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philosophie - Page 51

  • Schuler

    Le visionnaire Alfred Schuler (1865-1923)

    inspirateur du Cercle de Stefan George

     

    Kosmiker

    Photographie par Karl Bauer en 1902 où figurent les principales personnalités du Schwabing (quartier de Munich à la vie intellectuelle et artistique bohème au tournant du siècle). De gauche à droite : Karl Wolfskehl, Alfred Schuler, Ludwig Klages, Stefan George, Albert Verwey. Klages et Schuler représentent dans cet aréopage sublime le pôle du “mysticisme chtonien”. George, pour sa part, croyait que seule la poésie pouvait nous permettre d'atteindre le fondement des choses. Ces différences de point de vue conduiront bientôt à la dislocation du groupe.


    Alfred Schuler, né à Mayence en 1865, fut l'inspirateur du Cercle des Cosmiques de Munich-Schwabing autour des personnalités de Stefan George, Karl Wolfskehl, Ludwig Klages, etc. Il n'a pas laissé une œuvre propre, car il négligeait l'écriture ; après sa mort, survenue en 1923 à la suite d'une opération chirurgicale, Klages collationnera des textes épars, des fragments de lettres et des témoignages sur ses conférences pour reconstituer, en 1940 seulement, un volume de Fragments et Conférences (Fragmente und Vorträge) [une courte plaquette d'hommage contenant quelques textes parut à tirage limité chez Bruckmann en 1924]. Plusieurs érudits, héritiers du Cercle de George se méfient de ce volume, arguant qu'il donne trop l'interprétation personnelle de Klages, qui a toujours minimisé voire diabolisé l'apport de Wolfskehl, qui était d'origine juive.

    La pensée de Schuler s'est pourtant bel et bien capillarisée au travers d'innombrables cénacles, cercles littéraires et philosophiques, etc. À l'unanimité, en dépit des bagarres qui ont secoué les différentes factions du Cercle des Cosmiques (Kosmische Runde), tous sont d'accord pour dire que son influence a été prépondérante. Wolfskehl a toujours avoué sa fascination pour le thème du Blutleuchte (du luminaire de sang) ; Stefan George rend un hommage crypté à Schuler dans son poème sur la Porta Nigra, la Porte Noire de la ville romaine de Trêves. Rilke a un jour écrit que ses Sonnets à Orphée n'auraient pas été possibles sans l'influence de Schuler. Incontestablement, sur le plan de la philosophie, le disciple le plus prolifique de Schuler a été Klages, dont la thématique centrale, celle de l'esprit comme ennemi de la vie (Der Geist als Widersacher des Seele ; ici âme est synonyme de Vie), dérive en droite ligne des innombrables conversations qu'il avait eues avec Schuler. Walter Benjamin, lui, qui considérait Schuler comme une « figure extrêmement curieuse », retiendra, des échos qu'il avait entendus à Munich au temps de ses études, une autre de ses idées-clefs : le déclin de l'aura.

    L'idée de déclin de l'aura, phénomène d'affadissement et d'assombrissement de l'individu ou d'une culture au cours du processus historique, doit être replacée dans une vision dualiste/manichéienne de l'histoire du monde, d'origine persane, où les Ténèbres et la Lumière se livrent une lutte éternelle. Pour Schuler, Néron a été le dernier grand homme de l'Antiquité à incarner le « paganisme de lumière ». Le désignant sous l’appellation flatteuse d'Ultimus Paganorum, Schuler considère Néron comme le point culminant de l'histoire romaine. Toute la gnose païenne de Schuler est par ailleurs à l'enseigne exclusive de Rome. Le monde hellénique demeurera étranger à Schuler, alors que Stefan George y voyait l'image d'une humanité nouvelle. Schuler voyait la quintessence de la Vie dans les corps entremêlés, décontractés, ivres, des Saturnales, tandis que George rêvaient de corps “libres et nus”, droits dans la lumière, pareils à des dieux.

    Le cycle de Néron

    Les conférences munichoises de Schuler portaient sur « l'essence de la Ville Éternelle », sur « les présupposés biologiques de l'Imperium Romanum ». Ces conférences se déroulaient en six ou sept séances. Parmi elles : le cycle de Néron. Schuler y expliquait que Néron n'était pas le dictateur brutal décrit par l'historiographie chrétienne. Néron, prétendait Schuler, voulait réintroduire la liberté dans le monde romain et écarter les étroites conventions sociales, qui s'étaient incrustées dans la vie quotidienne de l'Empire au faîte de sa gloire. Schuler se pose sans doute là à l'origine d'une obsession présente chez Max Weber (quand la rationalité “occidentale” prend tout-à-fait le pas sur le charisme “fondamentalement vital” et devient ainsi une “cage de fer” qui emprisonne les hommes), chez Carl Schmitt (qui parie sur la légitimité charismatique contre la légalité rationnelle) ou chez Heidegger (qui estime que les institutions étouffent le bon fonctionnement de l'université allemande et qui espère que le nouveau charisme national-socialiste balaiera ces boulets, effets d'un processus abstrait de pensée et non d'un vécu charnel et concret).

    Néron est donc le porteur de lumière face à une aristocratie et une administration romaines décadentes, non pas parce qu'elles sombrent dans l'orgie permanente, mais parce qu'elles perdent toute aura, cessent d'incarner un charisme légué par les ancêtres conquérants et lumineux. L'aristocratie romaine, aux yeux de Schuler, est corrompue parce qu'elle manipule des règles pour s'enrichir, pille les provinces par le biais d'un impôt irraisonné et devient ainsi le fossoyeur de l'édifice impérial qui la fait vivre. Schuler, avec le langage forcément crypté d'une conférence sur l'Antiquité, aborde ainsi un thème social : une élite qui a perdu son charisme, qui ne s'impose plus que par des règles mécaniques, n'est plus moralement légitime et sape les structures du politique.

    Dans ses conférences du “cycle néronien”, Schuler est en faveur de l'alliance des césars et du peuple, car, dit-il, il y a plus de substance demeurée intacte au sein du peuple que dans les élites corrompues et “obscurcies”. La seule gloire de l'Un (de l'Empereur charismatique) permet l'égalité de tous, parce que de l'aura impériale-césarienne émane un flux d'aura qui se répend dans le peuple, comme une pluie de pétales de rose lors d'un banquet raffiné. Pour Schuler, l'égalité n'est pensable que par le déploiement complet des potentialités dionysiaques que recèle chacun des citoyens. Le socialisme qui vaincra, ajoute-t-il, sera celui qui propagera une égalité basée sur la substance (biologique) réelle du peuple, sur la force électrique qui réside dans la personne, sur la doctrine d'un “homme rendu à soi”.

    Au temps de Schuler et aujourd'hui, dionysisme et socialisme sont conçus comme les termes d'une opposition irréconciliable. L'historien américain Steven Aschheim a montré que la nietzchéanisation / vitalisation / dionysiacisation graduelle du socialisme à l'ère wilhelminienne en Allemagne a été bloquée brutalement par une contre-offensive “rationaliste” et étroitement moraliste (jusqu'à la caricature). Schuler représente dans ce contexte une sorte de revendication socialiste-dionysiaque dans l'orbite de la poésie et de la création artistique, au-delà de tout engagement politique précis et concret. À ses yeux sans doute, le cercle poétique munichois doit devancer, par sa force visionnaire irrépressible, la fusion dionysisme/socialisme, base du futur nouvel ordre social.

    Enfin, chose curieuse pour un homme qui se déclare pleinement païen comme Schuler et hisse Néron au sommet de son “panthéon”, il proclame que la figure du Christ est complémentaire de celle de cette Empereur “libertaire” du Ier siècle ; l'Empereur romain et le Sauveur des chrétiens sont certes des personnalités totalement opposées sur le plan des principes d'action ou des attitudes face à la vie, mais elles sont toutes deux “cosmiques-dionysiaques”, l'une par la plénitude de la fête et de la jouissance, l'autre par le sacrifice de son sang.

    Le cycle sur Rome

    Le cycle de conférences sur Rome s'est déroulé en six séances, trois dans l'obscurité et trois dans une lumière croissante en intensité. D'emblée, Schuler a annoncé sa méthode : elle n'est nullement scientifique car toute science, prétendait-il, était “exotérique” et ne s'attachait qu'à l'extérieur des choses. Schuler, en évoquant la luxuriance de la Rome antique, voulait provoquer chez ses auditeurs une “introspection de l'âme”, les forcer à partir en quête de la “lumière intérieure”. Les textes complets de ces conférences sont évidemment perdus. Le contenu a été plus ou moins reconstitués sur base de témoignages.

    Premier thème : celui de l'Empereur Auguste. Schuler admire Auguste pour avoir restaurer le culte des dieux lares, qui implique tout naturellement le culte des ancêtres, abolissant du même coup la barrière séparant les vivants des morts. Cette “communication” entre vivants et morts, cette présence permanente des ancêtres dans la vie quotidienne, est la marque de ce que Schuler appelle la vie ouverte par opposition à la vie fermée. Auguste adoucit également le machisme foncier du patriarcat romain (1), ce qui ce traduit immédiatement par un indice visible : les empereurs se rasent la barbe. La présence dans la vie des morts est le fondement même de la piété antique pour Schuler : c'est le rapport fécond avec le règne des morts qui donne aux jeunes garçons et filles leur aura, leur luminosité dans la vie. Le culte des ancêtres et des morts est ce qui maintient intacte, dans toute sa vigueur, la vie présente. Si la porte qui mène au règne des morts se ferme, l'homme abandonne sa pietas, se perd dans une voie sans issue, s'épuise dans un activisme dépourvu de sens, se raidit dans un virilisme infécond qui le conduit à agresser les sources de toute vie.

    Deuxième thème : l’opposition (manichéenne) entre vie ouverte et vie fermée. La vie ouverte, dans sa plénitude, a été celle de l'Âge d'Or, soit de l'âge le plus “lumineux”, ou celle du Paradis dans la tradition juive. Depuis cet Âge d'Or, marqué par le temps cyclique, le monde est entré dans un processus de “délumination” (d'assombrissement), d'Entlichtung. L'aura des cultures se perd et se disperse, tandis que l'histoire n'est plus qu'un long processus de verrouillage et d'enfermement de la vie.

    L'influence de la notion gnostique de plérôme chez Schuler est manifeste. Chez les gnostiques des premiers siècles de notre ère, toutes variantes confondues, le plérôme est l'état de plénitude du divin, dont l'homme a été chassé, notamment par un faux dieu démiurgique qui a fabriqué un monde imparfait où les âmes nobles sont retenues prisonnières. Pour Schuler, la vie ouverte est justement la vie où tous partagent équitablement la même lumière, et où il n'y a pas de frontière nette entre vivants et morts (d'où Auguste a fait œuvre utile, a réintroduit de la lumière dans le processus d'assombrissement en restaurant le culte des dieux lares). L'Âge d'Or pour Schuler est égalitaire et “socialiste” : les hommes y vivent un sentiment de liberté, d'être à l'unisson avec le cosmos illimité.

    L'Entlichtung (délumination) est le résultat du travail de sape des forces de l'Obscurité qui prennent lentement le contrôle de tout et confisquent la lumière, éteignent l'aura de toutes choses. Le réel se transforme alors en prison. Les signes de cette Entlichtung sont l'âpreté au gain qui se généralise, le goût du lucre, l'exploitation des uns par les autres, l'hyperactivisme, le volontarisme fébrile. La vie est alors tiraillée entre une multitude de pôles. Et Schuler ajoute, prémonitoire pour nos actuels écologistes : l'aboutissement de ce processus sera la destruction de toutes les espèces animales ou végétales et la Terre se transformera en un paysage lunaire. Le parallèle entre la vision de Schuler et celle des gnostiques de l'Antiquité est évidente : le faux dieu démiurgique fabrique un monde sombre qui croît au détriment de la lumière ; seules quelques individualités exceptionnelles portent encore en elles une parcelle de la lumière du plérôme. Les forces de l'Obscurité tentent de les éliminer, de les tuer ; tel fut pour les gnostiques le sort du Christ : Jésus est un homme ; il porte en lui une parcelle de cette pleine et belle lumière directement issue du plérome dont les humains ont été chassés ; les porteurs d'obscurité tuent l'homme Jésus. De son corps, la lumière christique s'échappe pour retourner au plérôme. Ce parallèle permet d'expliquer pourquoi le païen Schuler, héritier attentif des gnostiques, conserve une certaine piété à l'égard du Christ.

    Néron est donc pour Schuler un des sommets du principe de lumière. Son adversaire est Sénèque, organisateur d'un complot contre l'Empereur. L'assassinat d’Agrippine, fomenté par ce Sénèque, scelle la fin des dernières traces de matriarcat original. L'avènement du stoïcisme est l'avènement d'une idéologie du monde des ténèbres et marque la fin du paganisme authentique, insouciant, vitaliste et pathétique sans esprit.

    Néron et le Christ sont donc les deux visages d'un même homme cosmique, combattu par les forces de l'obscurité. Les rituels de lumière, propres de la vie ouverte, sont, d'une part, l'usage constant et quotidien des thermes dans l'œcumène romain, et, d'autre part, dans le christianisme, le baptême. Enfin, autre “doublon” mis en exergue par Schuler, Néron est l’Empereur qui porte au maximum de son intensité le rite romain de la Cène, de la Caena Solemnis. L'écho chrétien de cette Caena romano-païenne est la Dernière Cène, répétée dans le Sacrement de l'Eucharistie lors de chaque messe. Dans le principe de la Cène romaine païenne, les invités et convives participent par le truchement des aliments à la quintessence de la vie. Schuler se borne tout simplement à tracer un parallèle avec la doctrine chrétienne de la transsubstantiation. De même, si l'on parlait dans l'Empire romain d'une Cène permanente, dans le sens où pour que l'ordre du monde demeure, il fallait qu'à tout moment du jour, dans l'Empire, des convives soient réunis pour participer à une cène, on parlera plus tard, dans l'œcumène catholique d'une messe permanente, en espérant que chaque seconde du jour s'écoule pendant qu'ait lieu une messe.

    D'autres objets symboliques communs, issus de la Cène romaine et païenne, sont les lampes à huile, symboles de la lumière éternelle (cosmique chez les Romains, plus tard christique chez les chrétiens), et l'usage de l'encens. L'objet central de la Caena Solemnis est la mola salsa, le tonnelet de sel, toujours fait d'argent et en forme de coupe. Ce tonnelet de sel, mêlé de grains de fruits, était, dans la Cène romaine et d'après Schuler, le symbole de la quintessence de la Vie. C'est autour de ce tonnelet que se déroule tout le rituel de la Cène, qui commence toujours par une prière aux dieux lares et aux ancêtres, une prière qui demande que leur semence se mêle à l'intériorité la plus intime des participants. Mais cette prière est précédée d'un silence que déjà Bachofen, avant Schuler, interprétait comme suit : « Le bruissement de la Vie a cessé, tout est revenu au calme de la nature première ». Et les convives qui possèdent cette “seconde ouïe”, entendront justement derrière ce silence, le bruissement du Tout vibrant de la Vie, du Tout où les lumières de la Vie vibrent au tréfonds du réel. Dans le silence, dit Schuler, surgit l'au-delà, surgit le principe métaphysique et, par le silence, par le mutisme qui précède et suit immédiatement la prière aux Lares, l'homme romain plonge et replonge dans la luminosité spirituelle de ceux qui ont été, dans « ce monde des ancêtres qui rayonne télésmatiquement ».

    Dans le rituel quotidien des thermes, l'eau chaude est, toujours d'après Schuler, le symbole des sperma majorum, des semences des ancêtres, de l'essence originelle de la romanité, dans laquelle devaient chaque jour plonger et replonger les vrais Romains pour se revigorer et ranimer le continuum vital en eux. Les thermes sont aussi le centre de la vie sociale romaine : autour des bains proprement dit, on trouvait des magasins, des bibliothèques, des fleuristes, des études de notaire permettant de modifier les testaments.

    Ce culte des Ancêtres transparaît pleinement dans les fêtes des morts, les 1er et 2 novembre de chaque année, les Diis Manibus (les jours des mânes). On priait les morts de ne pas s'opposer aux vivants, de ne pas intervenir avec malveillance dans le monde vivant. Le christianisme va s'efforcer de minimiser la puissance agissante des disparus et en faire de “pauvres âmes” en peine, qu'il faut pleurer et plaindre. Odilon de Cluny réintroduit la fête des morts dans le cycle liturgique chrétien vers l'an 1000, en reprenant et en christianisant vaguement les rituels immémoriaux. Mais il inverse les signes : les ancêtres décédés ne détiennent plus une superpuissance numineuse, mais sont impuissants, et implorent notre pitié.

    La sotériologie de Schuler

    Revenons à la sotériologie de Schuler. Elle rejette explicitement les éléments juifs de la gnose et ne retient que les dimensions cycliques des cosmologies antiques. On ne peut nier qu'un affect antijuif traverse la gnose de Schuler dans son ensemble, pour se répercuter ensuite dans l'œuvre de Klages. Pour Wolfgang Frommel, elle constitue un rejet sans ambigüité de la revendication d'exclusivité monothéiste et yahvique manifestée dans tout l'Ancien Testament ; Schuler croyait percevoir dans ce monothéisme biblique l'origine de la rationalité et du moralisme qui allaient “éteindre” la luminosité de la vie ouverte dans la civilisation occidentale moderne. On peut dire que les visions et les propos de Schuler signalent une volonté de restaurer une plénitude gnostique et cosmique. Aucune vision linéaire/téléologique de l'histoire, aucune tension vers un but terminal unique ne trouve grâce aux yeux de Schuler. L'histoire n'a de valeur et d'intérêt, pour lui, que s'il y a retour cyclique (même momentané) du temps primordial. Si ces retours brusques, souvent inattendus, — comme par ex. lors du règne germano-byzantin de l’Empereur Otto III, ou aux XVe et XVIIIe siècles, dans les visions wagnériennes de Louis II de Bavière — ne sont plus possibles, l'histoire ne sera pas un progrès, mais un long processus de déclin, une chute, une disparition graduelle, inéluctable et terrible de l'essence (lumineuse) de toute chose. Schuler espère — et œuvre dans cette optique — le retour récurrent de phases de Lumière, comme celles prêtées au plérome gnostique. La Lumière ne peut revenir que dans la fête et dans une extrême sensualité naturelle.

    Au graphiste Kurt Paesler-Luschkowo, Schuler avait un jour dévoilé son credo : « Suis l'appel d'Éros et consume-toi dans une ivresse torrentielle d'amour : tu détruiras le Tu que tu aimes… Si tu te dérobes à l'appel d'Éros, tu sombreras dans l'impasse de la solitude et ton âme s'assèchera… ». Kurt Paesler-Luschkowo a compris grâce à Schuler que seul l'homme qui parviendra à maintenir en équilibre les pôles masculin et féminin en soi sera capable de recevoir la lumière du cosmos par introspection.

    Le retour de ces phases lumineuses est à rapprocher du mythe de l'enfant-soleil, absolu reflet de la quintessence de la tradition. Ce mythe se repère dès le culte égyptien d'Isis et de l'enfant-Horus. Pour Schuler, l'enfant-soleil est surtout l'homme jeune et vigoureux qui devient César. Le Sauveur, chez Schuler, à la différence du christianisme, n'est pas unique mais récurrent. Face à cette figure césarienne de l'enfant-soleil, se profile une figure négative, porteuse de l'Obscurité : la figure du mage noir. L'enfant-soleil est la quintessence de la vie ouverte, le mage noir est le tyran de la vie fermée, qui procède par violence, par exclusion, s'immisce indûment dans le donné vital et travaille à sa destruction ou à son refoulement.

    La vie fermée est la vie qui advient après l'extinction de l'aura, c'est-à-dire de la “lumière intérieure” qui s'éteint progressivement. En même temps, le cosmos lui-même semble entrer en déclin. La ratio provoque chez les hommes le déclin de l'aura, dit Schuler. Walter Benjamin estime, avons-nous déjà dit, que cette vision schulerienne d'une extinction graduelle de la lumière intérieure est la thématique la plus intéressante de son œuvre, et, ajoute Benjamin, se repère dans le quotidien moderne, notamment, par cette volonté omniprésente de “distance”, de prise de distance par rapport au donné naturel brut, par rapport à l'âpreté des instincts ; cette manie de la “distance” est devenue la passion de la modernité au début du XXe siècle. Pour Benjamin, vouloir prendre distance et ériger cette distance en style de vie est une conséquence et une marque de la disparition de l'aura.

    Dans les conversations que Klages à eues avec Roderich Huch, le neveu de l'écrivain et essayiste allemande Ricarda Huch, le légataire de Schuler explique que le feu vital (Lebensglut) des peuples païens de l'Antiquité a été le plus vif mais que le christianisme puis surtout la réforme l'ont éteint. Lebensglut et Blutleuchte (luminaire de sang) sont synonymes : cette ardeur vitale, seule quelques rares personnalités ont pu la conserver à l'ère moderne ; Klages les appelle les « énormes » (die Enormen), qualificatif équivalant dans son esprit au superlatif des superlatifs. Parmi elles, il y a surtout des femmes, affirmait Klages, dont la plus étonnante, la plus “énorme”, était sans conteste Franziska von Reventlow, incarnation d'une « véritable Madonne païenne », qui fut son amie (2). Pour Klages, et sans nul doute pour Schuler, il fallait raviver les luminaires de sang chez un maximum d'individualités de caractère. Les femmes avaient un rôle important à jouer dans cette réactivation des feux vitaux, car elles pouvaient plus aisément, prétendait Klages, se hisser au-dessus des conventions petites-bourgeoises, ennemies de la plénitude vitale, émanation de cette rationalité étriquée qui domine le monde depuis la prise du pouvoir culturel par les stoïques, les chrétiens et surtout les réformés.

    Cette substance de feu vital, corollaire d'une organisation sociale matriarcale, était le propre des Germains de l'Antiquité, prétendait Klages en dépit des interprétations “patriarcales” classiques de l'Antiquité germanique, ensuite ce fut le propre des Grecs et des Romains, qui l'ont surtout hérité des peuples qui les avaient précédés en Hellade (Pélasges) ou en Italie (Étrusques). Les Juifs, eux, en étaient dépourvu, poursuivait Klages, suivant en cela sa logique antisémite, parce leur jéhovisme était fondamentalement patriarcal. Seules quelques personnalités juives exceptionnelles, parmi lesquelles il comptait Karl Wolfskehl avant leur rupture fracassante de janvier 1904, ont pu se détacher de cette divinité rigide et se consumer avec une belle ardeur dans une “ivresse de feu” et une matriarcalité gaïenne/tellurique. Seuls les peuples et les hommes capables de “sortir d'eux-mêmes”, dans une sorte d'extase dionysiaque, de quitter la prison de leur conscience, sont dignes d'intérêt.

    Chez Nietzsche, seul le dionysisme est digne d'intérêt ; sa vision d'une volonté de puissance n'est qu'une retombée vulgaire dans le sillage des “puissances de l'obscurité”. Kant appartient au type des “intellectuels purs”, incapables de générer des valeurs. Mais c'est Luther qui excite le plus la verve de Klages : le père de la Réforme est du “côté des ennemis de la Vie” car il a expurgé l'Église de tous les restes de paganisme qu'elle conservait encore dans ses rites, comme le culte de la Mère-Marie, dont l'origine est païenne-gaïenne.

    Gnostiques et ophites

    Finalement, l'œuvre de Schuler fait le lien entre la Kulturphilosophie du XIXe et du XXe siècles, d'une part, et les courants gnostiques-apocryphes, oubliés et refoulés par l'Église officielle, notamment la gnose des “exégèses protestataires”, surtout celle des Ophites. Ceux-ci font du Dieu de l'Ancien Testament un Prince des Ténèbres. Le Serpent du Paradis (et par ailleurs Caïn ou les Sodomites), sont, eux, dans l'optique ophite, les représentants de la Lumière. Schuler revalorise surtout la figure de Néron mais, dans ses notes consignées dans le Cahier Vert, il explique que le Bon Dieu (opposé au Prince des Ténèbres) s'est transformé en serpent pour sauver le premier couple humain et leur apporter la véritable connaissance qui les conduirait à respecter les sources de la Vie. Comme les Ophites, il conviendrait dès lors d'honorer le Bon Dieu sous la forme ophidienne qu'il a prise pour transmettre à Adam et Eve le “savoir harmonieux”. Les Ophites étaient également appelés les adorateurs du Serpent. On retrouve trace de ce culte du Serpent dans certains rituels maçonniques et rosicruciens, que Schuler a sans doute étudiés à fond.

    De sources éparses, de témoignages divers, on peut déduire une critique radicale de la modernité et du progressisme. Certains documents disparus — notamment le courrier entre Schuler et le Dr. Zaiss (qui a tenté isolément de poursuivre sa quête), que le fondateur de la maison d'édition amstellodamoise Castrum Peregrini, Wolfgang Frommel, a pu très superficiellement compulser — auraient pu éclaircir considérablement les démarches mystiques de Schuler. Malheureusement, à la mort de ce Dr. Zaiss, son beau-fils a détruit les malles de documents de « son fou de beau-père », qui contenaient également des lettres de Zaiss à Hitler, tentant d'attirer l'attention du Führer sur le cosmisme schulerien ! La perte définitive des documents de Zaiss est, semble-t-il, une catastrophe car cela nous empêchera à tout jamais de jauger de l'ampleur et de l'impact réel de son œuvre. Pourtant, en dépit de sa critique fondamentale du progressisme, Schuler n'a jamais formulé de programme politique. Il pensait qu'il fallait redonner aux hommes une harmonie intérieure comparable au bonheur de l'Âge d'Or ou du Paradis, mais sans élaborer un système pour le faire revenir de force à cette félicité primordiale, car une telle démarche aurait abouti à un activisme calamiteux. Le retour à cette quintessence de la Vie et la restauration de l'aura ne pouvaient être possibles que par le travail long et patient de petites élites visionnaires, capables de se remémorer les symboles authentiques de cette Antiquité prisonnière, au XXe siècle, d'un immense fatras institutionnel et intellectuel dérivé de la ratio.

    ► Robert Steuckers, Vouloir n°134/136, 1996.

    (Intervention lors de la 4ème université d'été de la FACE et de Synergies Européennes, Lombardie, juillet 1996)

    ◘ Notes :

    (1) Sur ce machisme romain, cf. Pascal Quignard, Le sexe et l'effroi (Gal/Folio). Quignard met bien en exergue ce “machisme” romain, distinguant non pas homosexualité et hétérosexualité, mais activité et passivité, où toute forme de passivité pour le citoyen (notamment la fellation et la passivité anale) est considérée comme infamante et impudique. Cet interdiction de la passivité concernait à Rome tous les hommes libres quel que fût leur âge. En Grèce cet interdit frappait les hommes libres dès l'instant où la barbe leur était poussée. Un homme est dit “pudique” à Rome, explique Quignard, tant qu'il n'a pas été sodomisé (tant qu'il est actif). La pudicitia est donc une vertu d'homme libre. Les Romains s'opposèrent à l'initiation paiderastikè des paides (des jeunes gens) par les érastes (les adultes) que la polis grecque avait instituée. Ovide transgresse le machisme romain en spéculant sur le désir que pourrait ressentir la matrone : pour un Romain le sentiment est une impudeur et la volonté de se mettre à la place d'un autre statut, une folie. Auguste, en lisant l'ars amatoria d'Ovide [parodie des artes alors à la mode] ordonne de reléguer le poète aux “termes du monde”, à Tomes, sur les rives du Danube [cet exil obéit fort probablement à des motifs politico-religieux]. Tibère confirma cette relégation. Contrairement aux affirmations de Schuler et de Klages, Auguste ne semble nullement avoir adouci le machisme romain. Le sentiment amoureux dans le mariage était assimilé par cet Empereur à de la débauche. Dans cette optique, Virgile soutient Auguste, Ovide le combat. Citoyens et matrones ne peuvent succomber à l'obsequium, à se mettre servilement au service affectif et sexuel de leur conjoint ou de leur amant(e), car dès ce moment, ils perdent leur statut pour se mettre au rang de l'esclave. La cité romaine est pietas masculine, castitas des matrones, obsequium des esclaves. Tibère, malgré beaucoup d'hésitations et d'atermoiements, casse cette loi sexuelle de la cité : il fait accepter le cunnilingus (des hommes et des matrones) et cherche à obliger une matrone (Mallonia) à sortir de son statut : celle-ci se suicide plutôt que de céder, après avoir apostrophé l'Empereur de “vieux bouc puant”. Cette transgression généralisée des règles usuelles de la vieille Rome introduit dans l'Empire un langage policé en politique, en lieu et place de l'ancien langage vert et cru ; simultanément les citoyens perdent toute prépondérance dans le jeu politique, les assemblées se transforment en farce où aucune décision réelle n'est plus prise. Effroi statutaire en matières sexuelles, langage âpre et violent dans les discours politiques : telles sont les recettes de l'honneur vieux-romain, au-delà de tout moralisme.

    (2) Franziska zu Reventlow (1871-1918), issue d'une famille aristocratique d'Allemagne du Nord, quitte son milieu familial très sévère et austère pour se fondre dans la bohème littéraire munichoise. Elle œuvrera en marge du Cercle des Cosmiques, thématisant une notion de liberté vitale, un vitalisme de l'auto-réalisation de soi, un érotisme serein et libérateur, une vision de la “maternité libre”, une critique des conventions sociales étouffantes. Dans Herrn Dames Aufzeichnungen, elle traite avec humour et un certain sarcasme du petit monde des Cosmiques et surtout des querelles qui les divisaient ; Schuler y apparaît sous les traits d'un personnage, Delius ; Klages sous ceux d'un autre, Hallwig. Souveraine et ironique, F. von Reventlow s'amuse de ses querelles qu'elle juge typiquement masculines. Elle ne prend parti ni pour le clan Schuler/Klages ni pour le clan George/Wolfskehl, tentant de conserver l'amitié des uns et des autres. Une exploration de son œuvre reste à faire dans l'espace linguistique francophone, d'autant plus que F. von Reventlow fut une des principales traductrices d'Anatole France et de Guy de Maupassant, ainsi que d'un texte d'Abel Hermant (Les confidences d'une aïeule) et d'un autre d'Émile Zola (L'inondation).

    ◊ Sources ◊

    • M. PAUEN, Alfred Schuler : Heidentum und Heilsgeschichte, in Castrum Peregrini n° 209-210, Amsterdam, 1993.
    • W. FROMMEL, A. Schuler : Spuren heidnischer Gnosis, in A. Schuler : Drei Annäherungen, C. Peregrini, Amsterdam, 1985.
    • R. HUCH, A. Schuler. L. Klages. S. George. Erinnerungen an Kreise und Krisen der Jahrhundertwende in München-Schwabing, Castrum Peregrini, Amsterdam, 1973.


    ◊ Bibliographie complémentaire ◊

    • G.-K. KALTENBRUNNER, A. Schuler, in Europa, seine geistigen Quellen, in Porträts aus zwei Jahrtausenden, Bd. I, Glock & Lutz, Heroldsberg b. Nürnberg, s.d.
    • F. KEIKO, Vom Wesen der Keuschheit : Eine Deutung mit Bezug auf die Schriften von L. Klages und A. Schuler, Oldenburg, 2000
    • K. KLUNCKER, Das Geheime Deutschland : Über S. George und seinen Kreis, Bouvier, Bonn, 1985.
    • Baal MÜLLER, A. Schuler, der letzte Römer : Neue Beiträge zur Münchner Kosmik, Amsterdam, 2000
    • G. PLUMPE, A. Schuler - Chaos und Neubeginn : Zur Funktion des Mythos in der Moderne, Berlin 1978.
    • F. SCHONAUER, Stefan George, Rowohlt, Reinbeck b. Hamburg, 1960-74 (4e éd.).
    • Hans Eggert SCHRÖDER, Ludwig Klages : Die Geschichte seines Lebens – Die Jugend (Bd. I), Bouvier, 1966.
    • A. SCHULER, Cosmogonische Augen, Gesammelte Schriften, écrits réunis et commentés par B. Müller, Paderborn, 1997.
    • M. SCHWARZ, A. Schuler und die Kosmische Bläue. [ou en pdf ici]
    • J. SZÉKELY, Franziska Gräfin zu Reventlow : Leben und Werk, Bouvier, 1979.
    • GR URBAN, Kinesis and Stasis : A Study in the Attitude of Stefan George and his Circle to the Musical Art, Mouton & Co., Gravenhage, 1962.
    • F. WEGENER, A. Schuler, der letze Katharer, KFVR, 2003 [extrait].


     

    ***

    ♦ “Blutleuchte” : Alfred Schuler et le “Cercle des Cosmiques”

    Le traducteur français de la revue autrichienne Aorta vient de publier le numéro consacré à Alfred Schuler (1865-1923) et au Cercle des Cosmiques, un cénacle auquel ont appartenu des pe­rsonnalités comme Ludwig Klages, Karl Wolfskehl, Ludwig Derleth et Stefan George. Kadmon, le rédacteur autrichien de la revue, écrit : « L'expression hermétique Blutleuchte (luminaire de sang) provient de l'archéosophe et mystagogue Alfred Schuler, qui approfondit considérablement la connaissance du monde païen antique, spécialement à l'ère des empereurs romains, en la pré­sence desquels il vivait, ilôt de paganisme en ce Munich de 1900. Il était si acquis aux secrets de la culture pré-chrétienne qu'on l'aurait cru ayant vécu à cette époque et sauvé sa science d'un dangereux voyage à travers les siècles jusqu'à sa vie présente. L'antiquité vivait dans son âme, dans son sang, la rougeur du pas­sé pour lequel allait toute sa passion, tout son désir, semblait pour lui omniprésente, comme déjà vue. L'antiquité païenne était son espace-temps, ainsi se sentait-il plus d'affinités avec les anciens qu'avec ses congénères des XIXe et XXe siècles ». Le numé­ro se termine par une évocation d'Héliogabale, l'empereur qui fascinait tant Alfred Schuler.

    • Aorta n°14. Disponible : L.S., 5 square Nicoletta, F-57.185 Vitry-­sur-Orne.

    ► Jean de Bussac, Nouvelles de Synergies Européennes n°33, 1998.

     

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    ◘ Portrait

    Dans une étrange étude (pour ce qui est du champ français, raison pour laquelle nous la citons), certes fouillée mais partiale car surdéterminant son objet par décontextualisation (Signes et insignes de la catastrophe : De la swastika à la Shoah, éditions de l’Éclat, Paris/Tel-Aviv, 2005), Jean-Luc Évard souligne à l'aide du texte ci-dessous les « divagations » de Schuler pour en conclure un peu plus loin de lui comme un marqueur dans la montée de l'antisémitisme hitlérien. Sont ainsi niées toute une poésie et une métaphysique en butte au tournant du siècle au culte du Progrès (idéologie dominante de la bourgeoisie) et au moralisme bismarckien, bien que celles-ci aient aussi nourri le thème benjamien du déclin de l'aura en art. Le parti-pris est donc flagrant, voire inquisitorial : la criminalisation de tout irrationalisme, ici non par vieux dogmatisme marxiste mais en vertu d'un préjugé moral estimant que la pensée (jugée maléfique) conduirait à l'acte (criminel non refoulé), amène donc à reconstruire anachroniquement (thèse présentée comme "continuitiste") cette période et sa portée (en confondant plan idéel et plan politique).

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    L'aboutissement mystique des théories de Bachofen qu'avait souligné Engels a été parachevé au cours de sa « redécouverte » dont l'histoire embrasse le plus clair de cet ésotérisme récent qui devait constituer un apport important au fascisme allemand. Au début de cette « découverte » il y a la figure extrêmement curieuse d'Alfred Schuler, dont le nom avait peut-être frappé quelques fervents de Stefan George comme destinataire d'un poème singulièrement hardi Porta Nigra. Schuler était un petit bonhomme, suisse comme Bachofen, qui passa presque toute sa vie à Munich. Que cet homme qui n'a été qu'une fois à Rome mais dont la connaissance de la Rome antique et la familiarité avec la vie romaine de l'Antiquité semblent avoir été un prodige, ait été doué d'une compréhension hors ligne pour le monde chthonique, cela semble un fait acquis. Et peut-être a-t-on eu raison de dire que ces facultés innées étaient nourries par les forces similaires qui appartiennent à cet endroit de la Bavière. Toujours est-il que Schuler qui n'a presque rien écrit a été considéré dans le milieu de George comme une autorité divinatoire. C'est lui qui a initié Ludwig Klages, qui fréquentait ce même monde, à la doctrine de Bachofen.

    Avec Klages cette doctrine est sortie de l'ésotérIsme pour faire valoir ses droits auprès de la philosophie, ce à quoi Bachofen lui-même n'eût jamais songé. Dans L'Éros Cosmogonique Klages trace le système naturel et anthropologique du chthonisme. En réalisant les substances mythiques de la vie, en les arrachant à l'oubli qui les a frappées, le philosophe s'avise des « images originaires » (Urbilder). Celles-là, tout en se réclamant du monde extérieur, sont quand même très différentes des représentations. C'est qu'aux représentations se mêle l'esprit avec ses vues utilitaires et ses prétentions usurpatrices, tandis que l'image s'adresse exclusivement à l'âme qui, en l'accueillant de façon purement réceptive, se voit gratifiée de son intelligence symbolique. La philosophie de Klages, tout en étant une philosophie de la durée, ne connaît point d'évolution créatrice mais uniquement le bercement d'un rêve dont les phases ne sont que des reflets nostalgiques d'âmes, et de formes depuis longtemps révolues. De là sa définition : les images originaires sont l'apparition d'âmes du passé.

    L'explication du chthonisme que Klages a donnée s'écarte de Bachofen précisément par son caractère systématique dont l'inspiration se révèle dès le titre de son ouvrage principal : L'Esprit comme adversaire de l'âme. Système sans issue du reste et qui se perd dans une prophétie menaçante à l'adresse des humains qui se sont laissé égarer par les insinuations de l'Esprit. Il est vrai que malgré son côté provocant et sinistre cette philosophie est, par la finesse de ses analyses, par la profondeur de ses vues et le niveau de ses discussions, infiniment supérieure aux adaptations de Bachofen qu'ont essayées les professeurs officiels du fascisme allemand. Bauemler, par ex., déclare que seule la métaphysique de Bachofen vaut la peine d'être relevée, ses recherches préhistoriques comptant d'autant moins que même un « ouvrage scientifiquement exact sur les origines de l'humanité… n'aurait pas grand-chose à nous dire ».

    ► Walter Benjamin, Johann Jakob Bachofen (1935), VIII, in : Écrits français, Folio-essais, 1991.