies suédoises ou japonaises et une application des théories véritablement socialistes que les sociaux-démocrates, pusillanimes et indécis, n'ont jamais osé s'approprier.


articl10.jpgMais il est temps de conclure :


Nous voulons des robots comme les Japonais, pas des esclaves immigrés ;

Nous voulons des hommes et des peuples libres, pas des masses hallucinées par le déracinement ;

Nous voulons le progrès technologique, pas l'avilissement des peuples nord-africains et sud-sahariens ; parce que nous sommes de vrais humanistes — et non des humanistes de carnaval — parce que la dignité est un principe cardinal dans notre éthique, nous voulons des “potes” qui travaillent à reverdir le Sahara, nous voulons des “potes” qui travaillent dans les fermes modèles du désert de Libye ; nous ne voulons pas des “potes” manipulés, devenus “schizo” dans de sordides HLM de banlieue ;

Nous voulons le succès économique, pas le chômage ni la désindustrialisation ni la quart-mondisation ou la tiers-mondisation de nos classes ouvrières ;

Nous sommes des futuristes et des bâtisseurs, pas des collectionneurs de bric-à-brac.


Donc, il n'y a qu'un seul mot d'ordre qui tienne : au travail !

 

 

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Réflexion sur le destin et l'actualité de l'Europe


◘ Archives de SYNERGIES EUROPÉENNES / TROISIÈME VOIE (Paris) / Mai 1985

Robert STEUCKERS : Discours prononcé à la Mutualité à Paris en mai 1985


podcast

ist2_510.jpgLes années 80 sont marquées par l'agitation pacifiste en Allemagne Fédérale, aux Pays-Bas, en Angleterre, en Scandinavie et en Belgique. Lors de leur congrès de la Pentecôte, il y a 3 jours, les Verts ont réclamé une nouvelle fois le départ des troupes américaines et le retrait de la RFA de l'OTAN.

Parallèlement à cette version de “gauche”, à cette version contestatrice et iréniste de l'hostilité à l'OTAN et aux États-Unis, s'est développée, en Allemagne Fédérale, une véritable renaissance de l'historiographie nationale. La “nation” est réellement redevenue une valeur politique Outre-Rhin et un objet de discussions politiques incessantes.

De l'extrême-gauche à l'extrême-droite de l'échiquier politique parlementaire ou extra-parlementaire, des voix se sont élevées pour réclamer le non-alignement de l'Allemagne et la réunification. En France, de ce glissement de terrain idéologique, on n'enregistre pratiquement pas d'écho dans les médias. Et pour cause, ce phénomène souterrain, cette maturation sourde ne correspond à aucun des schémas dans lesquels les idéologies dominantes veulent enfermer l'Allemagne.

Aux Pays-Bas, mêmes défilés de masse, mêmes pétitions, même hostilité aux fusées étrangères. En Angleterre, l'américanolâtrie pathologique de Madame Thatcher — et en prononçant son nom, on a envie de cracher la même hargne que le chanteur anar Renaud —  provoque le bradage de l'industrie militaire britannique au profit des États-Unis. En Belgique, le scénario est identique : le gouvernement conservateur rejette un projet national de blindé transporteur de troupes au profit de surplus obsolètes de l'US Army ! Alors que le chômage concerne 15% de la population active et qu'aucune amélioration de cette situation n'est prévue... De part et d'autre de la Mer du Nord, atlantiste rime de plus en plus avec “anti-national” et “anti-social”...

Jouer la carte américaine, c'est clair désormais, c'est faire un mauvais pari. C'est renoncer à l'indépendance comme en Allemagne ou aux Pays-Bas ; c'est renoncer à l'autonomie militaire comme en Grande-Bretagne ou en Belgique. Les Allemands sont ceux qui, en Europe, ont le plus réfléchi à la question. Quatre modèles d'organisation militaire alternatifs existent dans la réalité et non dans les rêves fumeux des pacifistes, pour qui la chose militaire doit être purement et simplement abrogée. Quatre modèles peuvent servir à amorcer une réflexion, une réflexion qui doit nous conduire à élaborer un système de défense européen efficace et indépendant.

Il y a le modèle suisse, le modèle yougoslave, le modèle suédois et le modèle autrichien. La Suisse on s'en moque parfois est pourtant le seul pays qui s'est donné un système militaire réellement démocratique, c'est-à-dire organique et populaire. Quand je parle de démocratie, je ne parle pas de partitocratie ni de truquages électoraux. La Yougoslavie a calqué son système militaire sur le mode de mobilisation des partisans enracinés dans leurs villages. La Suède a su créer sa propre industrie militaire et sa propre industrie informatique : SAAB pour les avions, Volvo et Scania pour le charroi, Chars S”, missiles “Carl Gustav” et missiles air-sol, etc. L'Autriche nous a légué un théoricien hors ligne : le Général Spannocchi.

En Suisse, les citoyens disposent chez eux de leurs uniformes de combat et de leurs armes et munitions. Le reste, armes anti-chars, munitions supplémentaires, charroi, etc., est entreposé aux maisons municipales ou aux commissariats. Ce système permet une mobilisation immédiate de 600.000 hommes. La Suède s'est dotée d'une industrie militaire et aéronautique autonome, qui ne demande, au fond, qu'à devenir l'arsenal du non-alignement européen. Les officiers d'État-Major yougoslaves ont procédé à une étude systèmatique des guerres et guerillas de partisans pour construire une armée populaire nombreuse, immédiatement mobilisable comme en Suisse et prête à affronter n'importe quel envahisseur, d'où qu'il vienne.

L'Autriche, “protégée” par un “Traîté d'État” cosigné par les 4 puissances occupantes en 1955, ne s'est pas dotée d'une armée et d'une industrie militaire aussi puissantes que dans les autres pays neutres. Néanmoins, l'Autriche construit en autarcie ses armes légères, ses munitions et son charroi et privilégie ses achats militaires en Suisse, en Suède et en France, 3 pays qui n'appartiennent ni à l'OTAN ni au Pacte de Varsovie. Mais l'Autriche, rappelons-le, a donné à l'Europe un doctrinaire militaire remarquable, le Général Emil Spannocchi.

Entre les blocs existe donc un “cordon sanitaire” de pays qui adoptent, sur le plan militaire, des principes de “troisième voie”, c'est-à-dire une logique de la non-inféodation diplomatique. Bien sûr, la Suède, l'Autriche et la Suisse appartiennent toutes 3 à la sphère “capitaliste”, à la sphère dominée par la logique libérale. Mais les sociales-démocraties autrichiennes et suédoises assurent une large redistribution et, en Suède surtout, les gouvernements sociaux-démocrates, contrairement à bon nombre de leurs camarades bavards d'Europe Occidentale, ont pratiqué une politique d'investissements nationaux dans les domaines les plus divers : création d'une usine nationale de chaussures pour enrayer la concurrence venue du Tiers-Monde, création d'industries de pointe en informatique et en bio-technologie, maintien d'une relative autarcie alimentaire (en Autriche également), etc. La sociale-démocratie suédoise est bien souvent dénigrée par les néo-libéraux qui mettent en exergue sa lourde fiscalité mais prennent bien soin d'occulter le résultat : une indépendance nationale accrue.

Qu'il n'y ait pas d'équivoque : notre défense partielle et limitée de la sociale-démocratie suédoise n'implique nullement une valorisation quelconque des “sociales-démocraties” corrompues, inefficaces, oligarchiques, népotistes, partisanes, prébandières et, pire reproche, atlantistes de Grande-Bretagne, de Belgique, de France, d'Espagne et d'Italie.

Il y a donc un “cordon sanitaire” non-aligné au centre le l'Europe, du Cercle polaire à la frontière grecque, avec un énorme trou au milieu : le territoire de la RFA. Bons géographes, les observateurs politiques ouest-allemands revendiquent le remblaiement de cette trouée, c'est-à-dire l'élargissement du statut de l'Autriche à leur pays. Ainsi, le cordon serait soudé et les blocs ne seraient plus face à face. Le danger d'une conflagration, d'une apocalypse guerrière au centre du continent diminuerait. Pour ceux qui ont le souci de l'avenir de l'Europe, cette perspective est à envisager avec le maximum de sérieux.

Mais, halte aux utopistes, aux pacifistes peureux qui voudraient un neutralisme à la hippy, un neutralisme de la rose contre les baïonnettes, copié des manifestations de Washington contre la guerre du Vietnam. Halte à ceux qui voudrait, par niaiserie, faire de ce cordon un ventre mou, un espace démilitarisé. Cet espace doit obéir à la logique militaire helvétique, celle du “hérisson” aux piquants acérés, celle de l'oursin aux piquants vénéneux. Cet espace doit obéir aux principes de la logique de l'économie nationale et non aux chimères idéologiques du libéralisme, à une logique économique impliquant des investissements industriels innovateurs et rentables.

Une doctrine de dialogue inter-européen avait été élaborée au Ministère belge des affaires étrangères dans les années 60. C'était la “Doctrine Harmel”, brillant projet aujourd'hui abandonné au profit du suivisme atlantiste le plus servile, le plus lâche, le plus abject. La Doctrine Harmel, qu'est-ce que c'est que ça ? C'est une doctrine qui préconisait le dialogue entre partenaires subalternes de l'OTAN et partenaires subalternes du Pacte de Varsovie, de façon à diminuer sciemment le poids des super-gros au sein des 2 pactes et à créer, petit à petit, une “EUROPE TOTALE”.

À ce propos, on a parlé de “gaullisme élargi”. Cette doctrine européiste, courageuse, qui a fait enrager les Américains, le Général ouest-allemand Kiessling en est un chaleureux partisan. Vous vous souvenez, amis et camarades, du Général Günther Kiessling ? Non, sans doute. Eh bien, c'était ce Général allemand en poste au QG du SHAPE à Mons-Casteau, qui a volé dehors en 1984, sous prétexte d'homosexualité. Le scandale orchestré par les médias, focalisé sur le sensationnel de la “pénétration” du sous-off chauffeur par le Général 4 étoiles, a tout simplement occulté la raison politique de ce limogeage. La raison politique, c'était que le Big Brother américain ne voulait plus entendre parler de rapprochement inter-européen, de diplomatie indépendante, de “voie européenne”.

paxrom10.jpgNotre projet est donc clair et précis : renouer avec la vision d'Harmel d'une EUROPE TOTALE, collaborer avec les neutres, retrouver l'indépendantisme gaulliste, rejeter l'éparpillement tous azimuts des capitaux que postule le libéralisme mondialiste, construire une défense autonome, bâtir une industrie de pointe sans capitaux américains.

Comment y parvenir ? Par étapes. La France est, depuis l'application des principes de Richelieu, une nation homogène, capable de vivre en semi-autarcie. Il n'en est pas de même pour le reste de l'Europe. Et la CEE, avec son cirque parlementaire strasbourgeois, ses interminables palabres qui visent l'harmonisation du pas-harmonisable, ne résoudra pas la question européenne et freinera au contraire l'avènement de l'EUROPE TOTALE. D'autres regroupements devront s'opérer : un ensemble scandinave, un ensemble britannique, un ensemble hispanique, un ensemble français, un ensemble balkanique et un ensemble centre-européen, couplant les zones industrielles de la Wallonie et de la Ruhr aux greniers à blé polonais. Dans chacun de ces ensembles, l'organisation des armées devra obéir aux principes militaires élaborés par Brossolet, Afheldt et Löser, c'est-à-dire la défense par maillages des territoires.

Postulat incontournable de cette réorganisation de l'Europe : la réunification allemande. En effet, nous ne voulons pas d'une Europe qui juxtapose faiblesses et forces. Une Europe avec une France et une Russie fortes et une Allemagne faible est impensable. Une Europe avec une Russie et une Allemagne fortes et une France faible est également impensable. N'est pensable qu'une Europe avec une France, une Allemagne et une Russie fortes. Pourquoi ? Parce que la stratégie des thalassocraties a toujours été de s'allier avec la puissance la plus faible contre la puissance la plus forte, de façon à éliminer cette dernière.

L'Angleterre a pratiqué cette stratégie contre Napoléon et contre Guillaume II. Roosevelt l'a pratiqué contre Hitler, en attendant que Staline soit suffisamment aux abois. Il ne faut donc pas laisser subsister de nations faibles en Europe, pour que celles-ci ne tombent pas sous la tutelle de la thalassocratie d'Outre-Atlantique. Et pour rassurer mon camarade Michael Walker ici présent, j'ajouterai qu'il faut, dans ce Concert de demain, une Grande-Bretagne forte, qui n'aura pas bradé ses industries militaires, grâce au zèle atlantiste de Madame Thatcher et de Lord Brittan.

Pilier central du continent, l'Allemagne réunifiée et incluse dans un “marché commun” semi-autarcique et auto-centré, cessera d'être un foyer de discorde entre Européens et perdra le rôle abominable qu'on veut lui faire jouer, celui de champ de bataille nucléaire potentiel. Une bataille entre les blocs qui se déroulerait au centre de notre continent aura pour résultat d'irradier à jamais le cœur de l'Europe et de stériliser irrémédiablement notre civilisation.

Devant ces projets de rendre l'Europe autonome, de dépasser l'occidentalisme de la CEE et d'envisager un dialogue avec les Est-européens, vous autres Français, vous vous posez certainement la grande question de Lénine : QUE FAIRE ? Eh oui, que faire ? Que faire, en effet, quand on se sent un peu étranger, un peu en dehors de ses spéculations suèdoises ou allemandes, autrichiennes ou polonaises, hongroises ou belges ? Quand, de cet immense débat, les médias ne transmettent que quelques bribes informelles, détachées de leur contexte, tronquées ou détournées de leur sens réel, avec une stupéfiante malhonnêteté ?

En entendant ce plaidoyer neutraliste centre-européen, balkanique ou scandinave, les Français demeureront sans doute sceptiques et estimeront être hors du coup. Pourtant, entre le désengagement de 1966, voulu par De Gaulle, et ce neutralisme des sociales-démocraties et des cercles conservateurs-nationaux, il y a une analogie évidente. Entre la vieille politique suédoise d'indépendance et d'autarcie et l'esprit de Richelieu et de Colbert, il y a une filiation historique certaine. L'Académie Royale suédoise est calquée sur l'Académie Française, héritage de l'alliance entre Richelieu et Gustav Adolf au XVIIe siècle. La tradition nationale française et la tradition nationale suédoise (qui a pris en ce siècle une coloration sociale-démocrate sans en altérer l'esprit colbertiste et la philosophie inspirée de Bodin), ces 2 traditions nationales dérivent de la clarté conceptuelle du XVIIe, le siècle que Maurras admirait car il n'était pas infecté des miasmes du moralisme.

Cet esprit national a permis aux 2 pays de se forger chacun un complexe militaro-industriel et celui de la France, à l'Ouest, est le deuxième en importance après celui des États-Unis. Et avec ces 2 complexes, le français et le suédois, notre Europe tient les instruments pour construire et affirmer sa “troisième voie”. Les avions Dassault et Saab, conjointement aux productions de Fokker aux Pays-Bas et de MBB en RFA, sont à même d'équiper les aviations européennes et les Airbus pourraient parfaitement remplacer les flottes de Boeings des compagnies aériennes européennes.

La force de frappe française est un élément d'indépendance que vous connaissez tous et sur lequel je ne reviendrai pas. La France, la RFA et la Suède ont conçu des blindés sur roues ou chenillés remarquables. Bref, aucune arme n'est négligé dans les forges européennes et toutes pourraient très aisément se passer du matériel américain, finalement moins fiable. On se souvient en RFA des fameux F-104 de Lockheed qui s'écrasaient allègrement à une cadence inégalée ; Merci Oncle Sam pour les pilotes “alliés” qui ont péri à cause de la piètre qualité technique de tes avions....

Mais pour qu'une collaboration européenne d'une telle ampleur s'effectue et se réalise, il faut sauter au-dessus du mirage occidentaliste. Car il s'avère INDISPENSABLE d'extirper de notre vocabulaire et de notre mental cette notion d'Occident. Hurlons-le une fois pour toutes : il n'y a pas d'Occident. Il y a une Europe et 2 Amériques. Dans le dernier numéro de la revue française de géopolitique, Hérodote, dirigée par Yves Lacoste, le philosophe Robert Fossaert écrit : « L'Occident ? On cherchait un continent ou deux et l'on ne trouve, au premier abord, qu'une manifestation banale d'incontinence  idéologique, une évidence du discours social commun ». Hélas, devant les rudes réalités du devenir, des changements, des mutations, des nécessités, les “incontinences idéologiques” ne valent généralement pas tripette.

triden10.gifL'Occident n'est plus l'Europe et l'Europe n'a pas intérêt à rester l'Occident. La France doit de ce fait cesser de se percevoir comme “occidentale” et doit s'affirmer “européenne”. Le “front” n'est plus à l'Est ni au Nord ; il est à l'Ouest, il est sur le tracé de feu le Mur de l'Atlantique. Se défendre, pour la France européenne de demain, c'est donc se donner une Marine super-puissante, se donner l'instrument nécessaire pour se mesurer à la thalassocratie qui nous fait face. Se défendre contre la triple menace culturelle, économique et militaire qui nous vient de Disneyland, de la Silicon Valley et de la Force d'Intervention Rapide (RDF), c'est truffer l'océan de nos sous-marins nucléaires. Et dans ce déploiement, c'est la France qui a plus d'une longueur d'avance sur les autres Européens. Autant exploiter cet atout. L'Amiral de “gauche” Antoine Sanguinetti ne nous contredira pas.

Outre la flotte et les sous-marins, la France doit reprendre ses projets de construction d'aéroglisseurs militaires et de navires à effet de surface (NES). Les côtes aquitaines, charentaises, vendéennes, bretonnes et normandes de la forteresse Europe doivent être protégées par une “cavalerie marine” d'aéroglisseurs et de NES, bardés de missiles. Français et Britanniques avaient abandonné ces projets fascinants, la construction de ces armes du XXIe siècle. Et voilà que, depuis janvier dernier, les ingénieurs américains font un petit tour d'Europe pour vendre leurs productions...

La figure du combattant français de demain sera sans doute ce missiliste d'un NES, avatar moderne du fusilier-marin et de l'artilleur de la Royale. Autre vocation de la France : entretenir ses liens avec les peuples de son ancien Empire colonial. Il faut d'ailleurs que la France continue à monter la garde à Dakar et maintienne une présence dans l'Océan Indien, en symbiose avec la volonté de non-alignement qui se manifeste dans cette zone géographique. Non-alignement entretenu, impulsé par la Fédération Indienne.

Et Moscou, dans ce scénario ? L'URSS acceptera-t-elle la réunification allemande ? Veut-elle d'une Europe forte ? Est-elle complice avec les États-Unis, poursuit-elle le rêve duopolistique de Yalta ? La soviétologie occidentale reste indécise, fumeuse et incohérente, elle ne perce pas les mystères du Kremlin. Alain de Benoist et l'équipe rédactionnelle d'éléments soulignent à juste titre que les kremlinologues occidentaux sont parfaitement incapables de déduire la moindre conclusion valable de leurs observations. Quoi qu'il en soit, ce n'est pas Washington qui doit nous dicter l'attitude à prendre à l'égard de Moscou. Si Washington nous enjoint d'être sage avec Papa Gorbat, nous aurions tendance à jouer les sales mômes et à clamer que Papa Gorbat, il nous pompe l'air. Si Washington tonitrue que Papa Gorbat est le Grand Méchant Loup, nous aurions tendance à dire qu'il n'est pas si méchant que cela, qu'il est sur la voie du gâtisme, qu'il a des problèmes de sous, que son économie bat de l'aile, etc.

Mais il y a 2 choses que nous voulons signifier à Papa Gorbat : qu'il rentabilise sa Sibérie et qu'il s'occupe de ses voisins chinois. Et surtout, qu'il n'a rien perdu chez nous et que nous n'avons nulle envie de rééditer les tentatives de Charles XII de Suède, de Napoléon et de Hitler. Il y a aussi une promesse d'un illustrissime prédécesseur de Gorbatchev, le camarade Staline, que nous aimerions remémorer à Moscou. La promesse de réunifier l'Allemagne dans la neutralité. Des milliers de camarades allemands s'en souviennent de cette promesse, qui aurait fait de Staline un vainqueur magnanime, un Européen à part entière. Tant qu'il ne sera pas répondu clairement à cette question, nous ne pourrons pas agir en anti-américains conséquents, nous ne pourrons pas construire notre économie auto-centrée, nous ne pourrons pas monter notre défense autonome et protéger la façade occidentale de la Russie, dernier Empire.

Nous serons toujours condamnés à armer nos divisions contre une éventuelle velléité belliqueuse de Moscou. La clef de l'Europe future, de la seule Europe future viable, de la seule Europe future qui perpétuera notre destin, se trouve, qu'on le veuille ou non, à Moscou. À Moscou et à Bonn, ajoute Harald Rüd-Denklau. À Moscou car c'est aux Soviétiques qu'il appartient de réitérer leur offre de 1952 et de 1955 et de rompre avec les momies para-post-staliniennes qui inondent encore quelques médias de leurs pitreries, au détriment de Moscou. À la poubelle de l'histoire donc, les mauvais propagandistes de la Russie, les pires amis du Kremlin. C'est aussi à Bonn que se trouve la clef de l'Europe du XXIe siècle, à Bonn que siègent ceux qui devront décider de poursuivre ou non l'alignement pro-occidental, pro-américain d'Adenauer. C'est à Bonn qu'il faudra décider si l'axe germano-américain, dénoncé ici à Paris par Charles Saint-Prot (comme il y a quelques années par le CERES de Chevènement), vaut la peine d'être maintenu.

Voici donc, chers amis et camarades, chers partisans de la “Troisième Voie”, quelques refléxions grandes-européennes. Utopie tout cela, rétorqueront les esprits chagrinés de libéralisme, les adorateurs de paragraphes, les branchés de l'américanolâtrie... C'était aussi utopie et belles paroles quand Fichte prononçait ses discours dans les caves de Berlin... Quoi qu'il en soit, demain, ce sera la nécessité, la nécessité la plus cruelle, la nécessité de la misère et du chomâge, la nécessité de la faim, qui nous imposera cette Europe que j'ai esquissée ici. Muß es sein ? Es muß sein. Cela doit-il advenir ? Cela adviendra.

Nous aurons alors l'honneur d'avoir toujours récusé les chimères, les abstractions, les irréalismes. Nous aurons l'honneur d'avoir été les pionniers. Nous aurons l'honneur d'avoir transgressé toutes les séductions. Nous aurons l'honneur d'avoir été d'inlassables combattants.

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