Eemans
Marc. Eemans ou l'autre versant du surréalisme
La conversion de Marc. Eemans [1907-1998] au Surréalisme est contemporaine de celle de René Magritte et de ses amis. Elle s'est faite entre 1925 et 1926. À cette époque Marc. Eemans avait à peine 18 ans, alors que Magritte était son aîné de quelque 9 à 10 ans.
C'est grâce à la rencontre de Geert Van Bruaene, alors directeur du Cabinet Maldoror en l'Hôtel Ravenstein, que le jeune Marc. Eemans a été intié à la poésie présurréaliste des Chants de Maldoror et c'est également alors qu'il entra en contact avec Camille Goemans et E.L.T. Mesens qui allaient bientôt devenir ses compagnons de route avec Paul Nougé, René Magritte, André Souris, Paul Hooremans et Marcel Lecomte, dans l'aventure du premier groupe surréaliste belge, groupe où ils furent bientôt rejoints par Louis Scutenaire qui, à l'époque, se prénommait encore Jean.
Certains historiens du Surréalisme en Belgique ont estimé qu'à ses débuts, Marc. Eemans, en tant que peintre, n'était qu'un épigone, un imitateur de René Magritte, mais, qu'il n'y a pas eu imitation, tout au plus chemin parallèle, ce qui s'explique aisément, car il fut une époque où le Surréalisme vivait dans l'osmose de l'air du temps.
Pour s'en convaicnre, il suffit d'ailleurs de consulter la petite revue Distances, éditée à Paris par Camille Goemans en 1928, à laquelle collabora Marc. Eemans. Ajoutons-y au même titre ses dessins à la plume dans le mensuel Variétés, paraissant à la même époque à Bruxelles.
D'ailleurs, Marc. Eemans alla bien vite prendre définitivement un chemin tout autre que celui de René Magritte et de ses compagnons de route, à l'exception de C. Goemans et de Marcel Lecomte. Nous en trouvons un témoignage irréfutable dans un album paru en 1930 aux éditions Hermès, fondées par Goemans et lui-même et au titre bien significatif ! Eemans s'y révèle comme un adepte moderne de ce que Paul Hadermann, professeur à l'Université Libre de Bruxelles, a appelé le « trobar clus de Marc. Eemans » d'après le terme provençal propre aux troubadours et Minnesänger qui pratiquaient jadis une poésie hermétique “close”, accessibles aux seuls initiés. Cet album intitulé Vergeten te worden (Oublié de devenir) compte « dix formes linéaires influencées par dix formes verbales ». Il est paru initialement en langue néerlandaise, mais une réédition, avec traduction française et une introduction du prof. Hadermann, à laquelle nous venons de faire allusion, en est parue en 1983.
La coloration du Surréalisme propre à Marc. Eemans est dès lors nettement affirmée. Ce Surréalisme s'est fortement éloigné de celui de René Magritte que Salvador Dali a qualifié un jour d'« A.B.C. du Surréalisme ».
Tandis que les options des membres de ce que Patrick Waldberg a appelé plus tard la « Société du Mystère » se sont trop souvent orientées vers les facilités d'un certain “néo-dadaïsme” au dogmatisme sectaire à la fois “cartésien” et “gauchisant” en lequel la contrepèterie se le dispute à l'humour noir et rose, voire au “prosaïsme” petit-bourgeois (le chapeau melon et la pipe, de Magritte !), Marc. Eemans, lui, accompagné en cela par C. Goemans et M. Lecomte, s'est orienté derechef vers un autre versant du Surréalisme fort proche de l'Idéalisme magique d'un Novalis et du Symbolisme de la fin du siècle dernier.
Ce Surréalisme, que les historiens du Surréalisme en Belgique semblent ignorer ou plutôt passer sous silence, répond en quelque sorte à l'appel à « l'occultation» lancé par André Breton dans son Second manifeste du surréalisme (1930). Rappelons d'ailleurs à ce propos à quel point Breton a été profondément touché par le Symbolisme, au point que Paul Valéry a été son témoin lors de son premier mariage et qu'en 1925, voire plus tard encore, lui-même ainsi qu'Éluard et Antonin Artaud se sont révélés comme des admirateurs inconditionnels du poète symboliste Saint-Pol-Roux. La filiation du Romantisme au Surréalisme via le Symbolisme est d'ailleurs évidente, aussi Alain Viray a-t-il pu écrire qu'« il y a des liens entre Maeterlinck et Breton », à quoi nous pourrions ajouter qu'il y en a également entre Max Elskamp et Paul Eluard, tandis que l'ex néo-symboliste Jean De Bosschère a viré étrangement, vers la fin de sa vie, vers le Surréalisme, un certain Surréalisme il est vrai.
Quoi qu'il en soit, l'art que Marc. Eemans a pratiqué, dès sa vingtième année, est ce que l'on pourrait appeler un “Surréalisme ouvert”, détaché de tout sectarisme et de cet esprit de chapelle cher aux surréalistes qui se considèrent de “stricte obédience”. Dès lors la question se pose : Marc. Eemans est-il encore surréaliste ? Mais en fait qu'est-ce qu'une étiquette ? What is a name ? En tout cas, Eemans a déclaré un jour, lors d'une enquête de la revue Temps Mêlés qu'il ne serait pas ce qu'il est sans le Surréalisme…
Parlons plutôt de la revue Hermès que Marc. Eemans fonda en 1933 avec ses amis René Baert et C. Goemans (c'est ce dernier qui en rédigea toutes les “Notes des éditeurs”). C'était une revue d'études comparées en laquelle poésie, philosophie et mystique furent à l'honneur. Y collaborèrent activement e.a. Roland de Reneville (un transfuge du «Grand jeu» et auteur d'un Rimbaud le Voyant), le philosophe Bernard Groethuysen, l'arabisant Henri Corbin ainsi que le poète Henri Michaux qui en devint le secrétaire de rédaction. Revue surréaliste ? Oui ou non, et nous croyons même que le mot “surréalisme” n'y a jamais figuré… Par contre y furent publiées les premières traductions en langue française de textes des philosophes Martin Heidegger et Karl Jaspers. Y collabora également le philosophe franças Jean Wahl tandis qu'y figurèrent des traductions de textes poétiques ou mystiques flamnds, allemands, anglais, tibétains, arabes et chinois, sans oublier l'intérêt porté à des poètes symbolistes, pré-symbolistes ou post-symbolistes.
En somme Hermès pratiqua un « Surréalisme occulté » qui a retenu l'attention d'André Breton, mais aussi l'indifférence, si ce n'est l'hostilité de certains membres de la Société du Mystère. Notons à ce propos que Breton a toujours préféré le “merveilleux” au “mystère”, en prônant surtout le recours à la magie, sans toutefois pouvoir se soustraire à la tentation d'une magie de pacotille, celles des voyantes et des médiums. Du côté d'Hermès, au contraire, il y eut toujours le souci d'un hermétisme davantage tourné vers l'austère éthique propre à tout ce qui relève de la “Tradition primordiale”. Mais ne l'oublions pas : le Surréalisme d'André Breton et de ses amis n'a jamais pu se défaire d'un certain “avant-gardisme” très parisien en lequel le goût de l'étrange, du bizarre à tout prix, de burlesque provocateur et de l'exotimse forment un amalgame des plus pittoresques fort éloigné des préoccupations profondes de Marc. Eemans et de ses amis de la revue Hermès. Chez lui surtout prévaut avant tout la soumission à des mythes intérieurs nés de ses fantasmes. Il y a chez lui une gravité qui l'a conduit à une incessante quête de l'Absolu. En témoignent aussi bien ses peintures que ses écrits poétiques. Comme l'a écrit Paul Caso (Le Soir, 26-28.XII.1980) : « On doit reconnaître l'existence de Marc. Eemans et la singularité d'un métier qui a choisi de n'être ni claironnant, ni racoleur. Il y a là un poids d'angoisse et de sensibilité ».
► Jean d'Urcq, Nouvelles de Synergies Européennes, 1999.
Marc. Eemans : poète peintre ou peintre poète ?
◘ En hommage à Marc. Eeman, à l’occasion du quatrième anniversaire de son absence, nous avons traduit ce texte de 1972, que lui avait consacré Jo Verbrugghen
[Ci-dessous : Variations pour un bal masqué, 1971]
Le moins que l'on puisse dire sur Marc. Eemans, c'est qu'il est un artiste à facettes multiples, un artiste très controversé, voire maudit pour certains cénacles ; quoi qu'il en soit, dans aucun domaine où il a déployé ses activités différenciées et assez dispersées, que ce soit dans le domaine de l'histoire de l'art, de la peinture ou de sa critique d'art indépendante, on ne peut le définir de manière complète et définitive. Marc. Eemans échappe sans cesse à toutes les orthodoxies, à toutes les formes de dogmatisme, à toutes les classifications arbitraires, qui posent des normes étroites, rigides et prédéfinies. Quant à la question (subalterne) de savoir si son œuvre appartient ou non à l'espace du surréalisme, elle est, à mon avis, sans importance et il l'a d'ailleurs précisé lui-même en ces termes :
« Je poursuis en solitaire une voie parallèle au surréalisme “orthodoxe” (pour autant qu'il y en ait un) et que je sois considéré comme surréaliste ou non, peu me chaut. Ce n'est après tout qu'une étiquette et les injures, les suspicions et les diffamations de certains qui n'ont rien de commun avec la pensée profonde d'André Breton m'indiffèrent. Ce que je sais, c'est que je ne serais pas ce que je suis, si le surréalisme n'avait pas existé ».
Cette dernière phrase est importante, à coup sûr, ne fût-ce que parce qu'elle permet une approche plus juste de l'œuvre de Marc. Eemans en tant qu'artiste créateur.
La puissance magique originelle des sagas et des traditions
Marc. Eemans est, pour l'essentiel, un poète. De son recueil de poésies Vergeten te Worden (éd. Hermès, 1930), en passant par Het Boek van Bloemardinne (éd. Colibrant, 1954), par Hymnode (éd. Colibrant, 1956) et par la sélection la plus récente, Les cheminements de la grâce (éd. Espaces-Fagne, 1970), son œuvre poétique présente une unité remarquable, enrichissante et vraiment accomplie. Sans aucune discontinuité, Marc. Eemans coule dans les mots une nostalgie inextinguible : celle du mot qui étaye, celle du concept qui parvient vraiment à abstraire, celle de la conception irréconciliable du “mot” et du “contenu” ; bref, les éléments essentiels de la poésie et l'intensité intérieure de son art, il entend les lier d'une manière audacieuse et indissoluble à la puissance magique originelle des sagas et des traditions les plus anciennes, avec ou sans religiosité délibérée et vécue, avec une folie heureuse et avec la profondeur du transport mystique qui procure identité et parole.
Réconcilier les fragments de diverses traditions
[Ci-contre : Le désaccord, 1985]
Sa poésie, à laquelle il donne en toute conscience une dimension ésotérique, ne sera vraiment comprise dans son message initiatique et humanisant que par ceux qui acceptent d'être initiés aux vérités cachées sous des oripeaux poétiques ou sous la forme de légendes dans les récits mythologiques de l'Occident et de l'Orient : mythe du Graal, mythe de la Toison d'Or, l'Odyssée, les mythes perses de Zurvan ou de Yima, les Mystères d'Éleusis, les Nibelungen, pour ne citer que les sources principales de son inspiration. Le message et l'intention du Marc. Eemans poète sont autant syncrétiques que religieux : délibérément, il mélangera des fragments de diverses traditions avec des passages différents ou des sagesses issues d'ailleurs ; il va les réconcilier, les forcer à faire éclore une nouvelle révélation, qui, en même temps, sera une prise de position particulière et personnelle de type manichéen, où il n'acceptera aucune autre vérité que celle de sa propre expressivité, que celle d'une universalité libératrice et englobante, bref, un mélange étrange de coercition et de libération, de hasard et de conséquence logique. Son art est dès lors naturellement baroque, surchargé, assez violent, archaïsant, déconcertant. Les images qu'il utilise sont concentrées puisqu'elles ont absorbé à satiété des éléments concrets que le poète a puisé dans la nature qui l'entoure et nous entoure ou qu'il a repris, tout simplement, d'autres phénomènes tangibles et visibles. Mais ce ne sont pas les images en elles-mêmes qui sont importantes, ni même les lambeaux et les concepts qu'il puise dans les récits mythologiques puisque ces images, lambeaux et concepts sont subordonnés à l'expressivité, au lien qui unit langue et sentiment, folie et image, langage et contenu : une telle position conduit nécessairement à une spiritualisation et à une abstraction.
Des aspirations religieuses limitées au monde de l’existence temporelle
L'homme est la donnée centrale : l'homme avec sa nostalgie d'un ailleurs, l'homme et ses incertitudes quant à l'existence ou la non existence, l'homme avec ses doutes et ses craintes, ses espoirs et désespoirs, avec ses questions troublantes qui n'ont pas d'autres réponses que de nouvelles questions dépourvues de sens, l'homme avec son incommunicable candeur et ses efforts impuissants pour échapper à lui-même et qui se perd dans une pitoyable errance vers des mondes oniriques, autant de refuges que nous espérons pour échapper à nos limites temporelles et à notre désolation au spectacle de l'insuffisance humaine. Marc. Eemans n'accepte aucun au-delà et limite volontairement et brutalement ses aspirations religieuses au monde de l'existence temporelle elle-même. Son mysticisme et un mysticisme sans Dieu, sans enfer, sans ciel, sans Etre supérieur. Notre destin est la Terre. La vie se termine avec la mort de la vie : il n'y a pas le moindre espoir de fuite, ni pour lui, le poète, ni pour nous, dans un au-delà libérateur.
Tout est lié dans l’unité d’une création unique
Bien entendu, sa poésie est manichéenne, gnostique : la solution, l'explication, la responsabilité, la libération finale de la prison de nos incertitudes ne sont possibles que sur la voie du regard porté vers notre intériorité, sur la voie de la gnose qui lance ses regards tous azimuts et ne connaît ni limites ni préjugés ni particularismes. Tout se passe toujours entre la vérité et le mensonge, entre Eros et Thanatos, entre la lumière et l'obscurité, entre le bien et le mal, entre l'esprit et la matière et aucun de ses éléments ne peut être longtemps séparé de l'autre. Tout est lié dans l'unité d'une création unique. À l'intérieur des cycles de temporalité, tout passe. Il n'existe pas de bien sans le mal, pas de vérité sans mensonge, pas de certitude sans doute. L'esprit, lui-même, fait partie de notre propre matérialité et ce n'est que par cette voie somatique et matérielle que l'esprit peut s'exprimer. La mort n'est pas un tournant mais une fin, pire, la fin, la seule issue. L'au-delà que nous essayons d'atteindre n'existe qu'en nous. Il se trouve en notre intériorité, il vit et meurt avec nous et le chemin du pèlerin vers l'absolu ne connaît pas d'autre issue que la porte sans sensualité de la mort. De la même manière, le chemin vers la poésie la plus sublime et vers l'abstraction la plus détachée passe nécessairement par la langue la plus expressive, celle des images.
Un intérêt pour la mystique des Pays-Bas
Autre élément, tout aussi important dans la poésie de Marc. Eemans : son intérêt pour la mystique des Pays-Bas [Nord et Sud confondus], qui constitue la base et le substrat de sa propre langue poétique. En outre, le contrepoids de cet intérêt pour une mystique à laquelle il se soumet, et qui le force à se re-créer sans cesse, est la recherche constante d'une soupape de sécurité, d'une libération qu'il trouve dans un jeu intellectualiste et, plus encore, dans le défi. Eemans provoque, blesse, défie, désarçonne. L'intention et le choix des mots dans Het Boek van Bloemardinne est en ce sens une véritable provocation, voire une sorte de pastiche puisque, sur base de quelques rares allusions de Pomerius sur la figure mystérieuse de Bloemardinne, Marc. Eemans réécrit les textes légendaires, introuvables depuis le Moyen Âge, de cette mystique flamande hérétique dans ses carmina nefanda. L'œuvre fourmille d'intenses éléments mystiques, très prégnants, d'expériences et de révélations mystiques, mais aussi de réminiscences d'Hadewych, de Ruusbroec et de Maître Eckhart. L'œuvre fourmille donc d'images visionnaires d'une haute sublimité, de détachements mais aussi d'évocations de rituels magiques lascifs et sensuels qu'Eemans fait revivre dans la Forêt de Soignies, dans la région où, plus tard, Ruusbroec se dressera contre les enseignements hérétiques de Bloemardinne. Mais Het Boek van Bloemardinne n'est pas entièrement un pastiche puisque tout est d'Eemans lui-même, puisque Bloemardinne (pour autant qu'elle ait vraiment existé) n'est finalement qu'un nom, qu'un drapeau ne recouvrant aucun contenu ; le livre d'Eemans est surtout un maillon précieux, mieux, un tournant décisif, entre ses premiers écrits et ses premières allusions et espérances d'ordre métaphysique, d'une part, et ses chants d'amour supra-mondains que l'on trouvait dans Hymnode.
Un surréalisme où il y a toujours référence à un mythe
Quand il peint ou qu'il dessine, Marc. Eemans reste un poète. Dans ses traits et dans les formes concrètes et tangibles qu'il crée, il exprime les mêmes aspects et aspirations, recrée le même climat. Sur chaque toile, dans chaque esquisse, dans chaque dessin linéaire, nous retrouvons la même préoccupation mystique, le même intérêt pour les récits mythologiques, le même esprit et le même défi provocateur. Il est frappant de constater combien cette œuvre est apparentée au surréalisme, pourtant, elle n'est jamais un véritable surréalisme, ni même un vrai symbolisme, même si l'on considère les images qu'il englobe dans ses compositions — un nu féminin, un aigle, une image de la gémellité — comme des symboles, car elles permettent toujours une autre interprétation, qui reste peut-être secondaire, mais qui est néanmoins présente et possible. Marc. Eemans n'a pas besoin d'un langage symbolique. Il est capable de s'exprimer, simplement en positionnant les uns à côté des autres des éléments foncièrement étrangers ente eux, d'une manière syncrétique. Magritte aussi procédait de la sorte, quoique dans une optique totalement différente voire antagoniste. Chez Marc. Eemans, l'inclusion d'un motif ou d'un symbole est toujours justifiée par la référence à un mythe, de manière à ce que la composition soit et demeure cohérente. L'élément ludique constitue une partie intégrante de ce sérieux créateur. Le défi se cache derrière un rapport trouble, sensuel sinon érotique : ainsi, il placera de jolies filles nues tirées du magazine Lui à côté d'éléments secondaires pour créer une composition inhabituelle mais à vocation ésotérique ; les modèles des photographes de Lui, déployant tout le charme de leurs seins ou de leurs nombrils, se retrouvent dans une composition ésotérique qu'elles n'ont sûrement jamais soupçonnée ! Par ex., le portrait à la Van Eyck du Sire Arnolfini, Eemans va le replacer au-dessus d'un paysage marin soulevé par une tempête, qu'il aura emprunté à un maître hollandais ; de même, l'homme au turban rouge de Van Eyck se verra uni à un paysage italien volcanique, celui du Vésuve, tel qu'on peut le voir dans le Musée de Capo di Monte. Les souvenirs de sa première épouse, décédée, il les fera revivre dans une composition très fine, où domine une lumière nordique.
Provocation ? Kitsch ?
Sans jamais s'interrompre, Eemans provoque : jusqu'à la limite du mauvais goût, sinon du kitsch, il peint des ciels et des horizons en des couleurs spongieuses et blêmes ; sur d'autres toiles, il réagit par rapport à son propre passé et aux difficultés que lui ont apportées les années d'occupation. Jamais il n'avait caché, à l'époque, son dégoût pour les théories du Verdinaso de Joris van Severen et pourtant, il y a quelques années, il a peint La Croix de Bourgogne, où des mains qui s'entrecroisent avec, en leur centre, un poing fermé, rappelle d'une manière incompréhensible le symbole du Verdinaso. Dans une autre toile encore, qui est une composition inachevée, il réunit, d'une façon tout aussi provocante, les mêmes mains pour former un swastika.
Cette provocation déconcertante n'est à son tour qu'un masque, une image folle qui ne concerne pas l'essence de son œuvre. C'est comme si Marc. Eemans se mettait un masque sur le visage, comme s'il retournait cette espèce de sophisme pour se défendre contre ses propres expressions, pour se soustraire à notre curiosité qui cherche à comprendre.
“Le Pèlerin de l’Absolu” : symbole de l’œuvre tout entière
[Ci-contre : couverture du livre de Christopher Gérard avec, pour illustration, le plus beau, le plus poignant des tableaux d'Eemans : Le Pélerin de l'Absolu]
Marc. Eemans est et reste un poète qui se dissimule derrière des mots et des images, qui cache sa vision pessimiste de la vie derrière l'aigreur d'images secondaires. Les mots, les lignes, les toiles et les poèmes forment une unité. Dans les 2 disciplines, Eemans utilise les mêmes paroles, mais dans un langage différent. C'est très évident dans le double et magistral auto-portrait qu'il a réalisé en 1937 et qu'il a appelé Le Pèlerin de l'Absolu. De manière très marquée, ce tableau extraordinaire résume l'ensemble de son œuvre, qui est vraiment un unique dédoublement sublime.
► Jo Verbrugghen (juin 1972), Nouvelles de Synergies européennes n°57/58, 2002.
Mes rencontres avec Marc. Eemans
[Ci-dessous : Le chasseur d'égoïsme, 1927]
C’est Daniel Cologne, collaborateur des revues Défense de l’Occident et Totalité, qui m’a mis en contact avec Marc. Eemans. C’était en 1978. D. Cologne revenait voir ses parents — dont je n’oublierai jamais l’immense gentillesse ni le sourire de sa maman — à Bruxelles régulièrement, car il travaillait entre Genève et Paris. Lors de ces visites, il me donnait souvent rendez-vous pour discuter de Julius Evola et de tout ce qui tournait autour de son œuvre, de la Tradition et de René Guénon. Ce jour-là, il était enchanté d’avoir pris contact avec l’un des derniers représentants du surréalisme historique qui s’intéressait également à Julius Evola. Je ne percevais pas encore très bien quel pouvait être le rapport entre le mouvement Dada et les surréalistes de Breton (dont je n’avais lu, à l’époque, que L’anthologie de l’humour noir), d’une part, et l’univers traditionnel auquel Evola nous avait initiés, d’autre part. Cologne m’a annoncé, ce jour-là, que Marc. Eemans exposait ses œuvres dans une galerie de la Chaussée de Charleroi, à Saint-Gilles-lez-Bruxelles. Avec l’enthousiasme juvénile, sans hésiter, j’ai sauté dans le premier tramway pour rencontrer Eemans. Il était assis au fond de la galerie, devant un bureau de taille impressionnante, et feuilletait un magazine, le nez chaussé de ses lunettes à grosses montures noires. Il m’a reçu chaleureusement, enchanté de découvrir qu’Evola avait encore de très jeunes adeptes, y compris à Bruxelles. Je me suis empressé de lui dire que je n’étais pas le seul, que je lui ferai rencontrer mes copains, surtout le regretté Alain Derriks, passionné de traditionalisme (et de bien d’autres choses de l’esprit). Jef Vercauteren, qui avait tenté quelques années auparavant de lancer des cercles évoliens en Flandre, avait malheureusement disparu dans un accident d’automobile en 1973, tout comme Adriano Romualdi, le jeune disciple politisé d’Evola, mort la même année en Italie, dans des circonstances analogues. Eemans pensait enfin réaliser le vœu de Jef Vercauteren, travailler après lui à promouvoir en Flandre et aux Pays-Bas le corpus légué par Evola.
Cette rencontre dans la galerie de la Chaussée de Charleroi est donc à l’origine du lancement de la section belge du Centro Studi Evoliani, appelation qu’Eemans avait reprise de l’initiative parallèle de Renato del Ponte, l’homme qui avait transporté les cendres du Maître sur le sommet du Monte Rosa, selon ses dispositions testamentaires, et dirigeait la revue Arthos. Cette rencontre est aussi à l’origine des longues conversations à bâtons rompus que j’ai eues avec Eemans pendant plusieurs années.
Le “Centro Studi Evoliani”
Grâce à la générosité et l’enthousiasme de Salvatore Verde, haut fonctionnaire de la CECA en poste aux Communautés Européennes, le Cercle Evola de Bruxelles a pu démarrer et organiser régulièrement des réunions privées où l’on discutait surtout des derniers numéros de Totalité parus, des initiatives de Georges Gondinet (son bref essai La nouvelle contestation a eu un grand retentissement dans notre petit groupe), de Philippe Baillet et de Daniel Cologne en France et en Suisse. Parfois nous sortions du cadre strictement évolien, notamment quand, pendant une après-midi entière, nous avons évoqué la figure de Martin Heidegger, dont la revue Hermès, fondée avant-guerre par Marc. Eemans (j’y reviens !), avait publié les premiers textes traduits en français. À l’époque, Alain Derriks (1954-1987), moi-même et quelques autres amis potassions essentiellement Les écrits politiques de Heidegger de Jean-Michel Palmier (L’Herne, 1968) [cf. aussi Écrits politiques 1933-1966, prés. et trad. de Fr. Fédier, Gal., 1995]. Au cours de cette réunion, j’ai été très impressionné par une amie germaniste de Marc. Eemans qui nous a admirablement lu, avec une diction superbe et poignante, le discours qu’avait rédigé le philosophe de la Forêt Noire sur la figure du martyr politique le plus célèbre de l’Allemagne de Weimar : Albert-Leo Schlageter.
Une autre fois, dans un salon privé de la rue de Spa, j’ai présenté maladroitement un texte de Nouvelle école sur la notion d’empire, dû à la plume de Giorgio Locchi. À cette occasion, j’ai rencontré Pierre Hubermont, ancien écrivain prolétarien de sensibilité communiste, détenteur en 1928 du Prix de la littérature prolétarienne, directeur de la revue La Wallonie et animateur principal des Cercles Culturels Wallons (CCW) pendant la Seconde Guerre mondiale, sans jamais avoir renié ses idéaux communistes et prolétariens de fraternité internationale. Pierre Hubermont était presque nonagénaire en 1978-79 : il m’a prodigué des conseils avec la patience d’un grand-père affable, a renforcé en moi la conscience impériale, seule garantie de paix en Europe. Au-delà de la barrière des années et des expériences, souvent insurmontable, nous étions d’accord, lui, l’octogénaire avancé, mûri par les revers mais indompté, et moi, le jeune freluquet qui venait à peine de franchir le cap de ses 20 ans. L’effondrement du Saint-Empire, surtout après 1648, a ouvert la boîte de Pandore en Europe, ce qui nous a menés aux boucheries de 14-18 et à l’enfer de la deuxième guerre mondiale. Deux choses chez Pierre Hubermont m’ont également frappé ce jour-là et sont restées gravées dans ma mémoire : une diction et un verbe choisis, une précision de langage dépourvue de froideur, où l’enthousiasme était intact, malgré les adversités de la vie qui ne l’avaient pas épargné.
On le voit : des commentaires sur l’aventure éditoriale de Totalité et des péripéties du mouvement évolien en Italie (avec Romualdi, Freda et Mutti) aux exposés sur Pareto, Heidegger, Wirth, Guénon, Dumézil, Eliade, Coomaraswamy et aux souvenirs de l’époque surréaliste, le Cercle Evola a été une bonne école, une école d’éveil sans contrainte. Les plus jeunes assistants — après les séances et dans une autre salle où nous fumions de longs cigares cubains et buvions soit du whisky sec soit du vin rouge, parfois jusqu’à une franche ébriété — se passionnaient bien évidemment pour La désintégration du système de Freda et pour toutes les formes qu’avait prises la quête de l’inflexible “Capitaine” de Padoue à l’époque : exploration des écrits de Celse et de l’Empereur Julien (que les Chrétiens nomment “L’Apostat”), de Porphyre (ses Discours contre les Chrétiens), de Sallustius (Sur les dieux et sur le monde), etc. Mutti a un jour avoué sa surprise à Baillet : qui pouvaient donc être cette équipe de Bruxellois qui commandaient jusqu’à 5 exemplaires de chaque livre du catalogue de ses éditions… ?
Des conversations à bâtons rompus…
Entre ces réunions, je rendais souvent visite à Eemans, qui n’habitait pas loin de l’école de traducteurs-interprètes où j’étais inscrit. Nos conversations, comme je viens de le dire, étaient à bâtons rompus, presque toujours autour d’un solide verre de Duvel, trouble et mousseuse, pétillante et traîtresse (la potion magique des Brabançons) : Marc. Eemans me parlait souvent d’Elsa Darciel (comme il en parle dans « Soliloque d’un desperado non nervalien », cf. infra). Elsa Darciel était une amie chorégraphe de notre peintre. Elle avait connu le dissident politique américain Francis Parker Yockey lors de ses quelques passages à Bruxelles, avant qu’il ne meure mystérieusement dans une prison du FBI en 1961. Eemans évoquait aussi les philologues germanistes wagnérisants qui avaient marqué ses années d’athénée à Termonde (E. Soens et J. Jacobs, Handboek voor Germaansche Godenleer, Gand, 1901) et éveillé ses goûts pour les mythes et les légendes les plus anciennes. Plus tard, cet engouement s’exprimera dans les colonnes de l’édition néerlandaise de Hamer, où l’empreinte d’un autre grand spécialiste de l’antiquité germanique s’est fait sentir, celle de Jan De Vries.
Marc. Eemans était une source intarissable d’anecdotes, de potins, d’histoires drôles, forçant son interlocuteur à voir le monde des arts et des lettres par le petit bout de la lorgnette. Il ne cessait de se moquer des travers et des vanités des uns et des autres, se montrant par là foncièrement brueghelien et brabançon (bien qu’il soit originaire de Flandre orientale). Les sots s’insurgent souvent devant un tel franc parler. Justement parce qu’ils sont sots. Pour moi, cette absence totale d’indulgence devant le spectacle des vanités humaines a été la grande leçon de Marc. Eemans. Tant le petit monde du surréalisme d’avant-guerre que celui de la collaboration ou celui des cénacles culturels de l’après-guerre n’échappaient à ses moqueries. Un leitmotiv revenait toutefois sans cesse : les Pays-Bas (Nord et Sud confondus) ont une spécificité ; cette spécificité s’exprime par les arts plastiques, par les avant-gardes et les audaces qui s’y manifestent. Pour lui, ni le Paris des intellectuels à la mode ni l’Allemagne nationale-socialiste, avec son obsession de l’“art dégénéré”, n’avaient le droit de s’ingérer dans la libre expression de ces arts donc de cette spécificité. Eemans, même dans les coulisses de la collaboration intellectuelle, est resté, sans compromis, un avocat de l’art libre. Une position libertaire intransigeante et inconditionnelle qu’oublient aujourd’hui beaucoup de donneurs de leçons, de moralistes à la petite semaine, de fonctionnaires subsidiés de la culture (avec carte de parti et affiliation au syndicat).
La revue “Hermès”
Lors de ces conversations, immanquablement, nous avons un jour évoqué la revue Hermès, qu’il avait fondée avec René Baert dans les années 30. Il m’en a montré des exemplaires, les derniers en sa possession. Un petit tas de revues, ô combien émouvant et précieux. Je me rappelle de les avoir feuilletées avec dévotion : sur les couvertures apparaissaient les noms de Henry Corbin, de Karl Jaspers, de Martin Heidegger, de Henri Michaux, de Bernard Groethuysen, etc. Marc. Eemans avait été leur éditeur. Il avait œuvré au sommet le plus vertigineux de la culture européenne de ce siècle et une inquisition barbare l’avait chassé de cet olympe. Il en avait la nostalgie. On le comprend.
Hermès est une ouverture sur la dimension mystique de la pensée européenne (et non-européenne). Bien avant Jacques Derrida, qui nous demande aujourd’hui, au nom du multiculturalisme, de nous ouvrir à l’Autre en explorant les traditions métaphysiques et philosophiques non-occidentales et la mystique (not. arabe et juive), Eemans et Baert avaient clairement indiqué cette voie, au moins 30 ans avant lui. Plus tard, Henri Michaux, lui aussi, membre de cette rédaction bruxelloise, évoquera ses “ailleurs”, bouddhistes ou taoïstes (et non pas seulement des “ailleurs” issus de l’expérimentation de toutes sortes de stupéfiants, mescaline et autres).
L’intérêt de Marc. Eemans pour Evola provient de cette quête et de cette ouverture qu’il fut l’un des premiers à pratiquer dans notre pays. En compulsant chez lui les exemplaires d’Hermès, qu’il me montrait, j’ai eu la puce à l’oreille et je n’ai plus jamais cessé de considérer cette piste comme essentielle. Déjà, en première candidature de philologie germanique aux Facultés universitaires Saint-Louis de Bruxelles, en 1974-75, j’avais eu l’audace de lier Héraclite, Gœthe et Eliade, dans une exploration multidirectionnelle du mythe du feu, de la notion de l’éternel retour et du défi prométhéen. Je ne renie rien de cette ébauche de jeune étudiant, certes fort immature, mais néanmoins correcte dans son intention, corroborée a posteriori par des lectures plus savantes et plus attentives. Cette percée philosophique, plus acceptante et joyeuse que critique et rigoureuse, en direction de l’univers immense de l’extra-philosophicité avait déplu à la vieille fille lugubre et sinistre, décharnée et hagarde, qui pontifiait et pontifie encore et toujours dans cet établissement d’enseignement. Quelques jours avant la rédaction de ces lignes d’hommage à Eemans, un de ses étudiants me mimait ses grimaces coutumières, me paraphrasait ses tics langagiers ; en 25 ans, rien n’a changé : la pauvresse répète les mêmes bouts de phrases, prononce les mêmes salmigondis, n’a toujours pas écrit d’articles bien charpentés pour expliciter ses positions. Quel gâchis et quelle tragédie ! Elle devrait relire les textes de Nietzsche sur la sclérose des établissements d’enseignement : bonne thérapie du miroir. Outre l’ouverture à Hermès et la leçon d’Eemans, ponctuée de moqueries bien senties, 2 livres m’ont aidé à poursuivre ces recherches, tout à la fois philosophiques et extra-philosophiques, toujours dans l’esprit d’Hermès : celui de l’Indien G. Srinivasan, The Existentialist Concepts and the Hindu Philosophical Systems (acheté à Londres en 1979 dans une librairie de la Gt. Russell Street, à un jet de pierre du British Museum) et celui de l’Américain John D. Caputo, The Mystical Element in Heidegger’s Thought, acquis à Bruxelles dix ans plus tard.
“Fedeli d’Amore” et “Lumières victoriales”
Corbin, collaborateur d’Hermès, a exploré le mysticisme soufi et iranien pendant toute sa vie. Ses recherches ont certainement suscité quelques idées-forces chez Marc. Eemans. Corbin a étudié l’œuvre d’Ahmad Ghazâli, centrée autour de la notion de “pur amour”. Celle-ci a été reprise en Occident par Dante et ses Fedeli d’Amore, philosophes non abstraits, en route dans le monde, sous la conduite de l’Intelligence en personne (la “Madonna Intelligenza”). L’Amour qui compénétre tout, qui meut l’univers a toujours été une constante dans la pensée de Marc. Eemans, sans qu’il ait jamais négligé les amours plus charnels. « Nous étions de terribles hétéros », déclarait-il, dans un entretien de 1990 accordé à Ivan Heylen, journaliste flamand de Panorama. Les “Platoniciens de Perse” avaient ouvert la pensée iranienne islamisée à la sagesse de l’ancien Iran avestique, retournant ainsi aux sources pré-islamiques et pré-chrétiennes de notre culture indo-européenne. Avec Sohrawardî, la pensée iranienne avait redécouvert la “haute doctrine de la Lumière”, une théosophie que l’on qualifie d’“orientale” par opposition à l’avicennisme occidental, devenu impasse de la pensée. Sohrawardî critiquait les péripatéticiens (disciples d’Avicenne) parce qu’ils limitaient les Intelligences, les êtres de lumière au nombre de dix (ou de 55) et s’appuyaient uniquement sur le raisonnement discursif et l’argumentation logique. C’est là une clôture qu’il convient de faire éclater, pour accepter la multitude de “ces êtres de lumière que contemplèrent Hermès et Platon, et ces irradiations célestes, source de la Lumière de Gloire et de la Souveraineté de Lumière (Ray wa Khorreh) dont Zarathoustra fut l’annonciateur”. Corbin parle à ce niveau d’une philosophie qui postule vision intérieure et expérience mystique, orientale (où l’“Orient” indique la voie et signifie concrètement l’ancienne Perse avestique). La vision intérieure permet à l’homme de capter ces “splendeurs aurorales”, expression du Flamboiement primordial, de la Lumière de Gloire (Xvarnah pour les Zoroastriens, Khorreh pour les Perses et Farr/Farreh pour la forme parsie actuelle), cette énergie “qui cohère l’être de chaque être, son Feu vital, ses Lumières “victoriales”, archangéliques et michaëliennes (Michel étant l’Angelus Victor)”.
Ce détour par Corbin (cf. Histoire de la philosophie islamique, Gal., 1964) explique le passage graduel qu’ont effectué Eemans (et Evola) en partant du dadaïsme et/ou du surréalisme pour aboutir aux Traditions, mais explique aussi l’engagement ultérieur d’Eemans et de Baert aux côtés du “Feu vital” qu’ils ont cru percevoir dans les nouvelles idéologies des années 30 en général et dans le national-socialisme en particulier (ses dimensions wagnériennes et ses “cathédrales de lumière”). Cette “vision aurorale” des Platoniciens persans, qui s’est identifiée chez nos deux intellectuels bruxellois au Reich du swastika de feu (dixit Montherlant dans Le solstice de juin), s’est terminée tragiquement pour Baert ; elle a laissé beaucoup de désillusions et d’amertume dans le cœur de Marc. Eemans. Dommage qu’il n’ait jamais parlé ni sans doute entendu parler de l’Ordre fondé par Corbin, le Cercle Éranos qui a duré jusqu’en 1988 et qui se voulait une “milice de vérité”, un “Temple”, une chevalerie zoroastrienne, où l’on retrouvait également Mircea Eliade... Corbin disait :
« Eranos n’était possible qu’en un temps de détresse comme le nôtre… En un temps où toute vérité authentique est menacée par les forces de l’impersonnel, où l’individu abdique son devoir de différer devant la collectivité anonyme, où pour celle-ci l’individualité même signifierait culpabilité, nous aurons été du moins l’organe d’un monde qui depuis la “descente des Fravartis sur Terre” n’a pas succombé aux forces démoniaques, et nous aurons contribué à la traditio lampadis, parce que ce monde impérissable aura été notre passion… ».
Le Prof. Gilbert Durand, qui confesse avoir été actif dans les “rencontres d’Éranos” ajoute : Renversement radical du monde de détresse au profit de l’appel secret et permanent qu’est cet “envers des ténèbres”. Eemans a-t-il eu connaissance de ce “Cercle Eranos” ? Il ne m’en a jamais parlé mais c’eût peut-être été un havre pour lui, un espace de consolation dans l’adversité…
Feu d’Héraclite, étincelle de Maître Eckhart, énergie de Schiller, élan vital de Bergson, lumière de la tradition ouranienne chez Evola, voilà autant de signes de la vitalité et de l’intensité impérissable des grands élans de la Tradition. C’est à ce monde-là qu’appartenait Eemans, c’est de ce monde-là qu’il avait la nostalgie, c’est de sa disparition qu’il souffrait, dans l’épaisseur sans relief du monde quotidien. Dans la recherche triviale mais nécessaire du pain quotidien — sa hantise, sa cangue, il ne cessait de le répéter —, il sentait cruellement la blessure de l’exil. Un exil vécu dans sa propre patrie, gouvernée par des cuistres et devenue sourde à l’appel de tout Feu vital.
Bon nombre de souvenirs se bousculent encore dans ma tête : son intervention vigoureuse pour clore le bec d’un médiocre et grossier contradicteur de Jean Varenne lors d’une conférence du GRECE-Bruxelles ; la rencontre avec Paul Biehler, exégète d’Evola ; sa présence lors de la conférence de Philippe Baillet à la tribune d’EROE, chez le regretté Jean van der Taelen ; la soirée mémorable chez lui, après un séminaire du GRECE-Bruxelles sur la Sociologie de la révolution de Jules Monnerot (aussi un ancien du surréalisme), où son épouse Monique Crokaert m’a remis son recueil de poèmes, Sulfure d’Alcyone, d’où je tiens à extraire ces quelques vers :
« Il fait soleil dans mon cœur.
Je donne, je redonne, j’ai tout donné
À celui qui m’aime et me vénère.
Je l’ai quitté pour un temps d’évanescence.
Je m’en veux.
Mes pas sont des tendresses qui deviennent délires.
J’aspire à sentir l’effluence de celui que j’aime ».
Boisfort, Termonde, Saint-Hubert
Ensuite, il y a eu les vernissages et les hommages officiels, celui de Boisfort en 1982 dans la superbe Chapelle de Boondael, pour le 75ème anniversaire d’Eemans, avec un discours de Jean-Louis Depierris et un autre de Jo Gérard, en la présence de l’inoubliable “Alidor”, alias “Jam”, dans le civil Paul Jamain, le caricaturiste le plus drôle et le plus féroce du XXe siècle en Belgique, le compagnon de Hergé avant-guerre, disparu en 1994, laissant orpheline toute la presse satirique du royaume. Ce jour-là, Alidor a été un formidable boute-en-train. L’hommage de sa ville natale, Termonde (Dendermonde) en 1992, pour son 85ème anniversaire, a été particulièrement chaleureux. Les drapeaux des XVII Provinces claquaient au vent, suspendus aux mats de l’hôtel de ville, dans un superbe jeu de couleurs chatoyantes. Eemans avait également organisé en 1992 une rétrospective Saint-Pol Roux (1861-1940) à Saint-Hubert dans les Ardennes. Le symbolisme de Saint-Pol Roux et sa volonté de représenter une réalité idéelle, son style sombre, fait de métaphores imagées à la façon du surréalisme, étaient autant d’éléments qui fascinaient Eemans. Il avait réussi à attirer vers cette manifestation des spécialistes français, britanniques et allemands de cet auteur né en Provence et mort en Bretagne. À 85 ans, Eemans était toujours sur la brèche, sur le front de la vraie culture, tandis que la culturelle officielle vaquait à ses vraies bassesses.
Le dernier voyage
[Ci-dessous : Le but ultime, 1928. Repro. N&B]
J’ai appris le décès de Marc. Eemans en revenant de notre dernière université d’été à Trente au Tyrol et de celle qu’avait organisée Jean Mabire en Normandie, trois jours plus tard ; quelques instants aussi après avoir appris la disparition de Maurice Bardèche, également âgé de 91 ans. Mabire m’a dit à mon retour de son université d’été qu’il avait reçu la dernière lettre d’Eemans, un jour après sa mort. Preuve simple, et sublime dans sa simplicité, que la lucidité et la fidélité n’ont jamais quitté notre surréaliste réprouvé, qu’il tenait son courrier à jour, soucieux de semer et de semer encore, même en terre aride, jusqu’à son dernier souffle. Il a tenu parole. Là, dans ce qui n’est qu’apparemment un détail, est son ultime grandeur. Une semaine ou deux après mon retour de Normandie, son épouse Monique m’a averti personnellement, m’a dit qu’il nous avait définitivement quittés et elle m’a aussi annoncé que Marc avait souhaité la dispersion de ses cendres dans les eaux de l’Escaut ou de la Mer du Nord. Finalement, l’autorisation a été donnée de procéder à cette cérémonie peu fréquente, au large d’Ostende. Le rendez-vous fut fixé au 25 septembre 1998. Une cinquantaine d’artistes, d’amis et d’admirateurs ont pris place à bord d’un bateau, pour accompagner Marc. Eemans dans son dernier voyage. La mer et le ciel étaient merveilleux, ce jour-là, tout en tons pastel, un bleu-gris avec scintillements argentés pour les flots, un bleu d’une douceur caressante pour le ciel. Les cendres de Marc se sont écoulées vers la mer, frôlant la coque de bois du vieux bateau de pêcheurs, requis pour cette mission funéraire. Deux bouquets ont été lancés à l’eau l’un par les mains tordues de chagrin de son épouse et l’autre par un ami, plus ferme mais aussi très ému. Un autre ami a entonné le “J’avais un Camarade”, avec la forte voix et l’inébranlable conviction qu’on lui connaît depuis toujours. Le bateau a tourné 2 fois autour des bouquets, lentement, exécutant 2 vastes mouvements de circonférence, permettant à chacun de se recueillir, avec toute la sérénité qu’il convenait, avec cette Gelassenheit que nous a enseignée Heidegger. Une très belle cérémonie. Inoubliable.
► Robert Steuckers, Nouvelles de Synergies Européennes, 1998.
Soliloque d’un desperado non nervalien
[Ci-dessous : Paysage, 1935]
Au cours d'une retraite de quelque 15 jours en l'île d'Égine, dans le golfe saronique, où j'ai fêté mes 90 ans loin de tout cérémonial, j'ai longuement pu me pencher sur bien des choses de ma vie, tout en faisant un petit bilan de ce que l'on appelle le “mouvement surréaliste”, auquel j'ai participé durant un bon moment. Quel gâchis ! Ce qui aurait pu être une chose fort belle, une vraie révolution dans le domaine de l’esprit, sur le plan de la poésie et des arts n’a été finalement que le prolongement, l’aboutissement, vers 1924, des divers ismes de la fin du siècle dernier et du premier quart du nôtre. Tout cela dans le vase clos des cafés littéraires de Paris. Que d’apéritifs, que de palabres, que d’ukases et que de proclamations de politiques de gauche…
Le surréalisme n’a finalement pu que décevoir tous ceux qui y avaient mis tous leurs espoirs. Il y eut bien des fidèles jusqu’au bout, mais aussi que de défections et d’exclusions. Il y eut également des grands talents tels que Breton, Aragon, Éluard, Ernst, Dali et bien d’autres encore. Des chefs-d’œuvre ? Toutefois, chose paradoxale, les vrais grands poètes surréalistes ne furent pas surréalistes dans le sillage de Breton. Ce furent des outsiders. Et je pense alors à un Saint-John-Perse et un Patrice de la Tour du Pin, mais quelle horreur ! Patrice de la Tour du Pin, un poète “christique” ! Ah, son angélologie et sa mysticité, mais aussi ses mythes et légendes celtiques, cette École de Tess… J’ai eu l’honneur de me compter parmi ses fidèles. André Breton, bien que parti du symbolisme de Mallarmé, de Gustave Moreau, voire de Gide et de Pierre Louÿs, n’en avait pas moins passé par le dadaïsme, le communisme, le trotskisme. Il a même été “citoyen du monde”, disciple d’un farfelu américain.
Quant à moi ? Je n’ai guère l’esprit grégaire. Je ne suis point fait pour les ukases, pour proclamer avec Pirandello “à chacun sa vérité”. Par ailleurs “sans dieu ni maître” (Mesens), formé dès l’enfance au merveilleux, aussi bien gréco-romain, germanique que chrétien, de même féru de symbolisme aussi bien français que néerlandais ou allemand, avec une bonne dose d’intérêt pour la mystique et l’ésotérisme, sans oublier mon intérêt pour la tragédie des Cathares (Otto Rahn et René Nelli), ainsi que pour l’Ahnenerbe (Héritage des ancêtres). Qu’allais-je faire dans le cénacle surréaliste bruxellois où j’allais me heurter à l’ostracisme anti-art de Paul Nougé qui « nous a fait tant de tort » (Mesens) ? J’y ai perdu mon amie Irène, mais aussi gagné la jalousie de René Magritte (mes peintures étaient alors plus chères que les siennes ! Plus tard, Paul Delvaux aura également à souffrir de la même jalousie) et l’amitié de 2 fidèles compagnons de route, E.L.T. Mesens, mon premier marchand de tableaux (Galerie L’Époque) et mon deuxième marchand (hélas raté), Camille Goemans (faillite de la Galerie Goëmans de la Rue de Seine à Paris).
Au-delà du surréalisme…
Après le court épisode surréaliste (1926-1930), ce fut pour moi un “au-delà du surréalisme” avec une traversée du désert, qui dure toujours, et aussi une assez grande dispersion dans mon activité aussi bien artistique qu’intellectuelle avec par surcroît la difficile quête du gagne-pain quotidien. Mon apport au surréalisme bruxellois ? Quelques dizaines de peintures, des dessins et 2 ou 3 gravures. Elles ou plutôt “ils” auraient contribué (selon José Vovelle) à la naissance du surréalisme néerlandais (Moesman). N’oublions pas l’édition en 1930, de l’album Vergeten te worden, à ce jour — paraît-il — le seul recueil surréaliste en langue néerlandaise…
Je reviens à ma difficile quête du pain quotidien et ma dispersion intellectuelle, surtout due à une insatiable curiosité de même qu’à un aussi insatiable besoin d’activité. D’abord ma quête du nécessaire pain quotidien. Quelques tentatives dans le domaine publicitaire (comme Magritte), collaboration dans le domaine du design, comme on dit aujourd’hui, avec mon ami l’ensemblier hollandais Ewoud Van Tonderen, finalement le journalisme et l’édition avec un passage dans la propagande touristique avec l’ami Goemans.
Ensuite ma dispersion intellectuelle. Bien que ne connaissant point une note de musique, elle fut à la fois musicologique et chorégraphique, en collaboration avec les réputés musicologues Kurt Sachs (juif exilé allemand, directeur de la collection de disques L’anthologie sonore), Charles Van den Borren, bibliothécaire à la bibliothèque du Conservatoire de Bruxelles, et son beau-fils américain, le jeune chef d’orchestre Safford Cape. Grâce à mon amie Elsa Darciel, future professeur au même Conservatoire, nous avons reconstitué les “Basses-Danses de la Cour de Bourgogne”, d’après un précieux manuscrit du XVe siècle, de la Bibliothèque Royale de Bruxelles.
L’aventure de la revue “Hermès”
[Ci-contre : M. Eeemans en 1930]
Côté poétique, philosophique et mystique : fondation en 1933, avec René Baert et Camille Goemans, de la revue “métasurréaliste” Hermès, pour l’étude comparée de la poésie, de la philosophie et de la mystique, avec une brillante collaboration internationale, mais qualifiée par les surréalistes bruxellois de revue de “petits curés” ou de fascistes en dépit de collaborateur à peu près tous agnostiques, d’autres marxistes ou juifs. Un secrétaire de rédaction de marque : Henri Michaux. Toutefois, quelques supporters de qualité : Edmond Jaloux, Jean Paulhan, Ungaretti, T.S. Eliot, etc. Ma principale contribution : un numéro spécial consacré à la mystique des Pays-Bas, mais les mystiques musulmane, hindoue, chinoise et tibétaine ou grecque et scandinave ne furent point oubliées, et puis il y eut également les premières traductions de Martin Heidegger et de Karl Jaspers. N’oublions pas le symbolisme et les romantiques anglais et allemands. Notre manque d’information dans le domaine italien, nous fit — hélas — ignorer un effort à peu près parallèle, mais tout aussi “confidentiel” que le nôtre, celui de Julius Evola et de ses amis du groupe “Ur”.
Autres exemples de ma dissipation intellectuelle d’alors sont mon intérêt pour les théories du R. P. Jousse S. J. sur l’origine purement rythmique du verbe et son application au langage radiophonique dont Paul Deharme, l’époux de la poétesse surréaliste Lise Deharme (la “Dame aux gants verts” de Breton) tâchait alors de faire l’application dans ses spots publicitaires à la radio. Plus grave, du point de vue surréaliste tout au moins, fut ma présence à un colloque néo-thomiste à Meudon, chez Raïssa et Jacques Maritain, sur le thème de la distinction entre mystique naturelle et surnaturelle. Moins compromettante, toujours du point de vue surréaliste, fut ma correspondance avec le poète grec Angelos Sikelianos concernant la restauration des Jeux Delphiques.
Les années sombres…
En septembre 1939, la guerre mit brusquement un terme à la revue Hermès et en mai 1940, avec l’invasion de la Belgique, au gagne-pain de ses 2 directeurs. L’effort fut repris après la guerre par André de Renéville avec ses Cahiers de l’Hermès (2 seuls numéros remarquables) et par une nouvelle revue Hermès qu’il faut, hélas, considérer comme pirate, celle de Jacques Masui… Il existe toujours, dans le prolongement de celle-ci avec le logo de 1933, une “Collection Hermès” aux éditions Fata Morgana. Pour moi, un vrai mirage.
Durant la guerre et l’occupation de la Belgique, les 2 directeurs de la revue devinrent, quelle erreur et quelle horreur pour d’aucuns, des collaborateurs culturels, mais aussi des résistants culturels sur nombre de points, dans certains journaux et périodiques contrôlés par l’occupant. Cela leur coûta cher : pour René Baert, la vie (par assassinat) et pour moi quelque 4 ans de camp de concentration belge, à la suite d’un procès devant un tribunal illégal et selon une loi que les communistes considéraient (lorsqu’ils en étaient victimes) comme “scélérate”, c’est-à-dire “rétroactive”.
J’ai appartenu par ailleurs à, disons, une loge intellectuelle secrète, fondée au XVIIe siècle, à laquelle avait également appartenu Pierre-Paul Rubens, appelée “Les Perséides”. Elle avait pour but la réunion, tout au moins sur le plan intellectuel, des anciennes “XVII Provinces” (ou états bourguignons), séparées à la suite de la guerre de religion du XVIe siècle. Durant la dernière guerre, les “Perséides” furent particulièrement actifs. Ils entrèrent même dans la résistance thioise et la clandestinité. Sur le plan légal, ils obtinrent des autorités occupantes non-nazies (car la Belgique a été surtout occupée et gouvernée par des non-nazis) qu’il n’y eut point d’art “dégénéré” en Belgique. Dans la clandestinité, ils parvinrent à rétablir des liens intellectuels avec les Pays-Bas rompus durant l’occupation (je passai maintes fois outre frontière !). Il y eut également des réunions plus ou moins clandestines. L’une d’elles fut dénoncée à la Gestapo et plusieurs des “Perséides”, dont moi, faillirent subir un séjour forcé dans quelque camp de concentration nazi…
Après la tourmente
La traversée du désert n’en devint que plus pénible après ma libération. Heureusement des amis fidèles vinrent à mon secours dont Jean Paulhan et Patrice de la Tour du Pin, de même que le Prix Nobel T.S. Eliot, sans parler de l’éditeur flamand Lannoo et les éditions néerlandaises Elsevier en la personne de son représentant à Bruxelles Théo Meddens qui me prit à son service jusqu’à ma pension à l’âge de 75 ans. Ce fut un vrai sauvetage in extremis. Aux éditions Elsevier (plus tard Meddens), j’eus l’occasion de publier une trentaine de livres consacrés à l’histoire de l’art ou de collaborer étroitement avec nombre de personnalités éminentes, telles que le professeur Leo Van Puyvelde et le musicologue Paul Collard (me voilà redevenu musicologue !). Je pus également renouer avec la chorégraphie grâce à ma fidèle amie Darciel. Je pus également compter sur la neutralité, voire l’amitié d’Irène Hamoir et surtout sur celle de E. L. T. Mesens. Quant aux surréalistes d’après-guerre, ce fut la guerre ouverte, la diffamation par pamphlets odieux, même à propos d’expositions à l’étranger (Lausanne, La Femme et le surréalisme, où un ancien prisonnier d’Auschwitz et de Dachau, le Hongrois Carl Laszlo, un marchand de tableaux de Bâle) [sic ; ndlr : nous avons reçu ce texte après le décès de Marc. Eemans ; nous ne l’avons pas modifié, y compris cette phrase apparemment inachevée].
Puisque nous parlons de peinture, je rappellerai la fondation du groupe “Fantasmagie” consacré à l’art fantastique et magique. Mais ce mouvement dont je fus un des fondateurs sombra vite dans l’occultisme de pacotille en récoltant des membres au hasard des rencontres de bistrots de son “pape” Aubin Pasque qui avait déjà été l’inventeur d’un “surréalisme du canard sauvage” qui n’a existé que dans son imagination, mais auquel ont cru certains historiens du surréalisme en Belgique, dont David Sylvestre qui m’a interrogé un jour à son sujet… Mais côté poésie ? Je n’ai jamais cessé de pratiquer de la poésie, appelons la “métaphysique et la mythique”, avec des recueils aussi bien en langue néerlandaise que française.
Artiste maudit
[Ci-contre : Variation anatomique, 1976]
Du côté peinture, mes adversaires en ont profité, hélas, pour me boycotter, de sorte qu’on peut me classer parmi les “artistes maudits” et certainement proscrits. Point d’œuvres dans les musées, si ce n’est pas un don ou un legs. Point d’expositions officielles, pas de rétrospectives, pas de subsides, etc. etc. À présent, vieux, malvoyant, quasi sourd et ne marchant plus que fort difficilement et avec une canne de berger grec (car je demeure fidèle au mythe grec), je ne suis qu’un “gibelin” comme disent mes amis italiens. Je me demande, en vrai desperado, si je ne suis pas un raté et certainement un marginal qui n’a plus qu’à disparaître…
Heureusement que dès 1972, feu mon ami Jean-Jacques Gaillard, peintre surimpressionniste et swedenborgien, lui aussi quelque peu maudit pour avoir eu l’audace de dénoncer la grande fumisterie de l’art de Picasso, cela en pleine Académie Thérésienne, heureusement, dis-je, que l’ami Jean-Jacques m’ait prédit (belle consolation !) « une gloire posthume tristement magnifique », y ajoutant qu’« une gloire tardive est préférable à une gloire rapide qui vieillit vite ». Feu mon ami allemand, l’histoire d’art Friedrich Markus Huebner, grand admirateur de l’art flamand, de son côté m’a proclamé « l’éloquent interprète des expériences intemporelles »… Serais-je donc, moi aussi “intemporel” ?
► Marc. Eemans (20 juin-10 septembre 1997), Nouvelles de Synergies Européennes, 1998.
• Nota bene : les inter-titres sont de la rédaction.
Entretien avec Marc Eemans, le dernier des surréalistes de l’école d’André Breton
Aujourd'hui âgé de 83 ans [en 1990], Marc. Eemans affirme être le dernier des surréalistes. Après lui, la page sera tournée. Le surréalisme sera définitivement entré dans l'histoire. Qui est-il, ce dernier des surréalistes, ce peintre de la génération des Magritte, Delvaux et Dali, aujourd'hui ostracisé ? Quel a été son impact littéraire ? Quelle influence Julius Evola a-t-il exercé sur lui ? Ce “vilain petit canard” du mouvement surréaliste jette un regard très critique sur ses compères morts. Ceux-ci lui avaient cherché misère pour son passé “collaborationniste”. Récemment, Ivan Heylen, du journal Panorama (22/28.8.1989), l'a interviewé longuement, agrémentant son article d'un superbe cliché tout en mettant l'accent sur l'hétérosexualité tumultueuse de Marc. Eemans et de ses émules surréalistes. Nous prenons le relais mais sans oublier de l'interroger sur les artistes qu'il a connus, sur les grands courants artistiques qu'il a côtoyés, sur les dessous de sa “collaboration”...
[Marc. Eemans vers 1990. © Henri-Floris Jespers]
• Q. : La période qui s'étend du jour de votre naissance à l'émergence de votre première toile a été très importante. Comment la décririez-vous ?
ME : Je suis né en 1907 à Termonde (Dendermonde). Mon père aimait les arts et plusieurs de ses amis étaient peintres. À l'âge de 8 ans, j'ai appris à connaître un parent éloigné, sculpteur et activiste (1) : Emiel De Bisschop. Cet homme n'a jamais rien réussi dans la vie mais il n'en a pas moins revêtu une grande signification pour moi. C'est grâce à Emiel De Bisschop que j'entrai pour la première fois en contact avec des écrivains et des artistes.
• D'où vous est venue l'envie de dessiner et de peindre ?
[Ci-contre : La Femme à l'oiseau, 1970]
J'ai toujours suivi de très près l'activité des artistes. Immédiatement après la Première Guerre mondiale, j'ai connu le peintre et baron Frans Courtens. Puis je rendai un jour visite au peintre Eugène Laermans. Ensuite encore une quantité d'autres, dont un véritable ami de mon père, un illustre inconnu, Eugène van Mierloo. À sa mort, j'ai appris qu'il avait pris part à la première expédition au Pôle Sud comme reporter-dessinateur. Pendant la Première Guerre mondiale, j'ai visité une exposition de peintres qui jouissent aujourd'hui d'une notoriété certaine : Felix Deboeck, Victor Servranckx, Jozef Peeters. Aucun d'entre eux n'était alors abstrait. Ce ne fut que quelques années plus tard que nous connûmes le grand boom de la peinture abstraite dans l'art moderne. Lorsque Servranckx organisa une exposition personnelle, j'entrai en contact avec lui et, depuis lors, il m'a considéré comme son premier disciple. J'avais environ 15 ans lorsque je me mis à peindre des toiles abstraites. À 16 ans, je collaborais à une feuille d'avant-garde intitulée Sept Arts. Parmi les autres collaborateurs, il y avait le poète Pierre Bourgeois, le poète, peintre et dessinateur Pierre-Louis Flouquet, l'architecte Victor Bourgeois et mon futur beau-frère Paul Werrie (2). Mais l'abstrait ne m'attira pas longtemps. Pour moi, c'était trop facile. Comme je l'ai dit un jour, c'est une aberration matérialiste d'un monde en pleine décadence... C'est alors qu'un ancien acteur entra dans ma vie : Geert van Bruaene.
Je l'avais déjà rencontré auparavant et il avait laissé des traces profondes dans mon imagination : il y tenait le rôle du zwansbaron, du “Baron-Vadrouille”. Mais quand je le revis à l'âge de 15 ans, il était devenu le directeur d'une petite galerie d'art, le Cabinet Maldoror, où tous les avant-gardistes se réunissaient et où furent exposés les premiers expressionnistes allemands. C'est par l'intermédiaire de van Bruaene que je connus Paul van Ostaijen (3). Geert van Bruaene méditait Les Chants de Maldoror du soi-disant Comte de Lautréamont, l'un des principaux précurseurs du surréalisme. C'est ainsi que je devins surréaliste sans le savoir. Grâce, en fait, à van Bruaene. Je suis passé de l'art abstrait au Surréalisme lorsque mes images abstraites finirent par s'amalgamer à des objets figuratifs. À cette époque, j'étais encore communiste...
• À l'époque, effectivement, il semble que l'intelligentsia et les artistes appartenaient à la gauche ? Vous avez d'ailleurs peint une toile superbe représentant Lénine et vous l'avez intitulée Hommage au Père de la Révolution...
Voyez-vous, c'est un phénomène qui s'était déjà produit à l'époque de la Révolution française. Les jeunes intellectuels, tant en France qu'en Allemagne, étaient tous partisans de la Révolution Française. Mais au fur et à mesure que celle-ci évolua ou involua, que la terreur prit le dessus, etc., ils ont retiré leurs épingles du jeu. Et puis Napoléon est arrivé. Alors tout l'enthousiasme s'est évanoui. Ce fut le cas de Gœthe, Schelling, Hegel, Hölderlin... Et n'oublions également pas le Beethoven de la Sinfonia Eroica, inspirée par la Révolution française et primitivement dédiée à Napoléon, avant que celui-ci ne devient empereur. Le même phénomène a pu s'observer avec la révolution russe. On croyait que des miracles allaient se produire. Mais il n'y en eut point. Par la suite, il y eut l'opposition de Trotski qui croyait que la révolution ne faisait que commencer. Pour lui, il fallait donc aller plus loin !
• N'est-ce pas là la nature révolutionnaire ou non-conformiste qui gît au tréfonds de tout artiste ?
J'ai toujours été un non-conformiste. Même sous le nazisme. Bien avant la dernière guerre, j'ai admiré le Front Noir d'Otto Strasser. Ce dernier était anti-hitlérien parce qu'il pensait que Hitler avait trahi la révolution. J'ai toujours été dans l'opposition. Je suis sûr que si les Allemands avaient emporté la partie, que, moi aussi, je m'en serais aller moisir dans un camp de concentration. Au fond, comme disait mon ami Mesens, nous, surréalistes, ne sommes que des anarchistes sentimentaux.
• Outre votre peinture, vous êtes aussi un homme remarquable quant à la grande diversité de ses lectures. Il suffit d'énumérer les auteurs qui ont exercé leur influence sur votre œuvre...
Je me suis toujours intéressé à la littérature. À l'athenée (4) à Bruxelles, j'avais un curieux professeur, un certain Maurits Brants (5), auteur, notamment, d'une anthologie pour les écoles, intitulée Dicht en Proza. Dans sa classe, il avait accroché au mur des illustrations représentant les héros de la Chanson des Nibelungen. De plus, mon frère aîné était wagnérien. C'est sous cette double influence que je découvris les mythes germaniques. Ces images de la vieille Germanie sont restées gravées dans ma mémoire et ce sont elles qui m'ont distingué plus tard des autres surréalistes. Ils ne connaissaient rien de tout cela. André Breton était surréaliste depuis 10 ans quand il entendit parler pour la première fois des romantiques allemands, grâce à une jeune amie alsacienne. Celle-ci prétendait qu'il y avait déjà eu des “surréalistes” au début du XIXe siècle. Novalis, notamment. Moi, j'avais découvert Novalis par une traduction de Maeterlinck que m'avait refilée un ami quand j'avais 17 ans. Cet ami était le cher René Baert, un poète admirable qui fut assassiné par la “Résistance” en Allemagne, peu avant la capitulation de celle-ci, en 1945. Je fis sa connaissance dans un petit cabaret artistique bruxellois appelé Le Diable au corps. Depuis nous sommes devenus inséparables aussi bien en poésie qu'en politique, disons plutôt en “métapolitique” car la Realpolitik n'a jamais été notre fait. Notre évolution du communisme au national-socialisme relève en effet d'un certain romantisme en lequel l'exaltation des mythes éternels et de la tradition primordiale, celle de René Guénon et de Julius Evola, a joué un rôle primordial. Disons que cela va du Georges Sorel du Mythe de la Révolution et des Réflexions sur la violence à l'Alfred Rosenberg du Mythe du XXe siècle, en passant par Révolte contre le monde moderne de Julius Evola. Le seul livre que je pourrais appeler métapolitique de René Baert s'intitule L'épreuve du feu (éd. de la Roue Solaire, Bruxelles, 1944) (6). Pour le reste, il est l'auteur de recueils de poèmes et d'essais sur la poésie et la peinture. Un penseur et un poète à redécouvrir. Et puis, pour revenir à mes lectures initiales, celles de ma jeunesse, je ne peux oublier le grand Louis Couperus (7), le symboliste à qui nous devons les merveilleux Psyche, Fidessa et Extase.
• Couperus a-t-il exercé une forte influence sur vous ?
Surtout pour ce qui concerne la langue. Ma langue est d'ailleurs toujours marquée par Couperus. En tant que Bruxellois, le néerlandais officiel m'a toujours semblé quelque peu artificiel. Mais cette langue est celle à laquelle je voue tout mon amour... Un autre auteur dont je devins l'ami fut le poète expressionniste flamand Paul van Ostaijen. Je fis sa connaissance par l'entremise de Geert van Bruaene. Je devais alors avoir 18 ans. Lors d'une conférence que van Ostaijen fit en français à Bruxelles, l'orateur, mon nouvel ami qui devait mourir quelques années plus tard à peine âgé de 32 ans, fixa définitivement mon attention sur le rapport qu'il pouvait y avoir entre la poésie et la mystique, tout comme il me parla également d'un mysticisme sans Dieu, thèse ou plutôt thème en lequel il rejoignait et Nietzsche et André Breton, le “pape du Surréalisme” qui venait alors de publier son Manifeste du Surréalisme.
• Dans votre œuvre, mystique, mythes et surréalisme ne peuvent être séparés ?
Non, je suis en quelque sorte un surréaliste mythique et, en cela, je suis peut-être le surréaliste le plus proche d'André Breton. J'ai toujours été opposé au surréalisme petit-bourgeois d'un Magritte, ce monsieur tranquille qui promenait son petit chien, coiffé de son chapeau melon...
• Pourtant, au début, vous étiez amis. Comment la rupture est-elle survenue ?
[Ci-contre : Le combat singulier, 1930]
En 1930. Un de nos amis surréalistes, Camille Goemans, fils du Secrétaire perpétuel de la Koninklijke Vlaamse Academie voor Taal en Letterkunde (Académie Royale Flamande de Langue et de Littérature), possédait une galerie d'art à Paris. Il fit faillite. Mais à ce moment, il avait un contrat avec Magritte, Dali et moi. Après cet échec, Dali a trouvé sa voie grâce à Gala, qui, entre nous soit dit, devait être une vraie mégère. Magritte, lui, revint à Bruxelles et devint un miséreux. Tout le monde disait : “Ce salaud de Goemans ! C'est à cause de lui que Magritte est dans la misère”. C'est un jugement que je n'admis pas. C'est le côté “sordide” du Surréalisme belge. Goemans, devenu pauvre comme Job par sa faillite, fut rejeté par ses amis surréalistes, mais il rentra en grâce auprès d'eux lorsqu'il fut redevenu riche quelque 10 ans plus tard grâce à sa femme, une Juive de Russie, qui fit du “marché noir” avec l'occupant durant les années 1940-44. Après la faillite parisienne, Goemans et moi avons fait équipe. C'est alors que parut le deuxième manifeste surréaliste, où Breton écrivit, entre autres choses, que le Surréalisme doit être occulté, c'est-à-dire s'abstenir de tous compromis et de tout particularisme intellectuel. Nous avons pris cette injonction à la lettre. Nous avions déjà tous deux reçu l'influence des mythes et de la mystique germaniques. Nous avons fondé, avec l'ami Baert, une revue, Hermès, consacrée à l'étude comparative du mysticisme, de la poésie et de la philosophie. Ce fut surtout un grand succès moral. À un moment, nous avions, au sein de notre rédaction, l'auteur du livre Rimbaud le voyant, André Rolland de Renéville. Il y avait aussi un philosophe allemand anti-nazi, qui avait émigré à Paris et était devenu lecteur de littérature allemande chez Gallimard : Bernard Groethuysen. Par son intermédiaire, nous nous sommes assurés la collaboration d'autres auteurs. Il nous envoyait même des textes de grands philosophes encore peu connus à l'époque : Heidegger, Jaspers et quelques autres. Nous avons donc été parmi les premiers à publier en langue française des textes de Heidegger, y compris des fragments de Sein und Zeit.
Parmi nos collaborateurs, nous avions l'un des premiers traducteurs de Heidegger : Henry Corbin (1903-1978) qui devint par la suite l'un des plus brillants iranologues d'Europe. Quant à notre secrétaire de rédaction, c'était le futur célèbre poète et peintre Henri Michaux. Sa présence parmi nous était due au hasard. Goemans était l'un de ses vieux amis : il avait été son condisciple au Collège St. Jan Berchmans. Il était dans le besoin. La protectrice de Groethuysen, veuve d'un des grands patrons de l'Arbed, le consortium de l'acier, nous fit une proposition : si nous engagions Michaux comme secrétaire de rédaction, elle paierait son salaire mensuel, plus les factures de la revue. C'était une solution idéale. C'est ainsi que je peux dire aujourd'hui que le célébrissime Henri Michaux a été mon employé...
• Donc, grâce à Groethuysen, vous avez pris connaissance de l'œuvre de Heidegger...
Eh oui ! À cette époque, il commençait à devenir célèbre. En français, c'est Gallimard qui publia d'abord quelques fragments de Sein und Zeit. Personnellement, je n'ai jamais eu de contacts avec lui. Après la guerre, je lui ai écrit pour demander quelques petites choses. J'avais lu un interview de lui où il disait que Sartre n'était pas un philosophe mais que Georges Bataille, lui, en était un. Je lui demandai quelques explications à ce sujet et lui rappelai que j'avais été l'un des premiers éditeurs en langue française de ses œuvres. Pour toute réponse, il m'envoya une petite carte avec son portrait et ces 2 mots : « Herzlichen Dank ! » (Cordial merci !). Ce fut la seule réponse de Heidegger...
• Vous auriez travaillé pour l'Ahnenerbe. Comment en êtes-vous arrivé là ?
Avant la guerre, je m'étais lié d'amitié avec Juliaan Bernaerts, mieux connu dans le monde littéraire sous le nom de Henri Fagne. Il avait épousé une Allemande et possédait une librairie internationale dans la Rue Royale à Bruxelles. Je suppose que cette affaire était une librairie de propagande camouflée pour les services de Goebbels ou de Rosenberg. Un jour, Bernaerts me proposa de collaborer à une nouvelle maison d'édition. Comme j'étais sans travail, j'ai accepté. C'était les éditions flamandes de l'Ahnenerbe. Nous avons ainsi édité une vingtaine de livres et nous avions des plans grandioses. Nous sortions également un mensuel, Hamer, lequel concevait les Pays-Bas et la Flandre comme une unité.
• Et vous avez écrit dans cette publication ?
Oui. J'ai toujours été amoureux de la Hollande et, à cette époque-là, il y avait comme un mur de la honte entre la Flandre et la Hollande. Pour un Thiois comme moi, il existe d'ailleurs toujours 2 murs séculaires de la honte : au Nord avec les Pays-Bas ; au Sud avec la France, car la frontière naturelle des XVII Provinces historiques s'étendait au XVIe siècle jusqu'à la Somme. La première capitale de la Flandre a été la ville d'Arras (Atrecht). Grâce à Hamer, j'ai pu franchir ce mur. Je devins l'émissaire qui se rendait régulièrement à Amsterdam avec les articles qui devaient paraître dans Hamer. Le rédacteur-en-chef de Hamer-Pays-Bas cultivait lui aussi des idées grand-néerlandaises. Celles-ci transparaissaient clairement dans une autre revue Groot-Nederland, dont il était également le directeur. Comme elle a continué à paraître pendant la guerre, j'y ai écrit des articles. C'est ainsi qu'Urbain van de Voorde (8) a participé également à la construction de la Grande-Néerlande. Il est d'ailleurs l'auteur d'un essai d'histoire de l'art néerlandais, considérant l'art flamand et néerlandais comme un grand tout. Je possède toujours en manuscrit une traduction de ce livre, paru en langue néerlandaise en 1944.
Mais, en fin de compte, j'étais un dissident au sein du national-socialisme ! Vous connaissez la thèse qui voulait que se constitue un Grand Reich allemand dans lequel la Flandre ne serait qu'un Gau parmi d'autres. Moi, je me suis dit : « Je veux bien, mais il faut travailler selon des principes organiques. D'abord il faut que la Flandre et les Pays-Bas fusionnent et, de cette façon seulement, nous pourrions participer au Reich, en tant qu'entité grande-néerlandaise indivisible ». Et pour nous, la Grande-Néerlande s'étendait jusqu'à la Somme ! Il me faut rappeler ici l'existence pendant l'Occupation, d'une “résistance thioise” non reconnue comme telle à la “Libération”. J'en fis partie avec nombre d'amis flamands et hollandais, dont le poète flamand Wies Moens pouvait être considéré comme le chef de file. Tous devinrent finalement victimes de la “Répression”.
• Est-ce là l'influence de Joris van Severen ?
Non, Van Severen était en fait un fransquillon, un esprit totalement marqué par les modes de Paris. Il avait reçu une éducation en français et, au front, pendant la Première Guerre mondiale, il était devenu “frontiste” (9). Lorsqu'il créa le Verdinaso, il jetta un œil au-delà des frontières de la petite Belgique, en direction de la France. Il revendiqua l'annexion de la Flandre française. Mais à un moment ou à un autre, une loi devait être votée qui aurait pu lui valoir des poursuites. C'est alors qu'il a propagé l'idée d'une nouvelle direction de son mouvement (la fameuse “nieuwe marsrichting”). Il est redevenu “petit-belge”. Et il a perdu le soutien du poète Wies Moens (10), qui créa alors un mouvement dissident qui se cristallisa autour de sa revue Dietbrand dont je devins un fidèle collaborateur.
• Vous avez collaboré à une quantité de publications, y compris pendant la Seconde Guerre mondiale. Vous n'avez pas récolté que des félicitations. Dans quelle mesure la répression vous a-t-elle marqué ?
En ce qui me concerne, la répression n'est pas encore finie ! J'ai “collaboré” pour gagner ma croûte. Il fallait bien que je vive de ma plume. Je ne me suis jamais occupé de politique. Seule la culture m'intéressait, une culture assise sur les traditions indo-européennes. De plus, en tant qu'idéaliste grand-néerlandais, je demeurai en marge des idéaux grand-allemands du national-socialisme. En tant qu'artiste surréaliste, mon art était considéré comme "dégénéré" par les instances officielles du IIIe Reich. Grâce à quelques critiques d'art, nous avons toutefois pu faire croire aux Allemands qu'il n'y avait pas d'“art dégénéré” en Belgique. Notre art devait être analysé comme un prolongement du romantisme allemand (Hölderlin, Novalis,...), du mouvement symboliste (Böcklin, Moreau, Khnopff,...) et des Pré-Raphaëlites anglais. Pour les instances allemandes, les expressionnistes flamands étaient des Heimatkünstler (peintres du terroir). Tous, y compris James Ensor, mais excepté Fritz Van der Berghe, considéré comme trop “surréaliste” en sa dernière période, ont d'ailleurs participé à des expositions en Allemagne nationale-socialiste.
Mais après la guerre, j'ai tout de même purgé près de 4 ans de prison. En octobre 1944, je fus arrêté et, au bout de 6 ou 7 mois, remis en liberté provisoire, avec la promesse que tout cela resterait “sans suite”. Entretemps, un auditeur militaire (11) cherchait comme un vautour à avoir son procès-spectacle. Les grands procès de journalistes avaient déjà eu lieu : ceux du Soir, du Nouveau Journal, de Het Laatste Nieuws,... Coûte que coûte, notre auditeur voulait son procès. Et il découvrit qu'il n'y avait pas encore eu de procès du Pays réel (le journal de Degrelle). Les grands patrons du Pays réel avaient déjà été condamnés voire fusillés (comme Victor Matthijs, le chef de Rex par interim et rédacteur-en-chef du journal). L'auditeur eut donc son procès, mais avec, dans le box des accusés, des seconds couteaux, des lampistes. Moi, j'étais le premier des troisièmes couteaux, des super-lampistes. Je fus arrêté une seconde fois, puis condamné. Je restai encore plus ou moins 3 ans en prison. Plus moyen d'en sortir ! Malgré l'intervention en ma faveur de personnages de grand format, dont mon ami français Jean Paulhan, ancien résistant et futur membre de l'Académie Française, et le Prix Nobel anglais TS Eliot, qui écrivit noir sur blanc, en 1948, que mon cas n'aurait dû exiger aucune poursuite. Tout cela ne servit à rien. La lettre d'Eliot, qui doit se trouver dans les archives de l'Auditorat militaire, mériterait d'être publiée, car elle condamne en bloc la répression sauvage des intellectuels qui n'avaient pas “brisé leur plume”, cela pour autant qu'ils n'aient pas commis des “crimes de haute trahison”. Eliot fut d'ailleurs un des grands défenseurs de son ami le poète Ezra Pound, victime de la justice répressive américaine.
Quand j'expose, parfois, on m'attaque encore de façon tout à fait injuste. Ainsi, récemment, j'ai participé à une exposition à Lausanne sur la femme dans le Surréalisme. Le jour de l'ouverture, des surréalistes de gauche distribuèrent des tracts qui expliquaient au bon peuple que j'étais un sinistre copain d'Eichmann et de Barbie ! Jamais vu une abjection pareille...
• Après la guerre, vous avez participé aux travaux d'un groupe portant le nom étrange de “Fantasmagie” ? On y rencontrait des figures comme Aubin Pasque, Pol Le Roy et Serge Hutin...
Oui. Le Roy et Van Wassenhove avaient été tous deux condamnés à mort (12). Après la guerre, en dehors de l'abstrait, il n'y avait pas de salut. À Anvers règnait la Hessenhuis : dans les années 50, c'était le lieu le plus avant-gardiste d'Europe. Pasque et moi avions donc décidé de nous associer et de recréer quelque chose d'“anti”. Nous avons lancé Fantasmagie. À l'origine, nous n'avions pas appelé notre groupe ainsi. C'était le centre pour je ne sais plus quoi. Mais c'était l'époque où Paul de Vree possédait une revue, Tafelronde. Il n'était pas encore ultra-moderniste et n'apprit que plus tard l'existence de feu Paul van Ostaijen. Jusqu'à ce moment-là, il était resté un brave petit poète. Bien sûr, il avait un peu collaboré... Je crois qu'il avait travaillé pour De Vlag (13). Pour promouvoir notre groupe, il promit de nous consacrer un numéro spécial de Tafelronde. Un jour, il m'écrivit une lettre où se trouvait cette question : « Qu'en est-il de votre “Fantasmagie” ? ». Il venait de trouver le mot. Nous l'avons gardé.
• Quel était l'objectif de Fantasmagie ?
Nous voulions instituer un art pictural fantastique et magique. Plus tard, nous avons attiré des écrivains et des poètes, dont Michel de Ghelderode, Jean Ray, Thomas Owen, etc. Mais chose plus importante pour moi est la création en 1982, à l'occasion de mes 75 ans, par un petit groupe d'amis, d'une Fondation Marc. Eemans dont l'objet est l'étude de l'art et de la littérature idéalistes et symbolistes. D'une activité plus discrète, mais infiniment plus sérieuse et scientifique, que la Fantasmagie, cette Fondation a créé des archives concernant l'art et la littérature (accessoirement également la musique) de tout ce qui touche au symbole et au mythe, non seulement en Belgique mais en Europe voire ailleurs dans le monde, le tout dans le sens de la Tradition primordiale.
• Vous avez aussi fondé le Centrum Studi Evoliani, dont vous êtes toujours le Président...
Oui. Pour ce qui concerne la philosophie, j'ai surtout été influencé par Nietzsche, Heidegger et Julius Evola. Surtout les 2 derniers. Un Gantois, Jef Vercauteren, était entré en contact avec Renato Del Ponte, un ami de Julius Evola. Vercauteren cherchait des gens qui s'intéressaient aux idées de Julius Evola et étaient disposés à former un cercle. Il s'adressa au Professeur Piet Tommissen, qui lui communiqua mon adresse. J'ai lu tous les ouvrages d'Evola. Je voulais tout savoir à son sujet. Quand je me suis rendu à Rome, j'ai visité son appartement. J'ai discuté avec ses disciples. Ils s'étaient disputés avec les gens du groupe de Del Ponte. Celui-ci prétendait qu'ils avaient été veules et mesquins lors du décès d'Evola. Lui, Del Ponte, avait eu le courage de transporter l'urne contenant les cendres funéraires d'Evola au sommet du Mont Rose à 4.000 m. et de l'enfouir dans les neiges éternelles. Mon cercle, hélas, n'a plus d'activités pour l'instant et cela faute de personnes réellement intéressées.
En effet, il faut avouer que la pensée et les théories de J. Evola ne sont pas à la portée du premier militant de droite, disons d'extrême-droite, venu. Pour y accéder, il faut avoir une base philosophique sérieuse. Certes, il y a eu des farfelus férus d'occultisme qui ont cru qu'Evola parlait de sciences occultes, parce qu'il est considéré comme un philosophe traditionaliste de droite. Il suffit de lire son livre Masques et visages du spiritualisme contemporain pour se rendre compte à quel point Evola est hostile, tout comme son maître René Guénon, à tout ce qui peut être considéré comme théosophie, anthroposophie, spiritisme et que sais-je encore.
L'ouvrage de base est son livre intitulé Révolte contre le monde moderne qui dénonce toutes les tares de la société matérialiste qui est la nôtre et dont le culte de la démocratie (de gauche bien entendu) est l'expression la plus caractérisée. Je ne vous résumerai pas la matière de ce livre dense de quelque 500 pages dans sa traduction française. C'est une véritable philosophie de l'histoire, vue du point de vue de la Tradition, c'est-à-dire selon la doctrine des 4 âges et sous l'angle des théories indo-européennes. En tant que “Gibelin”, Evola prônait le retour au mythe de l'Empire, dont le IIIe Reich de Hitler n'était en somme qu'une caricature plébéienne, aussi fut-il particulièrement sévère dans son jugement tant sur le fascisme italien que sur le national-socialisme allemand, car ils étaient, pour lui, des émanations typiques du “quatrième âge” ou Kali-Youga, l'âge obscur, l'âge du Loup, au même titre que le christianisme ou le communisme. Evola rêvait de la restauration d'un monde “héroïco-ouranien occidental”, d'un monde élitaire anti-démocratique dont le “règne de la masse”, de la “société de consommation” aurait été éliminé. Bref, toute une grandiose histoire philosophique du monde dont le grand héros était l'Empereur Frédéric II de Hohenstaufen (1194-1250), un véritable héros mythique...
• Vous avez commencé votre carrière en même temps que Magritte. Au début, vos œuvres étaient même mieux cotées que les siennes...
Oui et pourtant j'étais encore un jeune galopin. Magritte s'est converti au Surréalisme après avoir peint quelque temps en styles futuriste, puis cubiste, etc. À cette époque, il avait 27 ans. Je n'en avais que 18. Cela fait 9 ans de différence. J'avais plus de patte. C'était la raison qui le poussait à me houspiller hors du groupe. Parfois, lorsque nous étions encore amis, il me demandait : « Dis-moi, comment pourrais-je faire ceci... ? ». Et je répondais : « Eh bien Magritte, mon vieux, fais comme cela ou comme cela... ». Ultérieurement, j'ai pu dire avec humour que j'avais été le maître de Magritte ! Pendant l'Occupation, j'ai pu le faire dispenser du Service Obligatoire, mais il ne m'en a pas su gré. Bien au contraire !
• Comment se fait-il qu'actuellement vous ne bénéficiez pas de la même réputation internationale que Magritte ?
Voyez-vous, lui et moi sommes devenus surréalistes en même temps. J'ai été célèbre lorsque j'avais 20 ans. Vous constaterez la véracité des mes affirmations en consultant la revue Variétés, revue para-surréaliste des années 1927-28, où vous trouverez des publicités pour la galerie d'art L'Époque, dont Mesens était le directeur. Vous pouviez y lire : nous avons toujours en réserve des œuvres de... Suivait une liste de tous les grands noms de l'époque, dont le mien. Et puis il y a eu le formidable krach de Wall Street en 1929 : l'art moderne ne valait plus rien du jour au lendemain. Je suis tombé dans l'oubli. Aujourd'hui, mon art est apprécié par les uns, boudé par d'autres. C'est une question de goût personnel. N'oubliez pas non plus que je suis un “épuré”, un “incivique”, un “mauvais Belge”, même si j'ai été “réhabilité” depuis... J'ai même été décoré, il y a quelques années, de “l'Ordre de la Couronne”... et de la Svastika, ajoutent mes ennemis ! Bref, pas de place pour un “surréaliste pas comme les autres”. Certaines gens prétendent qu'“on me craint”, alors que je crois plutôt que j'ai tout à craindre de ceux qui veulent me réduire au rôle peu enviable d'“artiste maudit”. Mais comme on ne peut m'ignorer, certains spéculent déjà sur ma mort !
► Propos recueillis en partie par Koenraad Logghe, en partie par Robert Steuckers, Vouloir n°63/64, 1990.
Une version néerlandaise de l'entrevue avec Logghe est parue dans la revue De Vrijbuiter, 5/1989. Version italienne
◘ Notes :
- (1) L'activisme est le mouvement collaborateur en Flandre pendant la Première Guerre mondiale. À ce propos, lire Maurits Van Haegendoren, Het aktivisme op de kentering der tijden, Uitgeve-rij De Nederlanden, Antwerpen, 1984.
- (2) Paul Werrie était collaborateur du Nouveau Journal, fondé par le critique d'art Paul Colin avant la guerre. Paul Werrie y tenait la rubrique “théâtre”. À la radio, il ani-mait quelques émis-sions sportives. Ces activités non politiques lui valurent toute-fois une condamnation à mort par contumace, tant la justice mi-litaire était sereine... Il vécut 18 ans d'exil en Espagne. Il se fixa ensuite à Marly-le-Roi, près de Paris, où résidait son compagnon d'infortume et vieil ami, Robert Poulet. Tous 2 participèrent activement à la rédaction de Rivarol et des Écrits de Paris.
- (3) Paul André van Ostaijen (1896-1928), jeune poète et essayiste flamand, né à Anvers, lié à l'aventure activiste, émigré politique à Berlin entre 1918-1920. Fonde la revue Avontuur, ouvre une galerie à Bruxelles mais miné par la tuberculose, abandonne et se consacre à l'écriture dans un sanatorium. Inspiré par Hugo von Hoffmannsthal et par les débuts de l'expres-sionnisme allemand, il développe un nationalisme flamand à dimensions universelles, tablant sur les grandes idées d'humanité et de fraternité. Se tourne ensuite vers le dadaïsme et le lyrisme exprérimental, la poésie pure. Exerce une grande influence sur sa génération.
- (4) L'Athenée est l'équivalent belge du lycée en France ou du Gymnasium en Allemagne.
- (5) Maurits Brants a notamment rédigé un ouvrage sur les héros de la littérature germanique des origines : Germaansche Heldenleer, A. Siffer, Gent, 1902.
- (6) Dans son ouvrage L'épreuve du feu : À la recherche d'une éthique, René Baert évoque notamment les œuvres de Keyserling, Abel Bonnard, Drieu la Rochelle, Montherlant, Nietzsche, Ernst Jünger, etc.
- (7) Louis Marie Anne Couperus (1863-1923), écrivain symboliste néerlandais, grand voyageur, conteur naturaliste et psycho-logisant qui met en scène des personnages décadents, sans volonté et sans force, dans des contextes contemporains ou an-tiques. Prose maniérée. Couperus a écrit 4 types de romans : 1) Des romans familiaux contemporains dans la société de La Haye ; 2) des romans fantastiques et symboliques puisés dans les mythes et légendes d'Orient ; 3) des romans mettant en scène des tyrans antiques ; 4) des nouvelles, des esquisses et des récits de voyage.
- (8) Pendant la guerre, Urbain van de Voorde participe à la rédaction de la revue hollando-flamande Groot-Nederland. À l'épuration, il échappe aux tribunaux mais, comme Michel de Ghelderode, est révoqué en tant que fonctionnaire. Après ces tracas, il participe dès le début à la rédaction du Nieuwe Standaard qui reprend rapidement son titre De Standaard, et devient principal quotidien flamand.
- (9) Dans les années 20, le frontisme est le mouvement politique des soldats revenus du front et rassemblés dans le Frontpartij. Ce mouvement s'oppose aux politiques militaires de la Belgique, notamment à son alliance tacite avec la France, jugée ennemie héréditaire du peuple flamand, lequel n'a pas à verser une seule goutte de son sang pour elle. Il s'engage pour une neutralité absolue, pour la flamandisation de l'Université de Gand, etc.
- (10) Le poète Wies Moens (1898-1982), activiste pendant la Première Guerre mondiale et étudiant à l'Université flamandisée de Gand entre 1916 et 1918, purgera 4 années de prison entre 1918 et 1922 dans les geôles de l'État belge. Fonde les revues Pogen (1923-25) et Dietbrand (1933-40). En 1945, un tribunal militaire le condamne à mort mais il parvient à se réfugier aux Pays-Bas pour échapper à ses bourreaux. Il fut l'un des principaux représentants de l'expressionnisme flamand. Il sera lié, à l'époque du Frontpartij, à Joris van Severen, mais rompra avec lui pour les raisons que nous explique Marc. Eemans. Cf. Erik Verstraete, Wies Moens, Orion, Brugge, 1973.
- (11) Les tribunaux militaires belges était présidés par des “auditeurs” lors de l'épuration. On parlait également de “l'Auditorat militaire”. Pour comprendre l'abomination de ces tribunaux, le mécanisme de nomination au poste de juge de jeunes juristes inexpérimentés, de sous-officiers et d'officiers sans connaissances juridiques et revenus des camps de prisonniers, lire l'ouvrage du Prof. Raymond Derine, Repressie zonder maat of einde ? Terug-blik op de collaboratie, repressie en amnes-tiestrijd, Davidsfonds, Leuven, 1978. Le Professeur Derine signale le mot du Ministre de la Justice Pholien, dépassé par les événements : « Une justice de rois nègres ».
- (12) Pol Le Roy, poète, ami de Joris Van Severen, chef de propagande du Verdinaso, passera à la SS flamande et au gouvernement en exil en Allemagne de septembre 44 à mai 45. Van Wassenhove, chef de district du Verdinaso, puis de De Vlag (Deutsch-Vlämische Arbeitsgemeinschaft), à Ypres, a été condamné à mort en 1945. Sa femme verse plusieurs millions à l'Auditorat militaire et à quelques “magistrats”, sauvant ainsi la vie de son époux. En prison, Van Wassenhove apprend l'espagnol et traduit plusieurs poésies. Il deviendra l'archiviste de Fantasmagie.
- (13) De Vlag (Le Drapeau) était l'organe culturel de la Deutsch-Vlämische Arbeitsgemeinschaft. Il traitait essentiellement de questions littéraires, artistiques et philosophiques.
◘ Bibliographie :
- Ars magna : Marc Eemans, peintre et poète gnostique, Serge Hutin & Friedrich-Markus Huebner, éd. Le soleil dans la tête, Paris, 1959
- Les Trésors de la peinture flamande, M. Eemans, Meddens, 1963
- Anthologie de la mystique des Pays-Bas, préf. et tr. M. Eemans, éd. de la Phalange, 1938
◘ Lien :
◘ Voir aussi sur notre site :
- « Entretien avec R. Steuckers sur la réception de l’œuvre de J. Evola en Belgique »
- « Introduction à la runologie »
- « Les signes symboliques des monuments funéraires du Schleswig et de la Flandre »
Hommage à Monique Crokaert, poétesse, épouse de Marc. Eemans, décédée le 4 janvier 2004
◘ Ce texte a été lu le jour de ses obsèques par Robert Steuckers.
Il est l’heure de prendre congé définitivement de Monique, aujourd’hui, en cette triste journée de janvier. Monique, la fille de Jacques, cet esprit politique génial, jamais remplacé et surtout irremplaçable, Monique l’effrontée, Monique la poétesse, Monique la compagne de Marc, Monique qui aimait la vie mais qui n’en avait plus le goût depuis la mort de son grand artiste de mari, nous a quittés, il y a un peu plus d’une semaine.
Une page d’histoire se termine ainsi, trop abruptement. Des souvenirs poignants et incommunicables viennent de s’effacer. Une époque de créativité extraordinaire, artistique, littéraire et philosophique, s’éteint encore un peu plus, avec la disparition de Marc et de Monique à quelque cinq ans d’intervalle, plongeant ce Pays encore un peu plus dans la froide obscurité du Kali Youga [Âge de la discorde].
La langueur qui s’était emparée de Monique depuis le 28 juillet 1998, quand Marc s’est éteint, est sans nul doute empreinte d’une immense tristesse, mais elle nous interpelle, aujourd’hui, au-delà de sa mort. En effet, cette langueur est un appel, qu’elle a lancé à nous tous sans toujours cherché à bien se faire comprendre, un appel pour que nous continuions à œuvrer pour faire connaître, pour défendre la mémoire des peintures, des poèmes, de la pensée mystique de Marc, pour nous souvenir à jamais des poèmes de Monique, pour nous replonger dans l’œuvre politique de Jacques Crokaert.
Car tel était bel et bien le message de cette langueur, et parfois de cette rage, qui a progressivement exténué Monique au cours de ces cinq dernières années. Il serait incorrect de ne pas y répondre, car c’était, au fond, son vœu le plus cher. Que cette formidable mobilisation de l’intellect, de la volonté, de la sensibilité, de l’esprit n’ait pas été qu’un simple passage voué au néant. Que ce formidable feu d’artifice ne soit pas qu’une beauté éphémère. Qu’il y ait pour lui un lendemain. Une réhabilitation totale et définitive.
Tel était le contenu de mes conversations avec Monique au cours de ces cinq dernières années.
Je vous demande donc à tous, selon vos moyens, de réaliser son vœu, si ardent, si noble, si pressant, et de le lui promettre, ici, devant sa pauvre dépouille, devant celle qui ne pourra plus jamais nous parler, nous enjoindre de travailler, ou, même, — et je le dis avec tendresse — de nous “engueuler” parce que les choses ne bougent pas assez vite à son gré. Justement parce que la verdeur occasionnelle de son langage ne sera plus, pour aucun d’entre nous, un aiguillon ou un agacement, je vous demande de continuer ce travail.
Adieu, Monique, nous allons tous regretter tes poèmes, ta nostalgie de Marc, ta fidélité très difficile, vu les circonstances, à son œuvre, nous allons aussi regretter ta verdeur langagière, tes remontrances corsées, comme nous avons aimé les rouspétances de Marc, aigri d’être sans cesse boycotté par les Iniques.
Adieu, donc, et nous travaillerons, pour que les “Fidèles d’Amour” reprennent le flambeau et leur rôle de guide d’une humanité régénérée, pour que les “Lumières archangéliques et michaëliennes” resplendissent à nouveau, comme l’a voulu Marc pendant de longues décennies de combat mystique et philosophique.
Adieu, Monique, tu nous manqueras, parce que tu incarnais, tant bien que mal, parfois en tâtonnant, parfois en te débattant, plusieurs pages sublimes de l’histoire de notre pays. Adieu, mais, pour ne pas t’oublier, nous parlerons et reparlerons de ce qui t’a été si cher au cœur.
[...] Ce qui séduit cependant dans la démarche poétique de Monique Crokaert c'est qu'on y parle le langage de tous les jours, de tous les cœurs. L'auteur n'invente pas des images sophistiquées et ne se contorsionne pas pour être originale.
La vraie poésie se passe des exercices de gymnastique.
Son écriture est donc limpide, plus que son âme peut-être. Mais au fond de toute femme, la fillette innocente ne subsiste-t-elle pas, ajoutant un charme ambigu à des confidences qui ne sont pas les siennes ? [...]
► Thomas Owen, extrait de son avant-propos de Sulfure d' Alcyone.