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TRADITION - Page 49

  • Tantra

    nagame4.jpgLe monde du tantrisme indien

    podcast

    Analyse : Helmut UHLIG, Das Leben als kosmisches Fest : Magische Welt des Tantrismus, Gustav Lübbe Verlag, Bergisch Gladbach, 1998, 304 p.

    Né en 1922 et décédé en 1997, Helmut Uhlig, historien de l’art, a été pendant toute sa vie fasciné par l’Inde. On lui doit des ouvrages remarqués sur des thèmes aussi diversifiés que la route de la soie, sur le Tibet, sur l’Himalaya, sur l’A­na­tolie, sur la Grande Déesse, sur le bouddhisme et le tan­tris­me, etc. Jochen Kirchhoff vient de publier son dernier li­vre sur le tantrisme, resté inachevé, en le complétant d’une postface remarquable, branchant les réflexes mentaux que nous enseignent les voies tantriques sur les acquis de la physique et de la biologie contemporaines.

    Premier constat d’Uhlig : le monde occidental est atomisé, handicapé psychiquement. Les Occidentaux et les Asiati­ques qui les imitent vivent désormais dans un monde d’illu­sions et de falsifications, où l’esprit de carrière, l’envie, l’obsession de l’avoir et l’orgueil tiennent le haut du pavé. Il é­crit (p. 9) : « …l’homme a perdu son fonds originel (Ur­grund) religieux et numineux [1], est victime d’une attitude purement matérialiste et pragmatique, qui domine le monde occidental, qui a ses racines intellectuelles dans cette vita activa, issue de l’esprit greco-romain et du christianisme pau­linien ».

    Exactement comme Evola, il constate que ce double héritage de l’hellénisme (qui n’est pas la Grèce do­rienne des origines, précisons-le !) et du paulinisme distrait dangereusement l’homme, qui devient incapable de saisir le numineux : « Ce sont des éléments que nous pouvons con­si­dérer comme des représentations originelles de l’esprit et de la dignité humains qui, au cours des millénaires, n’ont rien perdu de leur force, de leur signification et de leur pou­voir fondateur de sens. Nous les résumons sous le concept de “tantrisme”, un concept encore et toujours mystérieux, à la fois magique et cosmique » (p. 10).

    Le tantrisme est donc la religiosité qui se réfère immédiatement au “vécu pri­mordial” (Urerlebnis), et n’est nullement cette pâle caricature que certains tenants du New Age et de la spiritualité de bazar en font. Le boom ésotérique de ces récentes années a fait du vocable “tantrisme” un article de marché, une fa­deur exotique parmi tant d’autres. Ceux qui l’emploient à tort et à travers ne savent pas ce qu’il signifie, n’en connaissent pas la profondeur.

    Une approche du numineux

    « Je vais tenter dans ce livre d’aborder et de révéler le tan­tris­me comme un phénomène cosmique, comme l’un des vé­cus primordiaux de l’homme. Ce qui est nouveau dans mon approche du tantrisme, c’est que je ne vais pas le ré­duire à ses manifestations historiques, comme celles qui nous apparaissent dans l’espace culturel indien et hima­layen mais je vais poser la question des origines et de la puis­sance de la pensée et du vécu tantriques. Car je crois que, dans le tantra, se cache l’un des phénomènes primor­diaux de l’Être de l’homme. Ainsi, mon texte est une tenta­tive de retrouver la trace de ce phénomène primordial et de sa constitution cosmique, de la rendre visible, car, dans les dernières décennies du deuxième millénaire, elle acquerra une importance toujours croissante et une puissance réelle, y compris pour le monde occidental » (p. 11). Ensuite, il pré­cise son approche du numineux : « Il existe des aspects de la réalité qui ne sont ni spatiaux ni temporels. Ils n’ont pas de dimension historique. Ils agissent (wirken), mais restent pour nous invisibles, ils viennent du Tout, du cosmos, et sont reconnaissables de multiples manières » (p. 19).

    C’est en 1960 que H. Uhlig débarque pour la première fois en Inde. Le Brahmane qui le reçoit et le guide lui dé­cla­re, quelques jours après son arrivée : « Nous les Indiens, nous sommes assez tolérants. Le mot de Yahvé qu’on trou­ve dans la Bible : “Tu n’auras pas d’autres Dieux que moi”, personne ne le comprend ici. Et personne ne le suivrait d’aill­eurs, vu le très grand nombre de Dieux qui sont enra­cinés dans la psyché de notre peuple. C’est aussi la raison pour laquelle les missionnaires chrétiens ont à peine été acceptés en Inde » (p. 14). Le culte de Shiva et des autres di­vinités indiennes prouve combien profondément enracinée dans l’âme hindoue est la propension “à être toujours bien disposé à l’égard de tous les Dieux à la fois, à ne pas se cou­per d’eux” (p. 21).

    D’où la religiosité tantrique repose sur une acceptation du monde tel qu’il est dans sa pan-im­bri­ca­tion (Allverflechtung), où monde visible et invisible sont unis par mille et un fils (de tapisserie). Uhlig en conclut que des élé­ments tantriques ont été présents dans toutes les reli­gions primordiales. Mais cette idée centrale de pan-imbri­cation de tout dans tout est difficile à expliquer et à com­pren­dre, surtout pour les Occidentaux, habitués à penser en termes de césures et de cloisonnements. Le terme “tantra” lui-même dérive d’une racine étymologique, tan, qui signifie “élargir”, “accroître en dimension et en étendue”. Quant à tana, cela signifie tout à la fois “fils” (au pluriel) et “étendue”. Tantawa signifie “fait de fils”, “tissé”. Le tantrisme indique donc ce qu’est la texture du cosmos : un tapis immense fait de milliards et de milliards de fils (p. 28).

    Juger le tantrisme sans tabous

    KhajurãhoUhlig : « Nous ne pou­vons comprendre et juger correctement le tantrisme que si nous nous libérons de l’emprise des com­mandements et des principes qui nous sont conven­tion­nels et que l’État et la religion ont imposés chez nous depuis la fin du Moyen Âge. Les critères de valeurs que nous a transmis le christianisme clérical, notamment la doctrine des catégories du bien et du mal, du moral et de l’immoral, troublent notre regard et le grèvent de préjugés, ne nous permettant pas d’entrer dans le monde tel que le saisit et le réalise le tantrisme. Cela vaut surtout pour le jugement que porte l’Occident sur la sphère sexuelle, ses formes d’ex­pres­sion et ses pratiques. Les re­la­tions sexuelles entre les per­sonnes ne sont soumises à au­cun tabou dans le tantrisme, car elles y sont considérées com­me des fonctions centrales et naturelles, qui sont effec­ti­vement traduites en actes. Pour la plupart des auteurs oc­ci­dentaux, qui ont écrit sur le tan­trisme depuis une centaine d’années, la sexualité tantrique a suscité d’âpres critiques, formulées dans une terminologie chrétienne, dévalorisant tout ce qui touche à la sexualité.

    Ainsi, le tantrisme a été dé­va­lorisé sur le plan éthique, ses cultes ont été diabolisés ; les textes critiques des Occi­den­taux ne tentaient même pas de comprendre le contexte du tantrisme » (pp. 26-27). Cela vaut également pour le contre-mouvement, où une mode pro-tantrique, portée par des oi­sifs californiens ou des dé­ca­dents des beaux quartiers de Lon­dres, a superficialisé les dimensions sexuelles, les fai­sant basculer dans un priapis­me vulgaire et une porno­gra­phie bassement commerciale. Le tantrisme ne vise nulle­ment à favoriser une promiscuité sexuelle de nature porno­graphique, à transformer la Cité en lupanar, mais, plus fon­damentalement, à appréhender les secrets les plus pro­fonds de la conscience humaine. Uhlig rend hommage au premier Européen, Sir John Woodroffe (alias Arthur Avalon) qui a traduit et explicité correctement les textes tantriques, si bien que les Indiens adeptes du tan­trisme le considèrent com­me un sauveur de cet héritage.

    Les pratiques tantriques ont un lointain passé, affirme Uhlig, y compris hors d’Inde. La religiosité visant à appréhender les plus profonds secrets de l’âme humaine se retrouve partout : elle a été occultée par le christianisme ou la mo­der­ni­té. Ainsi, pour Uhlig, est tantrique le mythe sumérien d’Inan­na et Dumuzi (en babylonien Tammuz), où une hiérogamie [union sacrée] est réalisée au som­met d’un zigourat à 8 niveaux (dans bon nombre de tra­ditions, sauf dans le judaïsme pharisien et le christia­nis­me, le “8” et l’octogone indiquent l’harmonie idéale de l’uni­vers ; cf. le château de Frédéric II de Hohenstaufen, Castel del Monte, les Croix de Chevalier inscrites dans un motif octo­gonal de base et non sur la croix instrument de torture, les plans des églises byzantines, de la Chapelle d’Aix/Aa­chen ou de la Mosquée El-Aqsa à Jérusalem, le Lotus à 8 feuilles de l’initiation à la Kalachakra ou “Roue du Temps”, la division de l’orbe terrestre en 4 fois 8 orientations chez les navigateurs scandinaves du haut Moyen Âge ; pour Marie Schmitt, la religion pérenne privilégie l’harmonie du “8”, les religions coercitives et messianiques, le “7”).

    L’hiérogamie d’Inanna et de Dumuzi

    inanna10.jpgRevenons au mythe d’Inanna et de Dumuzi. Dans la cham­bre hiérogamique se trouvent simplement un lit, avec de bel­les couvertures, et une table d’or. Il n’y a pas l’image d’un dieu. L’essentiel du culte vise la préservation et la revita­li­sa­tion de la fertilité. Ce culte a frappé les Israélites lors de la cap­tivité babylonienne, ce qui s’est répercuté dans le texte du fameux “Chant des Chants” [ou, sous son titre biblique, Le Cantique des cantiques], où, en filigrane, il ne s’agit nulle­ment de Yahvé, mais bel et bien d’une hiérogamie, ten­dre­ment sexuelle et sensuelle. Martin Buber l’a traduit, resti­tuant sa signification originelle, au-delà de toutes les traduc­tions “pieuses”. Pharisaïsme et christianisme paulinien / au­gu­stinien s’ingénieront à occulter ce “Chant des Chants”, jo­yeuse intrusion pagano-tantrique dans l’Ancien Testament.

    Ainsi, en 553, lors du deuxième concile de Constantinople, Théodore de Mopsuestia, interprète “sensuel” du “Chant des Chants” est banni, son interprétation ravalée au rang d’une hérésie perverse : « … les zélés pères de l’église ont tout fait pour combattre les interprétations mystiques du “Chant des Chants” : à leur tête Origène, suivi plus tard de Bernard de Clairvaux, de Bonaventure et de François de Sales, qui ont ri­valisé pour en donner une interprétation dépourvue de fan­tai­sie, fade » (p. 71).

    « Ici se révèle l’un des fondements de l’at­titude anti-naturelle du christianisme, qui détruit l’holicité des sens et de l’Être, qui débouche sur un ascétisme qui con­damne les corps, et auquel l’église tient toujours, puis­qu’elle continue à imposer le célibat des prêtres. Non seule­ment cela a conduit à faire perdre toute dignité aux prêtres, mais cela a rejeté la femme dans les rôles peu valorisants de la séductrice et du simple objet de plaisirs. La dégé­né­res­cence de l’antique union sacrée des corps, don de soi à l’u­nité mystique, dans la vulgaire prostitution en est le ré­sul­tat, car la femme n’est plus considérée que comme une pro­stituée » (p. 71).

    En revanche, Inanna/Ishtar était la déesse des déesses, la reine et la conductrice de l’humanité entiè­re. Ce passage du rôle primordial de “déesse des déesses” à celui de vulgaire prostituée constitue le fondement de l’âge sombre, du Kali Yuga [Âge de la discorde]. Il y a assombrissement parce que le culte de la Reine Conductrice est progressivement ignoré, parce qu’il n’y a plus d’hiérogamie sacrée possible car tout accouplement est désormais démonisé.

    Plotin et Ammonios Sakkas

    Enfin, après avoir exploré le tantrisme dans toutes ses di­mensions, Uhlig rend hommage à Plotin (pp. 214-222). Plo­tin était également opposé à la gnose et au christia­nis­me, rejetant leur “religiosisme”, leurs simplismes de “cro­yeux”, hostiles à la philosophie grecque. Plotin commence sa quê­te en 233, année où il rencontre le philosophe Am­monios Sakkas, dont il sera l’élève pendant 11 ans. Pen­dant cette période, à Alexandrie, il entre en contact (tout comme Ori­gène !) avec des représentants de la spiritualité persane et in­dienne. Leurs enseignements le fascinent. Si bien qu’il veut aller à la rencontre de leur culture. Il suit l’Em­pereur Marc-Antoine Gordien III dans sa campagne contre les Perses, es­pé­rant atteindre leur pays et découvrir directement leur re­ligion. Uhlig écrit à ce propos (p. 218) : « L’historiographie de la phi­losophie en Europe n’a consacré que trop peu d’attention à ce fait et n’a jamais étudié l’influence indienne sur la philosophie de Plotin ». Gordien III est assassiné en 244 sur les rives de l’Euphrate par un de ses généraux. Plotin doit fuir vers Antioche puis vers Rome. Son en­sei­gne­ment in­fluence la famille impériale. Il est holiste comme sont ho­listes les enseignements tantriques. Ses Ennéades évo­quent une Gesamtverwobenheit (un tissage cosmique) [2], très proche de la vision tantrique originelle.

    L’élimination violente des filons néoplatoniciens et plotiniens dans la pensée euro­péen­ne a commencé par l’horrible assassinat d’Hypathie, philosophe néoplatonicienne d’Alexandrie, par une foule de chrétiens furieux et délirants qui ont lacéré son corps et en ont traîné les lambeaux dans les rues. Elle se poursuit par l’occultation systématique de ces traditions dans nos prin­cipaux établissements d’enseignement. Cette élimination est aux sources du malaise de notre civilisation, aux sources de notre nervosité et de notre cinétisme insatiable, de nos dé­sarrois, de notre incapacité à nous immerger dans l’organon qu’est le monde. La tradition néoplatonicienne chante, com­me les filons panthéistes et pélagiens celtiques, la “mer­veilleuse variété” du monde et de la nature (poikilè thau­matourgia). « Il y a aussi des dieux dans la cuisine », disait Héraclite à des visiteurs inattendus, qui l’avaient trouvé près de son feu, sur lequel cuisait son repas.

    Une fête cosmique sans partage et sans dualité

    Dans sa postface, Jochen Kirchhoff nous rappelle les ex­hortations de David Herbert Lawrence dans son plaidoyer pour les religiosités païennes et cycliques, intitulé Apocalyp­se (1930) [3]. Pour Lawrence, il fallait retourner à la cosmicité, raviver nos rapports avec le cosmos. Ensuite, Kirchhoff rap­pelle les tentatives de Nietzsche de restaurer les dimen­sions extatiques et dionysiaques de l’Être pour les opposer au christianisme, ennemi de la vie. L’Être doit être une “fête cosmique”, entièrement, sans partage, sans dualité.

    Kirchhoff explore ensuite toutes les possibilités de restaurer la vision tantrique du monde (la pan-imbrication) via les pra­tiques sexuelles, complétant et actualisant ainsi Méta­physique du sexe et Le Yoga tantrique d’Evola. Il salue un ouvrage à succès de Margo Anand dans les milieux “New Age” (The Art of Sexual Ecstasy : The Path of Sacred Se­xua­lity for Western Lovers) mais constate rapidement les li­mites philosophiques de la démarche de cet auteur. Le New A­ge a produit peu de bonnes choses en la matière. Le tra­vail de Margo Anand est bon, écrit Kirchhoff, utile pour une thérapeutique sexuelle, mais reste superficiel, ne permet pas un approfondissement philosophique et métaphysique. Quant à l’Américain Franklin Jones (alias “Da Free John”, “Da-Love Ananda” ou “Adi Da”), il a poussé la caricature du tan­trisme jusqu’au ridicule (cf. son ouvrage le plus connu : Dawn Horse Testament). Finalement, le freudo-marxiste Wil­helm Reich a élaboré une théorie et une thérapeutique de l’orgasme plus valable (Kirchhoff est moins sévère qu’E­vola), car sa vision de la bio-énergie ou orgon était au moins omni-compénétrante.

    Kirchhoff souligne toutefois bien la diff­érence entre les rituels sexuels tantriques et l’obsession mo­derne de la performance (orgasmique ou non, mais tou­jours multi-éjaculatoire). Car, dit-il, « il existe des rituels tan­tri­ques qui freinent effectivement l’orgasme féminin comme l’or­gasme masculin, visant de la sorte une prolongation con­trô­lée ou un retardement de celui-ci pour atteindre des ob­jec­tifs (spirituels) supérieurs ou pour obtenir un accrois­se­ment du plaisir » (p. 278). En effet, poursuit-il, l’orgasme et/ou l’éjaculation masculine mettent un terme à l’étreinte se­xuelle, limitant la durée du plaisir et des caresses par­ta­gés. Retenir ses énergies (et son sperme) permet de jouir du plaisir sexuel et de donner à la femme davantage de joie. C’est dans cet exercice, cette ascèse (ce yoga), que réside la qualité inégalée du tantrisme sur le plan sexuel, le hissant très au-dessus du stupide priapisme rapide et bâclé que nous servent les médias contemporains, véhicules de la por­nographie populaire.

    Une vision tantrique de l’univers réémerge dans la physique moderne

    chakraMais c’est dans la physique moderne que Kirchhoff place ses espoirs de voir réémerger une vision tantrique de l’uni­vers. Depuis la consolidation de la physique quantique, le monde apparaît à nouveau comme “pan-imbriqué”. Dans les colonnes de la revue polythéiste belge Antaios, Patrick Trous­son avait déjà démontré l’étroite similitude entre les acquis de l’antique mythologie celtique et ceux de la science physique actuelle. Kirchhoff répète ces arguments, citant Carl Friedrich von Weizsäcker (Zeit und Wissen, 1992), Frithjof Capra (Le Tao de la phy­sique), le physicien indien Amit Goswami (qui a comparé la philo­sophie du Vedanta et les acquis de la nouvelle phy­sique), le théoricien systémique Ervin Lazslo, le biochimiste Rupert Sheldrake, etc. L’es­sen­tiel dans cette physique est de refuser les dualismes seg­men­teurs, de réfuter les pen­sées de la césure.

    En philosophie, Kirchhoff cite l’Américain Ken Wilber (Eros, Kos­mos, Logos : Sex, Ecology, Spirituality), qui lutte contre tous les réductionnismes et les dualismes. Wilber est in­fluen­cé par le bouddhisme tantrique, mais aussi par les Ve­danta.

    Le livre d’Uhlig nous dévoile de manière très didactique tous les aspects de la merveilleuse vision du monde tantrique. La postface de son ami Kirchhoff nous ouvre de très larges horizons : en physique et en philosophie. La lutte d’Uhlig (et la nôtre…) contre les mutilations de la pensée n’est pas ter­mi­née. Mais nos adversaires doivent désormais savoir une cho­se : nos arsenaux sont mieux fournis que les leurs…

    ► Marc Ferssens.

    ◘ Notes en sus :

    • 1) Numineux : Terme forgé par Rudolf Otto (1860-1937), philosophe allemand et historien des religions, pour désigner la pure émotion religieuse et la distinguer d'avec les croyances, jugements moraux, spéculations théologiques, associés au concept de sacré. R. Otto se détourne de toute explication rationnelle ou morale de la religion pour décrire le « phénomène » de la conscience religieuse. Il tente d’approcher négativement le « religieux » en le distinguant de toutes ses approximations (la crainte, le mystère, l’énorme, le fascinant).L'expérience religieuse est irréductible en termes d'idée, concept, notion abstraite, précept moral. D’une façon générale, la notion du sacré s’attache à tout ce qui dépasse l’homme et suscite, plus encore que son respect ou son admiration, une ferveur particulière que R. Otto caractérise comme le « sentiment de l’état de créature » ou sentiment du « numineux » (du latin « numen », qui évoque la « majesté divine », qui qualifie l'exercice tout-puissant d'un dieu, mais abstraitement, à la différence de signum qui désigne la manifestation sensible par laquelle cette volonté divine se fait connaître : vols des oiseaux, prodiges, etc.) :

    « Considérons ce qu’il y a de plus intime et de plus profond dans toute émotion religieuse intense qui est autre chose que foi au salut, confiance ou amour, ce qui, abstraction faite de ces sentiments accessoires, peut à certains moments remplir notre âme et l’émouvoir avec une puissance presque déconcertante ; poursuivons notre recherche en nous efforçant de le percevoir par la sympathie, en nous associant aux sentiments de ceux qui, autour de nous, l’éprouvent et en vibrent à l’unisson ; cherchons-le dans les transports de la piété et dans les puissantes expressions des émotions qui l’accompagnent, dans la solennité et la tonalité des rites et des cultes, dans tout ce qui vit et respire autour des monuments religieux, édifices, temples et églises : une seule expression se présente à nous pour exprimer la chose ; c’est le sentiment du mysterium tremendum, du mystère qui fait frissonner. Le sentiment qu’il provoque peut se répandre dans l’âme comme une onde paisible ; c’est alors la vague quiétude d’un profond recueillement.

    Ce sentiment peut se transformer ainsi en un état d'âme constamment fluide [...] il peut aussi surgir brusquement de l’âme avec des chocs et des convulsions. Il peut conduire à d’étranges excitations, à l’ivresse, aux transports, à l’extase. Il a des formes sauvages et démoniaques. Il peut se dégrader et presque se confondre avec le frisson et le saisissement d’horreur éprouvé devant les spectres. Il a des degrés inférieurs, des manifestations brutales et barbares, et il possède une capacité de développement par laquelle il s’affine, se purifie, se sublimise. Il peut devenir le silencieux et humble tremblement de la créature qui demeure interdite... en présence de ce qui est, dans un mystère ineffable, au-dessus de toute créature. » (Le Sacré, l'élément non-rationnel dans l'idée du divin et sa relation avec le rationnel (1917), Payot, 1929, tr. A. Jundt).

    2) Maurice de Gandillac, dans La sagesse de Plotin (Vrin, 1966), note :

    « À côté des textes catégoriques qui décrivent ainsi le corps comme un obstacle à la vie de l'esprit, d'autres, il est vrai, semblent lui accorder plus de prix et suggèrent une sorte de collaboration entre le somatique et le psychique. Il y a là sans doute, comme dans tout cequi concerne la théorie plotinienne de la matière, une ambiguïté tenant à la double inspiration du système (et qui n'était pas tout à fait absente ni chez Platon ni même chez Aristote) ; nous croyons cependant qu'on peut ramener à une certaine unité les 2 perspectives apparemment opposées, à condition de situer le corps à sa vraie place et de décrire d'abord son étrange situation, à l'extrême limite de diffusion des puissances psychiques.

    Tandis que l'Un et l'Intelligence engendrent sans se mouvoir et par simple rayonnement, l'Âme apparaît chez Plotin comme une force mobile. Elle fait sortir d'elle-même l'ensemble des germes vitaux, et, tout en mouvant le grand animal cosmique, se communique par degrés aux vivants, qu'elle dote ainsi de "sensation" et de "nature", ce dernier mot désignant le plus souvent les fonctions végétatives. En dépit de la multiplicité de ses manifestations, elle reste unique en son dynamisme essentiel et, jusque dans la plus humble mousse, la vie est participation à la Vie supérieure, celle de l'Âme du monde, dont le vrai rôle est de contempler l'intelligible. Mais, à son niveau inférieur, elle rencontre sa limite, qui est la simple indétermination.

    À l'intersection de la vie végétale et de la pure matière, l'Âme n'engendre plus rien qui soit vivant, mais, parce qu'elle confère à la matière une sorte de structure élémentaire, "réceptacle" de la force végétative qui l'engendre et la nourrit, le corps animal ou végétal se distingue des minéraux, étant proprement "la dernière trace des choses de là-haut dans la plus infime de celles d'ici-bas" (III, 4, I). Il apparaît comme le produit ultime d'une sorte de synergie entre la "nature" où s'exprime la puissance de l'Âme du monde (ou du Verbe total) et les âmes individuelles qui viennent achever la premièreébauche, comme le danseuradapte ses pas au thème dramatique. D'après les notes conservées à la Bibliothèqe Victor Couil semble que Bergson ait été fort séduit par cette théorie de la vie. Il l'interprète comme si des forces "physico-chimiques", engendrant des structures quasi-biologiques mais impuissantes à achever leur synthèse, rencontraient, venue au devant d'elles, une force "spirituelle" qui n'aurait pu s'imposer seule à la matière. Dans cette hypothèse, à "l'appel d'en haut" répondrait une "aspiration d'en-bas. En réalité, pour Plotin, les 2 impulsions, celle de la "nature" et cell de "l'âme", procèdent de la même puissance originaire, enracinée dans la contemplation de la même Intelligence, et l'univers vitaliste des Ennéades ne fait aucune place à des "forces" purement mécaniques. » (p. 73-75)

    3) « Apocalypse : Un commentaire païen de l'Apocalypse selon Saint-Jean » (in Vouloir n°142/145, 1998) :

    « L'Apocalypse nous montre ce à quoi nous résistons, résistance contre-nature, nous résistons à nos connexions avec le cosmos, avec le monde, la nation, la famille. Toutes nos connexions sont anathèmes dans l'Apocalypse, et anathèmes encore en nous. Nous ne pouvons pas supporter la connexion. C'est notre maladie. Nous avons besoin de casser, d'être isolés. Nous appelons cela liberté, individualisme. Au-delà d'un certain point, que nous avons atteint, c'est du suicide. Peut-être avons-nous choisi le suicide. C'est bon. L'Apocalypse aussi choisit le suicide, avec l'auto-glorification que cela implique.

    Mais l'Apocalypse montre, par sa résistance même, les choses auxquelles le cœur humain aspire secrètement. La frénésie que met l'Apocalypse à détruire le soleil et les étoiles, le monde, tous les rois et tous les chefs, la pourpre, l'écarlate et le cinnamome, toutes les prostituées et finalement tous les hommes qui n'ont pas reçu le “sceau” nous fait découvrir à quel point les auteurs désiraient le soleil et les étoiles et la terre et les eaux de la terre, la noblesse et la souveraineté et la puissance, la splendeur de l'or et de l'écarlate, l'amour passionné et une union juste entre les hommes indépendamment de cette histoire de “sceau”. Ce que l'homme désire le plus passionnément, c'est sa totalité vivante, une forme de vie à l'unisson, et non le salut personnel et solitaire de son “âme”.

    L'homme veut d'abord et avant tout son accomplissement physique, puisqu'il vit maintenant, pour une fois et une fois seulement, dans sa chair et sa force. Pour l'homme, la grande merveille est d'être en vie. Pour l'homme, comme pour la fleur, la bête et l'oiseau, le triomphe suprême, c'est d'être le plus parfaitement, le plus vivement vivant. Quoi que puissent savoir les morts et les non-nés, ils ne peuvent rien connaître de la beauté, du prodige d'être en vie dans la chair. Que les morts apprêtent l'après, mais qu'ils nous laissent la splendeur de l'instant présent, de la vie dans la chair qui est à nous, à nous seuls et seulement pour une fois. Nous devrions danser de bonheur d'être vivants et dans la chair, d'être une parcelle du cosmos vivant incarné. Je suis une parcelle du soleil comme mon œil est une parcelle de moi-même. Mon pied sait très bien que je suis une parcelle de la terre, et mon sang est une parcelle de la mer. Mon âme sait que je suis une parcelle de la race humaine, mon âme est une partie organique de l'âme de l'humanité, tout comme mon esprit, une parcelle de ma nation. Dans mon moi le plus privé, je fais partie de ma famille. Rien en moi n'est solitaire ni absolu, sauf ma pensée, et nous découvrirons que la pensée n'a pas d'existence propre, qu'elle n'est que le miroitement du soleil à la surface des eaux.

    Si bien que mon individualisme est en fait une illusion. Je suis une parcelle du Grand Tout, et n'y échapperai jamais. Mais je peux nier mes connexions, les casser, devenir un fragment. Alors, c'est la misère.

    Ce que nous voulons, c'est détruire nos fausses connexions inorganiques, en particulier celles qui ont trait à l'argent, et rétablir les connexions organiques vivantes avec le cosmos, le soleil et la terre, avec l'humanité, la nation et la famille. Commencer avec le soleil, et le reste viendra lentement, très lentement. »

    (D. H. LAWRENCE, Apocalypse, 1931 ; Balland, 1978 ; Desjonquières, 2002).

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    ◘ Liens :

    • Documents audio : Musique & Tantras
    Les Vivants & les Dieux - Tantrisme (09.02.2008)
    Ressources bibliographiques

    ◘ Légende illustrations de haut en bas :

    1) Nâga, serpent sacré hermaphrodite de l'indhouisme dont les mues cycliques lui confèrent un caractère d'immortalité, vivant dans les profondeurs de l’eau comme de la terre (grottes, montagnes, forêts), protecteur des récoltes contre les pluies torrentielles, des lieux saints et des écritures sacrées (les autres attributs sont réservés le plus souvent aux seuls initiés, comme dans les cultes rendus à Delphes, où siègeait la Pythie, prêtresse du Python vaincu). Il est souvent représenté sous forme d'une statue ou en gardien de la porte des temples par un être humain terminé par un corps de serpent. Il tient également une grande place parmi les traditions tantriques les plus anciennes de l'Inde (avant l'arrivée des Aryens, 1500 av. JC). Il est la clé de notre vie sur terre. Il sera adopté par le bouddhisme un peu plus tard (600 av. JC) au point de jouer un rôle important lors de l'éveil de Bouddha. On le retrouve dans la danse khmer, lié à un culte très ancien là aussi. Les Apsaras, nymphes des eaux, sont sous la protection de Nâga. Ananta est un immense serpent à mille têtes qui symbolise l'éternité. Il est représenté étendu sur les eaux de l'océan primordial. C'est le roi des Nâgas. Vishnou se repose sur lui pendant une période de résorption entre 2 ères cosmiques (kalpa). Les Maîtres de Sagesse sont appelés en Chine les "Dragons de Sagesse" ou "Rois-Dragons" (Long-Wang), l’équivalent des Naga-Rajas indiens. Ces noms s’expliquent du fait que le serpent des profondeurs est censé rejoindre sa nature céleste originelle, dans l’océan de sagesse. En d’autres termes, cela désigne les initiés qui ont entièrement alchimisé leurs forces intérieures en les transmutant, gagnant ainsi le juste titre d’Hommes Immortels (Xian Ren en Chine). L’allégorie des corps mi-homme mi-serpent doit être comprise selon l’idée que ces hommes sont initiés à la sagesse du serpent. Le serpent possède de multiples significations, englobant les divers savoirs occultes.

    2) Bas-relief du temple de Khajurãho, env. Xe s. L'union de la śākti (énergie cosmique mère de toute production) et de la puruṣa (Principe donneur de formes) symbolisée par celle d'un dieu et d'une déesse. Les pratiques sexuelles dans le shâktisme sont un des aspects du tantrisme : ce sont des exercices spirituels centrés sur l'acceptation du mystère de l'énergie divine, et tout mystère demande initiation. C'est donc une voie de maîtrise ouvrant à une transcendance, et non une recherche de plaisir comme dans les stages "californiens" de resensualisation abusant de l'appelation "tantrique". Cette mécompréhension fait néanmoins sens car elle témoigne du refoulement du corps, et par là de l'âme, dans la culture occidentale, notamment à travers ces hommes des villes, aveugles dans leur étreinte, qui ont perdu le sens de l'amour comme ils ont perdu le sens cosmique de l'art et de la nature, et qui sont par conséquent devenus tristement indifférents à ces forces obscures qui le hantent jusqu'à l'angoisse et l'emportent jusqu'à la sérénité, car ils n'ont plus de contact charnel avec les forces du surnaturel, de l'imaginaire et de la mort, – leurs sens pour les saisir s'étant atrophiés. La richesse théo-anthropocosmisque du tantrisme n'invite à vivre l'effort d'anamèse, tentant de recoudre le tissu des choses, de réunir spirituel et temporel, vivants et morts, que pour féconder ce à quoi nous œuvrons. En cela elle est une école de sagesse, un chemin de vie, une invite à accomplir et non un exorcisme de l'imaginaire occidental.

    3) « La Reine de la Nuit », bas-relief (v. – 1800/1750, sud de l'Irak, British Museum) représentant vraisembablement Ishtar. La Déesse mésopotamienne, portant une couronne aux nombreuses cornes, tient dans chaque main une tige et un anneau, symbole de sa divinité. Ces ailes sont tournées vers le bas, indiquant qu'il s'agit d'une divinité de l'inframonde. Ses mollets et ses pieds sont ceux d'un oiseau de proie, semblables aux pattes des 2 hiboux qui l'encadrent (encore en référence au Monde de la Nuit). Elle repose sur ce qui me semble être des Lions. Le fond de la plaque devait à l'origine être peint en noir, indiquant qu'elle règne sur la Nuit. Enfin, les spécialistes n'ont apparemment pas tranché complètement : s'agit-il d'un aspect d'Ishtar, la Déesse de l'Amour et de la Guerre ; ou peut être de sa sœur et rivale Ereshkigal, Reine du royaume des morts ; ou même de Lilitu (aussi connue sous le nom biblique de Lilith), un démon du vent et de la tempête, qui pouvait amener maladie, souffrance et mort.

     

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    Pièces-jointes :

    ÉTUDE SUR LE TANTRISME

     

    binkarLe tantrisme n'est pas une religion différente de l'hindouisme, du bouddhisme (ou du jaïnisme). Il n'en est qu'une forme particulière, un « système modelant secondaire », avec ses normes propres, organisant à sa manière des éléments qui, pour la plupart, sont ceux du système général de la culture hindoue (ou bouddhique) par rapport à laquelle il faut donc le poser. Caractérisé par un ritualisme proliférant, un panthéon envahissant et des pratiques de yoga particulières, il a aussi des traits théologiques et doctrinaux propres, avec une vision originale de la divinité et du monde. Développement intérieur aux religions indiennes, le tantrisme, tout en y formant des courants ésotériques très caractérisés, les a généralement marquées de son empreinte, si bien qu'il est peu aisé, du moins dans l'hindouisme, de repérer exactement ses contours. Répandu avec ces religions hors de l'Inde – au Tibet, dans la péninsule indochinoise et en Indonésie, en Chine et, de là, au Japon (et cela des premiers siècles de l'ère chrétienne à nos jours) –, il y a pris des aspects divers. Si donc le tantrisme fait problème, il apparaît aussi comme un phénomène religieux multiforme, d'une longue durée historique et d'une importance considérable.

    1. La question du tantrisme

    Le mot tantrisme – du sanskrit tantra, « trame », d'où « doctrine » et, de là, « traité enseignant cette doctrine » (que celle-ci soit ou non tantrique) – est dû aux orientalistes européens qui, vers la fin du XIXe siècle, découvrirent dans des textes nommés tantras des doctrines et des pratiques différentes de celles du brahmanisme et de l'hindouisme classique issus du Veda et des Upanisad comme du bouddhisme theravada ou du Mahâyâna philosophique qu'ils connaissaient et qu'ils croyaient former le tout de la religion et de la métaphysique de l'Inde. Ce terme désigna donc ce qui leur parut être un ensemble aberrant de pratiques étranges, parfois répugnantes, et de spéculations ésotériques bizarres associées au culte de divinités multiples et souvent effrayantes.

    Le progrès des connaissances sur l'Inde, toutefois, fit voir que ce qu'on avait d'abord cru être un phénomène limité et exceptionnel se retrouvait, en fait, à des degrés divers dans toutes les religions indiennes au point d'en devenir, à partir d'un certain moment, un trait général : c'est, en réalité, l'absence de toute trace tantrique qui est l'exception. Mais, du jour où des éléments considérés comme tantriques se rencontraient un peu partout, il devenait difficile de définir le tantrisme en le posant par rapport à ce qui n'était pas lui. Il se trouva même des spécialistes pour dire que le tantrisme n'existait que dans l'esprit des orientalistes – ce qu'on nommait ainsi n'étant guère qu'une des formes prises à partir d'un certain moment par l'hindouisme (ou le Mahâyâna) en général – ou encore qu'il ne constituait que l'aspect rituel et technique de ces religions.

    De fait, le terme même de tantrisme est étranger à l'Inde traditionnelle. Il n'existe pas en sanskrit. Il y a, par contre, des textes nommés tantras (mais tous ne sont pas tantriques, alors que nombre de textes tantriques ne se nomment pas tantra). Il y a un tantrasastra, un enseignement tantrique, auquel s'applique en général l'adjectif tântrika. Ce dernier est utilisé par opposition à vaidika, « védique », ce qui distingue 2 formes de la tradition religieuse-rituelle révélée.

    L'une, plus « orthodoxe », repose sur le corpus védique, du Veda aux Upanisad, avec les commentaires accompagnant ces textes, tradition toujours vivante, not. dans le rituel domestique hindou et surtout dans les « sacrements » (samskâra) que doivent recevoir les hindous des 3 plus hautes classes (varna). L'autre tradition, la tantrique, se présente comme différente de la révélation védique, sans nécessairement la rejeter mais en la jugeant inapte à mener au salut et en prônant des pratiques et des rites d'une autre sorte, avec les spéculations qui les entourent. Cette tradition se donne comme mieux adaptée que l'autre aux besoins des hommes et, tout en étant initiatique et ésotérique, comme en principe ouverte à tous. Prise au sens le plus large, elle concerne une grande part de l'hindouisme. Les 2 traditions subsistent toutefois côte à côte : une même personne, selon les cas, accomplira les rites de l'une ou de l'autre, lesquels se sont d'ailleurs influencés au cours des siècles. Il s'est en effet produit aussi bien une « tantrisation » du milieu brahmanique qu'une « brahmanisation » (ou « védantisation ») du tantrisme. Il s'ensuit une situation ambiguë, rendant difficile de distinguer entre ce qui est tantrique et ce qui ne l'est pas.

    La distinction est plus aisée dans le bouddhisme, où les voies et pratiques tantriques diffèrent nettement des doctrines anciennes, même s'il s'agit là, comme pour l'hindouisme, de la réinterprétation dans un esprit nouveau d'une tradition antérieure, dépassée ou relayée, mais non abolie.

    Bien que présent aussi dans le bouddhisme (accessoirement dans le jaïnisme), le tantrisme fut probablement d'abord un phénomène hindou. Certes, les plus anciennes traces datables en sont-elles bouddhiques (chinoises, d'ailleurs), mais, dans ses pratiques comme dans son idéologie, il apparaît comme ayant conservé ou développé d'anciens éléments remontant parfois jusqu'au Veda ou provenant de cultes autochtones (ceux not. de divinités féminines). La complexité rituelle, les corrélations micro-macrocosmiques, les spéculations mystico-phonétiques, les manipulations de l'énergie qui le caractérisent sont en effet autant de facteurs hérités du fonds brahmanique.

    Si l'on voulait définir le tantrisme, sans doute pourrait-on le caractériser comme un ensemble de rites et de pratiques permettant à un adepte initié d'acquérir des pouvoirs surnaturels et/ou de parvenir à la libération en vie (jivanmukti). Il vise en cela à concilier l'expérience du monde (bhoga) et la libération (moksha), à atteindre le salut par utilisation des moyens du monde. La voie tantrique consiste en des pratiques corporelles-mentales et spirituelles particulières et en de complexes adorations (pûjâ) de divinités afin d'arriver à échapper non seulement à la ronde des renaissances, mais aussi aux limitations de l'existence ordinaire : il s'agit d'être libéré du monde tout en le dominant.

    Le libéré-vivant tantrique participe en effet à l'énergie divine, la shakti, qui est animatrice de l'univers et se déploie comme un vaste jeu cosmique. Cette énergie n'est pas séparable d'un dieu masculin dont elle est la force et la parèdre, d'où un symbolisme sexuel omniprésent et quelques pratiques rituelles sexuelles. Le tantrisme forme ainsi un aspect particulier, intense, fortement « magique », en principe initiatique et ésotérique, de l'hindouisme, où on le trouve soit systématisé en des sectes particulières, soit diffus sous la forme de pratiques rituelles ou yogiques et de spéculations présentes diversement quasiment partout : une part appréciable du panthéon hindou est formée de divinités tantriques (sans d'ailleurs que leurs fidèles se considèrent nécessairement comme tântrikas).

    Dans le bouddhisme, c'est à la « conscience d'éveil » (bodhicitta) qu'aspire l'adepte, à la réalisation vécue de la nature du Buddha qui lui est inhérente et qui est celle même de l'univers, les techniques et représentations mises en jeu à cette occasion (et, à certains égards, le panthéon) étant assez similaires à celles de l'hindouisme tantrique. Le tantrisme, par contre, n'y a pas le caractère diffus qu'il a dans l'hindouisme : on y voit mieux ce qui est tantrique et ce qui ne l'est pas. Pour le jaïnisme, les éléments tantriques se bornent à quelques pratiques et divinités, non acceptées par tous : c'est un phénomène très réduit.

    Il faut souligner enfin l'extrême étendue de la littérature tantrique en sanskrit (encore peu connue, et largement inédite, d'ailleurs) : agama, samhita, tantra shivaïtes ou vishnouites, tous les sutra, sadhana, etc., bouddhiques, ouvrages de toutes sortes (hymnes ou poèmes, manuels de rituel, de yoga ou de magie, traités d'architecture religieuse, de magie, d'alchimie, etc.). S'y ajoutent des œuvres très nombreuses dans la plupart des littératures de l'Inde, allant du VIe au VIIe siècle, pour le tamoul, ou, pour les autres langues, du « Moyen Âge » à nos jours. Il ne faut pas oublier, en outre, la contribution de l'esprit et des conceptions du tantrisme aux arts plastiques, not. dans la sculpture : on a là une part appréciable de ce que l'Inde hindoue (ou le bouddhisme, pour ce qui est de l'Himalaya et du Tibet – pour ne parler que de ces régions) ont produit de plus intéressant. On ne saurait donc exagérer l'importance du phénomène tantrique – au sens large – dans la civilisation indienne ou dans les civilisations qui ont été tributaires de celle de l'Inde.

    2. Histoire, extension, sectes


    kali-i10.jpgLa rareté des documents datables dont on dispose, surtout pour la période ancienne, ne permet pas de faire l'histoire du tantrisme. On peut trouver la source première de certains de ses aspects dans la tradition védique accrue d'éléments autochtones archaïques (peut-être dravidiens). Mais ce fonds originel de rites et de spéculations n'a donné lieu que bien plus tard à ce qu'on nomme tantrisme, une fois passées la période des Upanisad et celle où se développa le bouddhisme : à quoi attribuer la reprise de ce fonds quelque mille ans plus tard et surtout son développement « presque jusqu'au délire » (comme on l'a dit) ? Comment est-on passé, par ex., des mantras [formules secrètes] védiques au mandrasastra tantrique ? On ne peut le dire.
    Voici toutefois ce qu'on peut affirmer dans l'état actuel des connaissances :

    • 1. Il n'y a jamais eu de tantrisme aux temps védiques et brahmaniques.

    • 2. Le tantrisme a dû apparaître par l'effet d'une évolution interne de la religion brahmanique-hindoue, dont toutefois la cause et la nature nous échappent (même si l'on peut y voir, peut-être, l'effet not. de facteurs non aryens).

    • 3. Même si les documents tantriques datables les plus anciens sont bouddhiques, le tantrisme est, selon toute probabilité et pour bien des raisons, d'abord un phénomène hindou.

    • 4. Enfin, le tantrisme tel que nous le concevons devait être présent en Inde, au moins dès le Ve siècle : l'inscription de Gangdhar atteste l'existence de déités féminines d'allure tantrique en 424, alors que les plus anciens agama shivaïtes peuvent remonter au VIe siècle, les premiers témoignages bouddhiques étant plus anciens encore. Cette période fut celle où s'élabora l'hindouisme puranique et tantrique, la grande efflorescence du tantrisme se situant entre le VIIIe et le XIVe siècle : c'est l'époque d'où paraissent dater les principaux textes, celle des grands auteurs tantriques, les auteurs cachemiriens not., tel Abhinavagupta (env. 950-1025), celle des grands temples de l'Inde centrale – sans oublier les œuvres du Mahâyâna tantrique, qui brilla du VIIe au XIIe siècle. D'un intérêt souvent moindre mais non négligeable, des productions de toute nature et en toutes langues ont continué de paraître depuis lors et jusqu'à des temps récents.

    Cette diffusion s'accompagna d'une importante évolution intellectuelle et sociale. Historiquement, en effet, les pratiques et spéculations tantriques ont dû naître dans de petits groupes initiatiques de renonçants, virtuoses visionnaires de l'ascèse et des rites, adorateurs de divinités souvent effrayantes, par lesquelles ils étaient possédés au cours de cultes secrets de caractère souvent transgressif. Ces sectes semblent avoir été d'abord surtout shivaïtes. Tout en subsistant telles quelles, très marginalement, jusqu'à nos jours (Aghoris, Kanpathayogis, Nâthas, etc.), elles évoluèrent assez tôt en donnant naissance à des mouvements plus ouverts, plus respectables, où les pratiques déviantes furent prises surtout symboliquement et s'accompagnèrent de développements philosophiques et théologiques considérables, souvent très subtils.

    De cette « brahmanisation » progressive du tantrisme témoignent not. les traditions shivaïtes cachemiriennes mais aussi le tantrisme vishnouite. Alors que les renonçants déviants recherchaient avant tout la domination surnaturelle du monde, les tenants de ces traditions plus « orthodoxes » recherchaient plutôt la délivrance des liens de l'existence (le moksha). L'évolution dans le bouddhisme est un peu différente. Il est vrai qu'elle se fit pour l'essentiel hors de l'Inde. Remarquons enfin que, s'il a peu à peu colonisé presque tout l'hindouisme (et, au Tibet, tout le bouddhisme), le tantrisme ne fut cependant jamais un mouvement de masse. Certes, il a marqué presque toute la religion et une grande partie de l'art, il a produit une immense littérature, mais, en raison de sa nature initiatique et du fait qu'il supposait de ses adeptes l'accomplissement de certaines pratiques, il n'a sûrement jamais été vécu effectivement que par un petit nombre.

    Le tântrika accompli est toujours apparu comme un être exceptionnel, semi-divin, un siddha, c'est-à-dire un être ayant atteint le but suprême et doué de pouvoirs surnaturels [siddhi] [1]. Les siddhas ont eu une place importante dans l'hindouisme (sanskrit comme vernaculaire) et dans le bouddhisme tantrique. Leur image est restée un peu celle de certains sadhu [ascète] (le terme vient de la même racine, sadh) de l'Inde actuelle. De nos jours, en effet, le tantrisme garde en Inde (sauf au Bengale, où il est plus ouvertement répandu) une aura de mystère inquiétant, même si l'intérêt qu'il suscite en Occident a pu contribuer un peu à le faire mieux admettre : cela, bien entendu, pour les sectes « officiellement » tantriques. Car, pour la masse des pratiques rituelles ou des éléments de croyances tantriques présents partout dans l'hindouisme, la question ne se pose pas, les croyants et usagers de ces rites ne les ressentant pas comme tantriques. (On retrouve ici l'ambiguïté déjà signalée de la situation du tantrisme.)

    Il n'est pas possible de dire dans quelles régions de l'Inde est né le tantrisme. On a parfois tenté d'en expliquer certains traits par des influences extérieures, venues de Chine, du Tibet, ou même du Moyen-Orient ; mais ce sont là de simples hypothèses. Il n'y a pas de raison de voir dans les cultes de possession, par ex., une forme de chamanisme. La possession [âvesha] caractérise d'ailleurs aujourd'hui l'hindouisme « populaire » qu'on ne saurait à proprement parler dire tantrique. Il est certain, par contre, que les zones himalayennes ou proches de l'Himalaya, du Cachemire à l'Assam, ont été des centres majeurs du tantrisme hindou comme bouddhique. L'importance actuelle des cultes tantriques au Népal, le nombre des manuscrits de cette sorte qu'on y trouve encore attestent la vitalité qu'y a conservée cette tendance. Mais le Kerala, au sud, fut aussi un centre du tantrisme, tout comme l'Inde centrale ou l'Orissa (où se trouvent les rares temples de Yoginîs encore existants). Le tantrisme apparaît ainsi comme un phénomène proprement indien qui s'est ensuite répandu en Asie avec l'hindouisme et surtout le bouddhisme.

    Comme l'hindouisme en général, le tantrisme se divise, selon les divinités adorées, en des sectes différentes, qui possèdent des enseignements et des rites différents et qui s'excluent mutuellement. Les rares persécutions religieuses qui eurent lieu dans l'hindouisme furent le fait de groupes tantriques. À cet égard, on peut dire que l'esprit du tantrisme s'oppose à celui de la bhakti, la dévotion, qui est à tendance universaliste. Les 2 ne sont toutefois pas inconciliables, d'une part, parce que la dévotion à la divinité et la grâce divine jouent un rôle important dans le tantrisme, d'autre part, parce que des groupes bhakta ont été marqués de tantrisme (cela se retrouve même chez les « saints-poètes » [Sants] du Mahârâshtra, ou même chez Kabir).

    Comme l'hindouisme lui-même, les sectes tantriques se divisent en vishnouites et shivaïtes ou shâkta (où l'on adore la Déesse, la Shakti), mais sectes shivaïtes et sectes shâkta sont difficiles à distinguer puisque la shakti est essentielle dans le shivaïsme tantrique et que la Déesse, dans le shaktisme, est toujours associée à une forme de Shiva. Il y eut aussi des Sauras, adorateurs du Soleil (Sûrya), qui ont disparu, et des Gânapatyas, fidèles du dieu Ganapati / Ganesha. Parmi les vishnouites, le groupe principal est celui du Pâñcharatrâ, dont la littérature sacrée est vaste et importante, mais qui aujourd'hui ne se considère pas comme tantrique [car plutôt attentive à une forme particulière de révélation, due à une divinité et différant en cela de la Parole védique, qu'à des conceptions ou pratiques "tantriques" qui se poseraient face à une tradition "orthodoxe" généralement admise]. Au Bengale, les vishnouites Sahajiyâs [qui, du début du XVIe jusqu'au XXe s., ont produit une remarquable littérature mystique vouée au culte et à l'adoration de Krishna et Râdhâ] ont été remarquables par leur érotisme mystique (dont une forme subsiste encore chez les Bâuls [bardes mystiques]).

    Les sectes tantriques sont ainsi surtout shivaïtes et shâkta. On peut (en simplifiant beaucoup) les dire issues des groupes shivaïtes anciens des Pāśupata [dévots, vivant en marge, de Pâshupata, Maître des créatures, une des 8 hypostases de Shiva] et des Lâkula [ascètes errant le corps enduit de cendres de bûchers funéraires, portant un bâton (khatvanga) et un bol à aumône fait d'un crâne humain (kâpala)], adorateurs du dieu védique Rudra. De là sont apparus les ascètesbaithari Kâpâlikas, porteurs d'un crâne humain, dont les cultes extatiques, visionnaires et transgressifs s'adressaient soit à des aspects de Bhairava, forme terrible de Shiva, soit à des formes non moins terrifiantes de la Déesse. De là sont nées les sectes tantriques les plus caractérisées, productrices de nombreux textes (les tantras de Bhairava, les Yamala – et Shakti-tantra), avec not. la tradition du Kula qui se divisa elle-même en 4 « transmissions » (âmnâya) différentes et s'étendit même au bouddhisme.

    Le Kula (ou Uttarâmnâya) donna naissance au Trika, la plus connue des traditions du Cachemire, la plus philosophiquement développée et qui influença not. la Srividya (du Daksina-âmnâya), le culte de Tripurasundari, toujours vivant actuellement. Les autres âmnâya ont donné lieu à diverses autres sortes de cultes de la Déesse, essentiellement de formes de Kâlî, avec, par ex., dans le cas du système Krama, toute une structure cosmique de déesses fonctionnelles, les Kâlî, dont la « roue » anime et résorbe le cosmos. Il est à noter que la tradition shivaïte avait pris aussi la forme du shivaïsme-âgamique, le Saivasiddhanta sanskrit, également tantrique, mais où la shakti joue un moindre rôle. Il est aussi plus ritualiste et, par sa considérable littérature (les 28 Agama), il fournit une sorte de base commune (samanyasastra) shivaïte. Il a eu un rôle important en Inde du Sud où il est encore présent, en particulier dans les temples.

    Du côté bouddhique se développèrent de façon analogue plusieurs « Véhicules » (yana), dont on parlera plus loin.


    3. Les doctrines


    Formant le noyau secret (ou la superstructure ésotérique) de l'hindouisme et informant une grande part du rituel généralement pratiqué, le tantrisme n'a pas un corps de doctrines qui lui soit entièrement propre. Ses textes sont peu philosophiques, même quand ils comportent une « section de la doctrine » comme c'est (très théoriquement) le cas pour les Agama et les Samhita. Certes, il y a eu d'importants philosophes tantriques, en particulier dans les traditions cachemiriennes, mais ils étaient d'écoles différentes. D'où l'absence d'un ensemble doctrinal original commun. Le fonds des doctrines tantriques hindoues est celui de l'hindouisme : il vient pour l'essentiel des darsana classiques. La cosmogonie repose sur les catégories du Samkhya complétées par en haut en comptant 36 tattva (au lieu de 25) et tient à celle des Purana (eux-mêmes parfois tantrisés). Ses spéculations magico-linguistiques reposent sur la grammaire et la phonétique traditionnelles et empruntent à la Mimamsa. Le yoga tantrique s'est développé sur la base de celui de Patañjali. La métaphysique est de type védantique : dualiste (dans les Agama), dualiste mitigé ou surtout non dualiste (en particulier dans le shivaïsme des Bhairavagama), car cela s'accorde mieux avec la vision tantrique du cosmos et de l'homme. Le Pañcaratra a une conception particulière du déploiement (vyuha) de la création à partir d'hypostases de Vishnou.

    Caractéristique du tantrisme est sa conception de la divinité. Celle-ci, au plan suprême, transcende toute dualité, mais elle est, en tant que telle, conçue comme ayant 2 aspects inséparables, masculin et féminin (Shiva/Shakti, Vishnou/Sri, etc.), dont l'union, sexuée, marque le point de départ du cosmos comme celui de son retour à l'origine. De ces aspects, c'est le féminin qui est actif, qu'il domine l'autre ou non. La création est l'œuvre de cette énergie féminine : elle en est toute pénétrée et se déploie comme un vaste jeu cosmique. La shakti, qui soutient et anime ainsi l'univers, le résorbe à la fin de chaque cycle. Elle cause, avec la manifestation cosmique, l'esclavage de l'homme en ce monde, mais c'est par elle qu'il se libérera en retournant à sa source. Le tantrisme réinterprète là un schéma cosmique puranique. De plus, le microcosme, qui est lié au macrocosme par un immense jeu de corrélations et de connexions, peut en rejouer le déploiement comme le repliement – par lequel il arrivera au salut dans la fusion (ou « proximité ») avec la divinité.

    Il est à noter que, dans cette recherche de la délivrance, si les rites et autres pratiques occupent la place la plus visible, la grâce divine (souvent nommée « descente de l'énergie », shaktipata, puisque c'est celle-ci qui agit) joue cependant un certain rôle. L'homme répond à la grâce par la dévotion (bhakti) dont il imprégnera ses pratiques. Mais l'ascèse reste avant tout, dans la perspective tantrique, participation au jeu cosmique, la lila. D'où le caractère d'effervescence joyeuse, effrayante parfois, mais toujours ludique qu'a souvent l'ascèse tantrique, qui, à cet égard, porte à leur paroxysme des éléments présents dès le Veda et qui ensuite avaient été occultés. La notion de lila n'est d'ailleurs pas propre au tantrisme. Elle joue un rôle essentiel dans tous les cultes krishnaïtes, dont certains seulement sont tantriques, étant alors de ceux où tantrisme et bhakti se conjuguent.

    Le processus cosmique, dans toutes les écoles, est émanationniste. Le monde est l'apparaître (abhasa) du divin, qui reste inaffecté par ce qu'il émet tout en le contenant en lui. Selon les sectes, l'univers sera jugé plus ou moins réel ou irréel, encore que le plus souvent la mâyâ y soit considérée moins comme l'origine de toute erreur, la « grande illusion », que comme la source de l'infinie diversité cosmique née de la surabondance divine. Cette créativité divine multiforme se manifeste en de vastes cosmogonies, en particulier en celles qui reposent sur le déploiement cosmique de la Parole (vâc), laquelle, dans le tantrisme, est l'énergie par excellence. Celle-ci fait apparaître tous les plans et aspects de l'univers, de la divinité elle-même à la terre, par étapes successives, que ce soit selon l'ordre des lettres de l'alphabet sanskrit ou par l'effet de la puissance et de l'expansion d'un mantra (tels OM, HRIM, SAUH, etc.) en lequel repose la force créatrice de l'absolu. Le tantrisme bouddhique élabora de façon analogue des systèmes cosmiques, où lettres sanskrites aussi bien que mantras jouent un rôle, reposant toutefois sur la métaphysique « idéaliste » du Mahâyâna.

    4. Le panthéon


    Le panthéon tantrique est difficile à décrire en tant que tel, car il est mêlé à celui de tout l'hindouisme (le cas bouddhique est plus simple). On peut seulement noter quelques traits spécifiques pour tâcher de distinguer ce qui est tantrique de ce qui ne l'est pas, ou de ce qui l'est moins.

    Quelle que soit la secte, il émane de la divinité, rassemblant 2 pôles, masculin et féminin, toute une hiérarchie de formes et d'entités surnaturelles, de la plus haute à la plus basse, parmi lesquelles toutefois les êtres féminins dominent, puisque le processus cosmique est l'œuvre de la shakti. La déité suprême y est une de celles de l'hindouisme – Vishnou, Shiva, la Déesse –, mais de forme tantrique, associée toujours à une entité correspondante de sexe opposé. Shiva, par ex., pourra être un des aspects de Bhairava, dieu redoutable aux traits transgressifs, dominant surtout dans les tantras. Dans les agama dualistes, ce sera Sadashiva, déité plus paisible. Ou bien l'on aura Kamesvara ou Kulesvara (associés à Kamesvari ou Kulesvari), etc. Surya, le dieu-soleil, est dans le tantrisme une forme de Shiva. Ganesa joue un rôle important dans ce panthéon, où il est associé parfois à Batuka, forme de Bhairava, et toujours accompagné d'une duti, « messagère ». On le trouve parfois multiplié par dizaines. Les 5 « visages » de Shiva, ses 6 « membres » (anga), ses attributs sont des formes divines ; et il en est de même des énergies qui en émanent : les entités surnaturelles surgissent les unes des autres hiérarchiquement.

    Très spécialement tantriques sont les formes de la Déesse, celles not. des cultes kâpâlika des Yoginîs, divinités sauvages, assoiffées de sang, porteuses de guirlandes de têtes coupées, parfois thériomorphes, peuplant tout le cosmos d'un réseau omniprésent de puissance (yoginijala), dominant les cycles cosmiques et dont les lieux de puissance (les pitha, où tombèrent les fragments du corps déchiqueté de la Déesse) sont répartis dans toute l'Inde. Ces Yoginîs sont groupées en « familles » (kula), les principales étant celles des 8 « Mères » (matr) : Brahmi, Mahesvari, Kaumari, Vaisnavi, Indrani, Varahi, Camunda, et Mahalaksmi, à qui des cultes secrets sont rendus la nuit sur les lieux de crémation où elles communiquent leur toute-puissance à leurs dévots en les possédant. On ne peut pas passer en revue toutes ces déesses, parmi lesquelles se remarquent not. des formes effrayantes de Kâlî : Guhyakâlî la Secrète, les 12 Kâlîs du système Krama, dominées par la « Destructrice du temps », Kala-samkarsini, ou les 3 déesses du Mata, dont la plus haute se nomme Ghoraghoratara, « la plus Terrible des Terribles », ou Kubjika, la « Bossue », unie au beau dieu Navatma, etc. Formes farouches de cultes visionnaires aux rites transgressifs, ces déités ont en même temps fait parfois l'objet de spéculations métaphysiques subtiles, même dans les anciens tantras.

    Ainsi, dans ceux du Trika, où les énergies et les dieux sont dominés par la triade des déesses Para, Parapara et Apara, formes de l'absolu siégeant sur les pointes du trident shivaïte issu du « Grand Trépassé » (Mahapreta) qu'est pour cette école Sadashiva, en quoi elle s'affirme supérieure au Saivasiddhanta. Para est alors « Essence des Mères » (Matrsadbhava), le pur absolu transcendant dans lequel l'adepte se fond par la méditation yogique. Mais il y a aussi des déesses plus aimables, telle Tripurasundari, la « Belle des Trois Cités », dont le culte, fait avec un diagramme (le sriçakra) et un mantra (la srividya) particuliers, subsiste encore, très « védantisé », en Inde du Sud. De façon analogue, d'autres cultes transgressifs dans leurs débuts seront par la suite « domestiqués » par une interprétation symbolique des rites et des déités. Ainsi le culte kâpâlika de Svacchandabhairava a-t-il quitté les champs de crémation pour devenir le culte domestique, mais ésotérique, des brahmanes du Cachemire. Typiquement tantriques sont les « déesses-parole » (vagdevata), déesses de l'alphabet ou des lettres du sanskrit : Para, Malini, etc.

    Quant au panthéon, si nous considérons que toutes les déités peuvent donner lieu à nombre d'épiphanies, que tous leurs aspects peuvent être divinisés, que les instruments et les moments du culte peuvent l'être aussi, que les formules rituelles, les mantras, au nombre, dit-on de 70 millions, sont autant de déités hiérarchisées, que l'univers est empli d'entités surnaturelles que les textes se plaisent à énumérer sans fin, il apparaîtra que le thème est inépuisable. Ce qu'il faut retenir dès lors pour caractériser cet aspect du tantrisme, c'est l'omniprésence et l'infinie multiplication de ces entités hiérarchisées, leur caractère souvent redoutable, le fait qu'elles imprègnent le cosmos tout en étant présentes en l'homme (ce qui est d'ailleurs une notion védique) dont le corps est ainsi divinisé, sa vie prenant une dimension cosmique. Développé au sein de l'hindouisme, le tantrisme l'a colonisé en lui ajoutant ses propres divinités, secrètes, qui, en dépassant les autres et en les englobant, et en envahissant l'univers par leurs puissances, montrent sa supériorité sur la religion exotérique. L'examen du bouddhisme tantrique ferait apparaître une évolution et des phénomènes du même genre, plus faciles toutefois à cerner, puisqu'il se distingue nettement du bouddhisme non tantrique.


    5. Rites et pratiques ; la « kundalinî »


    kundal10.gifLe tantrisme hindou ou bouddhique a ajouté à ces 2 religions une dimension supplémentaire par l'extrême développement d'un rituel lié à des pratiques corporelles, mentales et de yoga particulières. La pratique tantrique « opérante et efficace » (sadhana, de la racine sanskrite sadh, accomplir, effectuer) implique l'homme entier, corps et esprit, dans l'acte qu'il accomplit ou, plus exactement, dans le monde qu'il crée rituellement. On trouve, certes, un peu de cela dans tout l'hindouisme, qui a une vieille et solide tradition rituelle, mais cela est largement dû à ce que presque tout l'hindouisme a été tantrisé. (Le bouddhisme, par principe hostile au ritualisme, y a cédé à son tour, sous l'influence, peut-on penser, du milieu brahmanique puis hindou qui l'entourait.)

    La première étape de toute pratique tantrique vécue est l'initiation (dîkshâ), au cours de laquelle l'adepte, soigneusement choisi, reçoit en secret de son maître (guru) un mantra. L'importance de l'initiation et du secret et la nécessité du maître spirituel, qui semblent être des traits généralement hindous, sont en réalité tantriques ou ont été accentués par le tantrisme. Il y a plusieurs sortes et degrés d'initiation visant, selon des rites divers et parfois très complexes, des buts différents. Cette initiation est distincte de l'upanayana, que doit recevoir tout jeune hindou « deux-fois-né ». Elle peut en principe être accordée quels que soient le sexe ou le statut social. Le secret des règles et des pratiques est assuré non seulement par la transmission directe de maître à disciple, mais aussi par l'emploi dans les textes d'un langage codé (sandhabhasa).

    Les pratiques les plus typiques sont relatives aux mantras, « instruments de pensée », formules stéréotypées à usage rituel et mystique ou magique, souvent dépourvues de tout sens apparent, mais censées recéler toute la force des divinités dont elles sont la forme phonique, essentielle. Parole efficace, puisque sa nature est celle de l'énergie divine, le mantra est censé agir par lui-même. Tous les rites tantriques s'accompagnent de leur énoncé, qui peut être émis en mille circonstances. Leur omniprésence est un trait si typiquement tantrique que les termes mantrasastra, « enseignement des mantras », et tantrasastra, « enseignement tantrique », sont souvent pris comme synonymes.

    Le mantra n'est toutefois efficace que s'il a été d'abord régulièrement reçu par l'adepte puis maîtrisé par lui au terme d'une ascèse particulière (mantrasadhana ou purascarana), généralement longue et complexe. L'importance des mantras dans les rites est telle que ceux-ci peuvent ne consister qu'en leur énoncé. L'image du culte peut même parfois n'être faite que de mantras (mantramâyâ) : rituellement confectionnée avec des formules, sans rien de matériel. L'univers tantrique, hindou comme bouddhique, est celui de la toute-puissance de la parole et de sa constante manipulation rituelle et magique. Les mantras doivent souvent être indéfiniment répétés : jusqu'à des millions de fois. Nommées japa, ces répétitions sont soigneusement codifiées. Associées à des méditations, à des visualisations et à la régulation du souffle, le japa tantrique est souvent proche du yoga.

    L'énonciation des mantras s'accompagne parfois de gestes symboliques, les mudrâ (mot qui signifie « sceau »). Gestes des doigts ou des mains, ou bien attitudes ou postures corporelles (imitant ou évoquant en général celles de la déité adorée), les mudrâ peuvent aussi être des « attitudes mystiques », la posture associée à la méditation visualisante exprimant et causant à la fois l'identification de l'adepte à la divinité. Cette identification se réalise aussi et surtout par une méditation intense créatrice d'images mentales, la bhavana (du sanskrit bhu, devenir, exister, d'où faire être). Par elle, l'adepte fait exister dans son esprit une divinité, un diagramme ou toute autre forme ayant une signification religieuse, dans tous ses détails, avec une précision quasi hallucinatoire et il la perçoit comme présente soit devant lui, soit en lui-même, dans la structure imaginaire de son « corps subtil ». Il s'identifie ainsi au jeu de l'énergie divine ou au cosmos, dont il place en lui les divisions, ou encore à l'image de la déité, qu'il surimpose mentalement à son corps, s'identifiant par là avec elle.

    La présence de la divinité ou d'entités surnaturelles ou cosmiques dans le corps de l'adepte est assurée aussi par d'autres pratiques, en particulier par les nyasa, attouchements par lesquels, avec un geste prescrit des doigts, une mudrâ, un mantra recélant l'influx divin est « déposé » et est censé par là même apporter ce qu'il représente, imprégner de sa puissance ou même transformer l'endroit ou l'objet attouché. Comme le japa, le rite de nyasa tend à la multiplication. Quand il précède le culte ou fait partie d'un mantrasadhana, des dizaines de séries d'impositions peuvent se succéder, renforçant ainsi la déification du pratiquant.

    Cette déification est un trait essentiel du culte (pûjâ) tantrique des divinités. Celui-ci suppose l'identification préalable de l'officiant à l'être à adorer : « Seul un dieu peut adorer un dieu », dit l'adage. Un ensemble d'actes rituels sera ainsi accompli pour « remplacer » le corps humain de l'officiant par un « corps divin » formé d'éléments purs où la déité pourra résider, l'actant du rite se faisant alors un culte à lui-même (atmapûjâ) – nommé aussi « sacrifice intérieur » (antaryaga) – en tant que divinité. Celle-ci, présente dans le corps ainsi transformé, sera rituellement transférée dans le support matériel du culte (image, diagramme ou autre), généralement avec le souffle de l'officiant. Le culte « extérieur » peut alors se faire.

    Le culte intérieur est proprement tantrique. Il est absent de la pûjâ hindoue ordinaire [2]. Réalisé par des visualisations (dhyâna [représentation mentale d'une divinité]) et par des méditations liées au contrôle de la respiration, c'est en réalité une pratique relevant du yoga, lequel, sous des formes appropriées, fait partie intégrante de la pûjâ comme de nombre d'autres rites tantriques. Le yoga, en effet, assure ou renforce la participation somato-psychique de l'officiant au rite qu'il accomplit ; or une telle participation est essentielle dans la vision tantrique du culte. Pour aider encore à cette participation, ou pour la symboliser davantage, l'officiant doit très généralement porter des vêtements et des ornements semblables à ceux de la déité adorée ou adopter l'allure de celle-ci. Par là s'expliquent, dans le cas de divinités féminines, le transvestisme, ainsi que le comportement étrange caractéristique de certains vrata (« vœux » [observances]) tantriques, qui vont parfois jusqu'à mettre leurs adeptes tout à fait en marge de la société.

    Le culte tantrique suit d'une façon générale l'ordre du culte hindou ordinaire – lequel, de nos jours, n'est toutefois jamais entièrement exempt d'éléments tantriques, sauf à en avoir été délibérément purgé. Il fait usage en partie des mêmes objets. Il faut noter à cet égard, pour le shivaïsme, que le linga, symbole (originellement phallique) de Shiva, n'a rien de tantrique. Ce qui l'est, c'est de le comprendre comme uni par son socle au yoni [vulve] de la Déesse. Les sacrifices d'animaux, d'autre part, sont une vieille tradition indienne, remontant au Veda, mais ils subsistent aujourd'hui surtout – pas exclusivement – en contexte tantrique. Si les divinités les plus « orthodoxes » sont « végétariennes », celles qui ne le sont pas ne sont pas forcément tantriques. Il y a, dans le tantrisme comme dans tout l'hindouisme, des pratiques de hautes et de basses castes. Le tantrisme n'est pas de l'hindouisme « populaire ». Il est, au contraire, lié à la tradition savante, même s'il en apparaît comme une forme plutôt déviante.

    L'usage de diagrammes (mandala, yantra, çakra), s'il remonte lui aussi par certains côtés au védisme, est un trait caractéristique des cultes tantriques, hindous et bouddhiques. De plan carré et quadrillé, ou faits d'enceintes circulaires ou triangulaires dans un carré (ou inversement), ces diagrammes sont tracés rituellement. Ils sont faits de matières périssables ou durables et peuvent être de toutes tailles : c'est un petit objet ou une enceinte dans laquelle entre l'officiant, mais il délimite toujours une aire sacrée, centrée, orientée, où la déité est appelée à résider pour la durée du rite, qu'elle y soit présente en image (symbolisée par un objet, vase ou autre) ou mentalement visualisée. Ce n'est ordinairement qu'une surface organisée où se déroule un rite, mais ce peut aussi (plus rarement) être un symbole de la divinité dans son activité cosmique. Construit avec l'aide de mantras, il contient un panthéon que l'officiant adorera en allant de l'extérieur vers le centre, accomplissant ainsi un parcours qui va du monde ordinaire à la divinité suprême. De tels mandalas ou autres diagrammes peuvent être intériorisés par la méditation et servir, moyennant une pratique de yoga particulière, à s'unir au jeu cosmique de la déité.

    Typique du culte tantrique est enfin l'emploi, en guise d'offrande, des pañcatattva, « les cinq éléments », ou pañchamakâra, « les cinq lettres ma » : viande [mâmsa], poisson [matsya], alcool [madya], graines [mudrâ] et union sexuelle [maithuna] (dont les noms sanskrits commencent par ma). Les 4 premiers, offerts à la déité, sont ensuite consommés par l'officiant. Le cinquième peut consister en une union sexuelle rituelle avec une jeune femme préalablement initiée et « transformée » par des nyasa et autres rites. L'offrande est alors celle des sécrétions nées de cette union – si elle est effectivement réalisée. Ce rite sexuel peut être collectif, formant alors une chakrapûjâ, « culte en cercle », fait avec des « yoginîs » [partenaires féminines des yogin, adeptes initiés] : de ce rite très secret et sans doute rare, on a dit qu'il avait dégénéré en orgies.

    En fait, ces pratiques sexuelles, très ritualisées et compliquées, ne sont pas plus de simples ébats amoureux que des techniques érotiques raffinées. Comme le dit le Hevajratantra bouddhique, on ne les pratique pas pour y trouver du plaisir. Elles ont toujours été réservées à quelques initiés. Il s'agit de l'utilisation à des fins de puissance et de libération d'une pulsion particulièrement forte et profonde et qui, en outre, reproduit au niveau humain l'acte du désir divin qui a donné naissance au monde. D'autres mouvements intenses de l'être – peur, colère, haine, etc. – peuvent aussi être mis en jeu par des techniques tantriques visant à faire atteindre l'absolu par la dissolution du moi social résultant d'un choc émotif (techniques qu'on trouve aussi dans le bouddhisme tantrique).

    L'esprit du tantrisme est, en effet, celui de l'utilisation des éléments du monde, not. du kama, le désir, pour échapper aux limitations du monde. Il vise aussi, dans certains cas du moins, en violant au maximum les règles du comportement « normal », not. celles qui sont relatives à la pureté rituelle et au respect de l'ordre des castes, à plonger dans le chaos de l'impureté et du désordre, libérant ainsi des forces obscures, dangereuses, mais suprêmement efficaces, que bride habituellement la vie sociale. Ainsi le tântrika atteint-il à la toute-puissance et à la libération. Il ne faut toutefois pas voir là le tout du tantrisme, où l'élément de participation à la joie ou à la fécondité cosmique est sans doute plus important que l'élément transgressif.

    On est, dans ces cas extrêmes, à la limite du magique et du religieux, 2 éléments – si on peut les distinguer – que le tantrisme associe toujours plus ou moins. Il faut citer à cet égard les « six actions [magiques] » (satkarmani) : enchanter, pacifier, immobiliser, tuer, etc., décrites dans la plupart des textes tantriques, le plus souvent à propos de rites religieux. Ces derniers, de fait, à côté des rites obligatoires (dits nitya), comportent des rites optionnels (kamya), accomplis en vue d'une fin intéressée, mondaine ou non, dont des rites agressifs, destructeurs, qu'on accomplira pour soi ou pour les autres. Certes, ces rites « cruels » (krura) sont parfois condamnés, mais ils existent normalement. C'est qu'il ne s'agit jamais, dans la vision énergétique du cosmos qui est celle du tantrisme, que de mettre en jeu une énergie divine qui n'a par elle-même pas de connotation morale. Des procédés tantriques sont également utilisés dans l'alchimie et ils forment une branche de la médecine traditionnelle indienne.

    L'énergie cosmique omniprésente qui anime aussi l'être humain prend chez ce dernier (tout en restant cosmique) la forme de la kundalinî. Celle-ci, imaginée comme un serpent femelle lové à la base de la colonne vertébrale, peut soit s'élever d'elle-même, soit, surtout, être éveillée par des techniques yogiques corporelles et mentales appropriées. Elle monte alors en traversant des centres du « corps subtil » [âme du corps], nommés « roues » (çakra) ou « lotus » (padma). Elle les « perce » successivement et, atteignant le sommet de la tête (ou allant encore au-delà), elle s'unit au principe divin masculin. Ainsi est réalisée l'union des 2 pôles de la divinité et donc, pour le yogin, est obtenue la fusion en l'absolu. Celui en qui cela se produit s'éveille à des plans de conscience de plus en plus élevés correspondant aux çakra et mis en corrélation avec des niveaux du cosmos comme avec des divinités.

    Il vit donc un processus de « cosmisation » et de divinisation mentale ainsi que corporelle. Cette pratique suppose toujours l'énoncé de mantras, formes phonétiques de l'énergie divine. L'énergie kundalinî est aussi celle de la Parole (vâc). Son éveil correspond donc à l'apparition des plans cosmiques de la parole comme à la naissance en l'homme du langage. Il s'accompagne de phénomènes psychophysiologiques divers. Apparaissent aussi des pouvoirs surnaturels, puisque ceux-ci sont liés aux niveaux de conscience. La montée de la kundalinî peut être provoquée par le yoga sexuel, la fusion en l'absolu coïncidant avec l'orgasme : on trouve cela not. dans le « Grand Sacrifice » (mahayaga) du Kula.

    L'image du serpent ascendant de la kundalinî, qui se rattache à un fonds archaïque, est essentielle au yoga tantrique. Elle intervient dans nombre de pratiques et dans le culte. Il n'y a pas d'ascèse yogique tantrique faite avec un mantra sans la montée de la kundalinî. Celle-ci donne lieu parfois à une extraordinaire création d'images mentales, corporellement ressenties dans la mesure où elles sont liées à la structure du « corps subtil », avec ses (72 000 !) canaux et tous ses centres, représentation fantasmatique dont l'adepte vit le déroulement en lui et hors de lui avec le mouvement et l'immobilisation des souffles vitaux (prâna). Que cette pratique implique ou non l'union sexuelle, on rencontre là certaines des formes les plus curieuses et les plus intenses du yoga tantrique.


    6. Le tantrisme bouddhique

    tantri10.jpgLes pratiques et spéculations qu'on vient de voir sont aussi étrangères que possible à l'esprit du bouddhisme ancien, qui condamnait l'idolâtrie et la croyance à l'efficacité des rites. Elles se retrouvent pourtant, sous des formes très voisines, dans le Mahâyâna. Peut-être né – développé en tout cas – comme le tantrisme hindou dans la zone himalayenne, le bouddhisme tantrique a dû s'établir en Inde vers le IIIe ou IVe siècle. Il y dura jusqu'au XIIe siècle, où il disparut sous les coups de l'islam. Au cours de cette période, il se répandit en haute Asie, en Chine puis au Japon et en Asie du Sud-Est, régions où il est parfois encore actif (ainsi, dans la secte Shingon au Japon). Secondaire, peut-on penser, par rapport au tantrisme hindou (bien que des interactions [hindhouisme-bouddhisme] aient dû se produire [une partie du canon bouddhique tibétain, le Kanjur, est faite de textes shivaïtes, venant sans soute du Cachemire, traduits du sanskrit en partie par des brahmanes entre le VIIe et le VIIIe s.]), il est attesté avant lui, des éléments tantriques (ou « prototantriques ») se rencontrant dès le IVe siècle en Chine. Nous savons par les pèlerins chinois qu'il était largement présent en Inde au début du VIIIe siècle, en particulier dans la célèbre université bouddhique de Nalanda. La période du VIIe au XIIe siècle paraît avoir été celle de sa plus grande floraison.

    On ne saurait dire comment il est né. Sans doute apparut-il d'abord dans de petits groupes marginaux (en contact peut-être avec des renonçants hindous), pour venir au grand jour plus tard, sans doute vers le VIIe siècle, lorsque la pensée philosophique du Mahâyâna (dont les maîtres ne lui étaient guère favorables) eut perdu de sa force créatrice. Le tantrisme bouddhique reste toutefois lié à cette philosophie, car il a conservé l'enseignement fondamental des écoles madhyamika et yogacara sur la sunyata, la vacuité, qui est la réalité ultime, et sur le fait que tout ce qui constitue le monde n'a en définitive d'autre nature que celle du nirvâna, l'absolu au-delà de l'existant et du non-existant. Cette métaphysique, apparemment négatrice de toute chose, loin de gêner le foisonnement des divinités, des rites, des pratiques magiques, alchimiques ou autres, l'a au contraire favorisé. En effet, si samsâra et nirvâna ne sont en réalité que des états de la conscience, troublée ou pure, il devient normal d'utiliser les moyens du monde – le samsâra – pour atteindre le nirvâna, qui y est déjà présent, invisible seulement pour l'ignorant.

    Le bouddhisme avait, d'autre part, repris les anciennes spéculations indiennes sur les corrélations micro-macrocosmiques : inséparable de l'univers, l'homme en retrouve en lui les niveaux, qu'il peut revivre par une ascèse adaptée, laquelle, du plan humain, l'amènera à un absolu qui est en lui. Le Buddha, en son essence – conçue comme cet absolu –, est présent en l'homme. Il n'est que de l'y appréhender et, là encore, l'utilisation des moyens du monde et not. des pulsions humaines se trouvera justifiée. Le corps ne sera pas rejeté, mais transformé, cosmisé. On y vivra directement l'équivalence samhâra [résorption cosmique] / nirvâna en arrivant finalement, par des pratiques à la fois spirituelles, corporelles-mentales et rituelles (cette coalescence des procédés étant caractéristiquement tantrique) à l'Éveil parfait, au-delà de toute dualité. Un tel état, où tous les opposés sont dépassés, où est réalisée la tathata (l'« ainsité » : le fait que tout est « ainsi », c'est-à-dire au-delà de toute définition conceptuelle), a reçu not. le nom de yuganaddha.

    Le tantrisme bouddhique s'est constitué un panthéon où, d'un premier principe absolu (mais insubstantiel), le Vajrasattva, l'Être adamantin, nommé aussi Buddha primordial, Adibuddha, émanent 5 Buddhas (les Jina) régnant chacun sur un secteur du cosmos, ayant sa parèdre, son mantra, sa mudrâ, associés chacun à un Buddha « humain » et à un Bodhisattva, ayant enfin une « famille » (kula) de déités souvent féminines et redoutables : on a là un panthéon hiérarchisé analogue à celui de l'hindouisme tantrique, avec lequel il partage d'ailleurs certaines déités.

    Dans les rites sont utilisées les mêmes pratiques, ou presque, que dans l'hindouisme. Les mantras, surtout monosyllabiques, parfois nommés dharani (« porteuse »), y sont efficaces et y sont utilisés de la même manière, not. dans des répétitions liées à des visualisations et à des pratiques de yoga. Les mudrâ, nombreuses, y ont le même rôle symbolique (le mot mudrâ y désigne toutefois aussi la partenaire des rites sexuels, parfois nommée mahamudrâ en tant qu'identique à la Prajña, la Sapience, aspect féminin du suprême.) Les visualisations y ont une valeur particulière puisqu'on est dans un système de pensée où tout est création de l'esprit : l'officiant crée les dieux qu'il adore, ou les résorbe en lui.

    Les mandala ont un rôle considérable. Paradigmes de l'évolution cosmique, ils représentent en effet l'identité essentielle du samsâra et du nirvâna : « Le mandala, dit un tantra, est l'essence même de la Réalité. » Leur construction forme parfois un rituel de longue durée. Le yoga du bouddhisme tantrique, enfin, ne diffère que peu de celui de l'hindouisme. Il n'a que 4 çakra, mis en correspondance avec 4 « corps » (kaya) du Buddha, la structure du corps subtil rejoignant ainsi celle de l'univers spirituel, cependant que les « souffles » (prâna), dont le mouvement éveille la « conscience d'éveil » (bodhicitta), sont en correspondance avec le mouvement de l'énergie cosmique. Le même schéma anthropocosmique est mis en œuvre par les pratiques de yoga sexuel, où la félicité née de l'union avec la partenaire fait parvenir à la « grande félicité » (mahasukha), qui est aussi bien physique que mystique.

    Les similitudes entre pratiques bouddhiques et hindoues s'expliquent à la fois par le développement des 2 tantrismes dans le même fonds commun indien et, dans certains cas, par une importante influence shivaïte. Les Yoganuttaratantra bouddhiques, en effet, sont directement inspirés de textes shivaïtes kâpâlika, avec des cultes de Yoginîs et des pratiques tout à fait identiques. Il est à noter toutefois que, dans le bouddhisme, l'élément féminin, la prajña, la sapience – par opposition au moyen, upaya, masculin – tout en étant efficace, n'a pas le même dynamisme spontané que la shakti hindoue : c'est l'upaya qui l'éveille.

    On distingue dans le tantrisme bouddhique divers « véhicules » (yana), ou doctrines (naya). Il y aurait ainsi fondamentalement un « Véhicule des Mantras » (Mantrayana - ou Mantranaya), pouvant remonter au IVe siècle, où se serait élaboré l'essentiel des pratiques et spéculations et d'où serait issu le Vajrayana (Véhicule de Diamant »), le vajra, foudre ou diamant, symbolisant la Réalité suprême, personnalisée en Vajrasattva, l'Être adamantin. S'y ajoutent le Sahajayana (« Véhicule de l'Inné ») et le Kalaçakrayana (« Véhicule de la Roue du temps »). Tout le bouddhisme tibétain, comme celui du Bhoutan et du Népal, est tantrique.

    Le Sahajayana est intéressant à plusieurs titres. Ses textes sont en langues populaires - aprabhramsa et vieux bengali - et non en sanskrit : ce n'est pas une tradition savante. Ses adeptes étaient soit des renonçants au comportement étrange, errant avec leur parèdre, soit des hommes restés dans le monde, mais sorciers. Il incarnait donc une sacralité transgressive et marginale, des pratiques et une idéologie analogues existant d'ailleurs en milieu hindou chez les Vaisnava-sahajiya. C'était une voie ésotérique extrême, prônant l'appréhension directe de la Réalité innée (sahaja) présente en sa spontanéité en chacun dans la « conscience d'éveil » (bodhicitta), la « grande félicité » (mahasukha) de l'Éveil étant identique à celle de l'union sexuelle.

    Le Kalaçakra apparut vers le Xe siècle, not. au Cachemire. Il développe et absolutise la notion de l'Adibuddha, au point de la rendre proche de celle du brahman. Il le décrit comme « Un sans second » et comme « source de la roue du temps », c'est-à-dire de tout le devenir. Il forme ainsi presque une religion à part du bouddhisme. Il a, en particulier, une pratique de yoga par laquelle l'adepte met son souffle en correspondance avec les rythmes cosmiques – ceux du temps : kala – et par là se les assimile pour finalement les dépasser et s'unir à l'absolu, « instant unique, incomparable et indivis » : une pratique tout à fait semblable existe dans le shivaïsme. Un rituel curieux de cette école est celui de l'« entrée en frénésie », ou « possession par une [divinité] redoutable » (krodhâvesa) ; l'adepte s'y laisse posséder par toutes les forces obscures et violentes dormant en lui pour en triompher et les apaiser et, ainsi purifié, devenir apte à recevoir l'initiation. Le Kalaçakra se prolongea au Cachemire, avec d'autres écoles bouddhiques, jusque vers le XIVe siècle. Il fut introduit, de là, au Tibet, aux Xe-XIe siècles.

    [Ci-dessus : Ascète tantrique - Rare photo d'un yogi tibétain pratiquant le Chöd, rituel d'offrande réalisé dans les cimetières. Il tient dans sa main droite un double tambour à fouet, censé représenté le claquement de la foudre et dans sa main gauche, une trompe taillée dans un fémur humain, dont le son a la vertu de subjuguer les démons.]

     

    ► André Padoux, Dictionnaire du bouddhisme, Albin Michel/Encyclopædia Universalis, 1999, p. 535 sq.

    ct210.jpg◘ Note en sus :

    1 : « Dans le domaine de l'acquisition et de la manipulation de la puissance, (...) il nous faut revenir sur les siddhi, les pouvoirs surnaturels [usés lors d'opérations rituelles]. Ils sont importants car ils ne sont pas le privilège des seuls magiciens ou de quelques êtres d'exception. Tout siddha possède des siddhi. Mais quasiment tous les textes tantriques prescrivant le culte de déités affirment que suivre leur enseignement donne des pouvoirs et la libération (bhuktimuktipradâ). La libération en cette vie (jîvanmukti) tantrique est à la fois dépassement du monde et pouvoir sur le monde. En fait, tout maître spirituel, qu'il soit ou non libéré, est considéré comme ayant des pouvoirs : cela reste vrai aujourd'hui (et pas seulement dans le domaine tantrique). Ces pouvoirs, le libéré vivant peut les rejeter comme liés à un monde qu'il a dépassé, mais il les possède : l'omniscience est libération ; elle est aussi, au moins en principe, omnipotence. C'est vrai dans tout l'hindouisme – et même au-delà », A. Padoux, Comprendre le tantrisme : les sources hindoues, Albin Michel, 2010, p. 211-212.

    2 : « Parmi les pratiques, l'adoration rituelle des divinités, la pûjâ, est d'origine tantrique. On peut dire qu'elle est toujours tantrique dans sa structure, mais pas toujours dans son esprit, car une pûjâ peut ne pas s'adresser à une déité tantrique. L'omniprésence des mantras avec les spéculations qui l'accompagnent – le mantrashâstra –, comme le fait que la forme la plus haute des divinités soit celle d'un mantra, ainsi que l'importance de tout ce qui a trait à la parole, vâc, sont tantriques (même si les origines en sont védiques) » (ibid., p. 41).

     

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    Petit dossier pédagogique

    Exemple de réception du tantrisme : Julius Evola

     

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    Connaissance et puissance

    evola_10.jpgEn donnant, comme nous l’avons vu, une valeur particulière à l’action réalisatrice, le tantrisme reprend sous une forme accentuée une conception, ou une idée de la connaissance, qu’on peut dire « traditionnelle » : elle est attestée, en effet, non seulement dans l’aire hindoue depuis les origines, mais aussi dans d’autres civilisations traditionnelles de type supérieur qui se sont développées avant l’avènement de la civilisation moderne, et où il s’agissait d’une connaissance non pas profane mais métaphysique. Il n’est pas inutile d’indiquer brièvement les implications de cette conception.

    Pour ce qui est de l’Inde, elle a connu une métaphysique qui se base sur la « révélation » (âkâçâni çruti), ce terme étant pris ici dans un sens différent de celui qui a dans les religions monothéistes, où il se rapporte à quelque chose que la divinité a fait connaître à l’homme et que celui-ci doit accepter purement et simplement, et où une organisation (l’Église chrétienne par ex.) en garde le dépôt sous forme de dogme.

    La çruti est, au contraire, l’exposé de ce qui a été « vu » puis révélé (rendu connu) par certaines personnalités, les rshi comme on les appelle, dont la haute stature sert de base à la tradition. Rshi, de drç = voir, veut dire exactement « celui qui a vu ». Les Vedas eux-mêmes, considérés comme le fondement de toute la tradition orthodoxe hindoue, tirent leur nom de vid, qui veut dire voir et, en même temps, savoir : un savoir éminent et direct qui, par analogie, est assimilé à un voir ; dans l’Occident ancien, d’ailleurs, dans l’Hellade, la notion d’« idée » en est l’équivalent, qui, par sa racine id, identique à celle du sanscrit vid (d’où vient Veda), renvoie aussi à une connaissance par vision.

    La tradition, sous forme de çruti, enregistre donc et propose ce que les rshi ont « vu » directement, selon une vision qui se rapporte à un plan supraindividuel et suprahumain. La base de toute la métaphysique hindoue, dans ce qu’elle a d’intérieur et d’essentiel, n’est rien d’autre.

    Devant un savoir qui se présente en ces termes, on doit avoir la même attitude que devant quelqu’un qui affirme qu’il y a des choses précises dans un continent que soi-même on ne connaît pas, ou devant un physicien qui expose les résultats de certaines de ses expériences. On peut y prêter foi en s’en remettant à l’autorité et à la véracité du témoignage, ou on peut vérifier personnellement la vérité de ce qui a été rapporté, soit en entreprenant un voyage, soit en réunissant toutes les conditions nécessaires pour accomplir soi-même une expérience de laboratoire. Devant ce que dit un rshi, à moins de refuser de se désintéresser de tout ce qui a un lien quelconque avec une « métaphysique », ce sont là les 2 seules attitudes sensées à adopter, car il ne s’agit pas de concepts abstraits, de « philosophie » au sens moderne, ou de dogmes, mais bien d’une matière dont l’existence est vérifiable, où la tradition offre même les moyens et indique les disciplines grâce auxquels on est en état de vérifier de façon évidente, directe et personnelle, la réalité de ce qui est communiqué. Il semble que, dans l’Occident chrétien, pareil point de vue expérimental n’ait été admis que pour la mystique (laquelle, cependant, ne fait pas partie du genre de connaissances dont nous nous occupons, à cause de son fond plus émotif que noétique, et du cadre « religieux » et non métaphysique qui est le sien) que la théologie définit comme cognitio experimentalis Dei, la désignant ainsi comme quelque chose qui va au-delà tant du simple « croire » que de l’agnosticisme.

    Or, l’orientation des Tantra s’inscrit dans cette ligne. Ils affirment à maintes reprises qu’un simple exposé théorique de la doctrine n’a aucune valeur ; que ce qui importe pour eux, c’est surtout la méthode pratique de réalisation, les moyens et « rites » à l’aide desquels certaines vérités peuvent être reconnues comme telles. C’est pourquoi ils aiment à se définir comme sâdhana-çâstrasâdhana vient de la racine sâdh qui veut dire application du vouloir, effort, exercice, activité dirigée vers l’obtention d’un résultat donné. C’est un auteur tantrique qui souligne que « la raison de l’incompréhension des principes du tantrisme (tantra-çâstra) réside dans le fait qu’ils ne deviennent intelligibles qu’à travers le sâdhana ». Il ne suffit pas ainsi, par ex., de s’en tenir à la théorie selon laquelle le Moi profond – l’âtman – et le principe de l’univers, le Brahman, sont une même chose, ou de « rester à ne rien faire en pensant de façon vague au grand éther fait de conscience » ; les Tantra refusent de considérer cela comme une connaissance. L’homme doit, au contraire, se transformer, donc agir, pour connaître vraiment. D’où le mot d’ordre de Kriyâ, ou action. Le tantrisme bouddhique, le Vajrayâna, exprime cette même idée de façon crue, plastique, en la symbolisant par l’union sexuelle de la « méthode efficace » (upâya) et de la connaissance illuminante prajnâ, dans laquelle la première joue le rôle masculin.

    Les formes supérieures du tantrisme adoptent le même point de vue, dans le culte d’abords et, en outre, non seulement en métaphysique, dans la connaissance sacrée et transfigurante, mais aussi dans leur conception de la connaissance de la nature. Pour ce qui est du culte, nous verrons le sens spécial que prend pûjâ dans le tantrisme, avec un ensemble d’évocations et d’identifications rituelles et magiques. Par ailleurs, le principe tantrique veut qu’on ne puisse adorer un dieu qu’en « devenant » ce dieu, ce qui nous renvoie une nouvelle fois à l’expérimentation et qui tranche avec les cultes religieux de type dualiste.

    En ce qui concerne les sciences de la nature, il y aurait long à en dire et il faudrait insister de façon générale sur l’opposition entre la connaissance à caractère « traditionnel » et la connaissance de type moderne, dite « scientifique ». Ici, le tantrisme n’est pas seul en question ; il se réfère aux traditions qui l’ont précédé et dont il a repris, adopté et développé les enseignements et principes fondamentaux pour fixer sa cosmologie et sa doctrine de la manifestation.

    Voici, brièvement, la situation. Dans la perspective moderne (qui caractérise, du point de vue hindou, la phase la plus poussée de l’« âge sombre »), l’homme peut connaître directement la réalité dans les seuls aspects qui lui en sont révélés par les sens et leurs prolongements que sont les instruments scientifiques – dans ses aspects « phénoménaux », pour emprunter la terminologie d’une certaine philosophie. Les sciences « positives » réunissent et ordonnent les faits de l’expérience sensorielle, après avoir procédé à un certain tri parmi ceux-ci (excluant ceux qui ont un caractère qualitatif, et n’adoptant que ceux qui sont susceptibles d’être mesurés, « mathématisés »), puis aboutissent par la méthode inductive à certaines connaissances et à certaines lois qui, en elles-mêmes, ont un caractère abstrait, conceptuel : elles ne correspondent plus à une intuition, à une perception directe, ou une évidence intrinsèque. Leur vérité est indirecte et conditionnée ; elle dépend de vérifications expérimentales qui, à un moment donné, peuvent imposer aussi la révision complète du système précédent et sa refonte dans de nouvelles dimensions.

    Dans le monde moderne, outre les sciences de la nature, il y a la « philosophie » ; mais ce caractère d’abstraction et de pure spéculation conceptuelle est encore plus visible chez elle ; spéculation qui, d’ailleurs, se morcelle en une multiplicité discordante de systèmes élaborés par des penseurs isolés dont la subjectivité divagante des « philosophes » ignore les limites imposées par la méthode scientifique moderne. Il faut donc reconnaître que le monde de la philosophie est « irréaliste » au plus haut point. L’alternative semble être la suivante : ou une connaissance directe et concrète liée au monde sensoriel, ou une connaissance qui prétend aller au-delà du monde « phénoménal » et de l’apparence, mais qui est abstraite, cérébrale, uniquement conceptuelle et hypothétique (philosophie et théories scientifiques).

    Cela signifie qu’a été abandonné l’idéal d’un « voir » ou d’un connaître direct portant sur l’essence de la réalité et ayant un caractère « noétique » objectif ; idéal qu’avait encore conservé la conception médiévale de l’intuitio intellectualis. Il est intéressant de voir que, dans la philosophie critique européenne (Kant), l’intuition intellectuelle est considérée comme la faculté qui, précisément, pourrait saisir, non les « phénomènes », mais les essences, la « chose en soi », le noumène ; mais cela uniquement afin d’en priver l’homme (comme l’avait déjà fait la scolastique) et pour mettre en lumière, par contraste, ce qui, selon Kant, serait seul possible pour l’humain : la simple connaissance sensorielle et le savoir scientifique, dont nous avons indiqué le caractère abstrait, non intuitif, et le fait qu’ils peuvent montrer, avec un haut degré de précision, comment agissent les forces de la nature, mais non ce qu’elles sont.

    Or, les enseignements sapientiaux, et donc ceux de l’Inde, estiment que cette limite peut être franchie. Comme nous le verrons, on peut dire du yoga classique qu’il offre dans ses articulations yogânga des méthodes pour la dépasser systématiquement. Le principe fondamental est le suivant : il n’existe pas un monde des « phénomènes », des apparences sensibles, et, derrière celui-ci, impénétrable, la réalité vraie, l’essence ; il existe une donnée unique, qui possède diverses dimensions, et il existe une hiérarchie de formes possibles dans l’expérience humaine (et surhumaine) où ces dimensions se découvrent peu à peu jusqu’à permettre de percevoir directement la réalité essentielle. Le type, ou idéal, de connaissance qu’est la connaissance directe (sâkshâtkrta, aparokshajnâna) d’une expérience réelle et d’une évidence immédiate (anubhava), subsiste dans chacun de ces divers degrés. Comme on l’a dit, l’homme ordinaire, surtout celui des temps derniers, du kali-yuga, n’a une connaissance de ce genre que dans l’ordre de la réalité physique sensorielle. Le rshi, le yogin ou le siddha tantrique vont plus loin dans le cadre de ce qu’on peut définir comme une « experimentalism » intégral et transcendantal. Il n’existe pas, de ce point de vue, une réalité relative et, au-delà, une réalité absolue impénétrable, mais il y a pour percevoir une réalité unique, un mode fini, relatif, conditionné, et un mode absolu.

    Le lien direct entre cette théorie traditionnelle de la connaissance et l’exigence pratique que le tantrisme met au premier plan est évident. En effet, il s’ensuit que toute voie vers une connaissance supérieure est conditionnée par une transformation de soi-même, par un changement existentiel et ontologique de niveau, donc par l’action, le sâdhana. Cela est en net contraste avec la situation générale du monde moderne. En fait, il est évident que si, par ses applications techniques, la connaissance moderne de type « scientifique » donne à l’homme des possibilités multiples et grandioses sur le plan pratique et matériel, elle le laisse démuni sur le plan concret. Par ex., si, dans le domaine de la science moderne, l’homme arrive à connaître approximativement la marche et les lois de constance des phénomènes physiques, sa situation existentielle n’en est pas changée pour autant. En premier lieu, les éléments fondamentaux de la physique la plus avancée ne sont qu’intégrales et fonctions différentielles, c’est-à-dire des entités algébriques dont, en toute rigueur, l’homme ne peut même pas affirmer qu’il en a une image intuitive ni même un concept, car ce sont de purs instruments de calcul (l’« énergie », le « masse », le constante cosmique, l’espace courbe, etc., ne sont que des symboles verbaux). En deuxième lieu, après avoir « connu » tout cela, le rapport réel de l’homme avec les « phénomènes » n’est pas changé ; et cela vaut même pour le savant qui élabore des connaissances de ce type et pour le créateur de cette technique : le feu continuera à les brûler ; les modifications organiques et les passions à troubler leur âme ; le temps à les dominer de sa loi ; le spectacle de la nature ne leur dira rien de nouveau, au contraire, il leur apportera moins qu’à l’homme primitif car la « formation scientifique » de l’homme civilisé moderne désacralise entièrement le monde, le pétrifie dans le fantasme d’une extériorité pure et muette qui, à part le savoir de type scientifique, n’admet au plus que des faits subjectifs, tels que les émotions esthétiques et lyriques du poète et de l’artiste qui n’ont évidemment valeur ni de science, ni de métaphysique.

    L’alibi le plus courant de la science moderne porte sur la puissance, et cet argument mérite d’être pris en considération dans le contexte présent, étant donné le rôle que jouent dans le tantrisme et dans les courants semblables la Çakti en tant que puissance et les siddhi, les « pouvoirs ».

    La science moderne, prétend-on, prouverait sa valeur par les résultats positifs qu’elle a obtenus et, en particulier, en mettant à la disposition de l’homme une puissance dont on dit qu’on n’a jamais vu sa pareille dans toutes les civilisations précédentes. Mais il y a là un malentendu sur ce qu’on entend par puissance ; on ne fait pas la différence entre la puissance relative, extérieure, inorganique, conditionnée et la puissance vraie. Il est évident que toutes les possibilités qu’offrent la science et la technique à l’homme du kali-yuga ressortissent exclusivement du premier type de puissance ; l’action réussit uniquement parce qu’elle se conforme à des lois déterminées que les recherches scientifiques lui ont signalées, qu’elle présuppose et respecte scrupuleusement. Il n’existe donc pas une relation directe entre cette action et l’homme, le Moi et sa volonté libre ; entre l’un et l’autre il y a, au contraire, une série d’intermédiaires qui ne dépendent pas du Moi et qui sont cependant nécessaires pour atteindre à ce qu’on veut. Il ne s’agit pas seulement d’engins et de machines, mais bien de lois, de déterminismes naturels qui sont tels qu’ils sont mais pourraient être autrement, qui restent incompréhensibles dans leur essence, ce qui fait qu’au fond cette sorte de puissance de type mécanique reste précaire. Elle n’appartient en aucune manière au Moi et n’est pas puissance sienne. Ce qui a été dit de la connaissance scientifique s’applique ici aussi : elle ne change pas la condition humaine, la situation existentielle de l’individu, et ne présuppose ni n’exige aucun changement en de domaine. C’est une chose surajoutée, juxtaposée, qui ne comporte aucune transformation de ce qu’on est. Personne ne peut affirmer que l’homme fait montre de supériorité quand, employant un moyen technique quelconque, il devient capable de ceci ou de cela : maître de la bombe atomique, capable de désintégrer une planète en appuyant sur un bouton, il ne cesse d’être un homme et de n’être qu’un homme. Il y a pire : s’il arrivait que, par quelque cataclysme, les hommes du kali-yuga fussent privés de toutes leurs machines, ils se trouveraient probablement, dans la plupart des cas, dans un état de plus grande impuissance devant les forces de la nature et des éléments, que le primitif non civilisé. Parce que les machines, justement, et le monde de la technique ont atrophié les vraies forces humaines. On peut dire que c’est par un véritable mirage luciférien que l’homme moderne a été séduit par la « puissance » dont il dispose et dont il est fier.

    Tout autre est la puissance qui ne suit pas les lois de la nature, mais les plie, les change, les suspend et qui appartient directement à certains êtres supérieurs. Cette puissance, cependant, comme la connaissance dont on a parlé, est subordonnée au changement de la condition humaine, au changement de la limite constituée par le Moi que les hindous appellent « physique » (bhûtâtman = Moi élémentaire). L’axiome de tout le yoga, du sâdhana tantrique et des disciplines analogues est nietzschéen : « L’homme est quelque chose qui peut être dépassé », mais il est prit très au sérieux. De même que, dans l’initiation en général, on admet pas que la condition humaine soit un destin, on accepte pas de n’être qu’un homme. Le dépassement de la condition humaine qu’envisagent ces disciplines est aussi, à des degrés divers, la condition nécessaire pour l’obtention d’une puissance authentique, pour l’acquisition des siddhi. À proprement parler, les siddhi ne sont pas un but (les considérer comme tel est au contraire bien souvent tenu pour une déviation), elles découlent comme une conséquence naturelle du status existentiel et ontologique supérieur auquel on atteint et, loin d’être surajoutées et extrinsèques, elles sont le sceau d’une supériorité spirituelle (il est intéressant de voir que siddhi signifie non seulement « pouvoirs extraordinaires », mais aussi « perfections »). Elles sont personnelles, intransmissibles, et non « démocratisables ».

    C’est là donc la différence profonde qui distingue les 2 mondes, le traditionnel et le moderne. La connaissance et le pouvoir cultivés par le monde moderne sont « démocratiques », ils sont à la disposition de quiconque a suffisamment d’intelligence pour faire siennes dans les établissements d’enseignement les vues des sciences modernes sur la nature ; il suffit d’une certaine adresse qui n’engage nullement le noyau le plus profond de l’être pour savoir adopter les moyens d’action mis à la disposition de la technique : un pistolet aura le même effet entre les mains d’un fou, d’un soldat ou d’un grand homme d’état, et de même chacun d’eux peut être transporté par avion en quelques heures d’un continent à l’autre. On peut dire que cette « démocratie » même est le principe guide de l’organisation systématique de la science de type moderne et de la technique. Tandis que, dans l’autre cas, comme nous l’avons vu, la différence réelle entre les êtres est la base d’une connaissance et d’un pouvoir inaliénables, non communicables, donc exclusifs et « ésotériques » par leur nature même et non par artifice : il s’agit d’une culmination exceptionnelle qui ne peut se partager avec toute une société. On ne peut offrir à la société que des possibilités d’ordre inférieur ; celles, précisément, qui se sont développées jusqu’à la fin du dernier âge, dans une civilisation qui, en effet, ne ressemble à aucune autre. Dans les civilisations traditionnelles, ces possibilités matérielles mises à part (dont les limites étroites étaient dues surtout au peu d’intérêt qu’on leur portait), qui le voulait pouvait développer des activités artistiques (souvent à un point remarquable, en particulier en architecture) et, en général, celle-ci étaient caractérisées par les différentes possibilités qu’offrait une vie essentiellement orientée par et vers le haut. Ce climat s’est maintenu en plusieurs pays jusqu’à des temps relativement récents. »

    ► Julius Evola, « Connaissance et puissance », pp. 24-33, in : Le yoga tantrique, Fayard, 1984.

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    ◘ LA PUISSANCE, ESSENCE DE L'HOMME ET DU MONDEkhajur10.jpg

    a) Puissance évolienne et « volonté de puissance » nietzschéenne

    La puissance est pour Evola, l'ultima ratio de l'ordre du monde en même temps que la justification de ce que rien d'extérieur à elle-même ne saurait justifier. Elle lui apparaît tout à la fois comme « le principe de l'absolu », « l'arbitraire causalité inconditionnée », « l'agir qui se justifie de lui-même et non en fonction de telle ou telle calamité », c'est-à-dire comme le nom qui désigne l'autonomie dans le déploiement effectif de son essence (1). On comprend donc que rien ne puisse exister, ni même seulement se concevoir, en dehors d'un libre acte de puissance, y compris la vérité : « Plus la puissance est complète, plus ses manifestations auront une cohérence, une forme absolue, une loi - une "rationalité", sur tous les plans. Ainsi, même la "vérité" est un reflet de la puissance » (2).

    Déjà présente chez le jeune Evola, à l'époque où celui-ci se livre à des spéculations plus philosophiques que métaphysiques (3) avec le thème de « l'homme comme puissance » (4), cette conception ne sera par la suite jamais remise en cause. Elle prend sa source dans le concept nietzschéen de « volonté de puissance », à la condition de ne pas entendre l'expression dans le sens borné d'exaltation d'une force brutale (Evola dirait « titanique »), analyse que beaucoup partagent aujourd'hui, ce qui ne l'empêche nullement d'être erronée (5). L'éloge de la puissance auquel se livre Evola ne peut en effet se comprendre en dehors de cette référence obligée à l'œuvre du philosophe allemand, et doit être lu en liaison avec l'exposé que fait F. Nietzsche de ce qu'il nomme la « morale des maîtres » (6). Si la puissance évolienne apparaît comme instance normative, c'est-à-dire liée à un vouloir originellement libre, c'est avant tout parce qu'Evola, de son propre aveu, a été impressionné dès son jeune âge par « l'affirmation des principes d'une morale aristocratique et des valeurs de l'être qui se libère de tout lien et est à lui-même sa propre loi » (Chemin...), affirmation qu'il a découverte dans l'œuvre de Nietzsche.

    Sensible au thème de la puissance, Evola ne pouvait pas ne pas se sentir attiré par le tantrisme, voie dans laquelle, nous dit-il, « le point de départ consiste à poser que le principe et la mesure de tout être et de toute forme sont une énergie, une puissance agissante qui s'exprime d'une façon ou d'une autre » (Le yoga tantrique). Mais, fidèle à sa conception volontariste de la réalisation, il ne pouvait pas non plus ne pas s'intéresser au bouddhisme, dans la mesure où : « Le Bouddha lui-même s'était présenté comme un homme s'étant ouvert la voie par lui-même, avec ses seules forces, comme "ascète combattant", même si, par ailleurs, il devait être le point de départ d'une chaîne de maîtres et d'influences spirituelles liées à eux » (Chemin...), ce qui ne pouvait manquer de faire de lui, pour l'auteur italien, un exemple d'« initiation prométhéenne » réussie (7).

    b) Tantrisme et bouddhisme

    Peu de doctrines paraissent aussi immédiatement en accord avec les conceptions évoliennes que le tantrisme lequel, avec « sa vision du monde comme puissance » et son « expérimentalisme qui ne se limite pas à l'expérience sensible et empirique » (Chemin...), se présente comme une voie essentiellement active, étrangère à toute idée d'évasion du monde et hostile aux démarches purement spéculatives, trait qui, d'après J. Evola, le rapproche du bouddhisme (8). Dans le tantrisme, en effet, la Libération s'obtient ici et maintenant, avec pour point de départ un travail sur le corps, ce dernier étant conçu d'une manière totalement différente du simple système organique auquel prétend le réduire la science moderne. « Bien qu'un entraînement psychique et mental adéquat soit présupposé, écrit à ce sujet J. Evola, il s'agit avec lui [le yoga tantrique] de prendre le corps comme base et instrument : non pas le corps tel qu'il est connu par l'anatomie et la physiologie occidentales, mais bien le corps en fonction, également, de ses énergies les plus profondes, transbiologiques, habituellement non perçues par la conscience ordinaire, spécialement par celle de l'homme d'aujourd'hui, énergies qui correspondent aux éléments et aux puissances de l'univers, étudiées par la millénaire physiologie hyperphysique qui, en Orient, a connu un développement non moins systématique que l'étude occidentale de l'organisme humain » (9).

    Ce caractère avant tout pratique s'explique par le fait que le système des tantras (10) se considère lui-même comme l'adaptation de l'enseignement Traditionnel aux nécessités de l'Âge sombre, ce Kali-Yuga dans lequel nous vivons à en croire les traditionnistes (11). Il est évident que les possibilités d'obtenir la Libération offertes à l'Humanité des derniers temps, ne peuvent être celles que connaissaient les hommes vivant à des époques moins éloignées de l'origine. Le tantrisme se donne donc pour but de proposer des techniques adaptées à l'époque présente (12). Mais leur usage n'en reste pas moins réservé à une élite, ce qu'Evola ne se fait pas faute de souligner en affirmant que « si l'homme occidental qui est, sinon intellectuellement, du moins existentiellement, le moins qualifié pour cela, assumait directement, non pas comme de simples théories, des doctrines de ce genre, l'effet pratiquement inévitable serait un court-circuit destructeur, la folie ou le suicide » (Chemin...). Car dans la vision du monde tantrique, tous les hommes ne sont pas appelés également à être libres (13).

    Différent du tantrisme par ses modalités, mais identique à lui quant à son essence et à sa finalité selon J. Evola (14), le bouddhisme apparaît également au métaphysicien italien comme une voie authentique, au point que celui-ci n'hésita pas à en faire des années durant « un usage quotidien, pratique et de réalisation » (15). Contrairement à ce qu'une opinion trop répandue laisse généralement croire, estime notre auteur, « le renoncement bouddhique est viril et aristocratique, dicté par la force, non imposé par le besoin, voulu au contraire pour surmonter le besoin et recouvrer une vie parfaite » (Révolte...). C'est pourquoi les qualités exigées de l'adepte novice sont des « qualités de combattant » (16), caractéristique dans laquelle Evola voit la preuve décisive que le bouddhisme constitue bien : « une ascèse aristocratique tournée vers une fin authentiquement transcendante » (Révolte...), et non une tentative désespérée d'échapper à un monde trop rude pour pouvoir être supporté (17).

    Peu inquiet à l'idée de déplaire à ceux qu'il nomme dédaigneusement « les amis occidentaux du bouddhisme », Evola rejette toutes les interprétations qui font de ce dernier « une doctrine sentimentale d'amour et de compassion universelle, que l'on doit admirer aussi pour sa liberté vis-à-vis des dogmes, des rites, des sacrements ; presque une sorte de religion séculaire » (18). Tout au contraire, affirme-t-il, « la doctrine de l'éveil et de l'illumination, le noyau essentiel du Bouddhisme, n'a rien d'une "religion", parce qu'elle est par essence de caractère "initiatique" et ésotérique, et seulement accessible en tant que telle à quelques élus. Elle ne représente pas une "voie large" ouverte à tous (comme le fut par plus d'un de ses aspects, à commencer presque par son nom, le Mahâyâna), mais un "sentier droit et étroit", réservé à une minorité » (19). Nécessairement élitiste, dans la mesure où elle « se présente comme un pur système de techniques » (Révolte...), ce qui la rend inaccessible tant aux spéculations intellectuelles (20) qu'aux impératifs catégoriques de la morale (21), la « Doctrine de l'Éveil » telle que nous la présente J. Evola se veut ainsi une voie héroïque qui s'enracine dans « un fond de grandeur et de virilité spirituelle qu'il serait difficile de trouver dans aucune autre tradition, à côté de laquelle les valeurs religieuses de la "sainteté" elle-même sont pâles et faibles » (22).

    S'il légitime le volontarisme de la réalisation, l'éloge de la virilité spirituelle auquel se livre Evola sous-tend également l'affirmation de la prééminence de la « Lumière du Nord ». Cette affirmation constitue la troisième idiosyncrasie évolienne, même si, comme le fait remarquer l'auteur italien : « L'idée d'une origine nordique, hyperboréenne, de la tradition primordiale faisait partie du savoir interne auquel Guénon avait été initié » (23).

     

    Julius Evola, métaphysicien et penseur politique : essai d'analyse, structurale, Jean-Paul Lippi, L'Âge d'Homme, 1998, p. 67-69.

    • Notes :

    1) Cette autonomie, signature métaphysique du masculin pour Evola, trouve sa traduction politique dans l'autarcie, laquelle se voit ainsi dotée d'une valeur éthique (cf. Essais politiques, Pardès, p. 189-194).

    2) Le chemin du Cinabre. Cette perception de la vérité comme simple incidence de la puissance est bien entendu pensée comme inaccessible à la plupart des hommes. Elle n'est possible, selon Evola, qu'au « Moi intégré » (lequel est identique à l'Éveillé ou à l'Initié) seul à même de comprendre et surtout d'admettre qu'« on ne veut pas quelque chose parce qu'on la reconnait juste, rationnelle ou vraie, mais elle apparait juste, rationnelle ou vraie simplement parce qu'on la veut » (ibidem). L'influence de la pensée de Nietzsche est ici des plus évidentes (sur cette question, cf. J. Granier, Le problème de la Vérité dans la philosophie de Nietzsche, Seuil, 1966).

    3) Sur la distinction entre philosophie et métaphysique dans la perspective évolienne, cf la note 22 de notre introduction. La période proprement philosophique dans l'élaboration et l'exposition de la pensée évolienne s'étend de 1923 à 1927, certains écrits ayant cependant été publiés plus tardivement (jusqu'en 1930 !). C'est l'époque où J. Evola s'intéresse à l'Idéalisme transcendantal, qualifié plus tard par de « courant au fond problématique et suspect » (Chemin du Cinabre) et qu'il rectifie d'emblée dans le sens d'un « Idéalisme magique » (Essai sur l'idéalisme magique, 1925). C'est aussi celle où est décrit l'« Individu Absolu » (avec les 2 ouvrages Théorie de l'individu absolu, 1927 et Phénoménologie de l'indivi­du absolu, 1930), personnage encore plus stirnérien que nietzscheen, « sans lois, destructeur de tout lien » (Chemin...), dont Evola soutiendra toujours qu'il n'est nullement incompatible avec la vision Traditionnelle du Monde, la conciliation des 2 perspectives dépendant « seulement d'une descente de l'Individu Absolu des hauteurs solitaires, abstraites et réifiées, dans tout ce que l'hisloire implique de concret, avec une évolution correspondante en ce qui concerne le concept de puissance », descente qui permettrait un « passage du "surhumain" en marge d'un individualisme exaspéré, au "non-humain", c'est-à-dire au plan d'une impersonnalité supérieure liée à la possesion réelle d'une dignité transcendante et à une fonction d'en haut ». S'il abandonna rapidement le style philosophique, Evola ne renia jamais cette période de sa vie, préférant considérer que « les œuvres philosophiques écrites par [lui] se présentaient comme une sorte de propédeutique pour l'accès éventuel à un domaine qui n'était plus celui de la pensée discursive et de la spéculation, mais bien celui de l'action intérieure réalisatrice, destinée à dépasser la limite humaine », tout en déconseillant la lecture à ceux qui auraient pu vouloir le suivre dans sa démarche existentielle. Sur cette question, cf. R. Melchionda, « Evola et la philosophie », in Dossiers H : Julius Evola, (dir.) A. Guyot-Jeannin, Âge d'Homme, pp. 19-32.

    4) L'uomo com potenza : I Tantra nella loro metafisica e nei loro metodi di autorealizzazione magica [L'homme comme puissance : Les Tantras dans leur métaphysique et dans leurs méthodes d'auto-réalisation magique], Atanor, Todi-Roma, 1926. Une seconde édition (totalememt remaniée) de l'ouvrage paraîtra en 1949 aux Éd. Bocca, Milan, sous le titre Lo Yoga della potenza : Saggio sui Tantra [Le yoga de la puissance : Essai sur la Tantras]. C'est cette dernière qui est disponible en langue française aux Éd. Fayard dans la traduction de Gabrielle Robinet sous le titre Le yoga tantrique : Sa métaphysique, ses pratiques. Sur cet ouvrage, cf. l'analyse de M. Yourcenar, « Approches du tantrisme », in Le temps, ce grand sculpteur (Gal., 1983, pp. 197-205).

    5) « Voilà ce qu'est la volonté de puissance, écrit Gilles Deleuze : l'élément généalogique de la force, à la fois différentiel et génétique. La volonté de puissance est l'élément dont découlent à la fois la différence de quantité de forces mises en rapport et la qualité qui, dans ce rapport, revient à chaque force (...). La volonté de puissance s'ajoute donc à la force, mais comme l'élément différentiel et génétique, comme l'élément interne de sa production » (Nietzsche et la philosophie, PUF, 1962). Si l'on se souvient de la précision, apportée par Nietzsche lui-même, selon laquelle « Un quantum de puissance se définit par l'effet qu'il produit et auquel il résiste » (Fragments posthumes, in OC, XIV, Gal., p. 56), il devient clair que la volonté de puissance ne peut ni s'épuiser comme envie d'un surplus de force, ni se confondre avec une quelconque libido dominandi. Elle n'est pas un désir de dominer ou de posséder, ce qui la qualifierait comme manque, et par conséquent la nierait, mais le jeu, libre parce qu'éternel et sans finalité extérieure à lui-même, de la puissance auto-suffisante voulant au travers de la volonté qu'en dernière instance elle détermine. C'est pourquoi G. Deleuze peut affirmer qu'elle « ne consiste pas à convoiter ni même à prendre, mais à créer et à donner » (Nietzsche, PUF, 1965). Nous sommes donc loin des lectures hâtives et/ou partiales qui veulent absolument voir dans l'œuvre de Nietzsche une justification avant l'heure de la violence de certains régimes totalitaires, quand bien même la récupération des thèses du Solitaire de Sils-Maria serait ici ou là repérable.

    6) La « morale des maîtres », c'est pour Nietzsche toute éthique qui procède de la puissance, caractéristique qui la rend immédiatement affirmative parce que libre. À cette « morale des maîtres » s'oppose la « morale des esclaves », sous-tendue par le ressentiment parce que procédant de la faiblesse, et par conséquent productrice de négation. « Tandis que toute morale aristocratique, écrit Nietzsche, naît d'une triomphale affirmation d'elle-méme, la morale des esclaves oppose dès l'abord un "non" à ce qui ne fait pas partie d'elle-méme, à ce qui est "différent" d'elle, à ce qui est son "non moi" : et ce non est son acte créateur » (Généalogie de la morale, Ière dissertation). Il va de soi que les termes « maîtres » et « esclaves » doivent être pris ici dans un sens métaphorique, même si des incidences politiques demeurent toujours possibles.

    7) L'analyse guénonienne des origines du bouddhisme n'est guère éloignée de celle à laquelle se livre Evola, même si, comme l'on pouvait s'y attendre, R. Guénon porte un jugement sévère sur ce qui apparaît à l'auteur italien comme un trait digne d'éloges. Selon le Français, le bouddhisme primordial, en raison de son caractère individualiste, est une simple « déviation de l'esprit oriental » (Orient et Occident, 1924), voire « une doctrine antitraditionnelle, et véritablement anarchique au point de vue social » (Intro. gén. à l'étude des doctrines hindoues, 1921). L'opinion originelle de Guénon évoluera sensiblement avec les années, en particulier sous l'influence d'Ananda K. Coomaraswamy, mais sans jamais aller jusqu'à approuver la doctrine du Bouddha (sur les positions de Guénon concernant les rapports du bouddhisme et de l'hindouisme et leur évolution, cf. P. Sérant, René Guenon, Courrier du livre, 1977, p. 81-83 ; de Coomaraswamy, cf. Hindouisme et bouddhisme, Gal., 1949).

    8) « Encore que bien éloigné de rejeter l'ancienne sagesse, affirme Evola, le tantrisme réagit pourtant contre le ritualisme stéréotypé et vide, contre la spéculation ou la contemplations pures et contre tout ascétisme de caractère unilatéral, fait de mortifications et de pénitences. On peut même dire qu'à la voie de la contemplation il oppose la voie de l'action, de la réalisation pratique, de l'expérience directe. La pratique – sâdhanâ, abhyâsa – c'est là son mot d'ordre (selon la voie qu'on pourrait appeler la "voie sèche"), et nous pouvons trouver là une ressemblance avec la position qui fut adoptée à l'origine par le bouddhisme, par la "doctrine de l'éveil", dans sa réaction au même brahmanisme dégénéré et son aversion pour les spéculations et le ritualisme vide » (YT). R. Guénon est loin de partager cette vision d'un tantrisme en rupture avec un brahmanisme devenu lettre morte. Pour lui, « les livres tantriques se rattachent en effet directement à la grande tradition indhoue, qui est essentiellement une depuis l'origine, quoi qu'en puisse dire Evola » (Lettre du 12 janvier 1929 à Guido De Giorgio, reproduite in : G. De Giorgio, L'instant et l'éternité, Archè, Milan, p. 287).

    9) Chemin..., p. 63. Pour les adeptes du tantrisme, le corps est essentiellement « un vaste réservoir de Puissance (Shakti) [et] l'objet des rites tantriques est de conduire ces différentes formes de puissance à leur pleine expression. C'est l'œuvre de la Sadhânâ » (Sir John Woodroffe [Arthur Avalon], La puissante du serpent, 1918). Le siège de cette Puissance est affirmé se trouver dans la région du périnée (« Mûlâdhâra-Chakra »), où repose une énergie appelée Kundalinî, laquelle « semble être recroquevillée, repliée sur elle-même, cachant sa véritable nature et ses pouvoirs. Elle se terre, elle se love dans la matière comme un serpent endormi. Et elle demeure là, endormie, oublieuse, tassée en spirale, bloquant par son inertie la voie de la remontée vers le Principe suprême » (Tara Michaël, Corps subtil et corps causal, Les six çakras et la Kundalini yoga, Courrier du Livre, 1979). L'éveil de cette énergie serait rendu possible par un certain nombre de pratiques physiques, telles que le contrôle de la respiration allié à la contraction rythmique du sphincter anal, pratiques qui choquèrent Arthur Koestler lors du voyage que celui-ci effectua en Inde, l'amenant à écrire : « L'ascension de Kundalinî, de lotus en lotus, de la base de la colonne vertébrale jusqu'à la tête, sa métamorphose de force biologique en force spirituelle, est une très belle parabole ; mais l'esprit humain tend constamment à avilir, par de pseudo-rationalisations, ce qui devrait rester symbole ; et c'est ainsi que le mystique indien apprend à cligner de l'anus afin de parvenir à l'Union avec Brahma » (Le lotus et le robot, 1961). Le tantrisme propose également des techniques de Libération fondées sur un usage codifié de la sexualité, lesquelles lui ont parfois valu le qualificatif exagérément réducteur de « yoga sexuel » (cf. JL Bernard, Le tantrisme, yoga sexuel, Belfond, 1975), quand elle ne lui ont pas attiré l'hostilité des moralistes (« Combien d'erreurs ont encore cours en Occident à ce sujet ! déplore Marcel Rivière. Qui n'a lu les qualificatifs "honteux et répugnants" associés au culte soit du lingam, soit des Shaktis divines », Le yoga tantrique hindou et tibétain, Archè, Milan, 4ème édition revue et augmentée, 1979). En fait, s'il est indéniable que « la caractéristique fondamentale du tantrisme est la valorisation de l'acte sexuel et de ce qui l'entoure : non seulement le choix des partenaires et les recettes pour l'exécution correcte de la chose, mais aussi exaltation du "décor" (chambre, vêtements, etc.) et des organes mis en jeu à cette occasion (phallus, vagin, etc.) » (L'enseignement secret de la Divine Shakti, anthologie de textes tantriques traduits du sanskrit et commentés par J. Varenne, « Introduction générale », Grasset, 1995), on ne saurait comprendre le sens véritable de la « métaphysique du sexe » à l'œuvre dans cette école si l'on oublie que, ainsi que l'expliquent Ajit Mookerjee et Madhu Khanna : « Dans les rituels tantriques, chaque femme est vue comme une émanation du principe féminin et devient une réincarnation de l'Énergie cosmique, symbolisant l'essence ultime de la réalité » (La voie du Tantra : Art-science-rituel, Seuil, 1979, p. 16). Pour une analyse évolienne de ces techniques, cf. Le Yoga tantrique, p. 178-214, ainsi que Métaphysique du sexe, p. 303-323.

    10) Un abus de langage courant donne au mot « tantra » le sens d'adepte tantrique. En réalité, les « tantras » sont les ouvrages dans lesquels est consigné l'enseignement tantrique, ceux qui mettent en pratique cet enseignement se nommant des « tantrikas ». Selon Pierre Feuga : « Le terme sanskrit tantra (...) évoque le symbolisme du tissage ; il signifie "tissu", "fil" ou ensemble des fils parallèles tendus sur un métier dans le sens de la longueur (la chaîne par opposition à la trame). On le dit dérivé de la racine tan (étendre, étirer, prolonger, amplifier), le suffixe tra pouvant suggérer l'idée de salut. Du sens de "texture" on passe à celui de "texte", d'un livre – pas nécessairement didactique ni sacré – possédant une certaine "étendue", à l'opposé des Sutras qui ne sont composés que de noms "enfilés", de phrases brèves destinées à être apprises par cœur avant d'être explicitées par un maître » (Tantrisme : Doctrine, pratique, art, rituel, Dangles, 1994, pp.19-20).

    11) « L'une des caractéristiques de la doctrine hindoue à laquelle on peut donner le nom générique de Tantrisme, souligne Evola, consiste en ce qu'elle prétend offrir une formulation de la doctrine traditionnelle, qui soit seulement appropriée à la dernière époque du cycle actuel, c'est-à-dire au Kali-Yuga (« Ce que le tantrisme signifie pour la civilisation occidentale moderne », 1950, in Orient et Occident, Archè, Milan, 1982). [Cf. aussi Mét. du sexe, ch. 6, § 53].

    12) « À la suite d'un changement profond, dans cette époque, écrit Evola, les conditions existentielles générales sont différentes de celles des origines, pour lesquelles la sagesse des Védas avait été formulée. Désormais, les forces élémentaires prédominent, l'homme se trouve uni à elles et ne peut plus reculer ; il doit les affronter, les dominer et les transformer s’il désire la libération, et même la liberté. Pour beaucoup, la voie ne peut être la voie purement intellectuelle, ascétique et contemplative, ou rituelle. La pure connaissance doit donner lieu à l’action, si bien que le tantrisme s'est lui-méme défini comme un Sâdhana-çastra, c'est-à-dire un système basé sur les techniques et sur l'effort réalisateur. Selon son point de vue, la connaissanse doit servir d'instrument pour la réalisation et la transformation réelle de l'être » (Chemin...). Evola rejoint ici Alain Daniélou pour lequel « La voie shivaïte est la voie tantrique, tamasique, qui utilise les fonctions physiques et les aspects apparemment négatifs, destructifs, sensuels de l'animal humain comme point de départ, alors que la voie sattvique emploie l'ascétisme, la vertu, l'intellect comme instruments. La voie sattvique est considérée comme inefficace dans le Kali Yuga (...). Seules les méthodes du Yoga tantrique sont efficaces dans cet Âge où les valeurs se confondent et les rites, l'ascétisme et les vertus des autres Âges sont sans effet » (Shiva et Dionysos, Arthème Fayard, 1979).

    13) Ainsi que le rappelle Giuseppe Tucci : « On peut donc voir que les écoles shivaïstes [c'est-à-dire celles qui se réclament du dieu Shiva, personnification de la force destructrice de l'univers, et dont font partie les écoles tantriques] divisent les hommes en 3 groupes : d'abord celui des personnes du commun qui vivent à la manière du bétail et pour lesquelles il faut des lois précises et des interdits, car elles n'ont pas encore une conscience qui peut se régler d'elle-même : elles sont surtout animalité. Puis vient le groupe des héros, ceux qui tendent à sortir de la nuit. Mais c'est une capacité qui leur demande de grands efforts : ils suivent leur propre conscience, ils font leurs propres lois, hommes seuls, qui vont à contre-courant, qui se mettent courageusement en contact avec Dieu, en se dérobant à l'uniformité de la vie en société. Enfin, il y a le groupe des divya, les Âmes saintes, celles qui sont déjà hors du plan samsarique, pleinement réalisées » (Théorie et pratique du mandala, Fayard, 1974). On remarquera la conformité de cette tripartition avec la doctrine des gunas, ainsi que son étroite parenté avec les conceptions gnostiques, en particulier valentiniennes, divisant les hommes en "hyliques", "psychiques" et "pneumatiques" (sur la vision du monde gnostique, cf. H. Cornélis et A. Léonard, La gnose éternelle, Fayard, 1961, ainsi que J. Lacarriére, Les gnostiques, Gal., 1973 ; sur Valentin [? - 161] cf. F. Sagnard, La gnose valentinienne et le témoignage de Saint Irénée, Vrin, 1947 ; Evola cite Valentin in Mét. du sexe, p. 152, note infropaginale n° 100).

    14) « Au fond, le principe "Çiva" dans lequel, pour les Tantras, la "Çakti" doit trouver son seigneur, pour s'unir à lui indissolublement, est le même principe "extra-samsarique" que celui que l'ascète bouddhiste vise a dégager et à renforcer » (Chemin…).

    15) Chemin… C'est le bouddhisme qui permit à Evola de dépasser « la crise intérieure qu'il [lui] fallut traverser tout de suite après la Première Guerre mondiale » (ibid.), le sauvant ainsi du suicide. Quand parut La Doctrine de l'Éveil, son auteur estima avoir enfin « payé une dette qu'[il] avai[t] contractée à l'égard de la doctrine du Bouddha » (ibid.).

    16) Cf. « Les qualités du combattant et le "départ" », in La Doctrine de l'Éveil. Ces qualités sont au nombre de 5. Ce sont : la confiance, le savoir, la loyauté, l'énergie virile et l'équilibre physique. Il est à noter que le terme "combattant" peut s'entendre tout aussi bien ici dans un sens pratique que métaphorique, Evola rejetant comme « une dénaturation » ce qu'il dépeint sous les traits de « la figurine humanitaire, finaliste, végétarienne du Bouddhisme », pour affirmer : « Un Samouraï et un Kamikaze peuvent également très bien être bouddhistes » (« La virilité spirituelle dans le bouddhisme », article paru en langue anglaise in East and West, janv. 1957, et reproduit in : Orient et Occident, 1982).

    17) J. Evola se sépare totalement sur ce point de F. Nietzsche, d'après lequel « le bouddhisme est une religion pour hommes tardifs, pour des races débonnaires, douces, devenues hypercérébrales, qui ressentent trop aisément la souffrance (...), une religion faite pour l'aboutissement, la lassitude de la civilisation » (L'Antéchrist). Ces traits rapprochent pour Nietzsche le bouddhisme du christianisme, les 2 étant « des religions de décadence », même si le rapport entre processus décadentiel et spiritualité y est inversé, le bouddhisme apparaissant comme une réponse à ce processus alors que le christianisme en constituerait la cause, lui dont la méthode de conquête a consisté, selon l'analyse que fait Nietzsche, à « rendre malades » les vieilles aristocraties. L'influence des conceptions de Schopenhauer sur la genèse de la pensée nietzschéenne est ici manifeste, l'auteur du Monde comme volonté et comme représentation (1819) voyant dans « l'ascétisme bouddhique [un] renoncement plus grandiose encore [que celui du christianisme] puisqu'il mène à l'espoir du néant » (J. Bourdeau, « Vie et opinions d'Arthur Schopenhauer », in Schopenhauer, Pensées et fragments, Slatkine, 1979). R. Guénon se montrera sévère sur ce point à l'encontre de Schopenhauer, lequel a selon lui « une bonne part de responsabilité dans la façon dont l'Orient (en Allemagne) y est interprété » ; « et combien de gens, écrit Guénon, même en dehors d'Allemagne, s'en vont répétant, après lui et son disciple von Hartmann, des phrases toutes faites sur le "pessimisme bouddhique", qu'ils supposent même volontiers faire le fond des doctrines hindoues ! », pour refuser finalement de voir dans les analyses de Schopenhauer autre chose qu'un symptôme du « sentimentalisme occidental » (Orient et Occident, 1924). Pour une étude des causes de l'incompréhension du bouddhisme par les philosophes occidentaux lors de sa réception, cf. R-P. Droit, Le culte du néant : Les philosophes et le Bouddha, Seuil, 1997 (en part. les pp. 205-212 pour Nietzsche et pp. 135-152 pour Schopenhauer).

    18) In : « La virilité spirituelle dans le bouddhisme ». Evola a toujours nié formellement l'idée selon laquelle le buuddhisme pourrait être légitimement assimilé à une religion, fût-elle « séculaire ». « Le bouddhisme n'est pas une religion, affirme-t-il, de la même façon que toute doctrine initiatique ou ésotérique ne peut être appelée "religion" » (Chemin…). Par rapport au « plan religieux », « il transcende un tel plan, le laisse derrière lui ». « Quant aux formes dans lesquelles le Bouddhisme est devenu une religion sui generis, et, encore pire, quant à ces formes ou il est conçu et apprécié comme une morale démocratique humanitaire, précise-t-il, on doit les considérer derechef comme une souillure sans égale de la verité » (in : « La virilité spirituelle dans le bouddhisme »). On imagine sans peine la réaction de l'auteur italien aux thèses de l'actuel Dalaï-lama, lequel déclare : « Je ne pense pas qu'il y ait des contradictions entre démocratie et bouddhisme. Je dirai même que le bouddhisme mâhâyâniste est la religion de la démocratie » (« Réflexions sur la société actuelle et l'avenir du monde », conférence prononcée le 7 novembre 1993 au Palais des Sports de Toulouse et reproduite in Au-delà des dogmes, Albin Michel, 1994).

    19) In : « La virilité spirituelle dans le bouddhisme ». Le Mâhâyâna constitue dans le bouddhisme le courant dit du « Grand Véhicule », par opposition au Hînayâna ou « Petit Véhicule ». La distinction des 2 courants provient d'une scission qui trouve son origine dans l'opposition entre « Araht » (ou « Anciens ») et « Mahâsanghika » (littéralement « les Membres de la Grande Assemblée »). Ainsi que l'explique Edward Conze : « Vers le temps d'Asoka (soit au IIIe s. av. l'ère chrétienne), les dissensions dans l'Ordre paraissent avoir conduit à un premier schisme. Le Sthavira-vâda se sépara des Mahâsanghika, ou vice versa. Le Sthavira-vâda était l'élément conservateur qui "suivait la doctrine des Anciens", alors que les Mahâ-sanghika, les Grands Assemblages, adhéraient à la Grande Assemblée, qui englobait des moines de moindres réalisations et des maîtres de maison [grihastha], en opposition à l'Assemblée des Arhat, exclusive et démocratique. (…) Les Mahâsanghika devinrent le point de départ du développement du Mâhâyâna par leur attitude plus libérale et par quelques unes de leurs théories particulières » (Le bouddhisme, Payot, 1978, pp. 137-138). Le schisme trouve donc son origine dans la volonté d'actualiser le message du Bouddha en le rendent plus accessible aux masses indiennes, volonté rejetée par les « Anciens ». Selon Michel Coquet : « Les premiers bouddhistes appelés les Anciens représentent le pur Bouddhisme ou plutôt la pensée originelle du Bouddha qui, dans cette forme, repousse toute spéculation théologique ou ésotérique, accordant moins d'importance à l'esprit qu'à la lettre. De ce fait, les hînayânistes se sont fortement attachés aux Sutras du canon Palia et n'acceptent aucune autre écriture bouddhique. En ce sens, ils n'admettent une croyance que si celle-ci est fondée sur un fait historique, conception opposée à celle des mâhâyânistes qui considèrent leurs antagonistes comme des conservateurs cristallisés, incapables d'adaptation nouvelle au courant moderne de la pensée bouddhiste » (Le bouddhisme ésotérique japonais, Vestiges, 1986, p. 25 ; selon Coquet, « le Mâhâyâna est sans doute issu des écoles du brahmanisme ancien »). On pourrait s'attendre à voir Evola prendre position en faveur du « Petit Véhicule », mais il n'en est rien. Si le Mâhâyâna, « à la métaphysique foisonnante et se complaisant dans un symbolisme abstrus », lui paraît condamnable, le Hînayâna, « plus sévère et plus dépouillé dans ses enseignements, mais trop préoccupé de la simple morale comprise dans une perspective plus ou moins monastique », lui semble finalement ne valoir guère mieux. Dans les 2 cas, « le noyau essentiel et originel, à savoir la doctrine ésotérique de l'Éveil, fut pratiquement perdu » (« Sens et atmosphère du zen », in Explorations, Pardès). Ce « noyau essentiel », seul le zen l’aurait repris, ce qui fait de lui « une réaction contre tout ceci, aussi énergique que celle qui fut la propre réaction, en son temps, du bouddhisme des artifices » (La Doctrine de l'Éveil ; sur les rapport de J. Evola et du zen, cf. C. Levalois, « Julius Evola et le zen », L'Âge d'Or n°4, Pardès, 1985 ; sur le zen, cf. E. Herrigel, La voie du zen, suivi de Pratique du bouddhisme, Maisonneuve & Larose, 1976).

    20) « À cet égard, affirme Evola, le bouddhisme se caractérise aussi par sa manière d'opposer à ce qui est simple doctrine ou dialectique et qui en Grèce deviendra "pensée philosophique", un esprit pragmatique et réaliste » (Révolte…). D'une manière générale, l'enseignement du Bouddha paraît effectivement peu compatible avec la démarche spéculative, quel que soit l'objet de celle-ci. « Le bouddhisme, constate Jacques de Maquette, prévient ses disciples contre un intérêt trop poussé pour la nature et le devenir d'un monde transcendant. Pour lui, l'étude de toutes les sciences matérielles et pratiques n'a aucune valeur pour l'Âme assoiffée de libération, car elles traitent exclusivement des conséquences du Karma asservissant » (Introduction à la mystique comparée Hindouisme- Bouddhisme- Grèce- Israël- Christianisme- Islam, Duncan, Paris, 1948).

    21) Selon Julius Evola, « la réduction du Bouddhisme à de simples enseignements moraux apparaît comme le comble de l'absurdité » (« La virilité spirituelle dans le bouddhisme »), dans la mesure où « chez peu d'autres systèmes comme chez le bouddhisme, se trouvent évitées les collusions entre ascèse et moralité, et l’on est ainsi conscient de la valent purement instrumentale que la seconde a pour la première » (La Doctrine de l'Éveil).

    22) In : « La virilité spirituelle dans le bouddhisme ». « Elle est à part et reste un sommet, précise Evola, portant témoignage de ce qu'une humanité supérieure pouvait concevoir » (ibid.).

    23) Chemin... R. Guénon semble bien abonder dans le sens d'Evola quand il écrit : « On trouve partout l'affirmation formelle que la tradition primordiale du cycle actuel est venue des régions hyperboréennes ; il y eut ensuite plusieurs courants secondaires, correspondant à des périodes diverses, et dont un des plus importants, tout au moins parmi ceux dont les vestiges sont encore discernables, alla incontestablement de l'Occident vers l'Orient » (La crise du monde moderne, 1927), ce qui l'amène à attester « l'origine des traditions comme nordique, et même plus exactement comme polaire » (« Atlantide et Hyperborée », in Formes traditionnelles et cycles cosmiques, recueil posthume d’articles, Gal., 1970, p. 37).


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    APPROCHES DU TANTRISME

     

    yource10.jpgC'est en 1952 que j'achetai par hasard dans une librairie de Florence, et dans son original italien, Lo Yoga della Potenza (Le Yoga de la puissance) traduit plus sagement en français, des années plus lard, sous le titre du Yoga tantrique [Fayard, 1971]. De l'auteur, Julius Evola, j'ignorais alors même le nom. Sauf pour quelques réserves, que je ferai plus tard, j'avais acquis là un de ces ouvrages qui pendant des années vous alimentent, et, jusqu'à un certain point, vous transforment.

    Comme beaucoup de monde en France, j'avais d'abord entrevu le Tantrisme à travers Mystiques et magiciens du Tibet, par Alexandra David-Neel. Beaucoup plus tard, l'helléniste et orientalisant Gabriel Germain, dans cette sorte de mémoires de sa vie mentale, Le Regard intérieur [Seuil, 1968], ce document trop peu lu, a signalé ce qu'il devait à ce livre, abordé très jeune. Une femme intelligente et hardie mêlait à ses récits de voyages un travelogue concernant d'étranges confins. Qu'on la crût ou non sur tous les points, elle nous menait comme par la main sur le rebord de cavernes dont nous sentions bien que, eussions-nous osé les explorer, nous les aurions aussi découvertes en nous-mêmes. Entre temps, j'avais lu un certain nombre d'ouvrages savants sur le sujet. J'avais appris ce qui différencie Tantrisme çivaite et Tantrisme bouddhique (les ressemblances prévalent sur les différences) ; je savais à peu près ce que c'est qu'une mandala, une mantra et une modra, et quelques équivalences entre les noms des divinités hindoues et des divinités tibétaines. L'ouvrage d'Evola, si récusable qu'il me parût sous certains rapports, m'apportait davantage encore : l'exposé d'une méthode.

    D'autres, plus qualifiés que moi, réexamineront dans son ensemble le bouddhisme tantrique. Disons très en gros qu'il s'agit d'une méthode de gymnastique spirituelle, que sous-tend une psychologie qui mérite à bon droit d'être qualifiée de psychologie des profondeurs, et que celle-ci, comme c'est toujours le cas, sciemment ou non, prend elle-même appui sur une métaphysique.

    Une des erreurs irréparables de l'Occident a été probablement de conceptualiser la complexe substance humaine sous la forme antithétique âme-corps, et de ne sortir ensuite de cette antithèse qu'en niant l'âme. Une autre, non moins déplorable, et qui va s'aggravant, consiste à n'imaginer de travail de perfectionnement ou de libération intérieurs qu'en faveur du développement de l'individu, ou de la personne, et non de l'effacement de ces 2 notions au profit de celle de l'être ou de ce qui va plus loin que l'être. Bien plus, pour l'Occidental, il semble que perfectionnement et libération s'opposent brutalement l'un à l'autre, au lieu de représenter les 2 aspects d'un même phénomène. L'étude du yoga tantrique tend à corriger ces erreurs, et c'est dire l'immense profit qu'un lecteur réceptif peut tirer d'une somme comme celle d'Evola.

    Contrairement à ce qui se passe dans le Zen, où le réveil correspond à un choc ressenti comme soudain, bien que préparé par une plus ou moins longue attente, le réveil tantrique est progressif et dù à d'incessantes disciplines. Il s'agit pour l'adepte d'atteindre à un maximum d'attention, impossible elle-même sans un maximum de sérénité : une surface agitée ne réfléchit pas.

    Les recettes transmises par Evola, et la complexe casuistique de causes et d'effets dont il les accompagne, me paraissent d'une telle importance, non seulement pour la vie spirituelle, mais pour l'utilisation de toutes les facultés, que je ne connais pas de condition humaine qu'elles ne puissent améliorer, que ce soit celle de l'homme d'action, de l'écrivain ou simple­ment de l'homme livré à la vie. Les personnes qui savent peu de chose du Tantrisme se préoccupent d'ordinaire surtout de son érotique : l'analyse détaillée d'Evola montre à quel point celle-ci fait partie intégrante d'un système où il s'agit de mobiliser et de discipliner toutes les forces. Nous sommes dans le domaine du sacré et de l'opposé des sex-shops.

    Les procédés érotiques du Tantrisme ne tendent pas, comme ceux du Tao, à assurer à l'homme vigueur et longévité, et ne représentent pas non plus, comme ceux du Kama-Sutra, une hygiène de la jouissance ; ils s'effor­cent plutôt à une sacralisation de l'union charnelle que l'Occident n'a jamais connue ou voulu accepter. Il s'agit, par une série d'interdits et de libérations successives, d'assimiler le plaisir à une hiérogamie qu'il est en effet, mais seulement à condition que les amants en aient pris conscience. La lente et graduelle familiarité obtenue par les moyens du regard, de la voix, du toucher, et finalement de la cohabitation physique, précédant la culmination charnelle, n'est guère chez nous réalisable que par une suite de hasards fortunés, et entre 2 êtres capables d'apprécier ces temps d'arrêt comme des étapes et non comme des obstacles. Dans un monde où la libération des mœurs sexuelles ne s'est pas accompagnée d'une revalori­sation de la sensualité, tout au contraire, du moins à en juger par le film, la publicité des media, et la littérature de notre temps, le Maithurma, le coït sacré, n'est pas près de tomber dans le domaine public.

    Il faudrait aussi, pour dissiper certains malentendus, parler des pho­nèmes (presque tous, sinon tous, sont des mantras sanscrites courantes dans les différentes sectes de l'hindouisme et du bouddhisme), dont les maîtres tantriques préconisent l'usage. Et tâcher d'expliquer, à plus forte raison, l'emploi des phonèmes non prononcés, gravés sur des pierres aux frais de pèlerins, ou moulés sur les bandes de moulins à prières. Pour une Europe sevrée de ses anciennes pratiques religieuses, de tels usages sem­blent superstition pure. Ils le sont pour une part, mais notre époque où la propagande politique et la vente de produits commerciaux s'imposent aux foules à l'aide de slogans quasi hypnotiques aurait tort de méconnaître que le rassérénement, la concentration, la libération physique et mentale peu­vent aussi bénéficier de formules qui saturent l'àme. Une vieille marmon­neuse égrenant un chapelet ne nous fait pas éprouver à un très haut degré le sentiment du sacré ; songeons pourtant que la poésie elle aussi est faite, ou le fut aux temps où elle se souvenait davantage de ses origines ma­giques, de répétitions quasi incantatoires de sons et de rythmes. L'interjec­tion pure et simple, le juron ou l'obscénité, souvent si usés que le sens n'en est même plus perçu, soulagent ou calment à la façon de mantras celui qui les émet. Nous savons par ailleurs qu'au premier stade au moins du con­trôle de soi, la répétition attentive d'une formule peut arrêter le flot dé­sordonné des images qui emportent l'esprit, mais ne le portent nulle part.

    Qui a entendu énoncer par un officiant une mantra sanscrite sait à quel point celle-ci se répand sur la foule à la façon d'ondes concentriques, enfermant l'auditeur dans le mystère du son. Il en allait de même naguère des prières en latin d'église, dont le phénomène sonore semblait agir ex opere operato. Ce n'est pas à notre époque, où la physique a fait des vibrations une science et une technique, de nier le pouvoir de la parole prononcée pour elle-même, cette notion où la mantra rejoint le Verbe selon saint Jean.

    En présence de techniques qui se sont développées dans un riche terreau spirituel différent du nôtre, la première attitude est de tout rejeter, par mépris et par méfiance envers l'exotisme. La seconde, aussi néfaste, est d'être attirée précisément par cet exotisme. C'est l'un des très grands mérites d'Evola de joindre à une prodigieuse richesse du détail érudit le don d'isoler de leurs conditionnements locaux des idées ou des disciplines qui valent pour nous tous, et d'abolir même la notion d'exotisme. Comme la préface de Jung au Bardo Thodöl, qui survole de très haut un sujet analogue, l'ouvrage d'Evola sur Le Yoga tantrique et celui, presque aussi riche, qu'il a consacré à la tradition hermétique médiévale s'orientent, au moins superficiellement, dans le même sens que la psychologie moderne, mais avec quelques différences essentielles que Jung a notées et qu'Evola eût volontiers criées tout haut.

    Du fait de son insistance sur les disciplines mentales, l'étude du Yoga tantrique est particulièrement salubre, à une époque où toute discipline est naïvement discréditée. D'autre part, grâce à la lucide analyse du contenu vivant d'un rituel, et des mythes auxquels ce rituel se réfère (je pense en particulier à la visualisation de divinités secondaires et aux visions d'outre­tombe), ce livre et quelques autres émanant d'érudits ayant travaillé dans le même domaine nous rendent la possibilité, que le rationalisme étroit du début du siècle semblait avoir éliminée à jamais, de comprendre, et jusqu'à un certain point, d'adhérer à nos propres rituels et à nos propres mythes.

    Mon étude du Tantrisme m'a rapprochée, et non éloignée, de la pensée chrétienne. Elle ne m'a pas non plus éloignée de ce qu'aujourd'hui on appelle plus ou moins confusément l'humanisme, non seulement parce que la précision et la logique discriminative des recettes tantriques sont essen­tiellement intellectuelles, mais parce que ce ne sera, jamais contrarier la notion d'humanisme que d'essayer de connaître et de contrôler les forces qui sont en nous.

    La méthode tantrique est psychologique et non éthique : il s'agit de capter des forces et non d'acquérir des vertus. C'est là l'occasion de graves malentendus.

    En fait, et Proust, avec son acuité habituelle, avait noté ce phénomène, presque toutes les vertus, fût-ce la bonté, sont d'abord de l'énergie. Reste qu'il en est de ces forces ainsi libérées comme de l'électricité, qui peut élec­trocuter quelqu'un ou éclairer sa chambre. Le yoga tantrique est une pointe avancée du yoga hindou, avec, en plus, au Tibet, certains éléments chamaniques. Dans tous les cas, sa métaphysique relève soit de l'hindouisme non dualiste, soit du bouddhisme qui prêche le détachement et la compassion envers les êtres. Tout détournement de forces acquises par des disciplines mentales au profit de l'avidité, de l'orgueil et de la volonté de puissance n'annule pas ces forces, qu'elles soient normales, ou, d'une façon ou d'une autre, supra-normales, mais les fait retomber ipso facto dans un monde où toute action enchaîne et où tout excès de force se retourne contre le détenteur de celle-ci. Loi à laquelle rien n'échappe, et que nous avons vu s'exercer dans le domaine des forces technologiques, en elles-mêmes indifférentes au bien comme au mal, mais destructrices dès qu'elles sont mises entre les mains de l'avidité humaine. À l'intérieur des disciplines mentales du bouddhisme, comme d'ailleurs dans la mystique chrétienne, l'état de détachement et de clarté obtenu rend presque impen­sable toute utilisation des pouvoirs dans un but d'égoïsme néfaste.

    Et c'est sur ce point que l'œuvre d'Evola, passionné de pouvoir pur, appelle certaines réserves. Qu'était cet homme qui nous a transmis l'essen­tiel de l'expérience tantrique tibétaine, peu d'années avant que des cataclysmes politiques réduisent cette tradition à l'état précaire de dissi­dence et d'exil ? Les quelques détails que je tiens de personnes qui l'ont connu sont invérifiables, bien qu'ils aillent dans le sens de traits de carac­tère que laissent çà et là entrevoir ses livres.

    Evola, comme Malaparte, semble avoir appartenu à ce type d'Italiens germanisés en qui survivent encore on ne sait quelles obsessions gibelines. Il est de ceux que la Révolte contre le monde moderne (c'est le titre d'un de ses autres livres), si justifiée qu'elle soit en partie, a entraînés dans des parages plus périlleux encore que ceux qu'ils croyaient quitter.

    Comme dans les œuvres de Stefan George, comme dans le Frédéric II de Cantorowitz [transcription italienne chez Evola du nom Kantorowicz], on rencontre de bonne heure dans ses livres un rêve de domination aristocratique et sacerdotal dont on n'a pas la preuve qu'il ait jamais correspondu à un âge d'or du passé, et dont nous n'avons vu de nos jours que des caricatures grotesques et atroces. Il s'y mêle, dans les moins pondérés des ouvrages d'Evola, outre un concept de la race élue, qui en pratique mène au racisme, une avidité quasi maladive à l'égard des pouvoirs supranormaux qui lui fait accepter sans contrôle les aspects les plus matériels de l'aventure spirituelle.

    Ce passage regrettable de la notion de pouvoirs intellectuels et mys­tiques à la notion de pouvoir tout court entache quelque peu certaines pages, et surtout certaines conclusions, de son grand livre sur Le Yoga tantrique (*). Ce biais singulier d'un érudit de génie ne diminue nullement ses étonnants pouvoirs à lui, qui étaient de l'ordre du transmetteur et du commentateur. Mais il est évident que le baron Julius Evola, qui n'ignorait rien de la grande tradition tantrique, n'avait jamais songé à se munir de l'arme secrète des lamas tibétains, le poignard-à-tuer-le-Moi.

     

    ► Marguerite Yourcenar, 1972. (texte repris dans Le temps, ce grand sculpteur, Gallimard, 1983)

    * : Le titre original, Lo Yoga della potenza, marque bien cette tendance intime de l'auteur, toujours plus près du sorcier que du mystique.


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    ◘ Tantra-Sangha : Tantrisme en Russie aujourd'hui

    L'association religieuse tantrique “Tantra-Sangha” a été fondée en 1991 par un moine tantrique d'origine russe, Shripada Sadashivacharya [Sergueï Lobanov], qui avait reçu sa consécration en Inde. Ont adhéré à la “Sangha” les adeptes russes du tantrisme classique, de forme shivaïte-shaktiste, et des éléments se réclamant du paganisme slave ; ils sont présents dans toutes les grandes villes de Russie et des pays de la CEI.

    Les tantristes russes retournent aux sources de la culture spirituelle russe, vers la religion de tous les anciens Indo-Européens et tendant d'enrichir la tradition païenne russe en s'appuyant sur la tradition hin­douiste-tantriste, qui en est fort proche. Ils essayent d'éviter 2 travers extrêmes : 1) promouvoir une “renaissance” artificielle du paganisme slave, tel qu'il a été anéanti par le christianisme et 2) introduire l'hindouisme sans tenir compte des conditions spécifiques russes. Les hindouistes d'Inde, du Népal et des autres pays considèrent que les “Hindous russes” sont leurs véritables coreligionnaires.

    Les tantristes adorent un dieu-père, Roudra, qui est en fait Shiva, et une déesse-mère, Shakti, dont la force est illimitée. Les éléments les plus anciens de ce double culte témoignent de l'antiquité véritable de cette religion et, en la pratiquant, les tantristes russes ont l'avantage de s'appuyer sur des sources ex­clusivement indo-européennes [Roudra est considéré comme équivalent au dieu Rod du panthéon slave]. Selon la tradition, effectivement, les adorateurs de Roudra sont venu de Russie en Inde, il y a 7.000 ans. Ces adorateurs de Roudra sont les fondateurs de la tradition shivaïste-tantriste, religion des centaines de millions d'Indiens et de Népalais contemporains. Aujourd'hui, après l'effondrement du système marxiste et avec la déliquescence du christianisme, cette religion revient en Russie, pays qui fut jadis la patrie des Aryens d'Inde, avant qu'ils ne déboulent dans le sub-continent, au-delà de l'Indus.

    La “Tantra-Sangha” coopère avec les organisations hindouistes et cherche à obtenir que l'on bâtisse à Moscou le premier temple hindouiste de Russie. L'association refuse tout contact avec les pseudo-tan­tristes qui ridiculisent le tantrisme en en faisant une sorte de “yoga sexualiste”.

    La “Tantra-Sangha” a une activité “missionnaire” et édite une revue, La Voie tantrique, ainsi que des bro­chures et des livres. En 1992, 2 communautés importantes, issues de la “Tantra-Sangha” étaient en­registrées officiellement à Moscou et à Nijni-Novgorod [env. 250 membres]. L'activité de la “Tantra-Sangha” est pilotée par l'Ordre des Avadhoutas et le Gourou Shripada Sadashivacharya.

     

    Anatoly Mikhaïlovitch IVANOV, Nouvelles de Synergies Européennes.

     

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