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KR - Page 37

  • Bund

    Mouvement de jeunesse

    et idéologie nationale-révolutionnaire sous la république de Weimar

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    podcast

     

    Depuis les années 1924/25 jusqu'aux élec­tions législatives de septembre 1930 qui, brusquement, projetèrent au premier plan le parti national-socialiste, le militantisme na­tionaliste était principalement représenté en Allemagne par les groupes paramilitaires (Wehrverbände), héritiers des Corps Francs et par les ligues de jeunesse (Bünde) (1). Sous l'effet de la crise économique, les élé­ments les plus radicaux de ces groupes et de ces ligues évoluèrent vers le national-so­cialisme révolutionnaire (tendance Strasser) ou le national-bolchévisme tandis que les au­tres (c'est-à-dire la plupart des membres des ligues et leurs leaders) cherchèrent un temps un accommodement avec le système et ralliè­rent de nouveaux partis, comme le Parti d'État allemand (issu de la fusion du Parti Démocrate et de l'Ordre jeune-allemand d'Arthur Mahraun) et le Parti Populaire Conservateur (formé par les sociaux-chré­tiens et des éléments issus du parti d'extrê­me-droite, la DNVP) en essayant, en vain, d'en faire des instruments de rénovation de l'Allemagne.

    Le socialisme bündisch

    Les membres des ligues de jeunesse s'en­flammaient pour le “socialisme bündisch”, variante du “socialisme allemand” auquel se ralliaient de nombreux milieux socio-profes­sionnels et groupes politiques de l'Allemagne de Weimar. Le “socialisme bündisch” était très proche du “socialisme soldatique” que professaient leurs aînés des groupes para-mi­litaires. Dans les 2 cas, le socialisme, c'était “l'accent mis sur le groupe”, pas seu­lement sur le Bund ou le groupe militarisé mais aussi sur la Volksgemeinschaft (Communauté du Peuple) que sert le Bund ou le groupe et dans laquelle il s'insère (2). Tandis que le “socialisme soldatique” des aînés se basait sur l'expérience de la guerre et de la camaraderie du Front, le “socialis­me bündisch” des plus jeunes s'appuyait sur l'expérience des randonnées à travers l'Alle­magne, au contact du peuple allemand, et sur l'expérience communautaire du Bund, sur la camaraderie vécue au sein du Bund. Avec la crise et la radicalisation croissante de la jeunesse des ligues, le “socialisme bündisch” devient plus concret et se transforme en un socialisme national-révolutionnaire favorable à la nationalisation totale ou partielle des moyens de production, à l'économie de Plan et à l'autarcie allemande ou centre-euro­péenne.

    Le défi hitlérien

    Après l'accession de Hitler au pouvoir, les principales ligues de jeunesse (c'est-à-dire exception faite des “Gueux”, les plus modé­rés, notamment l'importante Deutsche Frei­schar) s'unirent en mars 1933 dans le Grossdeutsche Jugendbund placé sous le pa­tronage de l'Amiral von Trotha, un proche du Président du Reich Hindenburg. Elles es­péraient ainsi échapper à la “synchronisa­tion” (Gleichschaltung), c'est-à-dire à la dissolution et à l'intégration de leurs mem­bres dans la Jeunesse hitlérienne. De leur côté, les ligues les plus “dures”, les plus völkisch (pour lesquelles Volk était sou­vent synonyme de Rasse) et en même temps les plus critiques à l'égard de l'hitlé­risme (qu'elles jugeaient d'un point de vue national-socialiste révolutionnaire ou natio­nal-bolchévique) se regroupèrent dans un Bündische Front für Wehr-, Arbeits- und Grenzdienst (Front bündisch pour le servi­ce de défense, de travail et de garde-fron­tières), sous la présidence d'un “trotskyste du national-socialisme”, le Dr. Kleo Pleyer (3).

    Les ligues de jeunesse furent, malgré leurs efforts désespérés, dissoutes lors de l'été 1933. Leurs membres entrèrent alors massi­vement dans la Jeunesse hitlérienne et sur­tout dans l'encadrement du Deutsche Jung­volk (qui regroupait les éléments les plus jeunes de la jeunesse Hitlérienne) pour y continuer leurs activités et y promouvoir l'esprit bündisch. D'autres, plus âgés (les proches de Friedrich Hielscher), entrèrent dans la SS et dans l'Ahnenerbe (“Héritage des ancêtres”, secteur de la SS spécialisé dans la recherche scientifique, particulière­ment dans la recherche historique et préhis­torique). D'autres encore (les strassériens sous la direction de Heinz Gruber) choisirent d'entrer dans le Front du Travail afin d'en accentuer l'orientation socialiste. Enfin, le Dr. Werner Haverbeck essaya de regrouper dans une organisation, le Reichsbund Volks­tum und Heimat, association satellite de la KdF (Kraft durch Freude, “Force par la joie”), la jeunesse d'esprit bündisch — cette organisation compta bientôt près d'un million de membres (4).

    La répression commence

    Mais, sous la pression notamment de Baldur von Schirach, chef de la jeunesse Hitlérien­ne, qui craignait de voir son autorité sur la jeunesse allemande contestée, la répression s'abattit dès 1934 sur les anciens leaders bündisch : certains furent exclus de la HJ [Werner Lass) (5)], d'autres furent arrêtés [Heinz Gruber (6), Robert Oelbermann (7)] ou contraints à l'exil [Eberhard Köbel dit “tusk” (8), Fritz Borinski (9), Hans Ebeling (10), Karl-Otto Paetel (11), etc.], d'autres enfin assassinés [Karl Lämmermann (12), pendant la Nuit des Longs Couteaux]. Le Reichsbund de Haverbeck fut dissous.

    Malgré 4 interdictions successives (en 1933 et 1934, le 6 février 1936 et le 13 mai 1937) et l'incorporation obligatoire des jeunes Allemands dans la jeunesse Hitlérien­ne, décidée en 1936, appliquée dans les faits en 1939, certaines ligues continuèrent leurs activités en Allemagne dans la clandestinité et l'illégalité. Ce fut le cas : 1) de la “dj. 1. 11”, fondée par “tusk”, alias Eberhard Köbel, en 1931 (13), en liaison avec Karl-Otto Paetel et Otto Strasser alors en exil (Helmut Hirsch, membre de la “dj. 1. 11” et correspondant de Strasser, condamné à mort le 4 juin 1937, sera pendu à Plötzensee), 2) du Nerother Wandervogel (14) et 3) du Jungnationaler-Bund, deutsche Jungenschaft (15) démantelé en 1937 et dont les chefs seront lourdement condamnés lors du procès d'Essen.

    Si certaines ligues purent survivre dans la clandestinité, avec des effectifs restreints, de nouveaux groupes apparurent, bandes d'a­dolescents qui refusaient l'intégration dans la HJ et la militarisation de la jeunesse (16). Certaines de ces bandes imitaient les modes occidentales et préfiguraient les ban­des de l'après-guerre, d'autres professaient un christianisme moralisateur et consti­tuaient la survivance des organisations de jeunesse chrétiennes, d'autres encore re­nouaient avec l'idéal romantique des Wan­dervögel. Parmi ces nouveaux groupes, le plus connu fut sans conteste Die weiße Rose, dont certains membres parmi les plus âgés avaient appartenu à des ligues de jeu­nesse.

    Les jeunes bündisch, et leurs émules, ne fu­rent pas les seuls à résister au “fascisme” hitlérien : il faut mentionner aussi la ré­sistance des jeunes communistes en milieu ouvrier et des jeunes catholiques en Rhéna­nie et en Bavière. Tandis que les premiers s'appuyent sur l'infrastructure clandestine du Parti Communiste allemand, les seconds s'a­britent derrière le Concordat signé en 1933 entre Hitler et le Pape.

    L'idéal bündisch en exil

    L'idéal bündisch, progressivement étouffé en Allemagne, se maintint à l'étranger en exil. Otto Strasser suscita la création d'un Ring bündischer Jugend qui s'intégra dans son Deutsche Front gegen das Hitlersystem (Front allemand contre le système hitlérien). Une revue anti-fasciste, contrôlée par les communistes, vit le jour à Paris sous le titre Freie deutsche Jugend (ce vocable avait désigné entre 1913 et 1923 une fraction du mouvement de jeunesse indépendant et dé­signera après la Deuxième Guerre mondiale l'organisation de jeunesse de la RDA). Karl­-Otto Paetel éditait à Stockholm, puis à Bru­xelles et enfin à Paris les Schriften der jungen Nation et les Blätter des sozialis­tischen Nation (diffusés en Allemagne par les sœurs Siliava, membres de la “dj.1.11” de Berlin). Enfin, en Belgique, Hans Ebeling et Theo Hespers fondèrent en 1935 l'Arbeitsgemeinschaft Bündischer Jugend, auquel adhérèrent Paetel, Tusk, la revue Freie deutsche Jugend, etc., et qui donna naissan­ce au Deutsche Jugendfront. Ce Front de la jeunesse était lié à des groupes néerlan­dais, belges et britanniques. Il était né de la volonté de regrouper toute la jeunesse alle­mande opposante. Mais cette tentative é­choua à cause des manœuvres communistes et du manque de cohésion de ces jeunes op­posants. Ebeling et Hespers, qui ne se dé­courageaient pas, firent alors paraître, de 1937 à 1940, la revue Kameradschaft (Camaraderie).

    Hans Ebeling et Theo Hespers

    [Ci-dessous : La revue Kameradschaft d'Ebeling et Hespers rêvait de regrouper tous les jeunes animés par l'idéal bündisch au-delà des clivages politiciens conventionnels. Leur volonté de lutter contre l'uniformité d'organisation introduite par la NSDAP procède d'une volonté de n'exclure aucun Volksgenosse de la future communauté en construction. Vu les passions qui animaient la scène politique de l'époque, ce projet et cet espoir ne pouvaient être qu'utopiques, ce que perçurent parfaitement les communistes. Un lourd soupçon de trahison pèsera sur leurs animateurs, en contact avec des gens qui complotaient réellement contre l'Allemagne au bénéfice de services étrangers. Le pauvre Hespers paiera cher son engagement idéaliste : il périra pendu à Berlin-Plötzensee]

    kam1110.jpgLe fac-similé de la revue Kameradschaft constitue un important té­moignage sur la résistance de la jeunesse bündisch à l'État hitlérien et le projet d'É­tat et de société que celle-ci a opposé au fascisme. Cette revue de langue allemande, éditée en Belgique, était diffusée clandesti­nement en Allemagne. Ses fondateurs, Hans Ebeling et Theo Hespers étaient 2 an­ciens chefs de ligues de jeunesse en exil. Le premier, né en 1897 à Krefeld, avait pris part à la Première Guerre mondiale (il en était sorti avec le grade de lieutenant), aux com­bats de 1920 (en Rhénanie) dans les rangs de la Reichswehr provisoire et à la résistan­ce contre les troupes d'occupation françaises dans la Ruhr. Il avait rejoint peu après le Jungnationaler Bund dont il s'était séparé en 1924 pour fonder le Jungnationaler Bund, deutsche Jungenschaft plus activiste et plus radical qui évolua vers le national-bolché­visme. À partir de la fin de 1929 et jus­qu'en janvier 1933, Ebeling dirigea, avec le Professeur Lenz, la revue Der Vorkämpfer (17).

    Theo Hespers, né en 1903, rentra à l'âge de 14 ans dans l'organisation de jeunesse catho­lique Quickborn à laquelle il appartint jusqu'en 1927, il participa lui aussi à la ré­sistance passive contre l'occupation franco-­belge de la Ruhr. Il adhéra ensuite à la Vi­tus-Heller-Bewegung (18) et dirigea la Pfadfinderschaft Westmark qui constitua, avec la ligue d'Ebeling, celle de Werner Lass (la Freischar Schill) et la Ligue Jeu­ne-prussienne de Jupp Hoven, le “comité de lutte des groupes nationaux-révolutionnaires de la Marche occidentale” en Rhénanie.

    Le Bund, alternative aux partis et au parti unique

    Kameradschaft se voulait la tribune des jeunes opposants à l'hitlérisme. Les Jeunes ­Nationaux, Jeunes-Socialistes, Jeunes-Ca­tholiques et Jeunes-Protestants qui s'ex­primaient dans Kameradschaft s'y affir­maient à la fois bündisch, nationalistes völkisch et grand-allemands, chrétiens, démo­crates et socialistes.

    Pour eux, le Bund constituait un modèle po­litique, le modèle d'une “démocratie à l'alle­mande”, fondé sur le couple Führer / Gefolgschaft (le Führer charismatique, au service de l'idée, librement choisi et soumis à l'ap­probation permanente du groupe, n'étant ici qu'un primus inter pares). Ils opposaient le Bund aux partis faillis de la démocratie weimarienne et au parti unique de la dictature hitlérienne. Le Bund était aussi un modèle social fondé sur la camaraderie (Kamerad­schaft) — opposée à la Schadenfreude hit­lérienne — et un modèle d'intégration de l'individu et de socialisation fondé sur l'en­thousiasme ; un modèle d'éducation politique et le modèle même de la communauté de combat révolutionnaire formée par la jeunes­se activiste allemande, ennemie de Weimar puis de l'hitlérisme.

    Pour les collaborateurs de Kameradschaft, qui insistaient particulièrement sur le rôle joué par le Bund en matière d'éducation po­litique et pour qui l'homme bündisch était l'homme politique par excellence entière­ment dévoué au service de l'État et du peu­ple, l'État hitlérien apparaissait comme une dictature d'éléments petit-bourgeois apoliti­ques (associés à une Reichswehr politisée mais fuyant toute responsabilité politique). La liquidation politique voire physique sous le IIIe Reich de l'activisme nationaliste (groupes paramilitaires et ligues de jeunes­se), considéré comme dangereux par les nou­veaux maîtres de l'Allemagne, leur semblait révélatrice à cet égard (19).

    Redéfinir la Volksgemeinschaft

    Nationalistes völkisch, ils prenaient la défen­se du Volk et du Volkstum mais refusaient “l'impérialisme néo-allemand” des hitlériens. Dans d'esprit des collaborateurs de Kame­radschaft, le nationalisme völkisch s'atta­chait à défendre l'indépendance et le Volkstum de tous les peuples. Ils prenaient égale­ment la défense des Volksgenossen, contre l'exploitation capitaliste qui perdurait et contre l'arbitraire de l'État hitlérien ; ils prônaient la constitution d'une vraie Volks­gemeinschaft (communauté du peuple) sans rapport avec la soi-disant Volksgemein­schaft, produit de la dictature policière et de la massification hitlériennes ; la constitu­tion de cette “vraie” Volksgemeinschaft né­cessitait à leurs yeux un nouvel ordre socio-­économique (socialiste), qui mettrait fin à l'ordre des classes né du capitalisme, et une réorientation spirituelle (völkisch) d'essence chrétienne, qui combattrait le désarroi ma­térialiste de l'époque (20).

    Comme Otto Strasser, ils opposaient la tra­dition grand-allemande, fondée sur le refus du dualisme austro-prussien, dans laquelle ils se situaient, au pangermanisme. Ils rejetaient l'économie capitaliste fondée sur le profit tout autant que l'économie de guerre et “l'anarchie bureaucratique” (dont l'Allemagne hitlérienne réalisait la symbiose) auxquelles ils prétendaient substituer un Plan (Plan allemand, puis européen). Ils préconi­saient, dans le cadre de ce Plan, une écono­mie destinée à satisfaire les besoins du peu­ple, la nationalisation des industries-clés qui briserait la puissance du grand capital et le partage des grandes propriétés terriennes, et enfin la constitution de coopératives dans tous les domaines de l'activité économique.

    La tradition libertaire du Wandervogel

    En fait, la rédaction de Kameradschaft se posait en héritière de 2 traditions :

    1) celle du mouvement de jeunesse indépen­dant, notamment de la Jeunesse allemande libre née lors de la rencontre du Hohe Meißner en 1913. Contre le monde paternel/paternaliste (Väterwelt), le mouvement de jeunesse avait affirmé sa fidélité aux pères originaires, aux ancêtres (Vorväter) (21). Contre la tutelle des institutions (école, église, famille) et la société bourgeoise, il avait revendiqué l'in­dépendance et choisi en son sein de jeunes chefs. Contre l'État wilhelmien et le chauvi­nisme bourgeois, il avait affirmé son amour pour le Volk et son allégeance au Volk (22). Contre la grande ville, le mouvement de jeunesse avait proposé le Wandern, la ran­donnée à travers le pays allemand (“l'Alle­magne profonde”) au contact du Volk alle­mand authentique. Contre la religion révé­lée, il avait encouragé une religiosité ger­manique. Contre le tabagisme et l'alcoolisme qu'il condamnait, contre la dégénérescence physique, il avait exalté la force physique et la beauté nordique (dépeinte par le dessina­teur Fidus), pratiqué le gymnastique et le nudisme.

    Finalement, après l'épreuve de la Grande Guerre, le mouvement de jeunesse avait dé­bouché sur les ligues de jeunesse issues en 1924/25 de la fusion de groupes scouts dis­sidents et de Wandervögel, où, dès 1919, de la jeunesse allemande libre.

    La tradition des “Corps Francs”

    2) Celle des Corps Francs, qui avaient formé en 1919 la Reichswehr provisoire avant de devenir les ennemis de la Reichswehr issue des clauses militaires du Traité de Versailles (qui avait relevé les traditions nobiliaires de l'Armée impériale, mettant ainsi un terme à la démocratisation de l'armée, et notamment du corps des officiers, provoquée par la Grande Guerre et ses suites), et celle des groupes paramilitaires nationaux-révolution­naires qui, succédant aux Corps Francs, s'en étaient pris à la Réaction incarnée par les industriels et les agrariens, les généraux de la Reichswehr et les politiciens de droite.

    Malgré l'originalité du phénomène hitlérien et l'originalité de l'interprétation qu'en don­nait la revue (interprétation qui se rappro­chait à certains égards de la “théorie du to­talitarisme”), Kameradschaft reprenait con­tre l'hitlérisme certaines critiques formulées auparavant par ses prédécesseurs du mouve­ment de jeunesse à l'égard du wilhelminisme, par ses prédécesseurs des Corps Francs ou des groupes paramilitaires à l'égard de Weimar et de la Réaction à l'époque de Weimar (et notamment de la Reichswehr as­sociée au pouvoir hitlérien).

    Les liens des Bündische en exil avec les “non-conformistes” et les planistes français

    Outre ce lien de filiation évident entre le mouvement de jeunesse allemand, les Corps Francs et groupes paramilitaires et Kame­radschaft, on constate une étonnante paren­té entre les idées de la jeunesse bündisch telles qu'elles s'exprimaient dans Kamerad­schaft et celles des jeunes non-conformistes français des années 30 qui adhéraient aux mots d'ordre patriotiques et fédéralistes, personnalistes et communautaires, planistes et corporatistes (ou syndicalistes).

    Des contacts avalent existé entre représen­tants des ligues de jeunesse allemandes et groupes non-conformistes français : ainsi, Harro Schulze-Boysen (ancien militant de l'Ordre Jeune-Allemand, qui devait jouer plus tard un rôle de premier plan dans l'Orchestre Rouge, directeur de Planer (l'équivalent allemand de la revue française Plans, dirigée par Philippe Lamour), fut, avec Otto Abetz, l'un des délégués alle­mands au Front unique de la Jeunesse Euro­péenne, créé à l'initiative des groupes fran­çais Plans et Ordre Nouveau (23). Par la suite, Ordre Nouveau entretint des con­tacts assez étroits avec Otto Strasser, le groupe constitué autour de la revue Die Tat et surtout la revue Der Gegner (L'Adversaire) — à laquelle Louis Dupeux con­sacre un chapitre de sa thèse sur le natio­nal-bolchévisme — animée par Harro Schulze­-Boysen et Fred Schmid, fondateur et chef de la ligue Le Corps Gris, scission de la Deutsche Freischar (24).

    Mais les contacts personnels ne peuvent ex­pliquer à eux seuls une telle convergence : ce qui rapprochait les meilleurs éléments de la jeunesse allemande et française était tout à la fois un refus commun du libéralisme et du totalitarisme, qui en était issu, et une aspiration commune à une Révolution spiri­tuelle (ou si l'on préfère : culturelle), politi­que et socio-économique.

    ► Thierry Mudry, Vouloir n°43/44, 1987.

    • Notes :

    • 1) « Pendant les 4 ou 5 ans de la brève prospérité de Weimar, et surtout entre 1925 et 1927, le premier rôle en matière d'activisme ultra-nationaliste revint aux ligues ou associations paramilitaires (Wehrverbände). Ces ligues étaient généralement issues des Corps Francs de l'immédiat après-guerre, mais elles recrutaient de plus en plus dans le mouvement de jeunesse “bourgeois”, dont elles aimaient d'ailleurs à se présenter comme parties intégrantes » (Louis Dupeux, Stratégie communiste et dynamique conservatrice : Essai sur les différents sens de l'expression “national-bolchévisme” en Allemagne, sous la République de Weimar (1919-1933), Honoré Champion, 1976, pp. 244-245).
    • 2) « Le Bund, c'est la vigueur du lien communautaire, à l'opposé de l'individualisme anarchisant de l'ancien Wandervogel ; c'est l'accent mis sur le groupe (et qui permettra de parler d'un « socialisme bündisch ») mais aussi sur la hiérarchie, la sélection des membres et la libre désignation des “chefs” ; c'est enfin l'auto-éducation d'une élite destinée à diriger et à servir l'Allemagne au terme d'une révolution culturelle ; c'est l'image même en miniature de cette nouvelle Allemagne » (L. Dupeux, ibid., p. 335). Pour tous renseignements complémentaires sur le « socialisme bündisch », son évolution ultérieure vers un socialisme national-révolutionnaire, se reporter au chapitre « Bündischer Sozialismus » in : Karl-Otto Paetel, Versuchung oder Chance ? Zur Geschichte des deutschen National-Bolschewismus, Musterschmidt-Verlag, Göttingen, 1965, pp. 130 à 152.
    • 3) Cf. Hans-Christian Brandenburg, Die Geschichte der HJ, Verlag Wissenschaft u. Politik, Köln, 1982, pp. 137 et 139.
    • 4) Cf. HC Brandenburg, ibid., pp. 194/195.
    • 5) Wemer Lass : fondateur et chef de la « Freischar Schill » et de l'organisation secrète des Eidgenoßen (Conjurés).
    • 6) Heinz Gruber : fondateur et chef de la Schwarze Jungmannschaft, dissidence social-révolutionnaire de la Jeunesse Hitlérienne, devenue partie intégrante du Front Noir d'Otto Strasser.
    • 7) Robert Oelbermann : fondateur et chef du Nerother Wandervogel.
    • 8) Eberhard Köbel, dit « tusk » : fondateur et chef de la « d.j.1.11 », dissidence de l'importante Deutsche Freischar.
    • 9) Fritz Borinski : un des dirigeants de la Deutsche Freischar, social-démocrate.
    • 10) Hans Ebeling : fondateur et chef du Jungnationaler Bund, deutsche Jungenschaft.
    • 11) Karl-Otto Paetel : fondateur et chef du Gruppe Sozialrevolutionärer Nationalisten.
    • 12) Karl Lämmermann : un des dirigeants de la Deutsche Freischar.
    • 13) Sur la « d.j.1.11 » et « tusk », lire : Hans Graul, Der Jungenschafter ohne Fortune, Eberhard Köbel (tusk), erlebt und biographisch erarbeitet von seinem Wiener Gefährten, dipa-Verlag, Frankfurt-am-Main, 1985; Helmut Grau, D.j.1.11 : Struktur und Wandel eines subkulturellen jugendlichen Milieus in vier Jahrzehnten, dipa-Verlag, Frankfurt-am-Main, 1976.
    • 14) Sur le Nerother Wandervogel, lire : Stefan Krolle, « Bündische Umtriebe » : Die Geschichte des Nerother Wandervogels vor- und unter dem NS-Staat. Ein Jugendbund zwischen Konformität und Widerstand, Lit­-Verlag, Münster, 1485.
    • 15) voir plus loin.
    • 16) Sur ces nouveaux groupes, lire : Fritz Theilen, Edel - weisspiraten, Fischer Taschenbuch Verlag, Frankfurt a. M., 1984.
    • 17) Hans Ebeling participa en compagnie d'autres dirigeants bündisch (Werner Lass et Karl-Otto Paetel notamment) aux rencontres internationales de Freusburg (août 1927) et d'Ommen en Hollande (août 1928), destinées à préparer la fondation d'une ligue mondiale pour la paix. Ces rencontres internationales, lors desquelles les jeunes chefs bündisch nouèrent des contacts avec des représentants de l'extrême-gauche et des peuples colonisés, accélérèrent la radicalisation des ligues de jeunesse (remarquons que Ebeling, Lass et Paetel qui y participèrent devinrent par la suite des figures du national-bolchévisme) et déterminèrent Ebeling à fonder avec le Prof. Lenz, quelques mois plus tard, en janvier 1930, la revue Der Vorkämpfer d'orientation ultra-nationaliste, anti-capitaliste (le Vorkämpfer adoptait des éléments d'analyse marxiste) et anti-impérialiste (et pro-soviétique).
    • 18) Le mouvement de Vitus Heller auquel appartenait Theo Hespers était le seul mouvement national­-bolchévique chrétien (les autres mouvements de ce type affectaient l'indifférence en matière religieuse, voire un athéisme agressif, ou se prononçaient pour un néo­paganisme germanique) et réellement implanté en milieu catholique (le national-bolchévisme était, comme l'a montré L.  Dupeux, un phénomène très majoritairement “protestant” – rien d'étonnant à cela d'ailleurs puisque le national-bolchévisme se rattachait à la tradition protestataire allemande des Arminius, Witukind et Luther – ce qui n'empêchait pas la Rhénanie catholique, région-frontière sensible aux thèses nationales-­allemandes, d'être, avec Berlin et la Franconie, une des places fortes du national-bolchévisme).
    • 19) Kameradschaft consacra 2 gros articles aux procès intentés contre le Jungnationaler Bund, deutsche Jungenschaft, contre Niekisch et les « camaraderies Eberhard ».
    • 20) Les « nationaux-socialistes révolutionnaires » d'Otto Strasser et les « nationalistes sociaux-révolutionnaires » de KO Paetel défendaient le même point de vue (à cette nuance près que la réorientation spirituelle envisagée par Paetel et ses amis aurait été plus païenne-germanique que chrétienne).
    • 21) Cf. Jean-Pierre Faye, Langages totalitaires, Hermann, 1973, p. 221.
    • 22) Pour George Mosse, le mouvement de jeunesse indépendant était indiscutablement völkisch mais son nationalisme s'opposait au nationalisme wilhelminien officiel, impérialiste et chauvin. Son nationalisme, fondé sur le Volk et non sur l'État, au lieu d'être agressif et expansif, était intensif ou intraverti (cf. G. Mosse, The crisis of German Ideology, Schocken Books, New York, 1981, p. 179).
    • 23) Cf. Jean Louis Loubet del Bayle, Les non-­conformistes des années 30, Seuil, 1969, p. 98.
    • 24) JL Loubet del Bayle, ibid., p. 113.

    ***

    Une réédition complète de tous les numéros de la revue Kameradschaft est parue aux éditions « Vive-le-Gues », spécialisées dans la production de disques où sont enregistrés des chants contestataires. Adresse : Luise-Gueury-Strasse 15, D-4050 Mönchengladbach 6. « Vive-le-Gues » édite également des disques de chants en dialecte de la région de Clèves.

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    Fondements de la pensée bündisch


    bundisch

    [Insignes de mouvements de jeunesse bündisch. De gauche à droite : Deutsche Freischar, Die Geusen, Nerother Bund, Bund Artam, Freischar Schill (W. Lass), Kronacher Bund der alten Wandervögel, Sudetendeutscher Wandervogel, Die fahrende Gesellen, insigne du mouvement de scoutisme Deutscher Pfadfinderbund.] 

    Parmi les nombreux ouvrages parus récem­ment et consacrés aux mouvements de jeu­nesse politisés de l'ère weimarienne, le livre d'Ulrike Treziak possède un double mérite : 1) celui de passer succinctement en revue, dans un ordre chronologique, l'ensemble des mouvements qui ont existé depuis l'aube du siècle jusqu'à l'avènement de Hitler et 2) d'analyser de façon fort concise les idées motrices des ligues bündisch.

    De nouveaux concepts politiques

    Le survol historique qu'elle nous livre est assez complet et nous renseigne sur les ef­fectifs de chaque groupe, mouvement, cé­nacle de cet univers si complexe, pour le non-Allemand non initié. Son approche chro­nologique permet justement de repérer les étapes de la politisation croissante de ce mouvement — au départ totalement apoliti­que — et de comprendre les raisons de sa radicalisation, survenue dans les circonstan­ces troubles de la crise économique de 1929. Au cours de cette phase de radicalisation, les concepts politiques du socialisme alle­mand et du nationalisme militant vont ac­quérir une dimension nouvelle, tout en quit­tant le domaine des bibliothèques et celui des spéculations savantes. Prenant leur envol au départ des esprits prophétiques ou des cerveaux des sociologues, les concepts s'in­carneront dans les corps vigoureux de jeunes garçons pétris d'idéalisme et descendront du coup dans les rues tristes des villes alle­mandes secouées par la misère, le chômage, le désarroi des masses ; dans des rues deve­nues l'arène d'une tragédie sanglante, qui marquera à jamais l'histoire européenne.

    Comme l'écrivait Bracher, le spécialiste contemporain du totalitarisme (et du totali­tarisme allemand en particulier) : « Mots et concepts ne sont pas seulement des outils indispensables pour décrire et juger les phé­nomènes historiques ; ils constituent en eux­mêmes des éléments essentiels de l'agir po­litique ; ils fonctionnent comme impulseurs puissants de changements historiques, comme facteurs de force ; depuis toujours, on s'est servi d'eux pour imposer et justifier le poli­tique ».

    La pensée bündisch a-t-elle été “prénazie” ?

    À sa suite, Arno Klönne, sociologue contem­porain spécialisé dans les problèmes de jeu­nesse, historien des mouvements de jeunesse bündisch (1), critique “démocrate” du néo-na­tionalisme contemporain mais collaborateur occasionnel de Wir Selbst et Kurt Sont­heimer, à qui l'on doit un ouvrage devenu classique sur la pensée “anti-démocratique” de l'ère weimarienne (2), estiment nécessaire d'analyser les concepts manipulés par les mouvements politiques de l'histoire alleman­de des années 20 et 30. L'analyse de ce vo­cabulaire, exprimant sans détours des pas­sions politiques de nature franchement idéa­liste, permet d'entrevoir une proximité lexi­cologique évidente avec le discours national-­socialiste. Or, les leaders bündisch connaîtront, quand les nationaux-socialistes arrive­ront au pouvoir, les interdictions profession­nelles, les cachots, les interrogatoires mus­clés, les chemins amers de l'exil, les poten­ces ou l'oubli... Les similitudes de vocabulai­re n'ont pas engendré de complicités qui, aujourd'hui, seraient compromettantes, vu la défaite totale du nazisme en 1945.

    De ce fait, la réappropriation d'un vocabulaire, qui recèle dans les méandres et les recoins de ses “plages sémantiques” bien des potentiali­tés et des virtualités pour notre époque de crise sinon bien des leçons d'histoire et de culture politique, ne peut en aucun cas être jugé compromettante. Klönne, qui s'est donné pour tâche militante de contrer tout retour éventuel d'un totalitarisme à la Hit­ler — ce qui est somme toute assez facile dans la RFA actuelle — ne réfutera pas l'es­sentiel de cette opinion, du moins si l'on prend en compte les termes de son essai Der lange Abschied vom Bürgertum ? An­merkungen zur Geschichte von Jugendbe­wegungen (3), où il souligne que le néo-or­ganicisme contemporain, hostile au mécani­cisme industrialiste, impliqué dans les activi­tés écologistes, ne saurait déboucher sur au­cune espèce de totalitarisme, mais risque néanmoins de délayer les structures libérales de la RFA, inspirée idéologiquement des mo­dèles anglo-saxons, par la mise en avant d'un communautarisme romantique, quelque­fois très marginal, qui, qu'on le veuille ou non, conserve une parenté idéologique avec l'idée de Volksgemeinschaft (communauté populaire), axe central de la pensée bündisch et spécificité la plus prégnante des pensers politiques germaniques (y compris scandina­ves, vieil-anglais et, en dehors de la sphère germanique, celtiques).

    Volk et Volksgemeinschaft

    Pour U. Treziak, la notion de Volksge­meinschaft correspondait à l'idéal absolu, “l’utopie” finale, le telos ultime et salvateur de tous les mouvements de jeunesse, indé­pendamment des clivages idéologiques et re­ligieux qui les animaient. Cette “communau­té du peuple” n'obéirait pas, comme la dé­mocratie weimarienne, à des principes méca­nicistes mais à des lois naturelles organi­ques, qui feraient tomber les différences et les inégalités de classe et instaurerait une profonde solidarité entre tous les ressortis­sants du peuple.

    Le Volk en lui-même est tantôt perçu comme une “communauté de sang”, où les liens de consanguinité, les facteurs raciaux, acquièrent une prépondérance absolue, tantôt comme une “communauté spirituelle”, ainsi que la définissait Ernst Buske, chef de la Deutsche Freischar, pour qui ce sont les affinités électives, dans les domaines scien­tifique, philosophique, artistique, etc. qui dé­terminent l'appartenance à la “communauté”. Il écrit, à ce propos : « Le Volk est une communauté de culture et, de ce fait, la race, l'espace, la langue, l'État ne sont que de simples circonstances, certes significati­ves, dans le processus de communautarisa­tion culturelle ».

    Idéalistes, Völkische et pré-nazis

    À partir de cette distinction entre, d'une part, ligues et mouvements mettant l'accent sur les facteurs raciaux et, d'autre part, groupements “idéalistes” insistant sur les facteurs intellectuels ou artistiques, on peut deviner les clivages qui s'opéreront ultérieu­rement, opposant les nationaux-socialistes aux bündischen, restés à 100% fidèles à la tradition des Wandervögel. Les ligues völkisch, elles, insistent fortement sur la né­cessité d'appartenir à l'humanité nordique et couplent ce culte du Nord à un mythe pay­san, où l'homme rural symbolise la résistan­ce à tout ce qui ne correspond pas à une spécificité germanique, posée d'emblée com­me “pure”. Cette mythologie paysanne avait toutefois sa raison d'être historique (U. Treziak omet curieusement de le signaler) : le recul de la paysannerie au cours du pro­cessus d'industrialisation de 1880 à 1919 avait limité les ressources alimentaires di­rectes du peuple allemand et entraîné la fa­mine pour un million de citoyens lors du blocus anglais de 1918/19. De là, les ligues völkisch, et les Artamanen en particulier, appuyaient leur propagande et leurs images mobilisatrices idylliques sur une nécessité vi­tale.

    La communauté populaire comme communauté de combat

    U. Treziak distingue une troisième fa­mille “philosophique”, aux côtés de la fa­mille idéaliste (incarnée par exemple par Buske) et de la famille völkisch (appuyant son discours sur l'image fixe d'une germani­té idéale) : la famille de ceux qui perçoivent la communauté populaire comme communau­té de combat, selon les “idées de 1914”. Le déclenchement de la Grande Guerre a créé du jour au lendemain un “peuple en armes”, qui, comme l'avait dit l'Empereur Guillaume, ne « connaissait plus de partis ». L'État sans classes, solidaire, était né de la guerre et s'était fortifié dans les tranchées. L'État du peuple en armes n'était pas un tas de sable où les individus n'étaient que des grains épars mais un corps combattant dans lequel chaque citoyen était une cellule organique­ment imbriquée, contribuant à le vivifier et s'efforçant sans cesse de le rendre plus vi­goureux et plus puissant. Cette notion de la Volksgemeinschaft combattante, produit de 1914, était nouvelle et dépassait les fixismes idéalistes et völkisch. Les ligues nationales­-révolutionnaires incarneront cette notion nouvelle de la communauté populaire, impli­quant une mobilité permanente et une ten­sion physique et psychologique constante. Le membre de ces ligues de nouvelle mouture doit être sans cesse prêt à l'action politi­que ; il doit être un “lansquenet” amoureux du combat qui endurcit et débourgeoise ; il ne se pose pas la question du pourquoi mais agit, parce que l'action est inévitable dans le destin qu'il s'est choisi.

    Engagement social et anti-parlementarisme

    L'enthousiasme pour ce combat politique mi­litant attire les plus audacieux, dont pas mal d'anciens activistes communistes, et sé­duit l'écrivain Ernst Jünger. Ceux-ci esti­meront que le combat doit se poursuivre à l'intérieur de la nation allemande, afin d'é­liminer les clivages de classes, réinstaurés après Versailles. L'idée de communauté po­pulaire ne doit pas éluder le problème de la lutte des classes, car aucune Volksge­meinschaft n'est viable durablement s'il subsiste des oppressions, si une partie du peuple est dominée par une autre. De ce fait, les conceptions classiques de la Volks­gemeinschaft sont inadéquates car elles suggèrent un idéal de stabilité, de quiétude, qui est soit réactionnaire-idyllique soit paci­fiste et petit-bourgeois. Cette idéologie qui prône l'absence totale de “repos” allait de­meurer incompatible avec toutes les formes d'État stables : la démocratie weimarienne, l'État hitlérien, la République Fédérale occi­dentalisée ou l'ordre communiste de RDA.

    Les bündischen, qu'ils soient idéalistes, völkisch-idylliques ou nationaux-révolutionnaires, rejetteront la démocratie parlementaire, pro­duit des idées françaises de 1789, parce que cette démocratie offre un parlementarisme de façade, où la représentativité du peuple est un leurre ; sous son emprise, l'État dégénère en société par actions, où seuls les intérêts de “parties du peuple” sont défendus et pris en compte.

    b610.jpgContre 1789

    [Première page d’un numéro de la revue Die Bündischen, édité à Potsdam en février (Hornung) 1933, juste après la prise du pouvoir par Hitler. On y lit un manifeste signé par Kleo Pleyer]

    Le slogan majeur de 1789, “Liberté, Égalité, Fraternité” est, pour les bündisch nationaux­-révolutionnaires, une pure hypocrisie, une révoltante escroquerie car la liberté que cette idéologie prône, n'est pas la liberté de servir la communauté mais la liberté d'agir à son profit, au bénéfice de son seul égoïsme ; l'égalité, elle, est absente dans les faits, bien qu'omniprésente dans les mots ; quant à la fraternité, elle manque cruellement à l'appel. Les idéaux de 1789 sont des idéaux individualistes, égoïstes, tandis que ceux de 1914 sont des idéaux de solidarité, de camaraderie, générateurs d'un homme nouveau non plus replié sur son égoïté nar­cissique et hédoniste mais serviteur d'une dimension collective, celle du Volk.

    Ces déclarations de principes — la solidarité de la Volksgemeinschaft, l'hostilité aux idéaux de 1789, etc. — ont engendré un dé­bat sur les aspects pratiques que devrait re­vêtir l'État idéal, dont rêvaient les adhé­rants des ligues, groupes et mouvements de jeunesse. Le premier grand thème de ce dé­bat, c'était celui qui envisageait la mise sur pied de “chambres corporatives”, où les cito­yens seraient représentés plus directement, tout en étant imbriqués dans des organisa­tions correspondant aux prestations qu'ils ef­fectuaient quotidiennement pour la commu­nauté populaire. Cet État, animé par des chambres corporatives et débarrassé des par­tis, serait “présidentiel” comme la Républi­que de Weimar. Pour d'autres participants au débat, c'était une erreur de vouloir sub­stituer aux divisions engendrées par les par­tis, une division fixe basée sur les métiers, car cette division engendrerait des conflits, effacerait la solidarité et ne favoriserait pas l'avènement de la Volksgemeinschaft. Au système républicain, les plus conservateurs voulaient substituer une “dictature décision­naire”, tempérée par la religion et évitant, du même coup, les excès du fascisme et du bolchévisme. Les nationaux-révolutionnaires, animés par leur idéal combattant, ne suggé­raient rien de concret, puisque, pour eux, toute constitution stable était un non-sens, un provisorium que les aléas, les impondé­rables de l'histoire allaient balayer tôt ou tard.

    Vers un nouvel État ?

    Le plus souvent, cette idée d'un “nouvel État” s'exprime dans l'aspiration à un “Reich nouveau”. Après la tourmente de 1919/18 et celle de la révolution spartakiste, cette spé­culation, à accents messianiques, va aboutir sur le terrain politique, non sans avoir, avec Stefan George, opéré un détour par le mon­de enchanteur de la poésie. Dans les rangs de la Deutsche Freischar, pétrie d'idéalis­me philosophique, le Reich est un idéal qu'on essaie d'atteindre mais qui ne sera ja­mais de “ce” monde... Pour les groupements “jeunes-conservateurs”, placés sous le patro­nage du vieil Amiral von Trotha, le Reich idéal acquiert des contours plus concrets : ceux de la Mitteleuropa des projets fomen­tés au cours de la Première Guerre mondia­le. Ce Reich serait la puissance hégémoni­que en Europe, entre la Mer du Nord et la Mer Noire. Il réaliserait la synthèse entre d'une part, ce mélange de lourdeur et de mysticisme enflammé des Russes et, d'autre part, la sécheresse rationaliste et stérilisan­te de l'Occident anglo-français. Les natio­naux-révolutionnaires se moqueront de ces spéculations aux relents mystiques, réaction­naires et étroitement nationalistes, souligne U. Treziak. Enregistrant les leçons de Spengler et d'Ernst Jünger, ces jeunes gens savent confusément que l'idée de Reich alle­mand est morte et que s'ouvre l'ère des “grands espaces”, organisés selon des princi­pes nouveaux, calqués sur les impératifs de la “Technique”. Eberhard Köbel, dit “tusk”, chef de la “dj.1.11” (Deutsche Jungenschaft 1. November), voulait faire table rase des idées du passé, des spéculations oiseuses sur le Volk, la Heimat ou le Reich, pour consacrer les forces de la jeunesse à forger un ordre propagateur d'une Weltanschauung nouvelle, hyper-politisée et activiste, moder­niste et surhumaniste.

    Un tel ordre constituait, peut-être à l'insu de ses protagonistes, une synthèse entre le mysticisme des ligues traditionnelles et l'i­déal guerrier de la communauté de combat, soudée et disciplinée, que représentait le communisme soviétique en Russie et dans les cellules militantes des PC européens. Le glissement vers l'activisme pur des NR, cou­plé à l'ouverture au socialisme, idéologie ju­gée capable de structurer la Volksgemeinschaft solidaire, conduira bon nombre d'in­tellectuels des mouvements de jeunesse à s'interroger sur la valeur et la fonction du marxisme. Dès l'abord, les sentiments à l'é­gard du marxisme sont plutôt négatifs : l'idée de Volksgemeinschaft s'adresse à tous les citoyens et pas seulement à la classe ou­vrière ; de ce fait, le marxisme est une idéologie partisane qui divise la nation et l'affaiblit. Pour Paetel, idéologue social-ré­volutionnaire et national-révolutionnaire (NR), le marxisme est certes à rejeter mais, dans ce rejet, il ne faut surtout pas oublier l'urgente nécessité du combat de classe me­né par le prolétariat allemand. Le proléta­riat allemand est la partie du peuple la plus victimisée par l'ordre de Versailles ; donc, le nationaliste, intellectuel qui s'est détaché des contingences de classe pour adopter une perspective “régalienne”, doit soutenir acti­vement le combat du prolétariat allemand, car un prolétariat précarisé affaiblit la na­tion tout entière.

    Admiration pour Lénine et socialisme de Plan

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    [La misère s'abat sur l'Allemagne, comme sur le reste du monde capitaliste, à la suite du krach de 1929. Cette précarité omniprésente entraîne la politisation croissante des mouvements de jeunesse. Les mouvements apolitiques, soucieux de respecter le principe de non-intervention dans le monde des adultes préconisé par la Wandervogel des origines, seront progressivement absorbés par les formations communistes ou nationales-socialistes. Ci-dessus, une soupe populaire est distribuée à des miséreux à  Berlin  en 1931]

    Si le marxisme est contesté, en tant qu'i­déologie génératrice de partis, le léninisme est accepté avec enthousiasme parce qu'il substitue au slogan “Prolétaires de tous les pays, unissez-vous”, la parole “Prolétaires et Peuples opprimés de tous les pays, unissez­-vous”. Lénine, ce « gaillard » de grande enver­gure, comme le décrivait une brochure NR, avait forgé un instrument de libération des peuples opprimés ; et le peuple allemand, à cause de Versailles, était un peuple cruelle­ment opprimé par le capitalisme internatio­nal.

    Vu la complexité de la société allemande, offrant aux regards une diversité plus cha­toyante que la société russe pré-révolution­naire où dominait lourdement l'élément pay­san, le modèle bolchévique se révèle inadé­quat. C'est pourquoi, dans les ligues et mou­vements, germe l'idée d'une “Économie de Plan”. Cette économie n'abolit pas la pro­priété privée des moyens de production mais limite et canalise le pouvoir d'utilisation de ces moyens au bénéfice de la collectivité. L'État devient ainsi l'avocat permanent des démunis. L'économie de Plan vise à maximi­ser les virtualités créatrices du peuple et à promouvoir une souveraineté nationale en matière économique.

    Dans cet univers juvénile et militant, le na­tionalisme subit une mutation : il n'est plus adhésion passive et apolitique à la nation mais devient une “milice intérieure” qui mo­bilise en permanence la totalité de la per­sonne. Ernst Jünger écrira toutefois que le nationalisme des NR n'est en rien construc­tif ; il vise essentiellement à détruire l'ordre établi de Weimar, à rejeter avec passion tout ce qui est occidental. C'est sa dimen­sion “anarchique”, que nous devons bien ju­ger telle, vu l'absence de projets concrets et réalisables dans la littérature NR de l'é­poque, malgré les suggestions séduisantes qu'elle recelait.

    Pourquoi relire aujourd'hui les écrits bündisch ?

    Et c'est dans ce hiatus entre la richesse théorique des illuminations séduisantes et la faiblesse du discours pratique, que doit se nicher toute critique contemporaine du dis­cours NR et bündisch. U. Treziak re­prend à son compte les critiques rationalis­tes actuelles de RFA, qui mettent en exer­gue, pour les réfuter, l'irrationalisme et le propagandisme des textes NR. Mais elle ne tombe pas trop dans les excès des zélotes qui affirment, péremptoires, la filiation di­recte entre idéologie bündisch et hitlérisme. Avec A. Klönne, elle constate la parenté lexicologique, tout en admettant que d'au­tres possibles auraient pu naître de l'idéal de la Volksgemeinschaft, comme une so­cial-démocratie planiste, un communisme à discours plus “organicisant”, etc. Ces possi­bles ne se sont toutefois pas concrétisés et U. Treziak, A. Klönne et les autres analystes critiques ont beau jeu, aujourd'hui, de tergiverser en disant que, malgré les nu­ances qu'il faut apporter, malgré le refus de l'ordre nazi par bon nombre de chefs bün­disch après 1933, la parenté de vocabulaire suscite la suspicion a posteriori.

    Le passé étant ce qu'il est, la participation d'écrivains aussi essentiels que les frères Jünger, Ernst von Salomon, etc., à l'aven­ture et à la littérature NR, la diversité des engagements des figures de proue NR de 1933 à 1945, n'autorise aucune simplification ni aucun jugement moralisateur de la part de nos contemporains, vivant dans un tout autre contexte. Paetel a participé à la guer­re d'Espagne du côté républicain, Harro Schulze-Boysen a travaillé pour l'Orchestre Rouge — ce qui lui a valu la potence — Nie­kisch a croupi dans un camp d'internement, le dessinateur A. Paul Weber a purgé quel­ques mois de prison avant de mettre sa ver­ve anti-britannique au service de Goebbels, Ernst Jünger a choisi une espèce d'émigra­tion intérieure, Köbel/tusk a pérégriné de Stockholm à Londres, étapes d'un exil sans relief, Ernst von Salomon s'est retiré dans sa tour d'ivoire pour ciseler anticipativement ses moqueries inclassables, beaucoup de figu­res moins connues ont sans doute fini dans l'uniforme d'un officier de la Waffen SS ; cette vaste panoplie de destins révèle sûre­ment une chose : l'univers NR ramasse toutes les hésitations, tous les engagements exis­tentiels, toutes les motivations de notre siècle. De là, il est microcosme et intéres­santissime à étudier. Pourquoi ne pas com­parer le destin tragique et réel de ces per­sonnages avec ceux, fictifs, des romans d'A­bellio, lui-même collabo et résistant à la fois...

    ♦ Ulrike Treziak, Deutsche Jugendbewegung am Ende der Weimarer Republik : Zum Ver­hältnis von Bündischer Jugend und National­sozialismus, dipa-Verlag, Frankfurt am Main, 1986, 137 p.

    ► Luc Nannens, Vouloir n°43/44, 1987.

    • Notes :

    • (1) Cf. Arno Klönne, Zurück zur Nation ? Kontroversen zu deutschen Fragen, Diede­richs, Köln, 1984. Cf. également, A.K., “Ein­leitung”, in Michael Jovy, Jugendbewegung und Nationalsozialismus, Lit, Munster, 1989. (Cf. Vouloir n°15 et 28/29).
    • (2) Cf. Kurt Sontheimer, Antidemokratisches Denken in der Weimarer Republik : Die poli­tischen Ideen des deutschen Nationalismus zwischen 1918 und 1933, DTV (WR 4312), München, 1978.
    • (3) Cf. Arno Klönne, « Der lange Abschied vom Bürgertum ? Anmerkungen zur Geschich­te von Jugendbewegungen », in : Joachim H. Knoll & Julius H. Schoeps, Die Zwiespältige Generation : Jugend zwischen Anpassung und Protest, Burg Verlag, Sachsenheim, 1985.

     

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    nw310.gifLes Nerother,

    “anarques” du mouvement de jeunesse  

     

    [Ci-dessous Karl et Robert Oelbermann en 1917]

    oelber10.jpg« La jeunesse allemande libre (Freideutsche Jugend) veut façonner son existence comme elle l'entend, en prenant volontairement ses responsabilités et en pleine conscience des ressorts intimes de son intériorité. Pour l'épanouissement de cette liberté intérieure, la jeunesse est prête à marcher en rangs serrés, quelles que soient les circonstances. » Mouvement de jeunesse audacieux, organisa­teur de randonnées, expéditions et voyages les plus osés, le Nerother Wandervogel, fondé par les frères Robert et Karl Oelber­mann et quelques-uns de leurs amis après la Première Guerre mondiale, fonctionnait selon les principes du “chef” (Führer) et de sa “suite” (Gefolgschaft) — distinction classique dans la sociologie implicite du socialisme propre aux mouvements de jeunesse — et selon les cri­tères de l'amitié et de la fidélité, définis depuis toujours par les mouvements d'adoles­cents, réagissant contre l'égoïsme intrinsèque des sociétés individualistes, libérales et bourgeoises. Les frères Oelbermann avaient réussi à rassembler 1.500 jeunes derrière eux. Leur Bund a incarné successivement des op­tions très diverses, souvent apolitiques.

    Le maelström de 1914

    Après la fin de leurs études, les 2 jeunes garçons avaient été entraînés dans le mael­ström de la Première Guerre mondiale ; dès 1914, comme la plupart des chefs de mouvements de jeunesse, ils se portent volontaires dans le 7ème Régiment des Hussards de Bonn et sont rapidement promus lieutenants et déco­rés pour leur bravoure au feu. Robert est gravement blessé en 1916 et c'est dans un “Lazarett”, où il restera cloué pendant 3 ans, qu'il ébauchera les grandes lignes de son futur mouvement.

    Ce Bund sera marqué par l'expérience de la guerre, que les Oelbermann seront loin d'exalter avec cet insupportable pathos du nationalisme chauvin de la bourgeoisie exal­tée mais non combattante. Les tranchées, affirment ces lieutenants de l'armée impé­riale hautement décorés, ont bestialisé les jeunes volontaires ; elles ont perverti leur sens de l'idéal, du sublime que leur avait lé­gué le philosophe esthétisant Julius Lang­behn. Mais malgré ce jugement sévère, porté à l'encontre d'une guerre qu'il fallait néan­moins faire jusqu'au bout par devoir, Robert Oelbermann refuse toute forme de “démo­cratisation” politicienne et irénique. Le Wandervogel doit être une école de chefs, de meneurs de “suites”, qui incarnent un idéal sublime, auquel on obéit sans condi­tion, précisément pour éviter des déraille­ments horribles comme celui que fut la Grande Guerre. Sans cette obéissance spon­tanée, librement acceptée, la masse ne sau­rait devenir peuple (Volk). Les ressortis­sants de la masse, de toute masse, ne sont que des bourgeois sans dimension verticale, tandis que les ressortissants d'un Volk sont des “chevaliers” qui aident fidèlement leurs chefs à réaliser une dimension plus sublime, plus haute, plus élevée, qui gît en germe au fond de leurs âmes.

    Une optique chevaleresque

    bundes10.gifDans cette optique chevaleresque, les frères Oelbermann fondent, dans le village de Ne­roth, en plein Eifel rhénan, un “ordre” se­cret, le Nerommenbund ou les “Chevaliers Rouges”, ordre qui demeure ancré au sein du vieux Wandervogel, ébranlé par la guerre et la révolution. Plus tard, cet ordre élitaire prendra le nom de Nerother Wandervogel, du nom du village où il avait été secrète­ment fondé.

    D'emblée, les frères Oelbermann assignent au groupe la mission d'organiser des randon­nées de grande envergure, afin de mettre fin aux bavardages stériles des discutailleurs qui infestaient et investissaient le mouve­ment de jeunesse. “Mobilité” et “action con­crète” deviennent aussitôt les leitmotive du Bund des frères Oelbermann. Comme ail­leurs en Allemagne, l'idée d'un ordre va au­tomatiquement de pair avec la possession d'un château. Les Nerother se mettront en quête de la bâtisse idéale qui symboliserait leur “ordre”.

    Dès la découverte de ce château, les Nero­ther se définiront eux-mêmes comme un groupement favorisant la création de com­munautés de paysans et d'artisans. Ces com­munautés devaient, selon les statuts du mou­vement, demeurer neutres vis-à-vis des que­relles politiques & confessionnelles qui divi­saient le peuple allemand. Mieux : en rédi­geant ses “sagesses” (Weistümer) et ses sta­tuts, Oelbermann mettait fin à la subdivision traditionnelle en groupes régionaux des mou­vements de jeunesse. L'appartenance régio­nale importait peu, seul importait l'idéal commun. Cette décision n'impliquait nulle­ment une centralisation puisque Oelbermann supprimait les cadres géographiques rigides tout en tolérant la formation de groupes d'amis autour de jeunes chefs dynamiques. Dans une même région, plusieurs groupes pouvaient ainsi coexister parallèlement, selon l'amitié qui liait leurs adhérents et selon les compatibilités d'humeur. À l'arrière-plan, selon les vœux d'Oelber­mann, la direction du mouvement pratiquait une sélection rigoureuse des membres d'éli­te, qui étaient censés devenir le noyau dur de la génération montante.

    Expéditions de grande envergure ; formation d'une aristocratie juvénile

    [Un groupe de Wandervögel en randonnée. Les Nerother des frères Oelbermann donneront un sens très vaste à la randonnée. Des groupes sélectionnés participeront à un tour du monde. Oelbermann séjournera aux Indes, puis organisera des « safari-films » en Afrique australe. L'image de marque principale des Nerother, c'était l'organisation de séances de cinéma, où étaient projetés les films tournés lors de ces expéditions lointaines. Ces séances attiraient des foules innombrables, à une époque où la télévision n'existait pas. L'idéal chevaleresque, imaginé par Oelbermann, se combinait ainsi avec l'utilisation appropriée des  techniques les plus modernes]

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    De 1919 à 1933, l'activité centrale des Ne­rother, c'était d'organiser des expéditions à l'étranger, auxquelles participaient quelque­fois 60 à 100 jeunes gens. L'ampleur de ces expéditions était unique au sein du mouve­ment de jeunesse de l'époque. Elles offraient aux jeunes la possibilité de connaître les normes de vie, les valeurs identitaires et la vie politique des autres peuples. Cet élargis­sement considérable des horizons, cette dé­sinstallation fructueuse, feront des Nerother une véritable élite, riche en innovations po­tentielles, qu'aucun autre mouvement n'éga­lera. Les Nerother forment dès lors une aristocratie juvénile, qui ne connaît pas les enfermements de son époque et bénéficie d'un esprit ouvert, sensible à la relativité des choses. Symbole immédiat de cette ou­verture constante : l'acquisition de nouveaux chants, venus du monde non germanique, dans le chansonnier du mouvement, pièce centrale du folklore des Wandervögel. L'inté­rêt permanent pour les choses du monde n'empêche nullement les Nerother de de­meurer des patriotes allemands ; ainsi, en 1923, en pleine occupation française, un groupe de Nerother de Coblence fait sauter une imprimerie séparatiste soutenue par l'occupant et protégée par les baïonettes sénégalaises.

    Refus de toute politisation extrémiste

    Les péripéties de la vie du mouvement tour­naient essentiellement autour du style à adopter. Face à l'opinion d'Oelbermann, qui voulait un système souple de chefs et de suites, unis par une foi commune, certains responsables des Nerother souhaitaient soit une démocratie interne, avec votes et remi­ses en question des chefs et des statuts, soit un regroupement classique par régions. Des scissions virent ainsi le jour, comme celle de l'Ordre des Amelungen. Ensuite, survint la période de politisation généralisée de la société allemande, où s'éclaircirent les rangs des Nerother ; les jeunes radicaux s'en­gagent dans les rangs communistes ou nazis ou sont séduits par l'Ordre SS. Oelbermann, personnellement, refuse tout extrémisme po­litique. En plein milieu de ce processus de dissolution, il persiste dans sa volonté de bâtir un “château de la jeunesse” (Jugendburg), renoue avec Karl Fischer, fondateur du Wandervogel des origines, invite le prix Nobel de littérature indien, Rabindranath Tagore, chantre de l'indépendance de son pays. Oelbermann revenait effectivement d'un long périple aux Indes et adhérait ainsi à la tradition allemande de soutenir l'indépendantisme indien, dans l'optique d'affaiblir l'impérialisme britannique et de promouvoir un idéal d'auto-détermination pour tous les peuples.

    En refusant la politisation, Oelbermann vou­lait maintenir l'originalité de son mouve­ment, conserver l'ouverture su monde qui l'avait caractérisé, garder la puissance di­dactique des voyages. Dans sa IVème Sages­se, il écrit : « Vivre sa jeunesse, c'est cher­cher, lutter, croître, apprendre, combattre. Les formes se manifestent sans discontinuité et nous poussent en avant. C'est là mouve­ment. Donc : le Bund ne doit jamais se lais­ser comprimer en un seul moule, car cela signifierait qu'il ne puisse plus épouser le mouvement général du monde ». Ce principe est en contradiction fondamentale avec les règlements et le style des mouvements de jeunesse politisés. Situation qui provoquera la confrontation entre Oelbermann et ses Nerother, d'une part, Baldur von Schirach et sa HJ, d'autre part.

    De l'euphorie nationaliste à la confrontation

    Avant que la Gestapo ne se mêle de la que­relle Schirach/Oelbermann et ne lance une série de mesures répressives à l'encontre des adhérents du Nerother Wandervogel, l'eupho­rie de la “révolution nationale” avait inau­guré une période de trêve entre les factions rivales du nationalisme allemand. Lors des défilés de la prise du pouvoir, le 30 janvier 1933, des éléments des Nerother marchent côte à côte avec les jeunes de la HJ. Lors de la fête commémorative en l'honneur d'Albert Leo Schlageter, fusillé par les Français en 1923, Nerother et Hitlerjungen défilent conjointement dans les rues de Düsseldorf ; il est vrai que la figure de Schla­geter était honorée avec la même ferveur par les communistes, les nationalistes de gauche et les nationaux-socialistes. Radek, animateur du Komintern en Allemagne, avait rédigé un vibrant discours posthume à la gloire de Schlageter ; il sera suivi plus tard par le philosophe Heidegger.

    Dès la Pentecôte 1933, où les Nerother or­ganisent leur dernier camp “légal”, les rela­tions entre la jeunesse officielle de Schirach et les Nerother se détériorent. Un mois plus tard, dans la nuit du 17 au 18 juin 1933, 200 SA et 50 HJ envahissent Burg Waldeck, le château des Nerother. Le charisme d'Oel­bermann permet d'éviter la bagarre généra­le. Turner, chef nazi local et ami des Nero­ther (son fils en était un), envoie un com­mando SS qui chasse manu militari les tru­blions. Cet incident montre combien la si­tuation était confuse, ce qui était typique pour l'Allemagne de 1933. Les nazis se bat­taient entre eux et leurs militants les plus obtus accusaient de « communisme » et d'« apatridisme » tous ceux qui ne s'alignaient pas strictement sur les règlements internes de la NSDAP. L'incident de Burg Waldeck provo­quera dans toute l'Allemagne des bagarres entre HJ et Nerother. Pour éviter le pire, Oelbermann prend la sage résolution de dis­soudre son mouvement le 22 juin 1933 et in­vite sa suite à pratiquer de l'entrisme dans la HJ et d'y imposer l'idéal dé liberté et d'ouverture-au-monde des Nerother. Les chefs les plus âgés estiment que cet entris­me est impossible et que la discipline politi­que et militariste de la HJ empêche tout déploiement culturel original. L'un d'eux, Wolf Kaiser, fonde un Ordre des Pachanten en octobre 1933, qui survivra dans l'illéga­lité.

    Une lente disparition...

    Les Sarrois, vivant sous protectorat français, gardent leurs unités de Nerother telles quel­les mais celles-ci sont amenées à militer dans la NSDAP clandestine, seul parti crédi­ble dans la lutte contre l'occupant. Certains Nerother de la Ruhr (Krefeld et Düsseldorf) passent, eux, au parti communiste. Le ton montera sans cesse entre les jeunes des 2 mouvements : les Nerother fascinent les HJ par leurs récits de voyage, critiquent la discipline scolaire contraire aux principes du Wandervogel des origines et obtiennent un certain succès. Les autorités du mouvement de Schirach perçoivent jalousement le dan­ger. Les accusations, souvent gratuites, fu­sent contre les Nerother : marginalité, indis­cipline, mendicité, homosexualité.

    La carte de visite des Nerother, celle qui leur permettait de trouver toujours des por­tes ouvertes en Allemagne, c'était leur art d'organiser des séances cinématographiques, en projetant les films tournés lors de leurs expéditions. Ainsi, tandis qu'un Nerother purgeait une lourde peine de prison pour “subversion”, ses films étaient primés d'une médaille d'or à Berlin et d'une médaille d'argent à Budapest ! Les HJ organisaient dés chahuts monstres lors de ces séances. Karl Oelbermann part en expédition en Afrique en 1937 ; son frère Robert reste en Allema­gne, est arrêté et termine sa vie prisonnier à Dachau en 1941. Karl est interné en Afri­que du Sud en 1939 par les autorités bri­tanniques en tant que sujet allemand ; il y restera jusqu'en 1950.

    Quelques unités éparses conserveront intact l'esprit des Nerother jusqu'en 1945. La tra­gédie des Nerother, ce fut d'avoir été un mouvement strictement culturel, refusant les engagements politiques trop simplistes ; et d'avoir voulu vivre et s'épanouir au-delà des clivages politiciens qui divisaient les sociétés européennes. L'intérêt de l'étude de Krolle est purement historique. À cet intérêt histo­rique, il conviendrait de mieux mettre en évidence l'apport culturel innovateur que les Nerother ont injecté dans la société alle­mande de leur temps. Cette innovation transcende les engagements politiciens, sans sombrer dans un de ces convivialismes com­merciaux dont notre après-guerre à été si friand. L'idéal chevaleresque, cette quête du beau et de l'original, cette volonté de voya­ger intelligemment en dehors des circuits touristiques, sans moyens importants, sans confort bourgeois, sont toutes attitudes juvé­niles exemplaires. Elles forment et cultivent le sens de l'initiative ; elles ont un impact didactique capital que jamais l'école, trop étriquée, machinerie trop lourde, ne pourra apporter.

    Stefan Krolle, “Bündische Umtriebe”, Die Geschichte des Nerother Wandervogels vor und unter dem NS-Staat : Ein Jugendbund zwischen Konformität und Widerstand, Lit­Verlag, Münster, 1986, 155 p.

    ► Bertrand Eeckhoudt, Vouloir n°43/44, 1987.

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