Otto Dix
Otto Dix, un regard sur le siècle
Le centième anniversaire de la naissance d'Otto Dix [1891-1969] a été l'occasion pour le public allemand de découvrir la richesse de la production d'un peintre largement méconnu. Plus de 350 œuvres ont en effet été exposées jusqu'au 3 novembre 1991, dans la galerie de la ville de Stuttgart, puis, à partir du 29 novembre, à la Nationalgalerie de Berlin. Peu connu en France, classé par les critiques d'art parmi les représentants de la Nouvelle Objectivité (Neue Sachlichkeit), catalogué comme il se doit, Otto Dix a toujours bénéficié de l'indulgence de la critique pour un peintre qui avait dénoncé les horreurs de la Première Guerre mondiale, figure de proue de l'art nouveau dans l'entre-deux guerres, et ce, en dépit de son incapacité à suivre la mode de l'abstraction à tout crin dans l'après-guerre. Quelques tableaux servent de support à des reproductions indéfiniment répétées et à des jugements qui ont pris valeur de dogmes pour la compréhension de l'œuvre. Àl'encontre de ces parti-pris, les expositions de 1991 permettent aux spectateurs de se faire une idée infiniment plus large et plus juste des thèmes que développent la production de Dix.
Dix est né le décembre 1891 à Untermhaus, à proximité de Gera, d'un père, ouvrier de fonderie. Un milieu modeste, ouvert cependant aux préoccupations de l'art ; sa mère rédigeait des poèmes et c'est auprès de son cousin peintre Fritz Amann que se dessina sa vocation artistique. De 1909 à 1914, il étudie à l'école des Arts Décoratifs de Dresde. Ses premiers autoportraits, à l'exemple de l'Autoportrait avec œillet de 1912, sont clairement inspirés de la peinture allemande du XVIe siècle à laquelle il vouera toujours une sincère admiration. Ces tableaux de jeunesse témoignent déjà d'un pluralisme de styles, caractérisé par la volonté d'intégrer des approches diverses, par la curiosité de l'essai qui restera une constante dans son œuvre.
La guerre : un nouveau départ
En 1914, Dix s'engageait en tant que volontaire dans l'armée. L'expérience devait, comme toute sa génération, profondément le marquer. S'il est une habitude de dépeindre Dix comme un pacifiste, son journal de guerre et sa correspondance montrent un caractère sensiblement différent. La guerre fut perçue par Dix, comme par beaucoup d'autres jeunes gens en Allemagne, comme l'offre d'un nouveau départ, d'une coupure radicale avec ce qui était ressenti comme la pesanteur de l'époque wilhelminienne, sa mesquinerie, son étroitesse, sa provincialité qu'une certaine littérature a si bien décrites. Elle annonçait la fin inévitable d'une époque. Les premiers combats, l'ampleur des destructions devaient, bien sûr, limiter l'enthousiasme des départs, mais le gigantisme des cataclysmes que réservait la guerre, n'en présentait pas moins quelque chose de fascinant. Le pacifiste Dix se rapproche par bien des aspects du Jünger des journaux de guerre. L'épreuve de la guerre pour Ernst Jünger trempe de nouveaux types d'hommes dans le monde d'orages et d'acier qu'offrent les combats dans les tranchées.
Strumtruppe gehr unter Gas vor (Assaut des troupes de choc sous les gaz) tiré du portfolio Der Krieg (1924). « Il me fallait cette expérience : comment quelqu’un situé juste à côté de moi pouvait tomber tout à coup et disparaître. Il me fallait l’expérimenter dans les moindres détails. Je le désirais. Je ne suis pas un pacifiste ou le suis-je ? Juste quelqu’un qui se pose des questions. Je voulais tout voir de mes yeux. Je suis un réaliste qui doit voir par lui-même pour avoir confirmation que cela se passe comme cela. Je dois expérimenter tous les abysses de la vie : c’est pour cela que je me suis engagé comme volontaire. »
Avec Nietzsche : “oui” aux phénomènes
Une philosophie nietzschéenne se dégage, « la seule et véritable philosophie » selon Dix, qui, en 1912, avait notamment élaboré un buste en platre en l'honneur du philosophe de la volonté de puissance. Des écrits de Nietzsche, Dix retient l'idée d'une affirmation totale de la vie en vertu de laquelle l'homme aurait la possibilité de se forger des expériences à sa propre mesure. Ainsi, il note : « Il faut pouvoir dire “oui” aux phénomènes humains qui existeront toujours. C'est dans les situations exceptionnelles que l'homme se montre dans toute sa grandeur, mais aussi dans toute sa soumission, son animalité ». C'est cette même réflexion qui l'incite à scruter le champ de bataille, qui le pousse à observer de ses propres yeux, si importants pour le peintre, les feux des explosions, les couleurs des abris, des tranchées, le visage de la mort, les corps déchiquetés.
De 1915 à 1918, il tient une chronique des événements : ce sont des croquis dessinés sur des cartes postales [ci-contre Section de mitrailleurs à l'assaut (Somme, nov.1916)], visibles aujourd'hui à Stuttgart, qui ramassent de façon simple et particulièrement intense l'univers du front. Le regard du sous-officier Dix a choisi de tout enregistrer, de ne jamais détourner le regard puis de tout montrer dans sa violence, sa nudité. Les notes du journal de guerre montrent crûment sa volonté de considérer froidement, insatiablement le monde autour de lui. Ainsi, en marche vers les premières lignes : « Tout à fait devant, arrivé devant, on n'avait plus peur du tout. Tout ça, ce sont des phénomènes que je voulais vivre à tout prix. Je voulais voir aussi un type tomber tout à côté de moi, et fini, la balle le touche au milieu. C'est tout ça que je voulais vivre de près. C'est ça que je voulais ». Dans cette perception de la réalite, Dix souligne le jeu des forces de destruction, les peintures ne semblent plus obéir à aucune règle de composition si ce n'est les repères que forment les puissances de feu, les balles traçantes, les grenades. Tout dans la technique du dessin sert, contribue vivement à cette impression d'éclatement, les traits lourds brusquement interrompus, hachures des couleurs, parfois plaquées. Le regard est obnubilé par la perception d'ensemble, la brutalité des attaques, vision cauchemardesque qui emporte tout.
Flandern (Flandres, 1934-1936) : ce paysage dantesque restitue l'univers décrit par Henri Barbusse dans Le Feu (Journal d'une escouade). La lourde pluie a réduit le paysage à de la boue originelle, mélangeant vie humaine et formes primitives, suggérant peut-être que c'est seulement après le retour au limon originel que la vie pourra renaître.
La dissolution de toute référence stable
Le réalisme de ces années 1917-1918 qui caractérise ces dessins et gouaches est dominé par cette absence d'unité, l'artiste a jeté sur la toile tel un forcené la violence de l'époque, la dissolution de toute référence stable. L'abstraction dit assez cette incapacité de se détourner des éclairs de feu et de se rapprocher du détail. Cette peinture permettra pareillement à Dix de conjurer peu à peu les souvenirs de tranchées. Ce rôle de catharsis [purification], cette lente maturation s'est faite dans son esprit pendant les années qui suivent la guerre. L'évolution est sensible. Ce sont en premier, le cycles des gravures intitulé La Guerre qu'il réalise en 1924 puis les grandes compositions des années 1929-1936. Les gravures présentent un nouveau visage de la guerre, Dix s'attarde à représenter le corps des blessés, les détails de leurs souffrances. Ici, le terme d'objectivité est peut-être le plus approprié, il n'est pas sans évoquer toutefois les descriptions anatomiques du poète et médecin Gottfried Benn. Le soin ici de l'extrême précision, de la netteté du rendu prend chez ces guerriers mourants, mutilés ou dans la description de la décomposition des corps une force incroyable.
Les souvenirs de guerre ne se laissaient pas oublier aisément, il avouait lui-même : « pendant de longues années, j'ai rêvé sans cesse que j'étais obligé de ramper pour traverser des maisons détruites, et des couloirs où je pouvais à peine avancer ». Dans les grandes toiles qu'il a peintes après 1929, il semble que Dix soit venu à bout des stigmates, entaillés dans sa mémoire, que lui avaient laissées la guerre, ou tout du moins que l'unité ait pu se faire dans son esprit. La manière dont l'art offre une issue aux troubles des passions, ce rôle pacificateur, il l'évoque à plusieurs moments dans des entretiens à la fin de sa vie. Dans ces toiles grands-formats qui exposent maintenant, l'univers de la guerre, se conjuguent une extrême précision et l'entrée dans le mythe que renforce encore la référence aux peintres allemands du Moyen-Âge. Dix a choisi pour la plus importante de ces œuvres, un tryptique, La Guerre [Der Krieg, 1929-32], la forme du retable. Le renvoi au retable d'Isenheim de Mathias Grünewald, étrange et impressionnant polyptique qui dans la succession de ses volets propose une ascension vers la clarté, l'aura de la Nativité et de la Résurrection, est explicite. En comparaison, le triptyque de Dix semble une tragique redite du premier volet de Grünewald, La tentation de Saint Antoine. Ici, l'univers apocalyptique de la guerre, la mêlée de corps sanglants, les dévastations de villages minés par les obus, correspondent aux visions délirantes de monstres horribles et déchainés, aux corps repoussants, aux gueules immondes mues par la bestialité de la destruction chez Grünewald.
Le tryptique La Guerre, 1929-1932 : à cette période, les dessins de Dix ont intégré la tradition, ils se font plus autonomes. Otto Dix s’est en effet entre-temps emparé des leçons de Dürer, Grünewald et Cranach, celles des maîtres anciens dont l’écho abolit la temporalité et fait de cette guerre toutes les guerres. Et aussi celles à venir. Ici elle est montrée dans sa nudité, pareille à une Passion christique sans salvation possible. On lit de gauche à droite la montée des soldats au front, la bataille, puis la dévastation. Panneau gauche (matin) : la colonne de soldats se rend à la bataille aussi stoïquement que Jésus vers le mont Golgotha. Panneau central (après-midi) : La tranchée. Règne de la mort mécanique, avec pour seul témoin, sur un terrain dévasté et lugubre comme un marécage, un homme au masque à gaz accroupi sous les ruines d'un pont sur lequel est empalé un cadavre. Panneau droit (soir) : illuminé par les feux d'artillerie, un soldat (Dix ?) emporte un camarade blessé loin de la ligne de feu. Sous les trois panneaux, la prédelle tient lieu de crypte aux combattants. Sommeil de mort du soldat ? Les hommes dormant dans leurs tranchées fortifiées se retrouveront à leur réveil inéluctablement confrontés au même cauchemardesque destin : desengaño éprouvant l'élémentaire de la vie et de la mort.
Des tranchées aux marges de la société
L'impossibilité de s'élever vers la clarté, l'éternel recommencement du cycle de destructions est accentué par l'anéantissement du pont qui ferme toute axe de fuite et le dérisoire cadavre du soldat planté sur l'arche de ce pont qui forme une courbe dont l'index tendu pointe en direction du sol. Le cycle du jour est rythmé par la marche d'une colonne dans les brouillards de l'aube, le paroxysme des combats du jour, et le calme, la torpeur du sommeil, les corps allongés dans leur abris que montre la predelle (le socle du tableau). L'effet mythique est encore accentué par la technique qu'utilise Dix pour ces toiles : la superposition de plusieurs couches de glacis transparents, technique empruntée aux primitifs allemands, qui nécessite de nombreuses esquisses et qui confère une perfection, une exactitude extraordinaire aux scènes représentées. Ainsi dans le tableau de 1936, la mort semble être de tout temps, la destinée des terres dévastées de Flandre — « en Flandre, la mort chevauche... », selon les paroles d'un air de 1917 —, et le combat dans son immensité parvient à une dimension cosmique.
Sous la République de Weimar, Dix conserve en grande partie le style éclaté des peintures de guerre. Il demeure successivement à Dresde, Düsseldorf, Berlin puis à nouveau Dresde jusqu'en 1933. Les thèmes que traite Dix se laissent difficilement résumer : le regard froid des tranchées se tourne vers la société, une société caractérisée, disons-le, par ces marges. Dix est fasciné par le mauvais goût, la laideur, les situations macabres, grotesques. L'esprit du temps n'est pas étranger à cet envoûtement pour la sordidité, et souvent ses personnages tiennent la main aux héroïnes de l'opéra d'Alban Berg Lulu : thèmes des bas-fonds de la littérature, aquarelles illustrants les amours vénales des marins [ci-contre : Marin et Fille, 1926], accumulation de crimes sadiques décrits avec la plus grande exactitude. Le cynisme hésite entre le sarcasme et l'ironie la moins voilée. L'atmosphère incite aux voluptés sommaires, comme disait un écrivain français. Une des figures qui apparaît le plus souvent et qui nous semble des plus caractéristiques, est celle du mutilé. La société weimarienne ne connaît pour Dix qu'estropiés, éclopés, que des bouts d'humanité, et tout donne à penser que ce qui est valable pour le physique l'est aussi pour le mental. Ainsi les cervelets découpés et asservis aux passions les plus vulgaires et les plus automatiques.
Streichholzhändler I [Le marchand d'allumettes I, 1920] : À son retour à Dresde, Dix fonde le Groupe 1919 avec Conrad Felixmüller (1897-1977) et réalise des collages Dada décrivant la réalité sociale contemporaine et les affreuses conséquences du conflit, en particulier la perte de la dignité des hommes blessés au front. Il se met à peindre des images grotesques de la nouvelle société allemande. Son « marchand d’allumettes » montre un combattant, aveugle et cul de jatte, qui fait fuir tous les passants en essayant de gagner sa vie. Dans « Pragerstrasse » de 1920, que Dix dédie à ses contemporains, on voit une main gantée déposer un timbre-poste dans la main artificielle d’un paraplégique, tandis qu’un autre handicapé se déplace sur une planche à roulette. Celle-ci roule sur un tract antisémite où on peut lire « Juden Raus » (les juifs dehors). Un de ses collages les plus admirés, « les joueurs de skat », est une satire amère du célèbre tableau de Cézanne « les joueurs de cartes ». On y voit un homme sans mâchoire, cul de jatte et ayant perdu un bras, habillé du papier utilisé pour les vêtements allemands pendant et après la guerre. Un autre ancien combattant joue aux cartes avec ses orteils tandis qu’un troisième tient une carte entre les dents.
Regard quasi-clinique, s'apparentant à celui des médecins du front, dans cette scène d'invalides de guerre, aux gueules cassées, tapant le carton [Die Skatspieler, 1920]. Entre 1918 et 1933, une nouvelle génération d’artistes et d’intellectuels allemands affirme sa responsabilité sociale. Les années de guerre s’éloignent, le regain de stabilité politique et économique et les avancées techniques vont rassurer les artistes. Ceux-ci tentent, après l’expressionnisme, un retour au réalisme pour illustrer la vérité sociologique, montrer l’homme moderne et son entourage quotidien avec rigueur et exactitude. La tendance Neue Sachlichkeit (« Nouvelle Objectivité ») manifeste cette attitude dans les domaines de la littérature, du cinéma, de la photographie, de l’architecture et de la peinture. Les peintres optent pour une figuration réaliste détaillée et rejettent l’effusion sentimentale et picturale des expressionnistes. Beaucoup d’entre eux proviennent du mouvement Dada. Certains peintres s’expriment dans un style naïf, peu avant-gardiste, entre surréalisme et réalisme, auquel on donne parfois le joli nom de réalisme magique. En revanche, des artistes, comme Grosz et Dix, poussent l’idée de réalisme à l’extrême et montrent le monde avec toute sa laideur. En peignant sur leurs toiles les horreurs de la guerre, des gros industriels ou des prostituées, ils dénoncent la politique et la société de leur époque (ainsi que les conséquences effroyables de la guerre et les dérapages sociaux entrainés par le capitalisme) et forcent le spectateur à regarder la vérité en face et à y réfléchir. L'objet de cet art est la réalité vécue (Erlebnis) intriquée dans le social et l'historique. La Nouvelle Objectivité revient à l'ordre, à la rigueur. On distingue au sein de la nouvelle objectivité une aile appelée le vérisme ou vériste dénonçant âprement la République de Weimar. En 1925, l’exposition « La Nouvelle Objectivité – La peinture allemande depuis l’expressionnisme », organisée à la Kunsthalle de Mannheim par l’historien de l’art Gustav H. Hartiaub, consacre le style. Les artistes pratiquent beaucoup le portrait et l’autoportrait. Ils analysent la société contemporaine avec cruauté et pessimisme. Les tableaux présentent la ville industrielle sous ses aspects les plus sombres, renvoient l’image d’une société médiocre et malsaine et exposent les trafiquants, les profiteurs de guerre, les militaristes, les mutilés, les prostituées et les mendiants. Les physionomies apparaissent simplistes ou caricaturales. En revanche, les objets sont minutieusement détaillés. Les angles droits rythment l’espace et enferment les personnages. Le dessin analyse avec la même précision le premier plan et le fond. Les artistes accusent la froideur des tableaux par l’insensibilité de la touche.
Ci-dessus : Transfiguration. Dix était fasciné par tous les aspects de l’existence humaine et surtout par les plus extrêmes. Toute observation des phénomènes qu’il abordait avec curiosité et passion partait étrangement du corps. « L’extérieur des choses est important pour moi, car en exprimant la forme extérieure on saisit également l’intérieur... La première impression est la bonne et doit être conservée dans toute sa fraîcheur. Je ne veux voir que l’extérieur, l’intérieur en découle de lui-même. » Dix accordait donc à la forme spécifique des choses des qualités relevant de l’ordre du contenu. Au cours de toutes les phases de son évolution, il resta absolument fidèle à cette attitude ouverte et impartiale qui fait de lui un cas particulier à l’intérieur du groupe des artistes de la « Nouvelle Objectivité ». Avec Max Beckmann, dont il est l’antipode, Dix est l’autre grand solitaire de l’art des années 20.
Déshumanisation, désarticulation, pessimisme
Une des peintures les plus justement célèbres de Dix, La rue de Prague [Prager Straße, 1920], fournit un parfait résumé des thèmes de l'époque. D'une manière particulièrement féroce, Dix place les corps désarticulés de 2 infirmes à proximité des brillantes vitrines de cette rue commerçante de Dresde, dans lesquelles sont exposés les mannequins et autres bustes sans pattes. Le processus de déshumanisation est complet, les infirmes détraqués, derniers restes de l'humain trouvent leur exact répondant dans la vie des marionnettes. La composition du tableau (huile et collage) accentue d'autant plus la désarticulation des corps, la régression des mouvements et pensées humains à des processus mécaniques dont l'aboutissement symbolique est la prothèse. Nihilisme, pessimisme complet, dégoût et aversion affichée pour la société, il y a sans doute un peu de tout cela.
Bien des toiles de cette époque pourraient être interprétées comme une allégorie méchante et sarcastique de la phrase de Leibniz selon laquelle « nous sommes automates dans la plus grande partie de nos actions ». L'absence de plan fixe, de point d'appui suggère cette dégringolade vers l'inhumain. Le rapprochement de certains tableaux de cette époque (Les invalides de guerre, 1920) avec les caricatures de George Grosz est évident, mais celui-ci trouve bientôt ses limites, car très vite il apparaît que si la source de tout mal pour Grosz se situe dans la rivalité entre classes, pour Dix, le mal est beaucoup plus profond. La société tout entière se vend, tel est le thème du grand triptyque de 1927-1928, La grande ville, misère et concupiscence d'une part, apparence de richesse, faste et vénalité de l'autre. Rien ne rachète rien. On a souvent reproché à Dix son attirance pour la laideur, la déchéance physique et la violence avec laquelle il traite ses sujets. La volonté de provocation rentre directement en ligne de compte, mais plus profondément, ces thèmes se présentaient comme un renouvellement de la peinture. Il avouait d'ailleurs : « j'ai eu le sentiment, en voyant les tableaux peints jusque là, qu'un côté de la réalité n'était pas encore représenté, à savoir la laideur ».
Métropolis (La grande ville). Retable triptyque (1927/28). Les années 20, ce sont les années folles. Une vision mythique des années 20 en retient surtout l’époque de la beauté et du plaisir. C’est le jazz, la revue nègre, les cabarets, Sydney Bechet, le strip-tease, le strass, les paillettes. Mais celà n'est qu'une façade. L'envers du décors, c'est la réalité cruelle et sordide d'une époque contre laquelle vont s'engager les artistes. Cette réalité, Otto Dix va la peintre en 1928 à travers un triptyque – Métropolis, la grande ville – opposant le luxe des riches bourgeois de la république de Weimar au milieu sordide des bordels. Dix nous rappelle qu’à cette époque le corps et la sexualité sont des valeurs marchandes dans un monde où tout s’achète. Les grandes villes sont des labyrinthes de plaisir mais aussi un enfer terrestre. C’est la nouvelle objectivité esthétique de l’Allemagne des années 20. On peint la réalité sociale de façon objective et détachée pour mettre en avant l’absurdité des grandes villes (Neue Sachlichkeit). Au-delà de l’art déco, les années 30 furent des années de doutes, de drame, de crise voyant la montée de tous les dangers en Europe.
Haut-le-cœur, immuables laideurs
Si l'impressionnisme a porté le réalisme jusqu'à son accomplissement ce qui n'était pas sans signifier l'épuisement de ces ressources, les tentatives des années vingt restent exemplaires. Le beau classique s'était mû en un affadissement de la réalité, la perte de la force inhérente à la peinture ne pouvait être contrecarrée d'une part, que par une abstraction de plus en plus poussée à laquelle tend toute la peinture moderne, de l'autre, par la confrontation avec un réel non encore édulcoré. Naturellement, de la façon dont Dix, animé d'une sourde révolte, tire sur les conformismes du temps, on comprend le haut-le-cœur des contemporains devant ces corps qui semblent jouir du seul privilège de leur immuable laideur. Aujourd'hui cependant, le spectateur n'est pas sans sourire à cette atmosphère encanaillée des pièces de Brecht, aux voix légèrement discordantes, le parler-peuple de l'Opéra de Quatre-sous. Il en est de même de la caricature de la société de Weimar, attaque frontale contre les vices et vertus de l'époque à laquelle procède méthodiquement Dix, époque de vieux, de nus grossiers, de mères maquerelles, de promenades dominicales pour employés de commerce.
La toile Les Amants inégaux (1925), dont il existe également une étude à l'aquarelle, condense particulièrement les obsessions chères à Dix. Un vieillard essaie péniblement d'étreindre une jeune femme aux formes imposantes qui se tient sur ses genoux. Le caractère vain du désir, l'intrusion de la mort dans les jeux de l'amour que symbolisent les longues mains décharnées du vieillard forment une danse étonnante de l'aplomb et de la lassitude, de la force charnelle et de sa disparition.
Cet intérêt pour toutes les parcelles d’inhumanité occupait déjà l’œuvre d’Otto Dix. Dans ses représentations des horreurs de la guerre, les différents stades du processus de décomposition sont abordés dans le Cadavre dans les barbelés et le Mort dans la boue. Dans un souci d’objectivité (pour représenter « la réalité sous son aspect le plus cruel »), « d’amour de la vérité poussé jusqu’au cynisme [il] se faisait apporter, du service de pathologie de l’hôpital de Friedrichstadt, les entrailles, boyaux et cadavres dont il faisait des esquisses, des aquarelles ou qu’il peignait ». Son tableau Tranchées (1920-1923) suscita de véhémentes critiques de la part de ses contemporains qui le qualifièrent « d’infâme, avec cette joie insupportable du détail [...] la cervelle, le sang, les entrailles, et tout cela peut être magnifiquement représenté. Ainsi la deuxième anatomie de Rembrandt, avec ce ventre ouvert, est absolument sublime. Mais Dix est – excusez moi du terme – à vomir. Il y a un tel étalage de sang, de cervelle et d’entrailles que cela provoque en nous une réaction animale portée à son paroxysme. » Et c’est cette réaction qui est insupportable. L’œuvre bouleverse en nous montrant ce que nous préférons garder refoulé, en nous confrontant à une réalité inédite. Dix, rappelle Eva Karcher, « fut et reste l’un des rares peintres modernes à oser représenter la déchéance physique », la décrépitude des corps, à faire de sujets tabous (la prostitution) des thèmes « dignes d’être représentés en peinture ». Dans Jeune fille devant le miroir (1921), la psyché, en renvoyant impitoyablement l’image décrépie (seins fatigués, sourire édenté) d’une vieille putain, « anéantit cet espoir d’érotisme que suggérait le dos paré de dentelles et de lacets ». À propos de ce tableau, Dix déclara : « J’ai eu le sentiment en voyant les tableaux peints jusque-là qu’un côté de la réalité n’était pas encore représenté, à savoir la laideur ». Dix, exprime l’ambivalence entre corps réels et corps fantasmés, l’imbrication d’éros et de thanatos, de la vieillesse et de la jeunesse. Des corps peu ragoûtants, d’une obésité et d’une maigreur obscènes, exhibent leur nudité (cf. son œuvre Les trois femmes), rappelant que le désir, l’excitation sexuelle n’obéissent à aucune rationnalité. Même si, comme le montre Annie Sprinkle, il existe une construction idéologique du désir. Dix joue également des antinomies corporelles, mettant en scène une pathétique étreinte entre Amants inégaux : une féminité plantureuse, aux seins robustes, aux mollets charnus, aux fesses callipyges et à la crinière folle chevauche un vieillard décrépi, chauve, aux mains desséchées et aux jambes déformées par les varices. Ailleurs (le triptyque La Grande Ville, 1927-1928), d’autres corps apparemment inconciliables s’affrontent du regard : 2 ersatz de corps, diminués, impuissants, l’un amputé des 2 jambes, l’autre gisant sur le pavé, se font toiser par 2 « girls ». Les laissés-pour-compte de la société, corps détruits par la guerre, regardent impuissants, résignés, passer ces « objets sexuels ». [texte tiré de la revue Quasimodo n°5, 1998]
Les révélations des autoportraits
Dix a tout au long de sa vie produit un grand nombre de portraits. L'exposition de Stuttgart en 1991 a montré le fabuleux coloriste qu'il fut. Il affectionne les rouges sang, le fard blanc qui donne aux visages quelque chose du masque, de tendu et de crispé, et les variations de noir et de marron que fournit la fourrure de Martha Dix dans le magnifique portrait de 1923. Selon l'aveu même du peintre, l'accentuation des traits jusqu'à la caricature ne peut que dévoiler l'âme du personnage et la résume d'une façon à peu près infaillible. Il n'est pas interdit de retourner cette remarque à Dix lui même, car il n'est pas sans se projeter dans sa peinture et tout d'abord, dans les nombreux autoportraits que nous disposons de lui. L'esprit qui anime les peintures de l'entre-deux guerres se retrouvent ici aisément : l'Autoportrait avec cigarette [Selbstbildnis (mit Zigarette)] de 1922, une gravure, partage la brutalité des personnages qu'il met en scène. Dix se présente les cheveux gominés, les sourcils froncés, le front décidément obtus, la machoire carrée, bref, une aimable silhouette de brute épaisse dont seul la finesse du nez trahit des instincts plus fins que viennent encore démentir la clope posée entre les lèvres serrées. Qui pourrait nier que ces autoportraits fournissent des équivalences assez exactes de la rudesse et de la brutalite de la peinture de Dix ?
À partir de 1927, Dix fut nomme professeur à l'Académie des Beaux-Arts de Dresde. En 1933, il est licencié quelques temps après l'arrivée au pouvoir du nouveau régime pour qui il représente le prototype de l'art au service de la décadence. Des œuvres telles que Tranchées [Schützengraben], Invalides de guerre [Kriegskrüppel], eurent même l'honneur de figurer dans l'exposition itinérante d'« art dégénéré » (entartete Kunst) organisée par la Propagande du Reich en 1937, plaçant Dix dans une situation délicate. Il est clair que Dix n'a jamais temoigné un grand intérêt pour la chose politique, refusant toute adhésion partisane avec force sarcasmes. Mais, rétrospectivement, ces jugements apparaissent d'autant plus absurdes que la manière de Dix depuis la fin des années 20 avait déjà évoluée considérablement et témoignait d'un très grand intérêt pour la technique des primitifs allemands que le régime vantait d'autre part. Situation ô combien absurde, mais qui devait grever toute la production des années 30.
En 1936, l'insécurité présente en Saxe l'incite à s'installer avec sa famille sur les bords du lac de Constance dans la bourgade de Hemmenofen. À l'exil intérieur dans lequel il vit, correspond une production toute entière consacrée aux paysages et aux thèmes religieux. Tous ces tableaux montrent une maîtrise peu commune, l'utilisation des couches de glacis superposés, fidèle aux primitifs allemands du XVIe, permet une extraordinaire précision et la description du moindre détail. Si Dix a pu dire qu'il avait été condamné au paysage qui, certes, ne correspondait pas au premier mouvement de son âme, on reste néanmoins émerveillé par certaines de ses compositions. Randegg sous la neige avec vol de corbeaux (1935) : la nuit de l'hiver enclôt le village recouvert d'une épaisse couche de neige, les arbres qui se dressent dénudés évoquent les tableaux de Caspar David Friedrich, unité que seule perçoit le regard du peintre. Loin de se contenter d'un plat réalisme, cet ensemble n'a jamais rendu aussi finement la présence du peintre, léger recul et participation tout à la fois à l'univers qui l'entoure.
Devant les gribouilleurs et autres tâcherons copieurs de la manière ancienne aux ordres des nouveaux impératifs, et dans une période où l'humour est si absent des œuvres de Dix, celui-ci semble dire magistral : « Tas de bœufs, vous voulez du primitif, en voilà ! ». Art de plus en plus contraint à mesure que passaient les années, mais au moyen duquel Dix exposait une facette majeure de sa personnalité. Dès 1944, il éprouvait le besoin d'en finir avec cette technique minutieuse, exigeante qui bridait son besoin de créativité. La dynamique formelle reprend vivement le dessus dans ses Arbres en Automne de 1945 où les couleurs explosent à nouveau triomphantes. Les peintures de la fin de sa vie renouent avec la grossièreté des traits des œuvres des années vingt.
Peu reconnu par la critique alors que le combat pour l'art abstrait battait son plein, Dix est resté, dans ces années, en marge des nouveaux courants artistiques auxquels il n'éprouvait aucunement le besoin d'adhérer. Les thèmes religieux, ou plutôt une imagerie de la Bible qu'il essaie étrangement de concilier avec la philosophie de Nietzsche, tiennent dans cette période un rôle fondamental. Sa peinture semble parvenir à une économie de moyens qui rend très émouvantes certaines de ses toiles (Enfant assis, Enfant de réfugiés, 1952), la prédisposition de Dix pour les couleurs n'a jamais été aussi présente, l'Autoportrait en prisonnier de guerre de 1947 est organisé autour des taches de couleur, plaquées sur un personnage muet, vieilli, dont les traits se sont encore creusés. Après plusieurs années de vaches maigres, les honneurs des 2 Allemagnes se succédèrent (il resta toujours attaché à Dresde où il se déplaçait régulièrement. Atteint d'une première attaque en 1967 qui le laissa amoindri, il devait néanmoins poursuivre son travail jusqu'à sa mort 2 ans plus tard. Un des ces derniers autoportraits, l'Artiste en tête de mort, montre le crâne du peintre ricanant ceint de la couronne de laurier, image troublante qui rejette au loin les nullissimes querelles entre art figuratif et art abstrait.
► Guillaume HIEMET, Vouloir n°134/136, 1996.
• Les citations sont tirées de : Eva KARCHNER, Otto Dix 1891-1969, Sa vie, son œuvre, Benedikt Taschen, 1989.
◘ Bibliographie : D'une apocalypse à l'autre, Lionel Richard, UGE 10-18, 1976.
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Der Triumph des Todes (Le Triomphe de la Mort, 1934) : une démystification de l'art pompier officiel