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philosophie - Page 47

  • Nietzsche

    Regards nouveaux sur Nietzsche


    nietzs10.jpg« Le renversement de Nietzsche, loin de renverser la réversion, revient donc en fait avant la réversibilité, et réinstalle le monde sur un mode héraclitéen, irréversible, fermement tenu dans un Logos. [...] Et la transmutation des valeurs, demandant des capacités contradictoires capables de cohabiter sans se détruire, instaure une "multiplicité formidable" dans laquelle hiértarchie et distance sont nécessaires afin que le Tout soit du tout différent que du chaos pur. Voilà pourquoi seul celui qui croît comme un arbre, "non pas à un seul endroit, mais partout", celui seul qui perçoit "l'effet des mots rayonnnants à droite, à gauche et sur l'ensemble", seul celui qui peut être à la fois "philosophe, rhinocéros, ours des cavernes, fantôme", peut déceler ce qu'a d'inconvenant "l'homme abstrait, plante séparée du sol", et sentir l'importance du perspectivisme : "C'est le côté perspectif qui donne le caractère de l'apparence". [...] Si donc chez Nietsche, l'apparence n'a de sens que dans son couple bien tenu (et dans la maximum d'opposition) avec la vérité, si la méchanceté n'a de sens que par la plus grande ble simple que dans son travail avec l'extrême complexe, et le Tout que par le plus infime détail — alors le concept de la Sophistique est bien aussi le sens non universel, mais commun, de la multiplicioté. [...] Effet du renversement : en croyant renverser la racine de l'idéalisme, Nietzsche a redécouvert une pensée très ancienne de la multiplicité commune [...]. » A. Villani, La Sophistique grecque et le renversement nietzschéen du platonisme, in : Les Etudes Philosophiques n°3/1995, PUF.


    Il y a cent ans paraissait l'ouvrage le plus célèbre de Nietzsche, celui qui sera le plus lu et que toute personne moyennement cultivée citera ou évoquera spontanément : Ainsi parlait Zarathoustra. On sait d'emblée que le philosophe allemand a une réputation qui sent le soufre, que ses vigoureuses tirades anti-chrétiennes risquent de faire chavirer toutes les certitudes, que son rejet, qualifié d'aristocratique, de toute espèce de moralisme, fait de sa pensée une gâterie, une ivresse, une drogue pour un très petit nombre. Tous les fantasmes sont permis quand il est question de Nietzsche ; chacun semble avoir son petit Nietzsche-à-soi, chacun tire de l'itinéraire du philosophe de Sils-Maria une opinion chérie qu'il exhibera comme un badge coloré, avec la certitude coquine de choquer quelques bien-pensants. Et, en effet, en cent ans, on a dit tout et n'importe quoi à propos de Nietzsche, tout et le contraire de tout.

    Cet amateurisme et ce désordre, cette absence de professionnalisme et ce subjectivisme facile, qu'a subis l'œuvre de Nietzsche au cours du siècle écoulé, ont été désastreux : rien n'a pu être construit au départ de Nietzsche ; il reste de son travail pionnier que des critiques fulgurantes et féroces, des déconstructions et des destructions ; il reste l'âcre fumée qu'une horde de pillards laisse derrière elle. Cent après la parution du Zarathoustra, il est donc temps de dresser un bilan philosophique du nietzschéisme, de désigner, dans l'œuvre qu'il nous laisse, les matériaux d'une reconstruction, les matériaux qui serviront à construire un nouveau temple pour la pensée voire qui inspireront les bâtisseurs de cités nouvelles, puisque la faillite des idéologies dominantes, assises sur les "anciennes tables de la loi" postule de repenser et de reconstruire le politique sur d'autres fondements.

    Ici, il ne sera pas question de dire définitivement ce qu'il convient de penser à la suite de Nietzsche, ni de donner une fois pour toutes la clef de l'énigme nietzschéenne. Modestement, il s'agira de donner un fil conducteur pour comprendre globalement la signification du message nietzschéen et de voir clair dans le réseau des interprétations philosophiques contemporaines de ce même message. Dans ce réseau, il s'agira de débusquer les interprétations abusives, stérilement subjectivistes bien qu'intellectuellement séduisantes, et de mettre en évidence celles qui recèlent des potentialités pour demain.

    Cet indispensable travail de tri doit se faire au départ d'une documentation existante, à partir de ce qu'une poignée de chercheurs patients ont découvert. Vu le regain d'intérêt pour l'œuvre de Nietzsche, vu l'accumulation des travaux universitaires consacrés à sa philosophie, l'on devra, pour cette démarche, poser un choix dans l'abondante littérature qui est à notre disposition. Notre étude sera donc partielle, non exhaustive ; son ambition est d'amorcer une classification des nietzschéismes dans le but précis de rendre la philosophie nietzschéenne constructive. De ne pas l'abandonner à son stade premier, celui de l'hypercriticisme, dont nous ne nierons pas, pourtant, l'impérieuse nécessité.

     

     

    Un soupçon idéologique

     

    Le premier écueil que rencontre actuellement le nietzschéisme, dans le "grand public" (pour autant que cette expression ait un sens dans le domaine de la philosophie), c'est un soupçon d'ordre politico-idéologique. En effet, le nietzschéisme, pour l'intelligence qui se qualifie de "progressiste", est un système de pensée qui conduit à l'avènement du fascisme ou du national-socialisme. Très récemment encore (en juin 1981), Rudolf Augstein, l'éditeur de l'hebdomadaire ouest-allemand Der Spiegel, dans un article à sa mode, c'est-à-dire à l'emporte-pièce, déclarait sans ambages que si Nietzsche était le penseur, alors Hitler était l'homme d'action qui mettait cette pensée en pratique (Denker Nietzsche-Täter Hitler).  Le journaliste en voulait pour preuve les falsifications de certains des manuscrits de Nietzsche par sa sœur, Elisabeth Förster-Nietzsche qui, un jour, au soir de sa vie, avait été serré la pince du Führer ! On avouera qu'au regard de la masse de manuscrits laissés par Nietzsche et de la quantité de livres publiés avant sa folie et que la sœur zélée n'a jamais pu modifier, l'argument est un peu mince. Augstein s'inquiétait tout simplement du retour à Nietzsche qu'opère une jeune génération de philosophes allemands et de l'abondon progressif mais sensible du corpus doctrinal de l'École de Francfort de Horkheimer et Adorno, dont la faillite se constate par le désorientement d'Habermas, celui qui gérait l'héritage des "francfortistes".

    Pour les Allemands éduqués dans le sillage de la dénazification, les "francfortistes" représentent en effet une caste de gourous infaillibles, intangibles, un aréopage de grands prêtres dont il serait impie de mettre les paroles (souvent sybillines) en doute. Pourtant les faits sont là : le "francfortisme" a lassé ; son refus permanent de toute affirmation, de toute pensée qui affirme, joyeusement ou puissamment, tel ou tel fait, de toute philosophie qui dit le beau et pose la créativité comme hiérarchiquement supérieure à la critique ou à la négation, n'a mené qu'à l'impasse. On est bien forcé d'admettre que la négativité ne saurait être un but en soi, qu'on ne peut régresser à l'infini dans le processus permanent de négation. Pour Habermas, bien situé dans l'aire philosophique du francfortisme, le "réel", tel qu'il est, est mauvais, dans le sens où il ne contient pas d'emblée tout le "bon" ou tout le "bien" existant dans l'idée.

    Devant ce réel imparfait, il convient de maximiser le bon, de moraliser à outrance afin de minimiser les charges de mal incrustées dans ce réel marqué d'incomplétude. Ainsi, la réalité imparfaite appelle la révolution salvatrice ; mais cette révolution risque d'affirmer un autre réel, de déterminer un réel également imparfait (tantôt moins imparfait tantôt plus imparfait). Donc Habermas rejette les grandes révolutions globales, initiatrices d'ères nouvelles affirmatives, pour leur préférer les micro-révolutions parcellaires et sectorielles qui inaugurent ipso facto un âge de corrections permamentes, d'injections à petites doses de "bien" dans le tissu socio-politique inévitablement marqué du sceau du "mal". Mais le monde de la philosophie ne pouvait indéfiniment se contenter de ce bricolage constant, de cette morne réduction à un réformisme sans envergure, à cette socio-technologie (social engeneering) sans épaisseur.

    Devant le soupçon de nazisme qui pèse en permanence sur le nietzschéisme, devant l'impossibilité de maintenir la philosophie au niveau d'une négation permanente et de maintenir la mouvance kaléidoscopique du réel sous la férule de ces micro-révolutions qui, finalement, ne résolvent rien, il faut renvoyer dos à dos les thèses qui posent comme incontournable le "pré-nazisme" du nietzschéisme, rejetter le mirage de la négativité permanente et s'interroger sur l'avènement d'un ordre global, d'un consensus généralisé, qui puisse englober et sublimer les multiples et diverses affirmations qui fusent en permanence depuis le tissu épais du social et du politique, tissu déposé par les vicissitudes historiques.

     

     

    Nietzsche et la pensée de gauche en Allemagne, au début du siècle

     

     

    Le nietzschéisme a certes connu des interprétations nazies ; des philosophes plus ou moins impliqués dans l'aventure nazie ont fait référence à Nietzsche. Inutile de nier ou de minimiser ces faits, surtout pour prendre expressément le contre-pied de la démonstration d'Augstein. Mais, en dépit d'Augstein et de ses bricolages idéologiques favoris, en dépit de la bigoterie francfortiste qui afflige l'Allemagne de ces deux ou trois dernières décennies, en dépit de l'hiérocratie fondée en RFA par le Saint-Pierre du francfortisme, Horkheimer, Nietzsche, nous le savons désormais grâce à de nouvelles recherches historiques, n'a pas seulement préparé les munitions idéologiques de l'hitlérisme, il a aussi influencé considérablement le socialisme de son époque. Une étude du Professeur britannique R. Hinton Thomas, de l'Université de Warwick, nous illustre avec brio ce télescopage, cette cross-fertilization entre nietzschéisme et socialisme, entre le nietzschéisme et une pensée contestatrice classée à "gauche". Son livre

    Nietzsche in German politics and society, 1890-1918


    [Manchester University Press, 1983, 146 p.] nous informe de l'impact de Nietzsche dans la pensée qui animait les cercles sociaux-démocrates de l'Allemagne impériale à la Belle Époque, de même que dans les milieux anarchistes et féministes et dans le mouvement de jeunesse qui a produit, en fin de compte, davantage d'ennemis résolus du Troisième Reich que de cadres de la NSDAP. Contrairement aux affirmations désormais "classiques" des progressistes, R. Hinton Thomas démontre que l'influence de Nietzsche ne s'est pas du tout limitée aux cercles de droite, aux cénacles conservateurs ou militaristes mais que toute une idéologie libertaire, dans le sillage de la social-démocratie allemande, s'est mise à l'école de sa pensée. Le professeur britannique nous rappelle les grandes étapes de l'histoire du socialisme allemand : en 1875, sous l'impulsion d'August Bebel, les socialistes adoptent le programme dit de Gotha, qui prétendait réaliser ses objectifs dans le cadre strict de la légalité. En 1878, le pouvoir impose les lois anti-socialistes qui freinent les activités du mouvement. En 1890, avec le programme d'Erfurt, les socialistes choisissent un ton plus dur, conforme à l'idéologie marxiste.

    Par la suite, la sociale-démocratie oscillera entre le légalisme strict, devenu "révisionnisme" ou "réformisme" parce qu'il acceptait la société capitaliste/libérale, ne souhaitait que la modifier sans bouleversement majeur, et le révolutionnisme, partisan d'un chambardement généralisé par le biais de la violence révolutionnaire. Cette seconde tendance demeurera minoritaire. Mais c'est elle, rappelle R. Hinton Thomas, qui puisera dans le message nietzschéen.

    Une fraction du parti, sous la direction de Bruno Wille, critiquera avec véhémence l'impuissance du réformisme social-démocrate et se donnera le nom de Die Jungen (Les Jeunes). Ce groupe évoquera la démocratie de base, parlera de consultation générale au sein du parti et, vu l'échec de sa démarche, finira par rejeter la forme d'organisation rigide que connaissait la social-démocratie. Wille et ses amis brocarderont le conformisme stérile des fonctionnaires du parti, petits et grands, et désigneront à la moquerie du public la "cage" que constitue la SPD. Le corset étouffant du parti dompte les volontés, disent-ils, et empêche toute manifestation créatrice de celles-ci. L'accent est mis sur le volontarisme,  sur les aspects volontaristes  que devrait revêtir le socialisme. Ipso facto, cette insistance sur la volonté entre en contradiction avec le déterminisme matérialiste du marxisme, considéré désormais comme un système "esclavagiste" (Knechtschaft).

    Kurt Eisner, écrivain et futur Président de la République rouge de Bavière (1919), consacrera son premier livre à la philosophie de Nietzsche (1). Il critiquera la "mégalomanie et l'égocentrisme" de l'auteur d'Ainsi parlait Zarathoustra mais retiendra son idéal aristocratique. L'aristocratisme qu'enseigne Nietzsche, dit Eisner, doit être mis au service du peuple et ne pas être simplement un but en soi. Cet aristocratisme des chefs ouvriers, combiné à une conscience socialiste, permettra d'aristocratiser les masses.

    Gustav Landauer (1870-1919), créateur d'un anarchisme nietzschéen avant de devenir, lui aussi, l'un des animateurs principaux de la République Rouge de Bavière en 1919, insistera sur le volontarisme de Nietzsche comme source d'inspiration fructueuse pour les militants politiques. Son individualisme anarchiste initial deviendra, au cours de son itinéraire politique, un personnalisme communautaire populiste, curieusement proche, du moins dans le vocabulaire, des théories völkisch-nationalistes de ses ennemis politiques. Pour ce mélange de socialisme très vaguement marxisant, d'idéologie völkisch-communautaire et de thèmes anarchisants et personnalistes (où le peuple est vu comme une personne), Landauer mourera, les armes à la main, dans les rues de Munich qu'enlevaient, une à une, les soldats des Corps Francs, classés à "l'extrême-droite".

    Contrairement à une croyance tenace, aujourd'hui largement répandue, les droites et le conservatisme se méfiaient fortement du nietzschéisme à la fin du siècle dernier et au début de ce XXe. R. Hinton Thomas s'est montré attentif à ce phénomène. Il a repéré le motif essentiel de cette méfiance : Nietzsche ne s'affirme pas allemand (ce qui irrite les pangermanistes), méprise l'action politique, ne s'enthousiasme pas pour le nationalisme et ses mythes et se montre particulièrement acerbe à l'égard de Wagner, prophète et idole des nationalistes. Si, aujourd'hui, l'on classe abruptement Nietzsche parmi les penseurs de l'idéologie de droite ou des fascismes, cela ne correspond qu'à un classement hâtif et partiel, négligeant une appréciable quantité de sources.

     

     

    Six stratégies interprétatives de Nietzsche

     

     

    Outre l'aspect politique de Nietzsche, outre les éléments de sa pensée qui peuvent, en bon nombre de circonstances, être politisés, le philosophe Reinhard Löw distingue six stratégies interprétatives de l'œuvre nietzschéenne dans son livre

    Nietzsche, Sophist und Erzieher :
    Philosophische Untersuchungen zum systematischen Ort von Friedrich Nietzsches Denken


    [Acta Humaniora der Verlag Chemie GmbH, Weinheim, 1984, XII+222 p.]. Pour Löw, la philosophie de Nietzsche présente une masse, assez impressionnante, de contradictions (Wiedersprüche). La première stratégie interprétative, écrit Löw, est de dire que les contradictions, présentes dans l'œuvre de Nietzsche, révèlent une pensée inconséquente, sans sérieux, sans concentration, produit d'une folie qui se développe sournoisement, dès 1881. La seconde série d'interprétations se base sur une philologie exacte du discours nietzschéen. Dire, comme Ernst Bertram, l'un de ses premiers exégètes, que Nietzsche est fondamentalement ambigu, contradictoire, procède d'une insuffisante analyse du contenu précis des termes, vocables et expressions utilisées par Nietzsche pour exprimer sa pensée (cf. Walter Kaufmann). La troisième batterie d'interprétations affirme que les contradictions de Nietzsche sont dues à leur succession chronologique : 3, 4 ou 5 phases se seraient succédé, hermétiques les unes par rapport aux autres.

    Pour certains interprètes, les phases premières sont capitales et les phases ultimes sont négligeables ; pour d'autres, c'est l'inverse. Ainsi, Heidegger et Baeumler, dans les années 30 et 40, estimeront que c'est dans la phase dernière, dite de la "volonté de puissance", que se situe in toto le "vrai" Nietzsche. Löw estime que cette manière de procéder est insatisfaisante : trop d'interprètes situent plusieurs phases dans un laps de temps trop court, passent outre le fait que Nietzsche n'a jamais cherché à réfuter la moindre de ses affirmations, le moindre de ses aphorismes, même si, en apparence, sa pensée avait changé. Cette méthode est de nature "historique-biographique", pense Löw, et demeure impropre à cerner la teneur philosophique globale de l'œuvre de Nietzsche.

    La quatrième stratégie interprétative, elle, prend les contradictions au sérieux. Mais elle les classe en catégories bien séparées : on analyse alors séparément les divers thèmes nietzschéens comme la volonté de puissance, l'éternel retour, la Vie, le surhomme, le perspectivisme, la transvaluation des valeurs (Umwertung aller Werte), etc. Le "système" nietzschéen ressemblerait ainsi à un tas de cailloux empilés le long d'une route. Les liens entre les thèmes sont dès lors perçus comme fortuits. Nietzsche, dans cette optique, n'aurait pas été capable de construire un "système" comme Hegel. Nietzsche ne ferait que suggérer par répétition ; son œuvre serait truffée de "manques", d'insuffisances philosophiques.

    Pour Landmann et Müller-Lauter, cette absence de système reflète la modernité : les fragments nietzschéens indiquent que le monde moderne est lui-même fragmenté. Les déchirures de Nietzsche sont ainsi nos propres déchirures. Löw rejette également cette quatrième stratégie car elle laisse supposer que Nietzsche était incapable de se rendre compte des contradictions apparentes qu'il énonçait ; que Nietzsche, même s'il les avait reconnues, n'a pas été capable de les résoudre. Enfin, elle ne retient pas l'hypothèse que Nietzsche voulait réellement que son travail soit tel.

    La cinquième stratégie consiste, dit Löw, à prendre le taureau par les cornes. Les contradictions indiqueraient la "méthode de la pensée de Nietzsche". Quand Nietzsche énonçait successivement ses diverses "contradictions", il posait consciemment un "modèle d'antinomie" qui fait que certains énoncés de Nietzsche combattent et contredisent d'autres énoncés de Nietzsche. En conséquence, on peut les examiner de multiples manières, à la mode du psychologue ou de l'historien, du philologue ou du philosophe. Pour Jaspers, ces contradictions mettent tous les systèmes, toutes les métaphysiques et toutes les morales en pièces : elles ouvrent donc la voie à la "philosophie de l'existence", en touchant indirectement à tout ce qui se trouverait au-delà des formes, des lois et du disible.

    Pour Gilles Deleuze, l'un des principaux porte-paroles de l'école nietzschéenne française contemporaine, Nietzsche est l'anti-dialecticien par excellence. Ses contradictions ne sont pas l'expression d'un processus rationnel mais expriment un jeu a-rationnel, anarchique qui réduit en poussières toutes les métaphysiques et tous les systèmes. Les textes de Nietzsche ne signifieraient rien, si ce n'est qu'il n'y a rien à signifier. Cette "psychanalyse sauvage" omet, signale Blondel, que Nietzsche voulait constamment quelque chose :  c'est-à-dire créer une nouvelle culture, un homme nouveau.

    Dans la sphère de l'actuel renouveau nietzschéen en Allemagne Fédérale, Friedrich Kaulbach rejoint quelque peu l'école française (deleuzienne) contemporaine en disant que Nietzsche est un philosophe "expérimental" qui joue avec les perspectives que l'on peut avoir sur le monde. Ces perspectives sont nombreuses, elles dépendent des idiosyncrasies des philosophes. Dès lors, au départ de l'œuvre de Nietzsche, on peut aboutir à des résultats divers, très différents les uns des autres ; résultats qui n'apparaîtront contradictoires qu'au regard d'une logique formelle ; en réalité, ces contradictions ne relèvent que de différences de degrés. Le Philosophe A aboutit à autre chose que le Philosophe B parce que sa perspective varie de x degrés par rapport à l'angle de perception de B. Vu ces différences de perspectives, vu ces divers et différents regards portés à partir de lieux divers et différents, l'homme créant (créateur) garde une pleine souveraineté. Il peut adopter aujourd'hui telle perspective et demain une autre. Son objectif est de construire un monde qui a une signification plus signifiante pour lui. Friedrich Kaulbach, dans son livre (2),

    Sprachen der ewigen Wiederkunft : Die Denksituation des Philosophen Nietzsche und ihre Sprachstile


    [Königshausen & Neumann, Würzburg, 1985, 76 p.], distingue, chez Nietzsche, un langage de la puissance plastique, un langage de la critique démasquante, un langage expérimental, une autarcie de la raison perspectiviste, qui, toutes les quatre, doivent, en se combinant de toutes les façons possibles, contribuer à forger un instrument pour dépasser le nihilisme (le fixisme des traditions philosophiques substantialistes) et affirmer le devenir, l'éternel retour du même. Le rôle du maître, dans cette interprétation de Kaulbach, c'est de pouvoir se servir de ce langage nouveau, combinatoire, que l'on peut nommer le langage dyonisiaque.

    Mais Löw ne se contente pas de l'interprétation de Kaulbach, même si elle est très séduisante. Et il ne se satisfait pas non plus de la sixième stratégie interprétative : celle qui table sur quelques assertions de Nietzsche, où le philosophe affirme que sa philosophie est une œuvre d'art. Pour Nietzsche, en effet, la beauté était le signe le plus tangible de la puissance parce qu'elle indiquait précisément un domptage des contradictions, un apaisement des tensions. Quand un système philosophique s'effondre, qu'en reste-t-il ? Ses dimensions artistiques, répondait Nietzsche. Le penseur le plus fécond, dans cette perspective du Nietzsche-artiste, doit agir en créateur, comme le sculpteur qui projette sa vision, sa perspective en ouvrageant une matière, en lui donnant forme.

     

     

    Nietzsche : sophiste et éducateur

     

     

    Pour Löw, Nietzsche est sophiste ET éducateur. Sa volonté de devenir un éducateur, comme les sophistes, est l'élément déterminant de toute sa démarche philosophique. Ses contradictions, problème sur lequel six écoles d'interprétations se sont penchées (comme nous venons de le voir), constituent, aux yeux de Löw, des obstacles à franchir, à surmonter (überwinden) pour affiner l'instrument éducateur que veut être sa philosophie. Une phrase du Nachlaß apparaît particulièrement importante et féconde à Löw : "Der große Erzieher wie die Natur : er muß Hindernisse thürmen, damit sie überwunden werden" (Le grand éducateur [doit être] comme la nature : il doit empiler des obstacles, afin que ceux-ci soient surmontés).

    Le plus grand obstacle est Nietzsche lui-même, avec son style héraclitéien, décrété "obscur" par les premiers critiques de l'œuvre. Pour Nietzsche, le choix d'un style héraclitéien est au contraire ce qu'il y a de plus transparent dans son travail philosophique : il indique un refus de voir ses aphorismes lus par la populace (Pöbel)  et par les "partis de toutes sortes". Nietzsche souhaitait n'être ni utile ni agréable... Cette attitude témoigne d'un rejet de tous les "catéchistes", de tous ceux qui veulent penser sans obstacles, de ceux qui veulent cheminer sans aléas, sans impondérables sur une allée soigneusement tracée d'avance. Le monde idéal, supra-sensible, de Platon devient, pour Nietzsche, la caricature  de cet univers hypothétique sans obstacles, sans lutte, sans relief. Mais Nietzsche sait que sa critique du platonisme repose sur une caricature, que son image du platonisme n'est sans doute pas tout Platon mais qu'elle vise et cherche à pulvériser les catéchismes platonisants, qui règnent en despotes aux périodes creuses où il n'y a rien de cette immaturité potentiellement créatrice (le monde homérique, la vieille république romaine, l'épopée napoléonienne, la libération de la Grèce à laquelle participa Lord Byron, etc.) ni de cette force pondérée et virile (l'admiration de Nietzsche pour Adalbert Stifter).

    L'éducateur Nietzsche crée une paideia [formation] pour tous ceux qui viendront et ne voudront jamais imiter, répéter comme des perroquets, potasser de façon insipide ce que leurs prédécesseurs ont pensé, écrit, dit ou inventé. L'objectif de Nietzsche est donc précis : il faut forger cette paideia de l'avenir qui nous évitera le nihilisme. Nietzsche, aux yeux de Löw, n'est donc pas le fondateur d'une stratégie philosophique omni-destructrice comme il l'est pour Deleuze ni le maître du nouveau langage dyonisiaque qui permet d'adopter successivement diverses perspectives comme pour Kaulbach. Nietzsche est "sophiste" pour Löw, parce qu'il se sert très souvent de la méthode des sophistes, mais il est simultanément un "éducateur", éloigné des préoccupations strictement utilitaires des "sophistes", car il veut que les génies puissent s'exprimer sans être encombrés des étouffoirs de ceux, trop nombreux, qui "pensent" sur le mode de l'imitation.

    Le génie est créateur : il fait irruption de manière inattendue en dépit des "discours stupides sur le génie". Nietzsche se donne une responsabilité tout au long de son œuvre : il ne se complait pas dans ses contradictions mais les perçoit comme des épreuves, comme des défis aux "répétitifs". Et si aucune philosophie ne doit se muer en "isme", ne doit servir de prétexte à des adeptes du "psittacisme" savant, celle de Nietzsche, aux yeux mêmes de Nietzsche, ne saurait être stupidement imitée. Nietzsche se pose contre Nietzsche, avertit ses lecteurs contre lui-même (cf. Ainsi parlait Zarathoustra). Löw extrait ainsi Nietzsche de la sphère d'hypercriticisme, poussé parfois jusqu'à l'affirmation joyeuse d'un anarchisme omni-dissolvant, où certaines écoles (dont la deleuzienne) voulaient l'enfermer.

     

     

    Le recours à la "physiologie"

     

     

    Löw interprète donc Nietzsche comme un philosophe dans la plus pure tradition philosophique, en dépit d'un langage aphoristique tout à fait en dehors des conventions. Helmut Pfotenhauer, dans un ouvrage concis :

    Die Kunst als Physiologie, Nietzsches ästhetische Theorie und literarische Produktion


    [J.B. Metzlersche Verlagsbuchhandlung, Stuttgart, 1985, 312 p.] aborde, lui, l'héritage légué par Nietzsche sous l'angle de la physiologie.  Ce terme, qui a une connotation naturaliste évidente, se trouve dans l'expression nietzschéenne Kunst als Physiologie,  l'art comme physiologie. Il faut dès lors s'interroger sur le vocable "physiologie", qui revient si souvent dans les propos de Nietzsche. Honoré de Balzac, le grand écrivain français du XIXe, à qui l'on doit aussi une Physiologie du mariage, disait à propos de ce néologisme d'alors : "La physiologie était autrefois la science exclusivement occupée à nous raconter le mécanisme du coccyx, les progrès du fœtus ou ceux du ver solitaire [...] Aujourd'hui, la physiologie est l'art de parler et d'écrire incorrectement de n'importe quoi [...]".

    Au XIXe siècle donc, le terme physiologie apparaît pour désigner une certaine littérature populaire, qui n'est pas sans qualités, ou le style "causant" des feuilletons des grands quotidiens. La "physiologie" sert à décrire, avec goût et esprit, les phénomènes de la vie quotidienne, à les classer, à les typer : on trouve ainsi une physiologie du flaneur, de la grisette, de l'honnête femme ou du touriste anglais qui arpente les boulevards parisiens. La physiologie, dans ce sens, doit beaucoup aux sciences naturelles et aux classifications d'un Bouffon ou d'un Linné. Balzac, pour sa Comédie humaine,  trace un parallèle entre le monde animal et la société des hommes. On parle même de "zoologie politique"... Baudelaire, E.T.A. Hoffmann, Poe, Flaubert (qui, selon Sainte-Beuve, maniait la plume comme d'autres manient le scalpel) adoptent, à des degrés divers, ce style descriptif, qui enregistre les perceptions sensuelles et leur confère une belle dimension esthétique.

    La physiologie offre de nouveaux modèles à la réflexion philosophique, permet de nouvelles spéculations : tous les domaines de la vie sont "historicisés" et relativisés, ce qui jette d'office l'observateur philosophique dans un tourbillon de nouveautés, d'innovations, véritable dynamique affolante où la vitesse rend ivre et où les points de repères fixes s'évanouissent un à un. Nietzsche ne jetait qu'un regard distrait et distant sur ces entreprises littéraires et scientifiques, ainsi que sur toutes ces tentatives de scruter les phénomènes spirituels à la lumière des révélations scientifiques et de les organiser théoriquement. Il se bornait à constater que le style des "physiologistes" envahissait l'université et que le vocabulaire de son époque se truffait de termes issus des sciences naturelles. Devant cette distraction, cet intérêt apparamment minime, une question se pose : pourquoi Nietzsche a-t-il eu recours au vocable "physiologie", qui n'avait rien de précis et avait été souvent utilisé à mauvais escient ?

     

     

    L'innocence du devenir

     

     

    Pour Pfotenhauer, Nietzsche n'avait nullement l'intention de valoriser le discours pseudo-scientifique ou pseudo-esthétique des "physiologistes" communs, vulgaires. Il ne cherchait nullement à avaliser leurs contradictions, à accepter leurs incohérences, à partager leurs sensations de plaisir ou de déplaisir. Son intention était, écrit Pfotenhauer, de défier directement l'esthétique établie. L'expression "physiologie de l'art" constitue une contre-façon de "philosophie de l'art", dans la mesure où l'art, selon les critères traditionnels, s'évalue philosophiquement et non physiologiquement. Cette parodie se veut un rejet de toutes les conceptions philosophico-esthétiques des décennies précédentes.

    Pour Nietzsche, la productivité artistique devient production et expression de notre phusis.  Par l'art, la nature devient plus intensément active en nous. Mais Nietzsche, en utilisant consciemment le terme "physiologie" sait qu'il commet une emphase, une exagération didactique ; il sait qu'il fête avec ivresse la splendide exubérance des forces vitales, tout en boudant le prétention scientifique à vouloir neutraliser les processus vitaux par une stratégie de valorisation des moyennes.

    En d'autres termes, cela signifie que Nietzsche rejette et réfute la prétention des sciences à réduire leurs investigations aux moyennes, à l'exclusion du Kunstvoll-Singuläres, du singulier-révélant-une-profusion-d'art. Aux yeux de Nietzsche, le darwinisme privilégie la moyenne au détriment des exceptions, attitude, stratégie, qu'il ne saurait accepter. Dans cette optique non darwiniste, Nietzsche pose la physiologie comme un moyen de personnaliser les grandes questions vitales par le truchement d'un style de pensée et d'écriture unique.

    "Dieu est mort", retient-on de Nietzsche, et, avec Dieu, tous les grands systèmes ontologiques, métaphysiques, toutes les philosophies de l'esprit et de l'histoire. Il ne resterait alors que l'innocence du devenir, qu'il ne faudra pas figer dans une quelconque "unité supérieure de l'Être". Mais cette reconnaissance de l'innocence du devenir comporte des risques : dans le fleuve du vivant, dans le flot de mutations qu'il implique, les personnalités, le singulier, l'originalité, les génies créateurs courent le danger de se noyer, de n'être plus que des moments fragmentaires, contingents et négligeables.

    Comment peut-on alors, sans garanties de préservation de sens, en étant livré aux rythmes naturels du devenir et de l'écoulement perpétuel, s'accepter joyeusement, dire "oui" à la Vie ? Ne devrait-on pas admettre le bien-fondé de la réponse de Silène au Roi Midas : cette vie terrestre, éphémère, vaut-elle la peine d'être vécue ? N'aurait-il pas mieux valu ne jamais naître ? L'idéal ne serait-il pas de mourir au plus vite ? Nous repérons, dans ces questions que Nietzsche a dû se poser, l'influence de Schopenhauer. La haine à l'endroit de la vie, qui découle de ce pessimisme fondamental, sera jugée très insatisfaisante par Nietzsche. Il en refusera rapidement les conséquences et verra que la nécessité première, à son époque de désorientement spirituel, c'est de réévaluer la vie. Tel est, selon Pfotenhauer, le sens de l'Umwerthung.

    Les écrits de Nietzsche, publiés ou rédigés dans les années 1880, sont le reflet de ce désir. La Volonté de Puissance (Wille zur Macht)  accomplit cette transvaluation.  Elle est à la fois objet de connaissance et attitude du sujet connaissant. Les processus vitaux doivent être perçus sous l'aspect d'une créativité constante. Avec la différentiation, avec l'abondance, avec la transgression de toutes les limites, de tous les conditionnements mutilants, on se moule dans les caractéristiques divines de la Vie et l'on participe immédiatement à leur apothéose. Celui qui nomme, désigne et reconnaît, sans ressentiment d'ordre métaphysique, la créativité du devenir, se mue lui-même en une incarnation  de ce devenir, de cette profusion de vitalité. Le devenir doit s'exprimer immédiatement dans toute sa mobilité, sa fluctuance : l'immobiliser, le figer dans une ontologie constitue une mutilation qui coupe simultanément les ailes de toute créativité. Le devenir n'est pas un flot indifférent et improductif : il charrie des étincelles de créativité. Le philosophe de l'éternel retour, lui, donne la parole à la vie divine-créatrice par l'intermédiaire d'images et de courtes mais fulgurantes ébauches philosophiques.

    Le philosophe est alors "artiste de grand style" : il représente la force organisante qui fait face au chaos et au déclin. La physiologie, dans le sens philosophique que Nietzsche lui accorde, permet donc de conférer un langage aux processus vitaux, de donner expression aux forces qui agissent en eux. La physiologie permet à Nietzsche d'affronter notre nature humaine. Elle établit l'équilibre entre la phusis et le logos. Elle autorise la découverte d'un langage exprimant les aléas inhérents aux processus vitaux et maintient, en s'interdisant toute "ethnologisation du mythe", une "distance intellectuelle" par rapport au fourmillement de faits contradictoires qui émanent précisément du devenir. Le mythe, chez Nietzsche, en effet, n'a aucune connotation d'ordre ethnologique : il est, écrit Pfotenhauer, "science du concret" et expression de la tragédie qui se joue dans l'homme, être qui, parfois, affronte la tension entre sa fragilité (Hinfälligkeit)  physique et son éventuelle souveraineté héroïque. Ce recours au mythe n'a rien d'irrationnel comme aime à l'affirmer la vulgate philosophante dérivée d'une schématisation de la pensée des Lumières.

     

     

    Affirmer le devenir et créer des valeurs nouvelles

     

     

    La double stratégie nietzschéenne, celle du recours au mythe, comme science du concret, et celle du recours à la physiologie, comme programme d'investigation du devenir, se situe à l'intersection entre la critique des valeurs, la lutte contre les principes "faux" (c'est-à-dire les principes qui nient la vie et engendrent la décadence) et le contre-mouvement que constitue l'art placé sous le signe de la volonté de puissance. Pour critiquer les valeurs usées et pour, en même temps, affirmer une transvaluation créatrice de valeurs nouvelles, la démarche du physiologiste sera une recherche constante d'indices concrets, une recherche incessante de l'élémentaire qui sous-tend n'importe quelle démarche philosophique. La biologie, l'ethnologie, la mythologie, les explorations des mondes religieux, l'histoire, bref, les domaines les plus divers peuvent concourir à saisir le flot du devenir sans devoir le figer dans des concepts-corsets, trop étroits pour contenir de façon satisfaisante l'ampleur des faits de monde.

    L'abondance des lectures de Nietzsche sert précisément à affiner le regard du philosophe, à le rendre plus attentif au monde, moins stérile, sec et sybillin dans ses discours. Beaucoup reprocheront à Nietzsche de n'être resté que dilettante en bon nombre de domaines, de ne pas avoir déployé une systématique satisfaisante. Mais Nietzsche amorce une logique nouvelle, plus plastique, plus en prise avec la diversité du devenir. La philosophie nietzschéenne jette les bases d'une saisie moins timide, plus audacieuse des faits de monde. Le philosophe peut désormais appréhender des faits de monde contradictoires sans buter stérilement devant ces contradictions.

    Cette audace de la méthode nietzschéenne a effrayé quelques lecteurs. Parmi eux : l'écrivain Thomas Mann. L'inclusion d'éléments venus de toutes sortes de disciplines nouvelles dans le discours philosophique, notamment issus de la mythologie et de l'ethnologie, a fait croire à une volonté de retourner à des origines préhistoriques, non marquées par l'esprit et l'intellect. Pour Thomas Mann, les interprétations de Ludwig Klages, auteur de Der Geist als Widersacher der Seele (L'esprit comme ennemi de l'âme), et d'Alfred Bäumler, le spécialiste de Bachofen qui donna corps à la théorie du matriarcat, constituent des reculs inquiétants, des marches arrières vers l'univers trouble des instincts non dominés.

    L'attitude de T. Mann témoigne de la grande peur des nostalgiques du XVIIIe rationaliste ou des spéculations a-historiques de la scolastique médiévale. La diversité, postulée par l'élémentaire, ne permet plus les démonstrations pures, limpides, proprettes des discours nés sous les Lumières. Elle ne permet plus les raisonnements en circuit fermé, ni les simplifications idéologico-morales, les blue-prints que Burke reprochait à la Révolution française. Les beaux édifices que constituent les systèmes philosophiques, dont l'hégélien, ne résistent pas à l'assaut constant, répété, des faits historiques, psychologiques, etc.

    Pfotenhauer explore systématiquement le contenu de la bibliothèque de Nietzsche et y repère, dans les livres lus et annotés, les arguments "vitalistes" tirés de livres de vulgarisation scientifique comme ceux de Guyau, Lange, von Nägeli, Rütimeyer, von Baer, Roux, Rolph, Espinas, Galton (l'eugéniste anglais), Otto Liebmann. Les thèmes qui mobilisent l'attention de Nietzsche sont essentiellement ceux de l'adaptation aux influences extérieures, l'augmentation des potentialités au sein même des espèces vivantes, l'abondance des forces vitales, la "pléonexie" de la nature, l'eugénisme correcteur, l'Urzeugung (génération spontanée).

    La philosophie de Nietzsche s'élabore ainsi au départ de lectures très diverses, des spéculations scientifiques ou parascientifiques de son temps aux prises de positions littéraires et aux modes culturelles et artistiques. Chez les Frères de Goncourt et chez Flaubert, il découvre un engouement décadent pour les petits faits, couplé à un manque de "force" navrant. Il critique l'équilibre jugulant d'un certain classicisme répétitif et imitateur et loue la profusion du baroque.

    Cette exploration tous azimuths a pour objectif de connaître tous les coins et recoins du monde du devenir. Cette sarabande colossale de faits interdit désormais au philosophe tout quiétisme. Une telle attitude quiétiste engendre le déclin par faiblesse à saisir la multiplicité du réel. La créativité constante qui germe et fulgure à partir de ce flot qu'est le devenir doit acquérir plus de valeur aux yeux du philosophe que la volonté de conservation. Ipso facto, le goût pour l'incertitude (face aux productions incessantes du devenir) remplace la recherche de certitude (qui implique toujours une sorte de fixisme) : tel est bien le fondement de l'Umwerthung, attitude et processus fondateur d'une "nouvelle hiérarchisation des valeurs".

    L'homme qui intériorise cette disposition mentale annonce et prépare le fameux "surhomme", à propos duquel on a dit tant de stupidités, quitte à le faire passer pour une sorte de "mutant" de mauvais roman de science-fiction. En acceptant les innombrables différences que recèle et produit le devenir, en méprisant les limitations stérilisantes et les fixismes, l'homme créatif met de son côté les impulsions de la vie, écrit Pfotenhauer. Il ne réagit plus avec angoisse devant les rythmes du devenir et des dissolutions multiples.

    Le nihilisme européen, c'est précisément le fruit de cette attitude frileuse devant les fulgurances du devenir. C'est cette volonté de trouver des certitudes consolatrices dans des concepts qui encarcannent le réel. L'objectif de Nietzsche n'est donc pas d'inaugurer une ère où l'on pensera sur le mode de l'anarchie, sans souci de rien. Nietzsche veut au contraire, en s'appuyant sur une symptomatologie du déclin (c'est là que son exploration tous azimuths des domaines scientifiques, littéraires et artistiques se révèle particulièrement nécessaire), développer une critique du monde qui lui est contemporain. Mais cette critique, qui refuse le monde tel qu'il est parce qu'il est marqué par la décadence, se veut formatrice et affirmatrice : elle est volonté de forger, de créer de nouvelles formes.

    À la critique classique, qui oppose à la multiplicité du devenir des concepts fixes, des préceptes moraux rigides sans épaisseur factuelle, se substitue, chez Nietzsche, une critique innovatrice qui dit "oui" aux formes que fait surgir le devenir. Cette critique n'est pas fixiste : elle est, elle aussi, un mouvement qui épouse, plastiquement, les fluctuations du devenir. La nouvelle critique qu'inaugure Nietzsche n'est pas un retour irrationnel à une unité première, à un stade primitif a-historique et informel, mais une stratégie de la pensée qui se laisse porter par le flot du devenir et affirme son amour, son acceptance joyeuse, pour les joyaux puissamment esthétiques ou esthétiquement puissants que produit ce flot. Ainsi au mouvement descendant du déclin (et il "descend" parce qu'il se ferme à la profusion de faits que génère le devenir, perdant ainsi sans cesse de l'épaisseur), Nietzsche oppose un mouvement ascendant qui vise à privilégier les plus belles fulgurances du devenir qui, elles, donnent sans cesse épaisseur au monde et à la pensée.

     

     

    Un retour à Nietzsche est indispensable

     

     

    Ce tour d'horizon nietzschéen nous a permis de réfuter la thèse facile du "pré-nazisme" de Nietzsche : si Nietzsche peut parfois être considéré comme un annonciateur du nazisme parce qu'il a eu des exégètes nazis, il doit aussi être perçu comme le philosophe qui a "épicé" copieusement le corpus doctrinal des adversaires du nazisme. Nietzsche est donc partout à la fois : il est simultanément dans deux camps politiques, à une époque cruciale de l'histoire allemande.

    Ignorer qu'il a inspiré Eisner et Landauer serait aussi idiot que d'ignorer ses exégètes de l'époque nazie, Baeumler et Heidegger. Si les hommes de gauche ont mis l'accent sur son volontarisme pour critiquer le déterminisme de leur cher marxisme ou pour brocarder l'absence de punch du réformisme social-démocrate, les hommes de droite (ou dits de droite) insisteront davantage sur son recours (physiologiste ?) à l'élémentaire ou sur son perspectivisme, qui, dans un certain sens, permet de justifier le nationalisme.

    Une chose est certaine, cette omniprésence de Nietzsche dans le champ des argumentaires politiques prouve le bien-fondé de notre seconde intention, annoncée en ce début d'article : réfuter le fétiche contemporain de la négativité permanente, propre tant aux réformismes sociaux-démocrates, qui galvaudent le sens de l'État, qu'aux socio-technologies (social engeneering)  du libéralisme avancé ou qu'au reflux vers les "petits faits" que constitue le néo-libéralisme.

    Nietzsche annonce en fait un humanisme nouveau qui insiste sur la pluralité  des belles fulgurances et ne pourra plus se baser sur des petits concepts étriqués et proprets, sur des slogans rapides ou des blue-prints hâtives : la démarche éducatrice de la philosophie se réfèrera aux fluctuations du devenir, aux grandes gestes historiques, aux grandes œuvres d'art, ainsi qu'aux domaines les plus divers du savoir humain. L'intelligence ne sera plus dominée alors par de timides manipulateurs de concepts ou de principes rigides, chétifs et inopérants devant le rude assaut des aléas, devant les impondérables.

    Pour Reinhard Löw comme pour Friedrich Kaulbach, Nietzsche est un maître et un éducateur, qui utilise un ou plusieurs langages pour déconstruire les argumentaires usuels des philosophes, opérer une monstration didactique des mécanismes de la décadence, annoncer une ère nouvelle marquée par une "affirmativité" créatrice. Löw réfute l'idée d'un Nietzsche annonciateur de l'insignifiance de tout, du monde, de la philosophie et du devenir : Nietzsche, au contraire crée, fonde, pose des bases nouvelles, se positionne comme  tremplin vers une pensée radicalement neuve. Une pensée qui voit les contradictions du devenir comme des obstacles enrichissants, non comme des anomalies perverses. Le philosophe, le grand artiste et l'hypothétique "surhomme" participent donc à un agon  fructueux, à une émulation perpétuelle.

    Les thèses allemandes les plus récentes sur Nietzsche renouent donc avec un Nietzsche affirmateur et créateur, qui engloberait sans doute certains simplismes politiques affirmateurs, la naïveté héroïque des premiers enthousiastes de sa pensée mais, en même temps, les dépasserait résolument, en les assagissant, en leur conférant une solide et inébranlable maturité, grâce à une recherche philologique minutieuse et une nouvelle démarche "physiologiste", patiente et systématique comme le travail de l'entomologiste. Nietzsche, dit Löw, doit être joué contre Nietzsche comme les faits doivent être joués contre les faits. La logique spontanée de l'humanité et de l'humanisme de demain doit être celle de ce jeu à risque, de ce jeu esthétique et créateur, où l'artiste utilise des matériaux divers.

    Il est donc impossible d'enfermer Nietzsche dans une et une seule logique politicienne (celle du nazisme ou du pré-nazisme). Il est impossible de creuser davantage la veine stérile et épuisée de la négativité méthodologique. Si demain une sérénité doit voir le jour, elle devra, comme l'ont démontré Löw et Pfotenhauer, se référer à cette agonalité créatrice et affirmative, ne laissant aucun domaine de l'esprit à l'écart, comme la physiologie pluridisciplinaire de Nietzsche.

     



    ► Robert Steuckers, Orientations n°9, 1987
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    ◘ Notes :

    (1) Psychopathia spiritualis : F. Nietzsche und die Apostel der Zukunft,  Leipzig, s.d. Ce texte était préalablement paru sous forme de "feuilleton" dans la revue Die Gesellschaft en 1891.

    (2) F. Kaulbach a également exprimé son point de vue sur Nietzsche dans une série d'articles et d'essais, dont voici les références (toutes chez le même éditeur, Königshausen & Neumann, Würzburg) :
    Die Tugend der Gerechtigkeit und das philosophische Erkennen,  in : R. Berlinger & W. Schrader (Hrsg.), Nietzsche Kontrovers,  Bd. I, 1981.
    Ästhetische und philosophische Erkenntnis beim frühen Nietzsche,  in : M. Djuric & J. Simon (Hrsg.), Zur Aktualität Nietzsches,  Bd. I, 1984.
    Nietzsches Kritik an der Wissensmoral und die Quelle der philosophischen Erkenntnis : die Autarkie der perspektivischen Vernunft in der Philosophie,  in : R. Berlinger & W. Schrader (Hrsg.), Nietzsche Kontrovers, Bd. IV, 1984.
    Autarkie der pespektivischen Vernunft bei Kant und Nietzsche, in : J. Simon (Hrsg.), Nietzsche und die philosophische Tradition, Bd. II, 1985.
    Das Drama in der Auseinandersetzung zwischen Kunst und Wissensmoral in Nietzsches Geburt der Tragödie, in : M. Djuric & J. Simon (Hrsg.), Kunst und Wissenschaft bei Nietzsche, 1986.


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    Bibliographie nietzschéenne contemporaine

     

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    Nietzsche, ou l'esprit de contradiction, Tarmo Kunnas, NEL, 1980 : excellente entrée en matière


    ◘ 1) Ouvrages individuels.


    • Francesco Ingravalle, Nietzsche illuminista o illuminato ?,  Ed. di Ar, Padova, 1981.


    Une promenade rigoureuse à travers la jungle des interprétations de l'œuvre du solitaire de Sils-Maria. Dans son chapitre V, l'A. aborde les innovations contemporaines de Robert Reininger, Gianni Vattimo, Walter Kaufmann, Umberto Galimberti, Gilles Deleuze, Eugen Fink, Massimo Cacciari, Ferruccio Masini, Alain de Benoist, etc.


    • Friedrich Kaulbach, Sprachen der ewigen Wiederkunft. Die Denksituationen des Philo­sophen Nietzsche und ihre Sprachstile, Königshausen + Neumann, Würzburg, 1985.


    Dans ce petit ouvrage, Kaulbach, une des figures de proue de la jeune école nietzschéenne de RFA, aborde les étapes de la pensée de Nietzsche. Au départ, cette pensée s'exprime, affirme l'A., par « un langage de la puissance plastique ». Ensuite, dans une phase dénonciatrice et destructrice de tabous, la pensée nietz­schéen­ne met l'accent sur « un langage de la critique démasquante ». Plus tard, le style du langage nietzschéen devient « expérimental », dans le sens où puissance plastique et critique démasquante fusionnent pour af­fron­ter les aléas du monde. En dernière instance, phase ultime avant l'apothéose de la pensée nietz­schéenne, sur­vient, chez Nietzsche, une « autarcie de la raison perspectiviste ».


    Le summum de la dé­marche nietzschéenne, c'est la fusion des 4 phases en un bloc, fusion qui crée ipso facto l'instrument pour dépasser le ni­hi­lis­me (le fixisme de la frileuse « volonté de vérité » comme « impuissance de la volonté à créer ») et affirmer le de­­venir. Le rôle du « Maître », c'est de pouvoir manipuler cet instrument à 4 vi­tesses (les langages plas­ti­que, critique/démasquant, expérimental et l'autarcie de la raison perspectiviste).


    • Pierre Klossowski, Nietzsche und der Circulus vitiosus deus,  Matthes und Seitz, München, 1986.


    L'édition allemande de ce profond travail de Klossowski sur Nietzsche est tombée à pic et il n'est pas éton­nant que ce soit la maison Matthes & Seitz qui l'ait réédité. Résolument non-conformiste, désireuse de bri­ser la dictature du rationalisme moraliste imposé par l'École de Francfort et ses émules, cette jeune maison d'é­dition munichoise, avec ses 3 principaux animateurs, Gerd Bergfleth, Axel Matthes et Bernd Mat­theus, estime que la philosophie, si elle veut cesser d'être répétitive du message francfortiste, doit se re­plon­ger dans l'humus extra-philosophique, avec son cortège de fantasmes et d'érotismes, de fo­lies et de pulsions. Klossowski répond, en quelque sorte, à cette attente : pour lui, la pensée imperti­nente de Nietzsche tourne au­tour d'un axe, celui de son « délire ».


    Cet « axe délirant » est l'absolu contraire de la « théorie ob­jective » et signale, de ce fait, un fossé profond, séparant la nietzschéité philosophique des traditions occi­dentales clas­siques. L'axe délirant est un unicum, non partagé, et les fluctuations d'intensité qui révo­lutionnent autour de lui sont, elles aussi, uniques, comme sont uniques tous les faits de monde. Cette re­ven­dication de l'unicité de tous les faits et de tous les êtres rend superflu le fétiche d'une raison objective, comme, politiquement, le droit à l'identité nationale et populaire, rend caduques les prétentions des systèmes « universalistes ». Le livre de Klossowski participe ainsi, sans doute à son insu, à la libération du centre de notre continent, occupé par des armées qui, en dernière instance, défendent des « théories objectives » et in­terdisent toutes « fluctuations d'intensité ».


    [...]


    • Giorgio Penzo, Il superamento di Zarathustra : Nietzsche e il nazionalsocialismo,  Armando Editore, Roma, 1987.


    On sait que la légende de Nietzsche précurseur du national-socialisme a la vie dure. Pire : cette légende laisse ac­croire que Nietzsche est le précurseur d'un national-socialisme sado-maso de feuilleton, inventé dans les officines de propagande rooseveltiennes et relayé aujourd'hui, 40 ans après la capitulation du IIIe Reich, par les histrions des plateaux télévisés ou les tâcherons de la presse parisienne, désormais gribouillée à la mode des feuilles rurales du Middle West.


    G. Penzo, professeur à Padoue, met un terme à cette légende en prenant le taureau par les cornes, c'est-à-dire en analysant systématiquement le téléscopage entre Nietzsche et la propagande nationale-socialiste. Cette analyse systématique se double, très heureusement, d'une classification méticuleuse des écoles nationales-socialistes qui ont puisé dans le message nietzschéen. Enfin, on s'y retrouve, dans cette jungle où se mêlent diverses interprétations, richissimes ou caricaturales, alliant intuitions géniales (et non encore exploitées) et simplismes propagandistes ! L'A. étudie la forma­tion du mythe du surhomme, avec ses appréciations positives (Eisner, Maxi, Steiner, Riehl, Kaftan) et né­ga­tives (Türck, Ritschl, v. Hartmann, Weigand, Duboc).


    Dans une seconde partie de son ouvrage, l'A. se pen­che sur les rapports du surhomme avec les philosophies de la vie et de l'existence, puis, observe son en­trée dans l'orbite du national-socialisme, par le truchement de Baeumler, de Rosenberg et de certains pro­ta­go­nistes de la Konservative Revolution. Ensuite, l'A., toujours systématique, examine le téléscopage en­tre le mythe du surhomme et les doctrines du germanisme mythique et politisé. Avec Scheuffler, Oehler, Speth­mann et Müller-Rathenow, le surhomme nietzschéen est directement mis au service de la NSDAP.


    Avec Mess et Binder, il pénètre dans l'univers du droit, que les nazis voulaient rénover de fond en comble. À par­tir de 1933, le surhomme acquiert une dimension utopique (Horneffer), devient synonyme d'« homme faus­­tien » (Giese), se fond dans la dimension métaphysique du Reich (Heyse), se mue en prophète du natio­nal-socialisme (Härtle), se pose comme horizon d'une éducation biologique (Krieck) ou comme horizon de va­leurs nouvelles (Obenauer), devient héros discipliné (Hildebrandt), figure anarchisante (Goebel) mais aussi ex­pression d'une maladie existentielle (Steding) ou d'une nostalgie du divin (Algermissen). Un tour d'ho­ri­zon complet pour dissiper bon nombre de malentendus...


    • Holger Schmid, Nietzsches Gedanke der tragischen Erkenntnis, Königshausen + Neu­mann, Würzburg, 1984.


    Une promenade classique dans l'univers philosophique nietzschéen, servie par une grande fraîcheur didacti­que : telle est l'appréciation que l'on donnera d'emblée à cet petit livre bien ficelé d'Holger Schmid. Le cha­pi­tre IV, consacré à la « métaphysique de l'artiste », magicien des modes de penser antagonistes, dont le corps est « geste » et pour qui il n'y a pas d'« extériorité », nous explique comment se fonde une philosophie fon­ciè­rement esthétique, qui ne voit de réel que dans le geste ou dans l'artifice, le paraître, suscité, produit, se­crété par le créateur. Dans ce geste fondateur et créateur et dans la reconnaissance que le transgresseur nietzschéen lui apporte, le nihilisme est dépassé car là précisément réside la formule affirmative la plus sublime, la plus osée, la plus haute.


    ◘ 2) Ouvrages collectifs.


    [...]


    ► Robert Steuckers, Orientations n°9, 1987.


    De Feuerbach à Nietzsche : réhabilitation des sens et des corps

     

    danse_10.gifAnalyse : Wolfgang Wahl, Feuerbach und Nietzsche : Die Rehabilitierung der Sinnlichkeit und des Leibes in der deutschen Philosophie des 19. Jahrhunderts, Ergon Verlag, Würzburg, 1998.


    La pensée occidentale conventionnelle est nettement marquée par un rejet des corps et des sens. Wolfgang Wahl constate pourtant que cette tradition (sinistre) a été rejetée, tacitement ou implicitement, par toute la pensée européenne, tout au long de sa trajectoire, car elle a sans cesse exprimé le souci de replacer l’homme dans la vie et de le soustraire aux chimères intellectualistes.

    Wahl ne pense pas que le rejet de l’intellectualisme débouche automatiquement sur un refus de l’esprit et de la raison. Mais, a contrario, débouche sur l’affirmation d’un autre type de raison, plus en prise avec les variations du monde vivant, les hautes et les basses intensités de la vie, les perspectives chaque fois différentes que nous imposent toute pérégrination et toute quête dans le monde réel.

    Scientia cognitionis sensitivae

    Pour Wahl, de Montaigne au XVIIIe siècle, la France et l’Angleterre ont aligné des philosophes sensualistes et vitalistes, bien avant l’Allemagne, pays plus longtemps soumis à la censure et à la répression. Néanmoins, le détour par la mystique chrétienne (Jacob Böhme, Friedrich Christoph Œtinger), permet à la culture germanique au début du XIXe de déployer une réhabilitation plus profonde et plus achevée du corps et des sens. Alexander Gottlieb Baumgarten, philosophe des Lumières, développe dans Aesthetica (1750-58, 2 vol.), non pas une simple théorie de l’art, mais une scientia cognitionis sensitivae, où les sens ne sont plus posés d’office comme des affects à la source de l’erreur, mais comme constitutifs du processus de cognition, comme analogon de la raison intellectuelle.

    Même si Kant apparaît souvent comme l’exemple par excellence du « refoulement du corps » et attribue aux sens un rôle purement passif et réceptif dans le processus de la connaissance, une analyse précise de son œuvre nous permet d’entrevoir chez lui déjà, avant l’éclosion de tout le vitalisme affiché du XIXe siècle philosophique allemand, une réhabilitation timide des sens, car Kant, en effet, leur accorde une place précise et incontournable dans le travail de consolidation de la pensée. Kant ira plus loin, nous rappelle Wahl : dans sa théorie dynamique de la matière (in : Allgemeine Naturgeschichte und Theorie des Himmels, 1755), il amorce une théorie de la connaissance reposant sur la sensibilité propre du corps.

    Kant : une conception dynamique de la matière

    Dans son Opus postumum, le corps est défini comme condition a priori de l’expérience ; cette définition, posée par un philosophe rigoureux, rationnel jusqu’à la caricature et dualiste, ouvre la porte à toutes les futures affirmations vitalistes. C’est donc dans le corpus et dans l’œuvre posthume du rationaliste le plus emblématique que s’enracine la contestation la plus évidente de ce rationalisme et de ses enfermements.

    La conception dynamique de la matière chez Kant suscitera l’intérêt croissant des philosophes de l’ère romantique, dont le plus précis et le plus systématique sera Schelling, par ailleurs lecteur attentif de Böhme et Œtinger. Schelling inclut l’homme dans la théorie kantienne de la matière dynamique, alors que le philosophe solitaire de Königsberg gardait l’homme en dehors de cette dynamique. Avec Schelling et ses disciples, le monde devient un organisme : la nature n’est plus une masse de choses mortes, pur objet et pur produit, natura naturata, mais un Tout systémique et unitaire, une force vitale primordiale en devenir constant, une natura naturans, matrice d’une activité absolue et infinie.

    Le moi reconnaît ce Tout, cette force primordiale et cette activité incessante avec émerveillement et se languit d’y participer. Son corps et ses sens ont participé à cet élan de reconnaissance et ont poussé le moi à se plonger dans ce réel effervescent. La Nature, le Moi, le réel et la raison ne font qu’un. La liberté consiste à accepter cette unité et à y participer joyeusement. Pour Feuerbach et pour Nietzsche, la raison autonomisée, détachée de la Nature et des pulsions du Moi, est un leurre, une négation du témoignage des sens. Le Moi est d’abord un corps qui ressent, voit, sent, entend, palpe et goûte (pluralité que défend aujourd’hui Michel Onfray en France).

    Toute une métaphysique et toute une ontologie ont nié cette présence aprioristique et incontournable du corps et des sens. La philosophie doit donc retrouver la pan-imbrication de tout dans tout et de tout dans le Tout, c’est-à-dire retrouver le tantra (car tantra signifie « tissage »), que constatent les sens du corps et que nie l’intellect désincarné.

    Pan-imbrication et pluralité du réel

    Le retour à la pan-imbrication permet de saisir et d’appréhender la pluralité du réel, d’accepter joyeusement (le « gai savoir ») sa constitution faite de couches multiples qui se chevauchent et/ou se superposent et/ou se compénètrent. Ce « gai savoir » induit l’application de pratiques plus souples et mieux modulées en tous domaines de l’activité humaine.

    Comme l’écrit Merleau-Ponty, héritier de ce recours aux corps et aux sens : « Le monde n’est pas ce que je pense, mais ce que je vis ; je suis ouvert au monde, indubitablement je communique avec lui, mais il n’est pas ma propriété, il est inépuisable (…). La philosophie, c’est en vérité apprendre à voir le monde sous un angle toujours nouveau et, de ce fait, une simple narration — une histoire narrée — peut révéler le sens du monde aussi “profondément” qu’un traité de philosophie ».
     
     
     
    ► Robert Steuckers, Vouloir n°146-148, 1999.