Hypatia
Le récent peplum Agora (du cinéaste hispano-chilien Alejandro Amenábar) est un efficace mélo libre-penseur avec pour héroïne principale Hypatie (370-415) d'Alexandrie (ville cosmopolite ayant succédé à Athènes comme centre de la civilisation hellénistique dans la Méditerranée ; l'École d'Alexandrie perdura jusqu'à la conquête arabe en 640, ce qui conféra aux Alexandrins un rôle de premier plan dans la transmission du patrimoine hellénistique au monde arabe). Pratiquement aucune trace écrite ne nous est restée de cette mathématicienne et astronome de lignée grecque, pénétrée de néo-platonisme (syncrétisme philosophique de tendance mystique se référant à un Platon "dépolitisé" — la civilisation de la Cité n'est plus — et systématisé : le logos — discours raisonné quêteur de sens comme du Bien public — y perd son rôle médiateur pour devenir subordonné à une intuition pure des Formes. Si nous signalons cette réception alexandrine, c'est qu'elle influera longtemps, jusqu'à la vulgate scolaire actuelle, l'image déformée de la pensée platonicienne comme opposant mondes sensible et intelligible, reprise par les Pères de l'Église) proche de Porphyre. Elle est ici présentée anachroniquement dans cette adaptation assez libre de sa vie comme une martyre de la Science voire de l'athéisme, une sorte de Galilée au féminin des temps anciens. Cette fiction, de facture hollywoodienne autant dans la forme (grand-spectacle) que dans le fond (non dénué de parti-pris idéologiques peu subtils : le fanatisme religieux est une corruption de la religion guettant une pauvreté jamais interrogée, il prend ici les traits du fondamentaliste oriental barbu tout de noir vêtu, obscurantiste aux yeux haineux agitant la plèbe affamée, qui plus est adepte de la martyrologie, du voile, des persécutions et même pogromiste antisémite fauteur de diaspora ; apologie d'une liberté formelle et d'une agora utopique : la religion, face à la quête de connaissance, s'y trouve réduite à de la superstition) prend prétexte de cette matière historique (tout comme Pan Bouyoucas dans sa pièce Hypatie ou la mémoire des hommes [jouant actuellement à Marseille]), pour illustrer une fable* à prétention universelle alors qu'elle n'est rien moins qu'universaliste (humanisme abstrait). Occultée par l'histoire occidentale, muse austère de la science antique, Hypatie n'en reste pas moins une Dame inspiratrice, elle a souvent de ce fait été invoquée, par inversion intempestive de langage, comme "martyre païenne" (même si l'expression prise à la lettre reste contradictoire dans les termes : pour le polythéisme grec, la mort exemplaire ne vise pas une réalisation ou un achèvement mais témoigne au plus haut point de cette vertu mise en œuvre au service de la communauté afin de survivre dans la mémoire des vivants), comme si sa mort symbolisait aussi celle de l'Antiquité tardive. Retour donc sur cette figure restée fidèle aux Dieux dans la tourmente d'une époque propice à tous les prosélytismes et reniements : Hypatie, notre sœur rêvée...
* : [La parabole sur l’intolérance est claire dans le film : l’autrefois est un récit qui renvoie aux problèmes aigus de l’altérité et de l’emprise des religions aujourd’hui. Amenàbar y voit aussi une parabole sur la crise de la civilisation occidentale : « C’est comme si l’Empire romain était les États-Unis d’aujourd’hui, et Alexandrie la vieille Europe, la civilisation, la culture ancienne. L’empire est en crise, et quelque chose ne va plus au niveau social, économique ou culturel »] (blog Divergences).
Hypathie, vierge martyre des païens
Dors, ô blanche victime en notre âme profonde,
Dans ton linceul de vierge et ceinte de lotos ;
Dors! l'impure laideur est la reine du monde
Et nous avons perdu le chemin de Paros (…)
Demain, dans mille années,
Dans vingt siècles, — qu'importe au cours des destinées —
L'homme étouffé par vous se dressera (…)
Votre œuvre ira dormir dans l'ombre irrévocable.
Leconte de Lisle (Hypathie et Cyrille, 1885)
Alexandrie, 415. Cinq ans après le sac de Rome, alors que l'Empire s'écroule, l'Égypte vit à l'heure des derniers feux du paganisme antique. L'Occident est acquis à la cause du "Galiléen", l'Orient résiste encore, mais il n'est qu'en sursis. La ville égyptienne abrite une population multiconfessionnelle ; la cohabitation s'avère de plus en plus difficile. Face aux Juifs et aux païens "Hellènes" : les partisans de Jésus, manœuvrés par l'évêque Cyrille, et qui comptent bien se rendre maîtres de la place.
Dans cette atmosphère tendue se dresse Hypatie, la vierge des païens et, si l'on en croit les relations de Socrate le Scholastique (1) et Damaskios (2), l'ultime rempart du paganisme. Son père, prêtre des dieux et scientifique de renom, lui a enseigné la mathématique, l'astrologie et la philosophie. Elle a grandi dans le culte des dieux ; elle sait que tout flanche et agonise autour d'elle ; pourtant, elle se refuse à suivre la théorie des conversions. Un combat sans espoir, perdu d'avance… En cela réside toute sa signification.
Hypathie enseigne la philosophie, elle a le verbe haut mais la grâce l'habite ; tous les témoignages convergent lorsqu'il s'agit d'évoquer sa grande beauté. On a coutume de la représenter au milieu d'un cénacle, le cercle de ses fidèles qui, avec elle, refusent de voir les dieux s'exiler pour céder la place aux religions de l'intolérance.
Les Juifs et les chrétiens s'affrontent à coups d'émeutes et de pogroms sous les regards inquiets d'Hypatie et des siens ; à quand leur tour ?… Il y aussi la lutte d'influence que se livrent Oreste, préfet de la ville, et l'évêque Cyrille. Pour une cause mal définie, le préfet d'Alexandrie aurait fait torturer à mort un chrétien, un provocateur dont les Juifs ont exigé la tête. L'affaire dégénère bientôt et c'est le massacre entre les deux communautés. Cyrille, qui a l'avantage de la supériorité numérique, fait détruire les synagogues et expulser les Juifs. Puis, emporté par son élan, l'évêque harangue ses troupes qui jettent l'anathème sur le représentant de Rome. Oreste cherche alors à se concilier les faveurs d'Hypatie dont l'influence est toujours notoire pour tenter de réduire Cyrille et ses moines fauteurs de troubles. On rapporte aussi que frappé par la beauté de la jeune femme, le préfet d'Alexandrie, bien que baptisé, aurait longuement hésité à s'engager sur le voie du paganisme. Il n'en fit rien.
Lorsque la vierge païenne est prise à partie en pleine ville par la foule chrétienne fanatisée qui l'arrache de sa voiture et la traîne au Caesarium, il ne réagira pas. Sur les marches du temple impérial, Hypatie est « déshabillée, tuée à coups de tessons, mise en pièces… Ses restes sont ensuite promenés dans les rues et brûlés… » (3). Désormais, Cyrille et Oreste peuvent envisager la réconciliation…
Dans son avant-propos à un ouvrage de Gabriel Trarieux (4), George Clemenceau eut cette phrase : « Hypatie contre Jésus. La Grèce toujours contre sa mère l'Asie, la beauté contre la bonté, fût-il jamais plus passionnante tragédie ? » Passionnantes ou pas, il est des tragédies dont les païens que nous sommes ne peuvent s'accommoder et veulent éviter. Contre l'éradication de la beauté et le règne du lit de Procustre, nous devons montrer notre détermination face à l'intolérance qui règne chez nous et le retour des tabous et des amalgames minables. Nos spécificités, notre religiosité européennes nous ont toujours enseigné de ne pas nous agenouiller, nous encaloter, nous voiler, nous asservir, de privilégier l'amour des libertés pour que s'élève l'être face à ses sensibilités identitaires. Hypatie, la chaste et belle païenne, n'a pas voulu se taire et se prosterner. Elle a montré la voie. Souvenons-nous du culte d'Athénée Poilias qu'elle tenta d'honorer jusqu'au bout et de sa croisade contre le Crucifié.
► B. Favrit-Verrieux, Combat païen n°11 (déc. 1990).
nota bene : Texte repris dans : À la recherche des dieux, Bruno Favrit, Dualpha, 2006, tirage épuisé mais encore disponible sur amazon, cdiscount, chapitre, decitre, ellipse.ch, librad, priceminister, voire via le site R&A.
◘ Notes :
(1) Historien religieux ayant vécu à Constantinople (380 - vers 450). Continuateur de l'Histoire ecclésiastique d'Eusèbe de Césarée, il traita de la période s'étendant de 305 à 439. Traduction française : Histoire ecclésiastique VII, Cerf, 2006.
(2) Vie d'Isidore.
(3) Chronique des derniers païens, Pierre Chuvin (Belles Lettres/Fayard, 1990). D’après Socrate le Scolastique : « Contre elle alors s’arma la jalousie ; comme en effet elle commençait à rencontrer assez souvent Oreste, cela déclencha contre elle une calomnie chez le peuple des chrétiens, selon laquelle elle était bien celle qui empêchait des relations amicales entre Oreste et l’évêque. Et donc des hommes excités, à la tête desquels se trouvait un certain Pierre le lecteur, montent un complot contre elle et guettent Hypatie qui rentrait chez elle : la jetant hors de son siège, ils la traînent à l’église qu’on appelait le Césareum, et l’ayant dépouillée de son vêtement, ils la frappèrent à coups de tessons ; l’ayant systématiquement mise en pièces, ils chargèrent ses membres jusqu’en haut du Cinarôn et les anéantirent par le feu. Ce qui ne fut pas sans porter atteinte à l’image de Cyrille et de l’Eglise d’Alexandrie ; car c’était tout à fait gênant, de la part de ceux qui se réclamaient du Christ que des meurtres, des bagarres et autres actes semblables. Et cela eut lieu la quatrième année de l’épiscopat de Cyrille, la dixième année du règne d’Honorius, la sixième du règne de Théodose, au mois de mars, pendant le Carême. » (ch. XV).
(4) Hypatie in : Cahiers de la quinzaine [Série 5 ; n°13] (Paris, avril 1904).
- Le Livre D'Hypatie (théâtre), Mario Luzi, Verdier 1992.
- Hypatie d’Alexandrie, Maria Dzielska, éd. Des Femmes, mars 2010. [Soutient l'intégration au corpus euclidien de ses découvertes sur les sections coniques]
- Hypatie, fille de Théon (roman), Marie-Florence Ehret, Atelier Des Brisants, 2001
- Le bâton d’Euclide : Le roman de la Bibliothèque d’Alexandrie, JP Luminet, Lattès, 2002.
- Hypathia, arpenteur d'absolu, Loup d'Osorio, L'Harmattan, 2005
- Hypatia - Un phare dans la nuit, C. Marciano-Jacob, éd. du Lys, 2008
- Les persécutions contre les païens : de la conversion de Constantin (312) à la mort de Justinien (565), A. Gryf in N.E. n°52
- Agora ou l'histoire du fanatisme chrétien contre la raison païenne revisitée par A. Amenabar (Christopher Gérard)
- Hypathie, coll. Sorcières t. 2, BD de V. Greiner & C. Pécout, Dupuis, 2010
Le dossier historique sur Hypatie d'Alexandrie n'est pas des plus fournis. Cette dernière n'a cependant pas manqué de susciter la curiosité et d'inspirer nombre d'écrivains. Retenons not. Charles Kingsley (Hypatia, 1853) et deux auteurs québécois, Andrée Ferretti (Renaissance en Paganie, 1987) et Jean Marcel (Hypatie ou la fin des dieux, 1989), qui donnent tous trois des interprétations fort éclairantes sur l'opposition entre paganisme et christianisme au IVe s. Signalons aussi Fable de Venise, aventure de Corto Maltese (Hugo Pratt).
À la recherche d’Hypatie
Chers collègues,
Mes propos de ce soir portent sur Hypatie. Sans doute êtes-vous conscients, au moins de façon générale, de son nom et des grandes lignes de son histoire : mathématicienne et philosophe de la fin du IVe/début du Ve siècles ap. JC, fille du mathématicien Théon, femme païenne vivant à Alexandrie au moment où l’empire romain passait de la tolérance à l’imposition du christianisme, enseignante charismatique dévouée tant aux païens qu’aux chrétiens, et victime d’un meurtre horrible : en 415 un gang de moines, incités peut-être par l’archevêque d’Alexandrie Cyrille, l’ont écorchée vive avec des coquilles de mer. Bien que ces événements aient inspiré plusieurs écrivains européens au fil des siècles – tels que, par ex., Edward Gibbon [pour les historiens tels Gibbon, le meurtre d’Hypatie signifie la fin de la pensée libre et de la créativité dans le monde classique. Il vécut sa mort comme un exemple de la responsabilité du Christianisme dans le déclin de l’ancienne civilisation], Voltaire, Leconte de Lisle, Charles Kingsley –, Hypatie se trouve encore une fois en vedette de nos jours, héroïne cette fois du mouvement féministe. En 1979 l’artiste américaine Judy Chicago l’invita à prendre place à son Dinner Party, et en 1986 elle prêta son nom à une nouvelle revue savante portant sur la pensée féministe. Cette revue publia en 1989 une biographie fantaisiste d’Hypatie de la main d’Ursule Molinaro, poète américaine.
Hypatie est l’héroïne idéale. Elle était charismatique ; elle mourut horriblement ; elle fut au centre d’un jeu compliqué de tensions politiques et religieuses ; et – la qualification la plus importante pour le statut de héros – en fin de compte nous savons très peu sur elle de façon claire et certaine. Une étoile qui brille, certes, mais vue à travers les brumes du temps et de l’oubli. Nos incertitudes invitent la construction d’une héroïne. L’un des principaux thèmes des études récentes sur Hypatie est précisément la diversité des interprétations de son histoire. Un livre italien, d’Elena Gajeri, portant le titre Ipazia, un mito letterario – « Hypatie, un mythe littéraire » suggère qu’Hypatie, telle que nous la connaissons, est une construction de l’imaginaire plutôt qu’une réalité de l’histoire.
Déjà dans l’Antiquité tardive elle était une héroïne païenne pour avoir été massacrée par les chrétiens, ou encore une héroïne des ariens pour avoir été massacrée par les orthodoxes, ou encore une héroïne des chrétiens de Constantinople pour avoir été massacrée par les chrétiens intempérants d’Alexandrie. Plus récemment elle s’est vu traiter d’héroïne anticléricale, victime de la hiérarchie ; héroïne protestante, victime de l’église catholique ; héroïne du romantisme hellénisant, victime de l’abandon par l’Occident de sa culture hellénique ; héroïne du positivisme, victime de la conquête de la science par la religion ; et, tout dernièrement, héroïne du féminisme, victime de la misogynie chrétienne. Femme polyvalente !
Une histoire qui est souvent racontée à propos du peintre Raphaël laisse voir le malaise persistant des chrétiens vis-à-vis d’elle. Lorsque le peintre montra l’ébauche [1508] de L’École d’Athènes à l’un des cardinaux, celui-ci voulut savoir qui était la femme représentée en bas au centre [cf. détail ci-dessus]. Raphaël répondit : « Hypatie, la plus fameuse des membres de l’École d’Athènes ». Le cardinal ordonna : « Enlève-la. La foi ne permet de rien savoir sur elle. À part cela, l’œuvre est acceptable ». Raphaël l’enleva, mais garda toutefois une référence sournoise à elle en introduisant dans l’ensemble la figure efféminée du neveu [alors âgé de 15 ans] du pape Jules II, Francesco Maria della Rovere.
La façon dont Hypatie servit d’icône pour le protestantisme et l’anticléricalisme ressort du titre, plutôt longuet, d’un pamphlet de John Toland, publié en Angleterre en 1720 : Hypatia, or the History of a Most Beautiful, Most Virtuous, Most Learned and in Every Way Accomplished Lady ; Who Was Torn to Pieces by the Clergy of Alexandria, to Gratify the Pride, Emulation, and Cruelty of the Archbishop, Commonly but Undeservedly Titled St. Cyril. (Ce pamphlet a vite provoqué une réponse du parti catholique, portant le titre : The History of Hypatia, a Most Impudent School-Mistress of Alexandria. In Defense of Saint Cyril and the Alexandrian Clergy from the Aspersions of Mr. Toland). Gibbon et Voltaire ont fait pareil usage d’Hypatie pour promouvoir l’anticléricalisme de leur siècle.
Hypatie figure à plusieurs reprises dans la littérature romantique française du XIXe siècle, notamment chez les poètes et écrivains Leconte de Lisle, Gérard de Nerval et Maurice Barrès. Chez eux, elle est la dernière représentante des vieilles valeurs helléniques, se dressant mais tombant devant la marche irrésistible du christianisme, avec son système intellectuel grossier et rigide. De Lisle décrit Hypatie comme étant « le souffle de Platon et le corps d’Aphrodite ». Et en Angleterre le romancier Charles Kingsley l’entraîne dans une bataille entre le rationalisme protestant et la superstition catholique. Il introduit dans l’histoire une intrigue secondaire et érotique selon laquelle Hypatie tombe amoureuse d’Oreste, le préfet romain d’Égypte, et il enlève l’embarras que constituerait une héroïne païenne en la convertissant au christianisme – mais non au catholicisme – quelques jours avant sa mort.
Dans son poème de 1989 « A Christian Martyr in Reverse : Hypatia 370-415 », Ursule Molinaro fait d’Hypatie un icône non seulement du féminisme mais aussi de la libération sexuelle. Elle lui attribue une série d’amants depuis sa jeunesse. Elle la fait épouser Isidore le philosophe, qui, lui, tolère stoïquement la suite de ses amants illicites, parmi lesquels on retrouve le préfet Oreste. Nous examinerons sous peu le bien fondé d’une telle représentation d’Hypatie. Vous avez donc, chez Hypatie, tous les éléments idéaux pour une histoire captivante : il y a le fait exotique, dans l’antiquité, d’une femme mathématicienne et philosophe ; il y a son charisme indéniable ; il y a l’élément érotique fourni par sa beauté et par sa virginité ; il y a le jeu imprévisible des forces politiques et religieuses dans une ville qui a toujours connu la violence ; il y a la cruauté extraordinaire de son assassinat ; et, en arrière-plan, le sentiment profond d’un changement inexorable d’ère historique. De plus il y a notre manque d’informations claires et précises sur elle, ce qui permet aux fabricants de légendes de remplir les lacunes comme ils veulent.
Je voudrais maintenant revoir brièvement les preuves historiques dont nous disposons pour établir la vie et le caractère d’Hypatie.
Les sources
Nous ne disposons que de quatre sources principales.
1. La seule source primaire est Synésius. Natif de la ville de Cyrène en Libye, et fils d’une des premières familles de cette ville, Synésius fut inscrit comme étudiant d’Hypatie pendant quelques années durant les années 390. De toute évidence né et élevé chrétien, il n’était toutefois pas très dévot et sa véritable loyauté semble avoir été pour le néoplatonisme. Il fut néanmoins nommé, en 410, évêque de sa ville natale, nomination qu’il accepta à contrecœur et non sans une longue hésitation. Ce fut une période difficile pour son pays, car toute la région de la Libye inférieure était en train d’être envahie par des tribus berbères. L’importance de Synésius est liée au fait que la plupart de ses écrits ont survécu, dont 157 lettres. Parmi ces lettres, on en retrouve plusieurs qui sont adressées à Hypatie elle-même, et d’autres destinées à un certain nombre de ses anciens condisciples. Toutes ces lettres témoignent de la révérence impérissable que ressentirent Synésius et ses copains pour leur ancienne professeure. Malheureusement, Synésius mourut l’année avant le meurtre d’Hypatie, et donc notre témoin le plus important et le plus direct pour la vie d’Hypatie n’a rien à dire sur le moment le plus frappant de cette vie, celui de sa mort. Quoiqu’il en soit, toute hypothèse sur Hypatie doit s’accorder avec les textes de cet homme qui la connaissait bien et qui n’avait que de l’estime pour elle.
2. Socrate le Scholastique était un historien religieux vivant et travaillant à Constantinople durant les quelques décennies après la mort d’Hypatie. Dans son Histoire ecclésiastique, il nous raconte brièvement son caractère, son enseignement, son engagement dans la politique de la ville, et sa mort. Il est nettement favorable à Hypatie. Cela surprend à prime abord, car c’est un historien chrétien parlant d’une femme païenne. Mais la chose se comprend lorsque l’on sait que les Constantinopolitains avaient un certain dédain envers la rudesse et la violence des Alexandrins. Il termine son chapitre par une critique assez sévère du patriarche Cyrille et du comportement peu chrétien des chrétiens d’Alexandrie. Il rédige son histoire, bien sûr, vingt ou trente ans après les événements qu’il relate, et à une distance de 1.000 km du lieu. D’autre part, il est situé dans la capitale de l’empire et l’on peut imaginer qu’il avait un accès facile aux documents de la curie. Voici ce qu’il dit sur le caractère d’Hypatie :
Il y avait à Alexandrie une femme nommée Hypatie, fille du philosophe Théon, qui a si bien mené ses études qu’elle a devancé tous les philosophes de son époque ; elle a entrepris l’étude de la pensée de Platon telle que comprise par Plotin ; et elle pouvait expliquer à n’importe qui voulait l’entendre toute la science de la philosophie. Ceux qui voulait apprendre la philosophie accouraient de partout dans le monde. À cause de son aplomb et de sa grâce, provenant de son esprit bien cultivé, elle pouvait se présenter avec sang-froid devant les principaux citoyens. Elle n’éprouvait aucune gêne à s’aventurer au milieu d’hommes : à cause de sa vertu extraordinaire tous l’admiraient et l’estimaient encore plus. Tout cela est en parfait accord avec le témoignage de Synésius.
3. Plus troublant est une série de trois brefs textes qui sont attribués à Damascius. Ce Damascius pourrait être précieux comme source, car il était un étudiant d’Isidore, le fameux philosophe alexandrin du Ve siècle, et qui a donc vécu dans les cent ans après Hypatie. Or ce Damascius était le dernier chef de l’Académie platonicienne en fonction lorsque celle-ci fut fermée par l’empereur en 529 ap. JC. Damascius serait donc bien placé pour avoir des informations assez précises sur Hypatie. Le problème est que les 3 textes dits damasciens sont de portée bien différente l’une de l’autre :
- A. Isidore était très différent d’Hypatie, non seulement comme un homme est différent d’une femme, mais aussi comme un vrai philosophe est différent d’un géomètre.
- B. Hypatie, fille de Théon le géomètre et philosophe d’Alexandrie, fut elle-même une philosophe renommée. Elle était la femme du philosophe Isidore. [...] Elle fut écartelée par les Alexandrins et on se moqua de son corps qui fut éparpillé par toute la ville. Cela s’est produit par jalousie de son savoir extraordinaire surtout en astronomie.
- C. Hypatie naquit et fut élevée et formée à Alexandrie. Puisqu’elle était plus douée que son père, elle n’était pas satisfaite de ses leçons de mathématiques ; elle se dévoua également, grâce à son esprit ouvert, à la philosophie toute entière. Cette femme revêtait la toge philosophique pour se promener au milieu de la ville en interprétant publiquement Platon, Aristote ou l’œuvre de tout autre philosophe à ceux qui voulaient l’entendre. En plus de son excellence en enseignement, elle parvint au sommet de la vertu civique, étant juste et chaste, elle demeura toujours vierge. Elle était si belle et bien formée que l’un de ses étudiants tomba amoureux d’elle.
Le texte B est peu fiable, car les dates ne permettent pas qu’Hypatie fût la femme d’Isidore. Si on fait le calcul, en utilisant des dates qui sont connues et des hypothèses plausibles quant à l’âge des gens, il en résulte qu’Isidore aurait dû épouser Hypatie soit avant qu’il naquit, soit après qu’elle mourut. L’hypothèse du mariage est hors question. Et pour cette raison le texte B doit être mis de côté. Ce texte B est le seul à suggérer qu’Hypatie était autre qu’une chaste vierge. Si nous le rejetons, comme nous devons le faire, nous sapons la représentation d’Hypatie, offerte par Ursule Molinaro, selon laquelle Hypatie aurait été un icône de la libération sexuelle, l’épouse d’un mari bien endurant.
Considérons maintenant le texte A. Mis à part sa misogynie plutôt désagréable, et son opinion qu’Isidore était meilleur philosophe qu’elle, ce texte prétend qu’Hypatie n’était pas vraiment philosophe, mais mathématicienne seulement. La remarque sur Isidore fixe le terminus post quem du texte à 480, et il peut être bien plus tard que cela. L’autre remarque, selon laquelle Hypatie fut mathématicienne plutôt que philosophe, est directement contredite à la fois par le texte de Socrate le Scholastique et par le témoignage primaire des lettres de Synésius. Le texte A n’est pas fiable.
Il nous reste donc le texte C. Celui-ci a le grand mérite d’être largement conforme à celui de Socrate, et aussi à l’image d’Hypatie qui ressort des lettres de Synésius. Des trois textes qui sont associés au nom de Damascius, seul le troisième, donc, mérite d’être pris au sérieux.
4. Une quatrième source est Jean, évêque copte de Nikiu en Égypte au VIIe siècle. Il rédigea une histoire de l’église égyptienne, dont une courte section, peu compatissante d’ailleurs, est consacrée à Hypatie. Il l’accuse d’être « dévouée à la magie, aux astrolabes, et aux instruments de musique » et d’avoir « ensorcelé plusieurs personnes par ses séductions sataniques ». Ce chapitre chante les louanges de Cyrille. Il raconte qu’après la mort d’Hypatie « tout le peuple entoura le patriarche Cyrille et le nomma « le nouveau Théophile » pour avoir détruit le dernier restant de l’idolâtrie de la ville ». En lisant Jean de Nikiu, me semble-t-il, il faut en prendre et en laisser : son chapitre est déformé par le fait qu’il prend constamment le parti de Cyrille, fondateur de l’église copte, et l’image qu’il se fait d’Hypatie est peu conforme avec celle de Socrate ou de Synésius.
Analyse des données
Tout cela, bien qu’attrayant, reste plutôt vague. Je voudrais maintenant faire une proposition à propos d’Hypatie, la défendre, et ensuite je vais soulever trois questions pertinentes. Ma proposition est qu’Hypatie était la première femme universitaire de la tradition occidentale. Elle n’était pas la première intellectuelle, ni non plus la première philosophe – elle avait toute une série de devancières dans la discipline, de Théanon et Périctione à Aspasie et Macrine – mais elle semble être la première à s’engager dans la recherche et l’enseignement, tels que nous les connaissons de nos jours.
À vrai dire, la ressemblance aux activités d’un universitaire moderne est assez frappante. D’abord il y a ses activités de recherche et de publication, qui semblent avoir été entièrement en mathématiques et en astronomie. Nous aurons plus à dire là-dessus sous peu. Ensuite il y a son enseignement, qui est de deux types : d’une part ses conférences prononcées devant un grand auditoire, soit dans la rue soit chez elle, et d’autre part ses leçons de 2e et 3e cycles réservées au groupe de jeunes gens qui l’entouraient, Synésius et autres. Troisièmement, il y avait le service à la communauté : il existe une tradition, très contestée, selon laquelle elle aurait été chef de l’école néoplatonicienne à Alexandrie, mais que cela soit vrai ou faux, il est clair qu’elle était impliquée dans la vie publique de la ville – et, tout comme beaucoup d’universitaires de nos jours, ce sont ses activités de service qui l’ont épuisée. Devant cet arrière-plan un peu indéfini, je voudrais maintenant soulever trois questions. Premièrement, quelles étaient exactement les recherches d’Hypatie ? Quelle est la base de sa réputation de savante ? Deuxièmement, quelles étaient ses doctrines philosophiques? Quels étaient les enseignements qui ont aussi profondément enthousiasmé Synésius et ses copains ? Et troisièmement, la chose qui est pour moi la plus mystérieuse, comment se fait-il que, dans une époque d’hostilité féroce entre chrétiens et païens, elle fut, bien que païenne elle-même, la professeure adorée de tant de jeunes chrétiens ? Je suppose même que les parents de ces jeunes hommes avaient choisi Hypatie comme professeure de leurs fils.
Ce jugement est un coup dur pour l’héroïne, et il soulève la question de la raison de sa haute réputation dans l’antiquité tardive. Bien sûr, l’histoire a connu beaucoup d’intellectuels renommés dont la réputation relève plutôt de leur enseignement et de leur façon de se comporter que de leurs publications. Nous sommes amenés ainsi à ma deuxième question : quelles étaient les doctrines philosophiques d’Hypatie, quels étaient les enseignements qui ont tellement ravi les étudiants –non seulement ceux qui assistaient à ses cours publics, mais aussi ceux du petit groupe qui l’entourait ?
Je pense que nous ne pouvons répondre à la première partie de cette question que dans la mesure où nous pouvons répondre à la seconde. Nous n’avons véritablement aucun témoignage détaillé sur les sujets de ses cours publics, sauf, chez Damascius C, l’information peu informante qu’ils portaient sur Platon, Aristote, et tout autre philosophe qui pouvait intéresser les auditeurs. Il est sûrement plus probable que la réussite de ces cours tenait moins à leur contenu qu’à la réputation de la professeure et à sa teneur. Cela me fait penser aux conférences récentes au Canada du Dalaï Lama : ce n’était certes pas leur contenu qui avait attiré les milliers de personnes de l’assistance, mais plutôt sa réputation, réputation basée sur la teneur de sa vie et de sa conduite et sur l’opinion de ceux qui le connaissent de près.
Pour la seconde partie de la question nous avons des chances de pouvoir répondre. Les lettres et les autres écrits de Synésius peuvent nous renseigner. Avant d’en venir à leur analyse, il faut remarquer que, contrairement aux autres sources, nous n’avons aucune raison de soupçonner un parti pris gisant derrière elles. Synésius exprime toujours un respect et un dévouement inébranlable envers elle, mais il n’avait aucun motif pour la flatter. Il ne semble pas avoir été impliqué lui-même dans les querelles d’Alexandrie : les problèmes de sa province le préoccupaient constamment. Ses lettres parlent de ses troubles militaires, ou encore de ses lectures ou de ses écrits, de ses appareils scientifiques, et parfois on lit dans les lettres un simple désir de soulager sa peine en rappelant les merveilleuses années de sa jeunesse passées aux pieds d’Hypatie, avec son groupe d’amis intimes.
Sur la base des lettres (il y en a 160) nous pouvons reconstruire, au moins en partie, ce groupe d’étudiants. Nous connaissons les noms de plusieurs : Herculianus, Olympius, Ision, Hesychius, Euoptius (frère de Synésius), Alexandre, Théoctenus, Athansius, Théodosius, Gaius, Auxentius. Il est clair – et c’est un fait important – que beaucoup d’entre eux étaient de bonne famille, et pour cause. Leur avenir promettait de hautes fonctions dans le gouvernement impérial ou dans l’église. Athanasius allait devenir un sophiste renommé et Théodosius un grammairien de réputation. Ils venaient de partout dans l’empire oriental – la Cyrénaïque, la Syrie, Alexandrie, la Thébaïde, Constantinople, entre autres. Les liens d’amitié qu’ils établirent entre eux semblent avoir duré : les lettres laissent voir qu’ils avaient l’habitude de se rendre visite les uns aux autres une fois leurs études terminées. C’était la jeunesse dorée de l’empire oriental. Or, une partie au moins de la richesse de leurs années d’études, provenait certainement de qui ils étaient, et non seulement des vertus de leur professeure.
Il est vrai même de nos jours, me semble-t-il, que dans une bonne université l’étudiant apprend la moitié de ce qu’il apprend non pas dans les cours mais dans les conversations avec ses pairs. (Lorsque les parents s’inquiètent pour le choix d’une université pour leur fils ou leur fille, ils devraient poser des questions non seulement sur la qualité des professeurs, mais aussi, même plutôt, sur la qualité des étudiants!) Mais quels étaient ces enseignements d’Hypatie qui avaient tellement enthousiasmé les étudiants ? Nous savons définitivement qu’elle enseignait les mathématiques : Synésius fait référence à ses leçons en « divine géométrie » (iJera ; gewmetriva), et il dit ailleurs que les étudiants avaient travaillé dur ensemble (sugkekuvfamen). Or les traités de Synésius ne laissent voir aucun génie mathématique chez lui. Je m’imagine donc des cours de géométrie ardus mais élémentaires. Je m’imagine Synésius et ses copains apprenant les théorèmes d’Euclide. Je les imagine travailler des preuves, subissant des coups d’adrénaline aux moments de réussite. Je suppose aussi qu’Hypatie aurait enseigné l’astronomie – Synésius en parle, d’ailleurs – et probablement aussi la musique, puisque celle-ci faisait partie, pour les Grecs, de la mathématique appliquée. La réduction de la musique à la mathématique accomplie par des Grecs – soit dans la tradition d’Aristoxène soit dans celle de Pythagore et de Ptolémée – est l’une des grandes réussites scientifiques de l’Antiquité.
Il paraît aussi qu’elle aurait enseigné la science expérimentale. Synésius en sait suffisamment pour faire construire, plus tard dans sa vie, un astrolabe. Il comprend les principes de l’hydromètre, et il demande à Hypatie d’en faire fabriquer un pour lui. Jean de Nikiu remarque –nous l’avons vu – qu’Hypatie s’occupait « de la magie, des astrolabes, et des instruments de musique ». Je ne sais pas ce que veut dire « magie » ici, mais nous avons le témoignage de Synésius pour les astrolabes, et les instruments de musique sont parfaitement plausibles. Les études de ce genre sont excitantes. Elles donnent le sentiment de faire du progrès, d’accomplir quelque chose : « en astronomie les démonstrations sont claires et distinctes, car elles s’appuient sur l’arithmétique et la géométrie, disciplines que l’on pourrait qualifier de jauge stable de la vérité ». Ces études, toutefois, étaient placées par Hypatie dans un cadre platonicien selon lequel elles n’avaient qu’une valeur propédeutique aux connaissances supérieures. Synésius nous dit que l’astronomie ouvre la voie vers « la théologie ineffable ».
Et alors ces étudiants choyés apprenaient des disciplines techniques qui les stimulaient et qui leur donnaient en même temps un sens d’avoir fait du progrès : arithmétique, géométrie, astronomie, musique. Et ils apprenaient en même temps que ces études n’étaient que préliminaires à la haute science, la grande aventure cognitive qui les attendait au-delà – la science mystique de l’Être, selon Platon. Qu’ils aient cru avoir atteint ce niveau cognitif supérieur ou non, au moment de terminer leurs études formelles, ils se savaient tout au moins véritablement engagés dans la voie qui y menait.
Il faut ajouter, et ceci est important, qu’il semble y avoir eu une entente entre eux selon laquelle leurs études devaient demeurer secrètes, un savoir ésotérique. Ceci m’amène à ma troisième question, à propos du fait qu’Hypatie la philosophe païenne fut la professeure de choix de tant d’étudiants chrétiens. Elle ne semble pas avoir été en conflit avec le christianisme. Elle entretenait des liens d’amitié, entre autres, avec l’évêque Théophile, prédécesseur de Cyrille. Aucun étudiant chrétien ne semble avoir été apostasié en raison de son enseignement. Qu’est-ce qui se passait ? Je soupçonne que dans la réponse à cette question gît le grand secret d’Hypatie, l’explication de sa renommée et de sa réussite.
Si nous représentions les manifestations de la religion païenne sur une ligne continue, nous placerions à l’une des extrémités la théurgie, la magie, la sorcellerie, au milieu se trouverait la liturgie et la mythologie, et à l’autre extrémité les profondes vérités spirituelles de la philosophie. Et si nous appliquions un pareil schéma au christianisme, à l’une des extrémités se trouverait la superstition, au milieu la liturgie et la révélation, les saints écrits, et à l’autre extrémité la théologie naturelle. Or un néoplatonicien, du moins, pourrait dire que la philosophie païenne et la théologie naturelle du christianisme se chevauchent largement. Je pense qu’Hypatie enseignait les propositions de la théologie naturelle de telle sorte que celles-ci pouvaient être comprises comme étant communes aux deux religions, païenne et chrétienne. Elle réussit à identifier la profonde congruence des deux systèmes.
Considérons de nouveau les étudiants d’Hypatie. Ils devaient tous ressentir une certaine inquiétude schizophrénique. Ils auraient tous eu une formation classique, hellénique, avec tout ce que cela peut impliquer pour une vue d’ensemble, une tradition spirituelle. Mais d’autre part, ils vivaient dans un monde où le christianisme était de plus en plus de rigueur, – et ils étaient destinés à jouer un rôle important dans ce monde. Cela aurait été une tension dure à vivre. Mais Hypatie en offrait la résolution : elle leur offrait le moyen de réconcilier leur culture païenne avec l’exigence du christianisme, en identifiant les vérités philosophiques communes gisantes derrière les deux.
Certes, nous trouvons quelque chose de la sorte chez Synésius. Après avoir terminé ses études, et après avoir mené une mission diplomatique en faveur de Cirène auprès de l’empereur à Constantinople, il voulait reprendre sa vie de châtelain : la chasse aux autruches, la lecture, la rédaction, la philosophie, les visites de ses amis, l’étude. Mais contrairement à ses désirs, ses concitoyens, appuyés par le patriarche d’Alexandrie Théophile, lui tordirent le bras pour qu’il accepte d’être consacré évêque de sa ville natale et de la région qui l’entourait. Au moment où il pesait cette proposition, il écrivit une lettre remarquable à son frère Euoptius, dans laquelle on peut lire :
Mais voici encore un point que Théophile doit, je ne dis pas apprendre, mais avoir présent à la mémoire. J’en parlerai plus longuement, car en comparaison d’une question comme celle-là tout le reste peut paraître sans importance. Il est difficile, sinon franchement impossible, d’ébranler les croyances que la démonstration scientifique a établies (dans l’âme). Or tu sais que la philosophie s’oppose fréquemment à certaines croyances largement répandues dans la foule. Indubitablement, je ne voudrai jamais croire que l’âme soit née après le corps. Je refuserai d’admettre que le monde et toutes ses parties se corrompent ensemble. Quant à la Résurrection, qui constitue une opinion reçue, je vois en elle une conception sacrée et mystérieuse sur laquelle je suis loin de partager les idées de la masse. Il est vrai que l’esprit philosophique initié à la connaissance de la vérité admet le recours aux fictions [...]. À mon sens, les fictions sont utiles au peuple, tandis que la vérité nuit à qui n’a pas la force de fixer son regard sur l’intense éclat des Essences. Si les lois qui régissent notre ministère sacré vont jusqu’à accepter les croyances dont j’ai parlé, je pourrais bien exercer le ministère sacré : j’ai à part moi le goût de la spéculation et au-dehors, dans la doctrine, le goût de la fabulation.
L’opinion de Synésius est donc que beaucoup des doctrines du christianisme sont de « nobles mensonges », qui sont utiles au peuple. La vérité, pourtant, est accessible à la philosophie. Ceci était fort probablement l’enseignement d’Hypatie, sa façon de résoudre la tension entre la culture hellénique et le christianisme. L’expédient est parfaitement platonicien – le noble mensonge. Voici donc l’ensemble de mon image d’Hypatie. Elle ne jouissait pas d’un esprit de génie en mathématiques, bien qu’elle s’y connaissait parfaitement bien en ces matières. Ses écrits étaient comme des manuels de mathématiques et d’astronomie. À ses étudiants de 2e et de 3e cycles elle enseignait le quadrivium – arithmétique, géométrie, astronomie et musique. Elle enseignait ces sujets de façon rigoureuse, en les plaçant dans un cadre platonicien selon lequel ils étaient des matières propédeutiques à un savoir mystique de l’Être. D’ailleurs, elle opérait, dans son enseignement ésotérique, la réconciliation des religions païenne et chrétienne en insistant sur les profondes vérités qu’elles partagent, et en reléguant le reste au statut de noble mensonge. C’était peut-être une réconciliation qui ne pouvait durer.
Un dernier tour
Jusque là je vous ai raconté l’histoire de la première femme universitaire de la tradition occidentale – en autant que nous pouvons le savoir – et j’ai essayé avec vous de comprendre son extraordinaire réputation de philosophe et de professeure. J’ai essayé de neutraliser quelques-unes des propositions les plus extravagantes émises à son sujet par ceux qui ont voulu l’invoquer comme icône et mascotte en faveur de toute une série de causes. Cette histoire a, cependant, un dernier tour. Je l’ai rencontré pour la première fois chez un romancier québécois, Jean Marcel, dans son récit Hypatie ou la fin des dieux. Je l’avais pris, à l’époque, pour un conte fantaisiste, mais depuis ce temps-là j’ai appris qu’il y a vraisemblablement de la vérité là-dedans.
Ceux d’entre nous qui ont été élevés en catholiques se souviendront de l’histoire de sainte Catherine d’Alexandrie. C’était une jeune fille chrétienne qui, à l’âge de 18 ans, s’est présentée devant l’empereur Maximin (fin du IIIe siècle) pour lui reprocher sa persécution des chrétiens. Elle avait du talent en argumentation, que l’empereur, lui, ne pouvait parer. Il a donc convoqué les meilleurs philosophes et sophistes de sa cour pour contourner les arguments de Catherine. L’un après l’autre ils ont failli, et ils se sont convertis au christianisme sur le champ. L’empereur, furieux, les a décapités. L’impératrice, fascinée, est également venue discuter avec Catherine, et elle aussi a fini par se convertir – ou plutôt elle a fini par être décapitée pour s’être convertie. L’empereur, enragé, a ordonné que Catherine soit mise à mort par la torture de la roue barbelée, mais au contact de Catherine la roue s’est effondrée. Il l’a donc décapitée. Des anges ont pris son corps et l’ont enseveli en secret au Mont Sinaï, où, cinq siècles plus tard, il a vu jour.
Le monastère de Sainte-Catherine-de-Sinaï a été fondé sur ces lieux. Et sainte Catherine a été, pendant six siècles, l’objet d’un culte extraordinaire. Sainte Catherine est la patronne des philosophes. Elle est, chers collègues, notre représentante aux cieux. Ou, en tout cas, elle l’était. La société bollandiste, ce groupe de savants jésuites qui s’occupe de l’histoire, et de l’historicité, des saints, a commencé à soupçonner, il y a cent ans, que la légende de sainte Catherine était sans base historique. Le résultat de leur critique est que sainte Catherine est disparue du calendrier romain en 1969. Mais les bollandistes ont également soupçonné – et cette idée est maintenant largement répandue parmi les experts de ces choses – que la légende de sainte Catherine n’était qu’un remaniement chrétien de l’histoire d’Hypatie qui, elle, n’avait jamais perdu son éclat dans la mémoire alexandrine.
Et alors, chers collègues, je vous laisse avec un petit casse-tête pour la théorie de la référence : sainte Catherine n’existe pas, elle n’est qu’Hypatie.
►John Thorp (University of Western Ontario) - Congrès de la Fédération des Sciences Humaines et Sociales, organisé par l'Association canadienne de philosophie à l'Université de Manitoba, Winnipeg, 30 mai 2004.
« Voilà des gens qui ne dédaignent pas d'appeler frères les hommes les plus vils ; mais ils ne daignent pas donner ce nom au soleil, aux astres du ciel et pas même à l'âme du monde, tellement leur langage s'égare » (Plotin, Ennéades, II, 9, 18)
« D'après eux les hommes, même les plus méchants, ont une âme immortelle et divine, et le ciel entier, avec ses astres, ne possède pas d'âme immortelle ! » (II, 9, 5)
L'astronomie des Grecs ou comment « sauver les phénomènes » ?
Les Grecs anciens avaient incorporé les phénomènes célestes à leur monde. Le mouvement apparent du soleil et des ombres, la rotation diurne de la voûte céleste (appelée également sphère des fixes car matérialisée par des étoiles qui sont tellement éloignées qu'elles apparaissent comme fixes les unes par rapport aux autres), la modification de cette voûte tout le long de l'année avec, en particulier, les constellations d'hiver et celles d'été, les phases de la lune, faisaient ainsi partie intégrante de l'environnement naturel et pouvaient représenter cet apport concret et irremplaçable de permettre l'orientation, la navigation et la mesure du temps à cause de leur régularité.
La circularité et l'uniformité des mouvements étaient cependant mises en défaut par les astres dits « vagabonds », c'est-à-dire les planètes connues alors (Mercure, Vénus, Mars, Jupiter, Saturne, auxquelles s'ajoutent alors le Soleil et la Lune) qui décrivent périodiquement des boucles de façon rétrograde. Ces figures, explicables aujourd'hui par la différence des vitesses de la Terre et des planètes dans leurs révolutions autour du Soleil, devaient cependant pouvoir être décrites à l'aide d'une combinaison de mouvements circulaires uniformes, selon les dogmes philosophiques de l'époque où l'influence de Platon est particulièrement notable, influence qui s'exercera encore pendant vingt siècles. Selon Platon le véritable astronome est celui qui recherche cette combinaison idéale et non l'observateur visant à une certaine utilité sociale (navigation, calendrier). Ainsi, entre 600 et 400 av. JC, l'astronomie est d'abord le fait de poètes et de philosophes.
À partir du IVe siècle apparaissent des systèmes complets et rationnels de description du monde. Le mathématicien Eudoxe de Cnide (408-355 av. JC) combine les rotations de plusieurs sphères liées entre elles et de même centre pour expliquer les irrégularités des planètes. Mais c'est Aristote qui élabore la première grande synthèse des sciences antiques.
L'univers d'Aristote présente une totale symétrie sphérique, symbole de la perfection. Il se compose de sphères de même centre (la Terre) et cristallines. Tour mouvement est radial ou circulaire. Tout mobile s'éloigne donc du centre (vers le haut), s'en rapproche (vers le bas), ou tourne autour. La force motrice initiale vient du premier moteur immobile, en contact avec la voûte céleste qui, dans son mouvement de rotation diurne, transmet son impulsion de sphère en sphère jusqu'à la sphère la plus basse, celle de la Lune. Le monde sidéral est incorruptible et divin.
En dessous de la Lune se trouve le domaine proprement terrestre, soumis à la génération et à la corruption, constitué de quatre couches qui, du haut vers le bas, sont le feu, l'air, l'eau et la terre. Le mouvement de tout corps est de retourner en son lieu propre : c'est pourquoi les corps solides sont naturellement attirés vers le bas, ce centre où ils sont rassemblés pour constituer la Terre. Tout mouvement de la Terre serait ainsi contraire à la nature. En outre, si elle pouvait se mouvoir, elle pourrait quitter le centre, ne plus être unique, et il se pourrait même qu'il n'y ait pas de centre... Heureusement le bon sens (trompeur, comme bien souvent) est là comme un garde-fou : on ne ressent aucun mouvement.
Dans sa rotation la sphère de la Lune transmet son mouvement aux couches inférieures qui subissent des mélanges expliquant la diversité des phénomènes terrestres, qu'ils aient trait à la météorologie ou à la vie. Le changement ne concerne que ce monde sublunaire (les comètes sont d'origine météorologique). Au-delà, les astres, constitués d'un cinquième élément, l'éther, se meuvent de façon éternelle, immuable et circulaire.
À la même époque, Aristarque de Samos, surnommé le Copernic de l'Antiquité, propose un système héliocentrique, mais qui reste lettre morte, l'édifice d'Aristote manifestant une solidité telle qu'il l'emporta sur tous les autres jusqu'au XVIIe siècle de notre ère.
À l'issue des conquêtes d'Alexandre, la rencontre des cultures grecque et babylonienne engendre un remarquable épanouissement culturel, scientifique et économique au Proche-Orient, principalement autour de la ville d'Alexandrie. L'astronomie connaît également un important essor avec deux figures prestigieuses : Hipparque et Ptolémée.
Hipparque de Nicée (IIe siècle av. JC) a calculé de façon précise la valeur de l'année « tropique » qui est l'année des saisons (elle sépare deux équinoxes de printemps) et donc également l'année économique (année civile). Il montre l'inégalité des saisons tout en inventant les premières formes de trigonométrie. Il révèle et mesure la précession des équinoxes. Il construit le premier catalogue d'étoiles et, pour expliquer les mouvements des planètes, développe la théorie de l'épicycle : la planète se déplace sur un petit cercle ( épicycle) dont le centre (déférent) se meut sur une orbite circulaire plus grande. Cela donne bien un mouvement d'ensemble circulaire auquel se superposent des boucles. L'épicycle se révéla un moyen beaucoup plus précis et simple que les sphères d'Eudoxe ou d'Aristote. Il fut utilisé (y compris par Copernic) jusqu'à ce que Képler (XVIIe siècle) montre que les trajectoires des planètes sont des ellipses.
Au cours du second siècle de notre ère apparaît à Alexandrie le grand compendium de l'astronomie grecque : les treize livres de la « syntaxe mathématique ». Ptolémée, son auteur, n'est pas seulement un transcripteur mais aussi un chercheur. Il améliore et précise les théories de ses prédécesseurs, en particulier Hipparque. Son œuvre constitue un manuel pour toute l'astronomie du moment, en total accord avec les principes sur lesquels se fonde la vision aristotélicienne de l'univers. Le travail de Ptolémée traite du Soleil, de la Lune, et de leurs éclipses. Il comporte un catalogue de 1022 étoiles qui est une extension du travail d'Hipparque. La plus importante partie, les cinq derniers livres, a trait aux planètes par le moyen d'un exposé étendu et renouvelé de la théorie épicyclique. L'œuvre de Ptolémée est une célébration de l'entreprise intellectuelle la plus achevée jamais menée jusqu'alors dans la représentation du monde. En préface, Ptolémée nous dit : « En étudiant les orbites convolutées des étoiles, mes pieds ne touchent pas la Terre et, assis à la table de Zeus, je me nourris d'ambroisie céleste ».
Ptolémée compléta son travail en étudiant la façon dont les dieux pouvaient faire connaître leurs sentences aux mortels. L'étude des mouvements célestes révélait son but ultime de prédiction : la syntaxe mathématique fut suivie des quatre livres de la « Tétrabible » où Ptolémée donne une théorie générale de l'influence des corps célestes sur les événements terrestres et humains. Les conquêtes d'Alexandre, en mettant les Grecs en contact avec l'astrologie babylonienne, aboutissaient à une perversion de leur pratique astronomique mais à la différence des règles babyloniennes, l'astrologie grecque s'adressait à l'individu et non aux rois. Cet abus toujours vivace de la crédulité humaine, que les scientifiques dénoncent plus que jamais aujourd'hui, revendique ses lettres de noblesse dans la Tétrabible de Ptolémée.
La synthèse de Ptolémée demeure néanmoins un grand monument à la gloire de la science antique. C'est le dernier. À partir du troisième siècle de notre ère, l'empire romain se délite en raison des invasions, du tarissement de l'esclavage, de l'épuisement des métaux précieux, des épidémies... L'effondrement social est accompagné par celui de la culture antique à laquelle le christianisme donne le coup de grâce. Le christianisme évince les anciennes religions, défait les systèmes philosophiques païens. L'astronomie antique se voit supplantée par l'enseignement originel de la Bible qui véhicule l'image d'une Terre plate. Une considérable régression du savoir astronomique s'opère (pour un millénaire).
Sous l'empire byzantin, les connaissances scientifiques ne progressent pas, elles sont seulement transmises. Justinien, en 529, ferme la dernière école néoplatonicienne, celle d'Athènes [car les penseurs néo-platoniciens entendaient fonder philosophiquement le polythéisme antique]. Les philosophes s'enfuient en Perse où les écrits des penseurs grecs vont se maintenir dans les écoles des chrétiens nestoriens. Ceux-ci vont les transmettre aux Arabes, qui bénéficient également d'apports indiens, la culture hellénistique s'étant implantée en Inde après les conquêtes d'Alexandre. Ainsi le travail de Ptolémée fut-il traduit en arabe sous le nom d'« Almageste ». L'astronomie arabe manifesta de cette façon son rôle essentiel, au travers des traductions, commentaires et interprétations de la science antique qu'elle transmit au monde chrétien, permettant le renouveau de l'astronomie dans l'Europe médiévale.
► Jean-Yves Daniel in Philosophes & philosophie, tome I, Nathan, p. 179-180.
La science des Grecs s'efforce de "sauver les phénomènes" (sauver vient du grec sotzeïn signifiant préserver, respecter) c'est-à-dire de rendre compte le plus rationnellement possible des apparences observées dans le ciel, en élaborant des modèles explicatifs qui permettent d'en prévoir le retour. Ci-contre : Parchemin extrait du Traité du ciel d’Aristote, traduction gréco-latine, XIIIe siècle. L'enluminure montre Aristote présentant le ciel et les éléments qui constituent les corps dans un monde partagé en deux : le monde supralunaire, parfait, et le monde sublunaire, imparfait. Le ciel d’Aristote, centré sur la Terre et formé de couches concentriques, est fini, unique et éternel : « Disons maintenant que non seulement il n’y a qu’un Ciel, mais encore qu’il est impossible qu’il y en ait plusieurs ; et qu’en outre, étant incorruptible et ingénérable, il est éternel » (Traité du ciel, I, 9).
BIBLIOGRAPHIE
- JLE Dreyer, A History of Astronomy, from Thales to Kepler, Dover, 1953.
- A. Pannekoek, A History of Astronomy, Allen and Unwin, London, 1969.
- Pierre Duhem, Le Système du monde, Hermann.
- LM Celnikier, Histoire de l'astronomie occidentale, Tec et Doc, 1985.
- A. Koyré, Du monde clos à l'univers infini, Gal., 1973.
LIENS