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Modernité(s)

La modernité s'épuise, l'histoire continue

On s'accorde à considérer qu'il y a crise du lien social. Cette crise est celle de l'ensemble des formes de ce lien : le politique, le religieux, la représentation du beau, la place de l'homme dans le monde. L'individualisme et l'utilitarisme — la conjonction des 2 — sont à l'origine de cette crise. La genèse de l'utilitarisme a été bien éclairée par les travaux de Louis Dumont. Mais la crise du lien social survient avec retard par rapport au déploiement des nouvelles valeurs. Le nouvel état d'esprit rationnel et utilitaire se déploie en plusieurs vagues. La première se traduit par une révolution des consciences.

L'individualisme en est le fruit.  Il marque l'entrée dans l'ère de la subjectivité.  Dans celle-ci, l'important est l'histoire individuelle de chacun. Lucien Sève a appelé cela « la révolution biographique ». Elle prend son essor vers le XIVe siècle, au moment où nous entrons, selon l'expression de Pierre Chaunu, dans le système du monde plein. L'homme commence alors à se poser en s'opposant : aux autres et au monde. Le premier aspect est une constante de l'histoire ; le recul du holisme donne toutefois aux affrontements une forme différente. C'est principalement dans le second aspect que réside la nouveauté, dans une volonté de maîtriser le monde. Plus, de le domestiquer. Cette volonté a pour origine une peur nouvelle du monde. Car c'est au moment où l'homme commence à prendre la mesure de l'immensité cosmique qu'il se sent abandonné par un Dieu unique qui ne joue pas le rôle d'intercesseur et de partenaire qui était celui des anciens dieux.

Augustinisme politique

Au Ve siècle, Augustin établit dans La Cité de Dieu les bases de ce que l'on appellera l'augustinisme politique : a) existence d'une société surnaturelle distincte de la société terrestre, b) caractère légitime des institutions politiques (même quand les souverains sont païens), c) pouvoir séculier détenu par les évêques représentant la Providence divine.

Augustin allie la raison et l'argument d'autorité : il faut comprendre pour croire. Au IXe siècle, Scot Erigène précise : « nisi crediteritis, non intelligetis ». Le pseudo-Denys, Maxime le Confesseur, les néo-platoniciens font de la raison un adjuvant majeur de la foi. En mettant la raison au centre des valeurs, en l'affirmant comme outil de l'autonomie terrestre et de la séparation de l'homme et de la nature, la pensée chrétienne crée les conditions d'une prochaine sortie de la religion.

Thomas d'Aquin tente de réinstaurer le rapport de la foi et de la raison sur un mode moins impératif : Dieu n'a pas à être prouvé par la raison selon Thomas, il se prouve parce que l'homme existe — qui est sa créature. Le sujet humain peut connaître l'erreur, mais non Dieu. La raison humaine est admise implicitement comme pouvant être faillible ; il est toutefois possible de comprendre Dieu à partir du monde, en mettant la pensée au travail, en s'élevant, à partir de la connaissance de la nature, par l'analogie, vers l'universel, jusqu'à la conclusion de l'existence de Dieu. Le rapport entre l'être et l'existence est le rapport d'un acte à une puissance, l'être actualisant la puissance — qu'Heidegger appellera le Dasein (l'étant). Thomas développe ainsi une thématique qui s'oppose à celle d'Augustin et de Bonaventure pour qui il y a immédiateté de l'évidence de Dieu.

Duns Scot et Guillaume d'Ockham

Bref répit. La tentative thomiste de stabilisation des rapports de la religion et de la raison est aussitôt mise à mal. Notamment par Duns Scot. Celui-ci critique à la fois le néo-platonisme augustinien (et la théorie de “l'illumination divine”) et un aristotélisme représenté par Thomas et le philosophe arabe Avicenne (980-1037). Pour Duns Scot, démontrer l'existence de Dieu n'est pas tâche théologique mais métaphysique. Cela revient à démontrer la possibilité pour un être infini d'exister. Mais si la métaphysique peut conclure à l'existence de cet infini, elle ne peut le comprendre. Duns Scot postule ainsi une absence de passage entre le plan de l'être, accessible par la métaphysique, et le plan de Dieu, relevant de la théologie (cf. Hervé Rousseau, La pensée chrétienne, PUF, 1973) ; il s'inscrit dans le prolongement de la thèse de Boèce (début du VIe s.) selon laquelle « toutes les catégories changent de sens lorsqu'elles sont appliquées à Dieu ». En postulant aussi que la volonté de connaissance est préalable à l'existence de l'intellect, Duns Scot autonomise la volonté, ouvrant ainsi la voie au renforcement d'un individualisme déjà présent dans le thème de la Révélation.

Guillaume d'Ockham développe un point de vue très proche du scotisme en écrivant : « il ne saurait y avoir supposition en dehors d'une proposition ». Pour  Ockham, l'existence de Dieu est improuvable. Il considère, ainsi que Duns Scot, que c'est un credibilia. Il approfondit ainsi le fossé entre Dieu et l'être qui date d'Augustin. Être et existence sont pensés comme tous deux causés, créés par Dieu. Il n'y a pas de participation de l'homme au divin via le biais d'une participation à l'être. L'objet de la théologie est de constater Dieu, tandis que l'objet de la philosophie est de prouver le monde. Dans celui-ci, ne sont réels que les objets particuliers, position qui caractérise un nominalisme (ou terminisme) opposé à la recherche des essences ou des universaux. Le bien, le beau, l'amour sont ainsi sans statut, et sans réelle existence. Le seul universel est extra-humain : c'est Dieu.

En séparant radicalement l'étude du monde et celle de Dieu, l'ockhamisme, illustré notamment par Buridan et Nicolas d'Autrecourt, ouvre la voie à une étude du monde “débarrassée” de la présence divine. Il inaugure (indépendamment de l'avatar historique que constitue les condamnations du nominalisme) le conflit entre science et spiritualité, dont l'affaire Galilée est le symbole. Il renforce la mise en minorité de la nature dans la pensée chrétienne — c'est-à-dire dans la pensée dominante. Les nominalistes, dans le même temps qu'ils affirment l'autonomie de la raison et de la volonté, libèrent le champ pour une éclosion du mysticisme dans la sphère religieuse, comme le note justement H. Rousseau (op. cit.).  D'où un foyer de tensions et de déséquilibres lourd d'explosions.

Optimisme et inconscience pré-modernes

 Le critique d'art Lionello Venturi écrit à partir du cas italien les lignes suivantes — qui sont valables pour l'ensemble de l'Europe : « À partir de Saint-François, c'est-à-dire à partir du XIIIe siècle, les italiens ne s'intéressent plus à la théologie comme avant ; ils rêvent d'une fraternité humaine et aiment les choses terrestres avec un renouveau d'émotions qui projette le Christ et son action dans la vie journalière de l'homme, c'est ce qui donne naissance au XVe siècle à une foi nouvelle en l'homme. On exalte l'homme comme le centre de l'univers et on le divinise » (cité in André Amar, L'Europe a fait le monde : Histoire de la pensée européenne, Présence Planète, 1966). Il y a dans ces lignes tous l'optimisme préliminaire à la modernité. Mais aussi beaucoup d'inconscience.

Le conflit ouvert entre science et spiritualité après Thomas est un approfondissement du clivage augustinien entre Dieu et l'être. Il reste ouvert tout au long du développement des sciences. Il oppose par exemple Descartes et Newton. Le premier assigne à l'homme la mission de constituer une “science universelle” et de se rendre “maître et possesseur de la nature” [Descartes précise “comme”, Dieu seul étant garant de la représentation]. Aussi, quand Glucksmann situe Descartes « à l'origine d'un humanisme négatif », il faut comprendre : à l'origine d'une conception dans laquelle l'homme n'accroit son être que dans la mesure où il nie l'être du reste du  monde. À l'inverse de Descartes, Newton refuse la vision mécanique de la nature imprégnée de la raison et développe une conception théiste de la science. Bien que ses thèses scientifiques soient d'une valeur incontestablement supérieure à celles de Descartes, Newton représente une ligne de pensée minoritaire dans le mouvement des idées. Car s'agrandit le fossé entre Dieu d'une part, l'être, le monde, l'homme et la philosophie d'autre part. Cette étape est bien caractérisée par Lukàcs, dont Reinhard Mocek résume ainsi le point de vue sur cette période : « L'Écriture n'est pas concernée par la science moderne, mais, en conséquence, la science ne peut plus procurer ce qui encore paraissait dans les œuvres de Bacon et de Galilée : la certitude de l'être ! Plus la science accomplit de progrès important, et plus les doutes apparaissent béants » (« De Hegel à Lukàcs, le problème de l'ontologie », La Pensée n°268, 1989). Spinoza est représentatif de cet état d'esprit. Il écrit : « J'ai acquis l'entière conviction que l'Écriture laisse la raison absolument libre et n'a rien de commun avec la philosophie ». En clair, un partage des rôles : d'un coté, l'Écriture, qui relève de la foi, de l'autre, le monde, qui relève de la libre raison. Étape nouvelle dans l'assomption de la raison : Spinoza estime que celle-ci, outre la qualité d'autonomie, a la capacité de s'appliquer à l'examen des Écritures elles-mêmes. Dans le même temps, l'amour de Dieu doit naître de la connaissance des lois “claires et distinctes” de la nature, ce qui ouvre la voie à un théisme scientiste. La religion comme la science sont déjà entrés dans l'ère post-chrétienne même si les mots pour le dire sont ceux du christianisme.

Postérité de Kant et de Hegel 

Le déplacement de la question de Dieu hors du champ de la philosophie est alors chose acquise pour quelques siècles. Kant le confirme, à la suite notamment de Berkeley (1685-1753) et du cardinal Bellarmin (1542-1621). Le noyau de ses conceptions est résumé ainsi par Lukàcs : « on ne saurait reconnaitre la moindre valeur ontologique à aucune de nos connaissances du monde matériel » (cité in R. Mocek, art. cit.). Si le kantisme constitue la pointe extrême de la rationalisation du christianisme, une inversion se produit simultanément qui est la déchristianisation du rationalisme. Hegel tente de restaurer l'identité entre théologie et philosophie, en supposant que dialectiquement l'Esprit s'aliène dans la matière, puis se reconnait enfin en lui-même. Écrivant que « l'essence de la nature ne concerne en rien l'extérieur », Hegel défend l'idée que la nature se manifeste « en tant qu'unité du monde » (Hans Heinz Holz, in La Pensée n°268, 1989). L'éclatement de la postérité d'Hegel en multiples courants montre que, là encore, la stabilisation des rapports religion-science sur la base du christianisme n'est pas viable. Le philosophe et protestant Schleiermacher pose bien le problème au milieu du XIXe siècle (Lettre à Lücke, cité in H. Rousseau, op. cit.) : « Le nœud de l'histoire devra-t-il se dénouer ainsi : le christianisme du côté de la barbarie, et l'incrédulité du côté des sciences ?... Si la Réformation, des débuts de laquelle est issue notre Église, n'a pas pour but d'établir un pacte perpétuel entre la foi vivante et la recherche scientifique libre, accomplissant son travail en toute indépendance, de sorte que la première n'entrave pas plus la seconde que celle-ci n'exclut la première, alors la Réforme ne satisfait pas aux besoins de notre époque, et il nous en faudra une autre, quels que puissent être les combats qui seront nécessaires ».

“Thymos” / reconnaissance

Francis Fukuyama remarque : « Le désir (de reconnaissance) et la raison suffisent à eux deux pour expliquer le mouvement de l'industrialisation, et plus généralement une bonne partie de la vie économique » (La fin de l'histoire et le dernier homme, Flamm., 1992). Le désir de reconnaissance est de fait un puissant moteur d'action à partir du moment où les individus se voient précisément comme tels, c'est-à-dire séparés du groupe (1). En ce sens, la démocratie libérale constitue la forme politique la plus adéquate pour l'économie de marché. Par l'égalité des droits civils et civiques, elle transfère le désir de reconnaissance — le thymos (2) — dans la seule sphère économique, faisant de celle-ci le champ privilégié des affrontements et des affirmations individuelles. « La force de l'économie libérale, écrit Fukuyama, est d'utiliser la démocratie (...) comme sa ruse. C'est cette égalité des droits qui maximise l'investissement dans la compétition au sein de la sphère du travail » (op. cit.). La situation peut ainsi être résumée avec justesse par l'historien de l'économie François Caron : « Le fondement réel du libéralisme politique est le libéralisme économique. Ils sont indissociables » (Le débat n°68, 1992). Le rôle de l'économie libérale, c'est-à-dire de l'économie libérée (de toute entrave), est aussi bien vu par Jean-Pierre Dupuy, l'auteur d'un ouvrage sur Le sacrifice et l'envie. Il affirme : « L'économie contient la violence aux deux sens du verbe contenir : elle lui fait barrage mais elle a cette violence en elle » (entretien accordé à Vendredi, 11 déc. 1992).

Mais l'économicisme ayant affaibli la capacité des sphères politiques et culturelles d'exister en propre et d'être productrices d'identités individuelles et collectives, l'économie est sommée de produire elle-même ces identités. D'où le développement de l'esprit d'entreprise (3), l'utilisation des valeurs du militantisme dans certains secteurs professionnels (on parle par exemple de militants du développement local, de militants des énergies propres, etc), la vogue des histoires d'entreprises. Fukuyama n'a rien inventé. Hobbes, dans Le Léviathan, exprime bien cette idée de désir de reconnaissance consécutif à l'éclatement des représentations collectives : « (...) chaque homme tient à ce que son compagnon l'évalue au même prix qu'il s'estime lui-même ». Et cette recherche subjective de la reconnaissance rencontre un critère objectif formulé un siècle plus tard par le grand philosophe de l'utilitarisme Hume : « Ce qui est vrai, c'est ce qui réussit ».

Assimilation du vrai au rationnel

 Nous en sommes là : au stade de l'utilitarisme et de l'assimilation du vrai au rationnel. La raison a triomphé de ses ennemis, d'où une “mélancolie” rationaliste apparentée à la “mélancolie démocratique” de Pascal Bruckner. La course à la reconnaissance est la règle. Mais c'est parce que c'est produit un basculement global des visions du monde. Kant pensait qu'« une communauté authentiquement humaine n'est pas constructible sur le mensonge ». La société moderne est simplement construite sur l'oubli de l'être. Ce n'est forcément plus rassurant. Cet oubli a entrainé la déchristianisation ; et c'est en même temps le christianisme qui, dés l'origine, en est porteur. Marcel Gauchet a résumé cet aspect des choses en une formule vive : « Le christianisme aura été la religion de la sortie de la religion » (Le désenchantement du monde, Gal., 1985). Au service des pouvoirs pour construire son pouvoir, l'Église a contribué à identifier l'irreligion à la maîtrise du destin terrestre et du destin social des hommes, sapant ainsi les bases de la croyance à mesure que l'outil de la raison, par elle valorisé, faisait apparaître qu'il n'est de connaissance du monde que ne soit une intervention sur le monde. C'est dans la « modeste, imperceptible bifurcation de l'augustinisme politique » que M. Gauchet situe le pas à partir duquel s'engage la dissolution de l'histoire proprement chrétienne. C'est donc au moment où le christianisme se rigidifie du point de vue des pratiques et de l'idéologie que nous amorçons notre sortie de l'age religieux. Il se produit alors ce que l'on peut nommer éclipse du sacré ou retrait du divin. « Avec le retrait de Dieu, remarque M. Gauchet, (...), le monde, d'intangiblement donné qu'il était, devient à constituer » (op. cit.). Le champ est par là pleinement ouvert à une laïcisation de l'éthique. Celle-ci, comme l'avait bien vu La Mettrie, comportait une possible dimension émancipatrice : abandon des « fausses vertus traditionnelles (humilité, pitié, remords, repentir), et revendication d'une sagesse matérialiste tournée vers la vie terrestre et son affirmation » (Olivier Bloch, Le matérialisme, PUF, 1985, p. 73). Mais le retrait de Dieu par accomplissement de la promesse chrétienne d'avènement de la raison aboutit aussi à dévaloriser le monde en le transformant en pur champ d'expérimentation, et à se tromper sur l'homme en le rabattant sur la nature — méconnaissant que « la nature de l'homme, c'est de n'en avoir point » (Arnold Gehlen). La modernité est contradictoire. Et c'est pourquoi l'éclipse du sacré est réversible.

La vision antique était la suivante : au dessus des dieux, le monde. La vision chrétienne fut : au dessus du monde, Dieu. Résultat : un monde sans Dieu et une raison devenue dieu.  La vision de demain pourrait être : au dessus des hommes, le monde ; avec le monde (nés avec), les dieux, et avec les hommes, la raison, pour comprendre, agir, intervenir. Et accepter le monde.
 

► Noël Rivière et Pierre Le Vigan, Vouloir n°126/128, 1995.

◘ notes :

(1) Jean Saint-Geours, dans Moi et nous (politique de la société mixte, préf. de P. Bérégovoy, Dunod, 1992) tente de définir une troisième voie entre le holisme pur – qui s'énoncerait “nous” – et l'individualisme – qui s'énonce “moi et eux”.
(2) De thymos, on déduit l'isothymia, désir d'être reconnu comme égal, et la mégalothymia, désir d'être reconnu comme supérieur. Le thymos est aussi l'ardeur spirituelle, celle qu'évoque Nietzsche qand il parle de l'homme comme de « la bête aux joues rouges ».
(3) voir les remarquables analyses de Jean-Pierre Le Goff, Le mythe de l'entreprise, La Découverte/essais, 1992. J-P Le Goff définit l'idéologie de l'entreprise, « une de ces petites idéologies qui ont fleuri sur l'ère du vide », comme fondée sur l'idée que « l'homme doit s'investir totalement dans le travail ». Cette idéologie renforce selon lui la « souffrance au travail et le désarroi ambiant » (cf. son entretien in Courrier cadres, 27 nov. 1992).



Violence et Modernité

 

11357_10.jpgÀ l'aube de la pensée européenne, Héraclite lançait cette parole inaugurale : « La guerre (polemos) est le père et le roi de toutes choses ; de quelques-uns, elle a fait des dieux, de quelques autres, des hommes ; des uns, des esclaves ; des autres, des hommes libres ». Et Empédocle d'Agrigente n'est guère éloigné de son contemporain d'Éphèse qui voit dans l'amitié (philia) et la haine (neikos) les principes éternels et fondateurs de l'ordre du monde.

À dire vrai, s'il s'agissait seulement de constater l'omniprésence de la violence et du conflit, point n'était besoin de se référer à ces 2 présocratiques. Notre actualité même est succession de vols, crimes, guerres, conflits sociaux, etc. C'est aujourd'hui un lieu commun que de réprouver – sans toujours l'éprouver – cette violence banale et quotidienne. Violence et conflit sont des données empiriques de l'histoire, de l'actualité et du devenir de toute société.

Face à ce ressort permanent de la nature humaine, on distingue cependant 2 types de mutations : dans l'ordre de leur effectuation historique, les formes de la violence et du conflit se sont lentement métamorphosées sous la Modernité dans l'ordre du discours, la même Modernité a vu se développer 2 interprétations divergentes de la violence et du conflit.

L'éthologie face à la violence

C'est à l'éthologie qu'il revient, en notre seconde moitié de XXe siècle, d'avoir posé les jalons scientifiques les plus sérieux et les plus pénétrants, à l'explication de la permanence et de la perdurance de la violence dans l'histoire animale puis humaine. Les éthologues ont ainsi mis en évidence la présence d'une "disposition innée" (Lorenz) ou d'un "programme préétabli" (Eibl-Eibesfeldt) : l'agressivité. Celle-ci ne désigne pas les luttes interspécifiques (la lutte pour la vie) mais intraspécifiques. L'agressivité remplit, au sein du groupe, 3 fonctions essentielles que Lorenz énumère : la répartition des êtres vivants dans l'espace disponible, la sélection (effectuée par les combats entre rivaux) et la défense de la progéniture. L'agressivité animale est canalisée par les hiérarchies groupales d'une part, par des manifestations symboliques préventives d'autre part (danses, érections, modifications de pigmentation, etc.). La violence humaine trouve ainsi ses racines dans un irréfragable instinct d'agressivité, aggravé par l'invention de l'arme, qui lui donne une dimension meurtrière rarissime chez les autres espèces animales.
La violence vue par Julien Freund et Michel Maffesoli
L'appréhension anthropologique et sociologique du donné mondain qu'est la violence peut se faire selon 2 fondements, selon le champ que recouvre la violence. Tantôt en partant des définitions restrictives/positives de la violence, telles qu'elles sont développées par Julien Freund et son école (1) et qui s'intègrent dans une réflexion plus générale sur la notion de conflit (2). Tantôt en la considérant comme Michel Maffesoli, Georg Simmel ou René Girard comme une "forme englobante" (3). Si nous explicitons plus loin la conception freundienne de la violence, c'est plutôt la seconde méthode qui prédomine ici. Dans ses manifestations paroxystiques ou minuscules, festives ou guerrières, la violence nous apparaît en effet comme un cadre permanent de structuration/ destructuration du social. Nous utilisons donc le concept de violence dans son mode archétypal, comme ce que Michel Maffesoli appelle "une  centralité souterraine", à partir de laquelle se détermine tout ou partie de l'existence humaine.
La typologie de Julien Freund
Julien Freund dans ses nombreux ouvrages sur le conflit, a tenté d'en établir une typologie. Il place son origine dans l'hétérogénéité de toute organisation humaine. Le conflit naît de la différence (il présuppose l'autre), d'une incompatibilité sur 2 objets ou, le plus fréquemment, d'appréciations divergentes sur le même objet.

Le sociologue distingue 2 intensités de conflit : le conflit polémique, dont le tour est violent, et le conflit agonal (le terme grec agôn désigne la lutte pacifique. Il était notamment usité pour qualifier les Olympiades). L'état agonal du conflit est une forme de canalisation et de ritualisation : compétition, concurrence, débats, etc. Le conflit agonal, omniprésent dans le quotidien avec son cortège de hiérarchisations, d'exclusions, de dominations et de contraintes, définit et module le cours de la vie sociale.

Quant aux formes que revêtent les manifestations de la violence, J. Freund en distingue 3 :

• la violence politique : Elle est le fait du pouvoir qui, comme le notait Max Weber, revendique sur un territoire donné "le monopole de la violence physique légitime". À cette violence politique d'institution répond une violence politique d'opposition, visant à déstabiliser le pouvoir par complot, sédition, grève, coup d'état, révolution, etc. Le politique, pour autant qu'il se fonde sur une polarisation (la dialectique ami-ennemi), porte en lui le conflit et, potentiellement, la violence : "tant qu'il y aura une activité politique elle sera spécifiquement conditionnée par des ennemis dont l'hostilité peut s'intensifier jusqu'à dégénérer dans les cas extrêmes de violence" (5) ;

• la violence criminelle : œuvres d'individus ou de petits groupes, aujourd'hui désignée sous le terme générique d'insécurité sur laquelle nous reviendrons plus loin ;

• la violence "contestataire" : dont mai 68 fut à certains égards la représentation-type, violence nihiliste exprimant dans l'acte le refus et l'absurde de sociétés d'abondance, inaptes à produire du sens ou des hiérarchies de valeurs.  

Les trois étapes de la violence chez Georges Balandier

À cette typologie ternaire proposée par Freund répondent des analyses diachroniques des manifestations de violence dans l'histoire. L'anthropologue Georges Balandier analyse ainsi les 3 étapes de la violence, telles qu'elles se développent avec une relative invariance dans les sociétés humaines.

La violence fondatrice en premier lieu, puisque tous les commencements des sociétés, des civilisations, des régimes sont rapportés dans le langage d'une épopée violente (ce qui se retrouve dans tous les textes mythiques/cosmogoniques des origines, comme celui de la guerre de fondation pour les peuples indo-européens). Cette violence fondatrice a été également mise en lumière par René Girard (7). Celui-ci, délaissant les fictions rationalistes présidant aux analyses des sciences humaines, retrouve dans la violence collective originelle le fondement de toutes institutions religieuses et politiques. Ainsi, le sacrifice, présent de manière réelle ou symbolique dans la plupart des religions primitives, est-il une forme caractéristique de canalisation de la violence originelle. Sa fonction : détourner la violence de certains êtres qu'il faut protéger (la communauté) vers d'autres êtres dont la mort importe moins (la victime expiatoire ou émissaire). De même la victime (catharma) du théâtre tragique grec qui purge les passions du public en provoquant une catharsis individuelle et collective. Le moment fondateur du politique et du religieux se trouve posé comme mise en ordre d'un chaos originel.

L'ordre, né de la violence, devient force instituée : la violence de conservation succède à la violence de fondation. Le maintien s'ordonne autour des moyens symboliques du rite de canalisation et des normes, règles et lois qu'exprime le droit. Enfin, la troisième manifestation de la violence, que l'on peut qualifier de "ruses de la violence", se décèle dans les nombreuses coutumes d'inversion sociale à l'occasion desquelles les normes présidant à l'organisation de la communauté sont brisées ou bafouées : moment collectif du défoulement que les périodes d'interrègnes dans les sociétés africaines ou les carnavals dans le festiaire européen symbolisent assez bien.

Cruauté, holisme et individualisme

À cette vision généalogique de la violence, on est évidemment tenté de donner un sens. Ainsi, Gilles Lipovetski y voit une progression linéaire marquée par un adoucissement continu des mœurs (8). La première étape couvre les sociétés primitives (holistes égalitaires) et barbares (holistes hiérarchisées). L'agencement sociétal s'organise autour de 2 codes : l'honneur et la vengeance. L'omniprésence de la violence s'explique par la responsabilisation de la lignée ou du clan lors d'une faute individuelle. L'apparition de l'État, si elle contribue effectivement à la confiscation de cette violence privée et clanique, ouvre également de nouveaux espaces de domination, de conquête et d'expansion (processus de spécialisation de la guerre, mise en place des  systèmes répressifs institutionnalisés, etc.). Dans tous les cas, prétend Lipovestki, "il y a corrélation parfaite entre cruauté des mœurs et société holiste, alors qu'il y a antinomie entre cruauté et individualisme". Depuis le XVIIIe siècle, l'Occident a entamé un processus de civilisation des mœurs, par l'action conjuguée de la centralisation étatique et de l'économie de marché, sous l'égide des idéologies rationalistes dont nous sommes les héritiers, et qui aboutit à l'apparition d'un individu se prenant pour fin ultime et n'existant que pour lui-même. En arrachant l'individu des codes sociaux et des communautés d'appartenances qui agençaient son destin, cette évolution lui a fait oublier les principes d'honneur et de vengeance qui le guidaient : à la logique du défi succède le culte de l'intérêt et de l'accomplissement individuels non conflictuel.

L'avènement des violences individualistes

L'analyse de Lipovestki pêche cependant par simplisme. Le processus qu'il décrit, dans sa strate moderne, correspond en réalité à une phase de dépolitisation/décommunalisation et d'individualisation de la violence. Celle-ci n'a fait que s'adapter au mouvement général de la Modernité comme passage de la communauté organique à la société mécanique pour reprendre ici les catégories de Tönnies. Les violences politiques sont de fait en déclin. Violences paysannes du XVIIIe siècle contre l'arbitraire inorganique des pouvoirs centraux, soulèvements révolutionnaires ouvriers contre les injustices criantes de l'ordre libéral étaient des formes politiques/communautaires de violence.

À ces violences holistiques, dirigées par une "volonté organique", ont succédé des violences individualistes (9). Et si, d'une manière générale, l'idée de violence est devenue pour beaucoup insoutenable, sa réalité demeure. À une insécurité réelle très faible répond un sentiment d'insécurité puissant. Ce paradoxe qui ne cesse d'inquiéter les tenants d'une réalisation coconeuse du bonheur individuel.

L'insécurité est pourtant le corrélat inévitable d'un individu déstabilisé et désarmé, obsédé par ses problèmes personnels, habitué à être protégé, traumatisé par une violence dont il ignore tout. Comme l'écrit Baudrillard, "la société de consommation est, dans un même mouvement, une société de sollicitude et de répression, une société pacifiée et une société de violence... violence spectaculaire et pacification des mœurs sont homogènes entre elles parce qu'aussi abstraites l'une que l'autre, et vivant toutes 2 de mythes et de signes" (10). Dans l'analyse de Baudrillard, la violence est le corrélat direct de l'anomie des sociétés d'abondance, forme ambivalente de la négativité du désir. L'État-providence se fait à l'occasion État-policier, désiré par les individus, quitte à en dénoncer à l'occasion la nature excessive. La violence est le viol incompréhensible et odieux de la pratique du bien-être conçue comme activité rationnelle. Au mythe idéaliste de l'homme porté vers le bien a succédé le mythe moral de la libre et paisible consommation que la violence vient de dépouiller de ses oripeaux.

Une violence sous cellophane

Ainsi le rôle de médias offre une autre illustration de cette nouvelle dialectique de l'insécurité. Ceux-ci donnent en effet l'image d'un monde en proie à de perpétuelles violences, mais ne restitue qu'une violence "sous cellophane" comme la qualifie Yves Michaux (11) : censure des documents insoutenables, perte de définition résultant de la reproduction de l'image, stylisation et théâtralisation de la mise en scène (le mort comme acteur), banalisation induite par la répétition, non participation du téléspectateur, etc. Parallèlement, les mêmes médias vendent du souriant et du bonheurisant, sous forme de relaxatifs, thérapies, déstressant, drogues douces, lubrifiant psychologique qui achèvent de déresponsabiliser. Après le conflit qui se polarise sur l'adversaire survient la crise, dont Jacques Beauchard montre bien comment elle obéit à l'absence réelle de polarité, par une indétermination qui est autoreproductrice de ses propres facteurs crisiques (12).

Cette violence-spectacle, qui fut aussi celle des révoltés de mai 68, qui est celle quotidiennement assénée par les films et téléfilms, cette violence artificielle des suralimentés qui succède aux violences réelles des pénurieux, se meut selon un principe de fascination-répulsion révélateur des multiples refoulements de la Modernité. Elle est aussi cette "part maudite" dont nous parle Baudrillard dans son dernier essai (13), zone de refoulement d'une Modernité qui n'en finit pas d'édifier sa normalité aseptisée. Entre la violence condamnée/refoulée de la rationalité occidentale et la violence institutionnalisée des systèmes totalitaires, le XXe siècle aura vécu dans l'omniprésence obsédante de l'idée de violence, dans sa représentation individuelle ou dans ses phantasmes collectifs.

Comme l'écrit Michel Maffesoli : « les contradictions et les antagonismes constitutifs du donné mondain, et qui étaient modulés par le polythéisme antique et primitif, ne sont plus vécus collectivement. C'est alors que l'angoisse devient déreliction. Devant assumer son abstraite liberté, c'est-à-dire devant assumer la perfection, sa propre complétude avec des moyens qui eux, ne le sont pas, l'individu est déchiré, et le manque essentiel, qui s'appuyait sur le manque de l'autre, n'est plus atténué, et renvoie l'homme à la conscience déchirante de son atomisation fondamentale. C'est alors que nous avons affaire à une foule solitaire, à cette grégaire solitude qui se vit, soit sur le mode de l'indifférenciation absolue, soit sur le mode d'une agressivité mesquine et sanguinaire qui manifeste de manière perverse mais explicable le retour du refoulé » (14).  

Quand les philosophes se penchent sur la violence

Cette révolution du rapport à la violence s'explique avant tout par l'évolution des représentations philosophiques et idéologiques de la violence. Ce sont elles qu'il nous faut désormais étudier. Les XVIIIe et XIXe siècles furent les 2 grands siècles de réflexion sur la violence, même si le débat est cependant plus ancien. Il n'oppose pas adversaires et partisans de la violence, celle-ci n'étant pas une fin en soi, mais plutôt ceux qui condamnent, par jugement moral, la violence et la posent comme un mal qu'il est possible d'éliminer (et qui, par un paradoxe des conséquences auquel l'histoire nous a habitué, provoquent généralement les pires violences au nom de leurs idéaux iréniques) ; et d'autre part ceux qui refusant d'accorder une valeur objective à la violence, pas plus qu'ils n'en accordent à la paix ou au consensus, voient en elle un mode de structuration du social et d'expression du vouloir-vivre collectif, le moteur inépuisable de l'histoire.

Poser comme possible l'éradication de la violence suppose l'invention d'un donné extra-mondain, d'un paradigme fondateur parvenant à expliquer, condamner et faire disparaître la violence bien réelle de notre monde. Ce paradigme fut celui de l'homme originellement bon, ou tout du moins potentiellement bon, en-deçà et au-delà de l'histoire. Le refus de la violence est gros d'un refus global du monde, de son irrationalité et de son absurdité dont elle est le témoin.

Dans une telle perspective, le conflit, la violence et la société en général ont une origine artificielle. La Bible y voit le péché originel, transgression primitive qui pousse l'ensemble de la race humaine dans la "vallée des larmes" qu'est l'histoire. Le marxisme place l'origine de la violence dans la division du travail consécutive à l'apparition de la technique qui a rompu l'harmonie originelle homme-nature. Cette explication des origines de la violence s'accompagne du mode de rédemption : la parousie christique, la société sans classe, le progrès indéfini de la nature humaine.

La guerre : une inacceptable anomalie ?

L'éradication possible de la guerre et de la violence a été un grand thème classique de la pensée du XIXe siècle. Soit par une conception dialectique du devenir (Marx, Hegel), soit par une maturation progressive des individus. Cet espoir est au cœur de la pensée libérale classique (Spencer, Jean-Baptiste Say, Charles Dunoyer ou Benjamin Constant). Ainsi ce dernier écrit : « un gouvernement qui voudrait aujourd'hui pousser à la guerre et aux conquêtes un peuple européen commettrait un funeste anachronisme. Il travaillerait à donner à sa nation une impulsion contraire à sa nature... Nous sommes arrivés à l'époque du commerce, époque qui doit nécessairement remplacer celle de la guerre » (15). Saint-Simon, sans son Nouveau Christianisme, verse lui aussi dans l'utopie d'une philantropie universelle : le développement technique et industriel fera passer l'humanité d'une époque de domination de l'homme par l'homme à une domination de l'homme sur les objets, etc.

Ainsi que le souligne justement Carl Schmitt (16), les concepts fondateurs du libéralisme, concepts "démilitarisés et dépolitisés" qui se meuvent entre les pôles éthiques et économiques, "tendent à annihiler le politique, domaine de la violence et de l'esprit de conquête". La violence, parce qu'elle est inassimilable à la pensée utilitaire et rationnelle qui préside à la Modernité, parce que sa persistance signifie la déroute d'une moralisation progressive et linéaire des individus ou des nations, y est perçue comme une inacceptable anomalie. On retrouve dans les conceptions libérales le même processus continu et exponentiel d'élimination de la violence, que dans l'antithèse marxiste (à ceci près que ce dernier, par l'idéologie de la lutte des classes, réintroduit un moteur polémogène dans l'histoire).

L'irénologie

Le XXe siècle, siècle épigonique des mises en pratique et des effectuations socio-politiques du projet de la Modernité, a vu le développement de l'irénologie (science de la paix qui n'a pas, comme nous le verrons, la neutralité axiologique présidant habituellement au développement d'une véritable science), notamment et surtout autour de la personnalité du fondateur de l'école de la Peace Research, Johann Galtung. Celui-ci opère une distinction entre violence actuelle et  violence structurelle (que recouvrent aussi les distinctions entre violence d'action ou directe, et de situation ou indirecte). La violence actuelle est celle qui se révèle immédiatement dans l'agression ordinaire, individuelle ou collective. Mais la violence structurelle lui permet d'étendre largement la notion même de violence au point de la diluer : par violence structurelle, il faut en effet entendre la violence de situation qu'engendre tout pouvoir, hiérarchie, autorité, règne, norme dont la fin ultime ne soit pas l'éradication de ce que Johann Galtung nomme les "conditions de vie différentielles" (différences de classe, race...).

Éradiquer les "conditions de vie différentielles"

Mais tous les remèdes proposés par les penseurs de l'irénisme se révèlent être des échecs patents.

• L'homogénéité des conditions de vie par l'abondance ou la société sans classe laisse perdurer, comme nous l'avons vu, des formes conflictuelles et violentes de rapports sociaux (voir aujourd'hui l'inflation criminelle aux États-Unis, avec le phénomène des bandes qui décrit un mode de tribalisation de la société). Comme l'avait analysé Yves-Marie Bercé dans son étude sur les violences collectives aux XVIIe et XVIIIe siècles, la violence (et donc ses remèdes) ne saurait se résumer à l'approche socio-économique : "comme tout fait social total, elle dépend d'une multitude de facteurs et reflète nécessairement les longues pulsations de la conjoncture. Dans son inscription historique, dans le court terme de ses prodromes, de ses explosions, de ses déroulements et même de son influence sur le destin des hommes, elle est un agrégat de comportements, de conventions et de particularismes" (17).

• L'homogénéité des comportements mentaux, des idées, ne saurait se révéler plus efficace. L'instauration d'un monothéisme ou universalisme des valeurs aboutit en réalité à une relecture différentielle et conflictuelle des mêmes valeurs. Ainsi l'exemple de la démocratie, cité par Julien Freund, qu'au même moment Roosevelt, Hitler et Staline prétendaient tous 3 parfaitement incarner. Qui plus est, par l'édiction de normes universelles à vocation consensuelle, on ne fait qu'élargir à l'infini le champ des exclus, des réprouvés, des rebelles à ces normes. C'est l'apparition de "l'ennemi injuste", que Kant définit comme celui "dont la volonté publiquement manifestée en paroles ou en actes trahit une maxime ou une règle qui, érigée en règle universelle, rendrait tout état de paix impossible parmi les peuples et perpétuerait l'état de nature". En absolutisant l'ennemi, ce normativisme universaliste contredit ses motivations iréniques et conduit au cortège de violences iniques et inhumaines dont la Modernité fut hélas le lieu.

• Enfin l'instauration d'un gouvernement judiciaire tente, comme l'a vu Carl Schmitt, d'éliminer les facteurs conflictuels par une hyperréglementation juridique, notamment au plan international. Projet qui naît là encore des multiples projets de "paix perpétuelle" ou "paix universelle" de Sully à Kant, de l'abbé de Saint-Pierre à Pufendorf. À la paix entre les individus, qu'instaure le contrat social, ne succède pas imméditament la paix universelle. Pour la plupart des auteurs du XVIIIe siècle, les nations demeurent entre elles à l'état de nature, c'est-à-dire de guerre (la nation apparaît en réalité, sous l'égide de la Modernité, comme un individu collectif ; elle est le pendant sublimé de l'individualisme). Le règlement pacifique des conflits est appelé à se faire sous la direction d'un État de droit universel dont Kant dresse les prolégomènes dans son Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique. Mais le droit est prolégomène par essence : "loin que droit et violence seraient exclusifs l'un de l'autre, ils s'appuyent réciproquement" (18). L'État de droit universel impliquerait là encore une coercition universelle, dirigée en fonction de normes universelles, etc.

Darwinisme et polythéisme des valeurs

Par réaction à l'irénisme dominant, la seconde moitié du XIXe siècle fut l'époque, en sociologie comme en philosophie, d'une reconsidération globale du rôle du conflit et de la violence dans l'histoire. Outre l'influence non négligeable des thèses darwinistes, qui placent la sélection comme moteur de l'évolution, il faut inscrire cette reconsidération au sein d'une remise en cause plus générale des postulats philosophiques de la Modernité, notamment des idées de Progrès et de Raison.

Dans le domaine sociologique, qui nous intéresse plus particulièrement ici, Max Weber s'insurge ainsi, par le polythéisme des valeurs, contre ceux qui posent l'antagonisme comme pathologique et la paix ou le compromis comme normaux. Il n'y a aucune valeur objective que l'on puisse accorder à ces derniers. Il s'agit alors d'un choix idéologique et subjectif contre lequel s'élève la neutralité axiologique du sociologue. Max Weber montre au contraire que l'homme est toujours aux prises avec des antagonismes, des tensions, des conflits de toutes sortes, autant d'alternatives qui le poussent au choix. Pour cet esprit areligieux qui réfutait aussi bien la théodicée judéo-chrétienne que le marxisme, note Julien Freund, "la seule attitude qui soit digne est d'accepter les compromis provisoires et utiles, suivant les conditions et les circonstances, sans se faire d'illusions sur leur consistance et renoncer à chercher une conciliation définitive des antinomies, des oppositions et des antagonismes" (19).

G. Simmel : le conflit est une forme fondamentale de la socialisation

De même Georg Simmel, à l'encontre de la majortié des penseurs de son temps, a vu dans le conflit une forme fondamentale de la socialisation. Dans son ouvrage Brücke und Tür, il place le jeu concorde/discorde (le pont, image de liaison ; la porte, image de rupture) au centre de l'histoire. À toutes les scolastiques qui prétendent dépasser ce mouvement fondamental mis en évidence dès les présocratiques par des idéaux abstraits et surplombants (raison, individu, économie, etc.), Simmel répond que ce balancement unification/désagrégation est la condition même de perpétuation et de métamorphose de la vie. Le conflit, la violence sont les "germes d'une future communauté", écrit Simmel, prenant exemple du rôle des guerres dans l'unification des nations ou du syndicalisme dans l'apparition de la classe ouvrière.

L'une des figures du tournant des XIXe et XXe siècles, Georges Sorel, donne dans ses Réflexions sur la violence, une dimension nettement positive à la violence. Pour Sorel, la violence et le mythe de la grève générale qui la sous-tend dans l'optique révolutionnaire qui est la sienne, ne sont pas seulement un moyen d'émancipation du prolétariat. La violence sécrète ses propres valeurs, valeurs héroïques qui se retrouvent dans la "morale des producteurs". La violence sorelienne, comme l'a bien vu Julien Freund a une dimension éthique plus que politique : elle est une régénération morale qu'il oppose au mouvement rationaliste, scientiste et démocratique, un raffermissement de l'âme dont il n'hésite pas à puiser les exemples dans l'épopée homérique ou la geste napoléonienne.

À ces penseurs, il faudrait encore ajouter Durkheim, pour qui la nécessité invariante de règles est la preuve a contrario de l'omniprésence du conflit dans le développement humain, ou encore Vilfredo Pareto, pour qui le tissu social se fait d'intérêts divergents, de forces antagonistes, où prédominent des luttes latentes ou ouvertes dont la circulation des élites est une des expressions transhistoriques majeures.

L'indifférencié, c'est la mort ; l'hétérogénéité, c'est la vie

En réalité, comme le résume Michel Maffesoli, derrière l'obsession clinique de la non-violence se masque l'obsession de l'unique et de l'indifférencié propre à la Modernité (20) : « l'hétérogénéité engendre la violence, mais elle est en même temps source de vie ; l'identique ou l'homogène, s'il est plus pacifique, est potentiellement mortifère » — « depuis  deux siècles, les zones obscures du social disparaissent au profit d'une aseptique normalité. On délimite la déviance, le dysfonctionnement, afin de mieux le traiter ». Michel Maffesoli voit dans la parole (qui fonde l'affrontement, la polémique, qui, du bavardage quotidien à l'intense dialogue de la rencontre est le lieu conflictuel de dépassement de l'atomisaiton et de remise en cause des normes) et la fête (qui, des bacchantes et dyonisies antiques à nos modernes carnavals est le lieu transgressif de l'inversion révolutionnaire des codes sociétaux et de libération collective des instincts de vie comme de mort) des formes d'expression parfois violentes, en tout cas sans cesse renouvelées, d'un même vouloir-vivre. La violence fondatrice est avant tout le désir du collectif.

Ce constat rejoint d'ailleurs les analyses de Michel Foucault (21), analyses qui s'interprètent comme un procès de la rationalisation croissante du social, à travers l'émergence de l'espace concentrationnaire de type nouveau (la maison de correction) où sont mêlés, dans un premier temps, les fous, les criminels, les blasphémateurs, les libertins et les miséreux, tous ceux qui peuvent remettre en cause, par la violence et la transgression, la transparence et la rectitude du modèle bourgeois naissant : désormais, "l'ordre n'y affronte plus librement le désordre, la raison ne tente plus de se frayer d'elle-même un chemin parmi tout ce qui peut l'esquiver ou tenter de la refuser". C'est l'époque (XVIIe), où apparaît le "furieux" dans la jurisprudence et la médecine. Le terme, note Foucault, "fait allusion à toutes les formes de violence qui échappent à la définition rigoureuse du crime et à son assignation juridique: ce qu'il vise, c'est une sorte de région indifférenciée du désordre - désordre de la conduite et du cœur, désordre des mœurs et de l'esprit - tout le domaine obscur d'une rage menaçante en deçà d'une condamnation possible".

Du refoulement aux nouvelles tribus ?

Il apparaît donc, pour conclure cette courte et nécessairement incomplète étude, que l'ambivalence du rapport à la violence qu'entretient la Modernité est révélatrice de sa propre pathologie. Entre la négation forcenée et l'apologie irréfléchie, les discours de la violence sont autant de symptômes des dysfonctionnements et des insuffisances d'un système qui ne parvient pas à gérer ses contradictions, Ainsi que le remarque J. Freund, "dans des sociétés qui banalisent la violence, on délaisse aussi bien le sacré qui s'attache à la règle que celui qui s'attache à la transgression" (23). La violence, tout à la fois partout et nulle part, tabouisée et banalisée, est devenue un de ces "événements supra-conducteurs" dont nous parle Baudrillard, affectant les structures transversales (sexe, politique) d'une civilisation mondialisée et fragilisée. Elle est peut-être la "forme virale"-type, dont l'histoire nous rappelle les faciles contagions, depuis les révoltes d'esclaves en cascades de l'Empire romain jusqu'aux copies européennes de la révolution parisienne de 1848 en passant pas les guerres religieuses du XVIe, paysannes du XVIIe ou la grande peur de 1789.

Le problème de la violence, dans son omniprésence idéelle ou réelle, nous ouvre enfin, a contrario, à l'autre visage de notre histoire, celui d'une concorde, d'une amitié et d'une fraternité perdues, dont les communautés d'appartenance étaient le lieu, et dont les formes renaissantes de "néo-tribalisme" et de nouveaux mouvements sociaux pourraient bien être le nouveau visage.

 

Charles Champetier, Orientations n°13, 1991.


◘ NOTES :

(1) De Julien Freund on lira : Sociologie du conflit, PUF, 1980, Violence et utopie, Marcel Rivière, 1978. Lire également de J. Beauchard, disciple de J. Freund, La dynamique conflictuelle, Réseaux, 1981.
(2) Ces conceptions restrictives au sens où la violence est définie positivement par un certain nombre de caractéristiques limitativement énumérées qui la distingue des notions connexes de guerre, conflit, lutte, terrorisme etc. Julien Freund faisait siennes ses conceptions pour ou contre l'extension indéfinie du champ de la violence par l'école irénologique de Johann Galtung (cf. Sociologie du conflit, p. 104).
(3) Maffesoli, Essais sur la violence, Méridiens, p.9.
(4) Le Savant et le politique, Plon, p.112-113. (5) L'essence du politique, Sirey,  p. 513.
(6) "Violence et anthropologie", in Violence et transgression, Anthropos, 1979, p.12-14.
(7) La violence et le sacré, Pluriel, Hachette, 1976.
(8) "Violence sauvage, violence moderne", in L'ère du vide, Folio, 1986.
(9) Ainsi, si le taux d'homicides a été divisé par 3 au cours de notre siècle, celui des tentatives de suicides, autodestruction de Narcisse, a été multiplié par 10 dans la même phase ; pour un examen de l'évolution des manifestations de violences, voir l'Histoire de la violence de Jean-Claude Chesnais, Hachette-Pluriel.
(10) La société de consommation, p. 278, Folio 1986.
(11) in Violence et politique, Gal., 1978.
(12) op. cit., p.68 sq.
(13) La transparence du mal, Galilée, 1990.
(14) Essais sur la violence, op. cit., p. 108.
(15) Œuvres, Pléiades, p. 993.
(16) La notion de politique, Calmann Lévy, 1972, p. 116-129.
(17) Révoltes et révolutions dans l'Europe moderne, PUF, 1980, p. 257.
(18) J. Freund, Sociologie du conflit, p. 336.
(19) Max Weber, PUF, coll. Philosophes, 1969 p. 23
(20) "La violence ou le désir du collectif", in Violence et transgression, op. cit.
(21) in Surveiller et punir, Histoire de la folie à l'âge classique, Tel/Gal.
(22) Histoire de la folie à l'âge classique, op. cit., p. 90.
(23) Sociologie du conflit, p. 209

-> Sur ce sujet : « Le nouveau paradigme de la violence », M. Wieviorka (en 3 parties)

 

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Les six péchés capitaux de la Modernité


23146710.jpgToutes les époques de l'histoire ont leurs péchés capitaux spécifiques et leurs vertus propres. Les péchés capitaux les plus patents d'une époque sont toujours le revers de leurs vertus. Mais il s'avère à tous coups que ces revers doivent être inversés, si bien que les véritables péchés capitaux d'une époque sont en fait ce que cette époque considère comme ses vertus. Ce n'est pas par leurs vices que les grandes cultures ont sombré mais par leurs vertus.

Mais, aujourd'hui, la Modernité commence à devenir trop moderne. Mais la Post-modernité n'est pas seulement la Modernité en décomposition, en phase de pourrissement : elle est la perfection de la Modernité ; une perfection qui a commencé avec le futurisme, s'est poursuivie avec le présentisme et a fini sa trajectoire en tant qu'instance de refoulement de l'histoire. Dans la mesure où la Post-modernité "perfectionne" le passé à l'aide des techniques les plus récentes, elle constitue le plus-que-parfait de la modernité. Du fait qu'elle perfectionne tout, elle n'épargne pas les bonnes vieilles vertus que sont la tolérance, l'absence de préjugés et l'égalité. Or la vertu totale, la vertu parfaite, la vertu pefectionnée à outrance, c'est la terreur.

De la tolérance

La TOLÉRANCE, c'est cette attitude qui supporte les opinions et les styles de vie déviants, qui tolère les religions étrangères, les politiques étrangères et qui accepte la présence d'étrangers dans le pays. Mais la tolérance totalitaire tolère l'élimination de la tolérance, dans la mesure où elle traque, chasse, extermine l'intolérance. Or je ne puis tolérer que celui que je ne suis pas obligé de tolérer. Le noyau de la tolérance, c'est la liberté et le pouvoir éventuel d'être intolérant. L'intolérance vis-à-vis des tolérés devient impossible, lorsque ceux-ci obtiennent le DROIT de faire ce qui, jusqu'alors, n'était que toléré. De cette manière, la tolérance religieuse a disparu de notre civilisation, depuis que l'exercice des religions déviantes a été promu au rang de droit fondamental. On s'apercevra qu'il n'y a plus de tolérance religieuse aussitôt que disparaîtra l'indifférence religieuse. Si la force vient à manquer pour exprimer une tolérance absente par le truchement d'un acte de non-tolérance, on verra apparaître une impatience impuissante, celle du ressentiment. L'histoire nous enseigne que peuvent être catastrophiques les conséquences de la destruction de toute tolérance par l'octroi de droits à des groupes autrefois tolérés, surtout dès le moment où le ressentiment s'empare du pouvoir et abroge les droits obtenus par subreption ou octroyés.

De l'absence de préjugés

L'ABSENCE DE PRÉJUGÉS a été imposée de manière si totale, que les porte-paroles de la modernité extrême sont désormais incapables de tolérer le moindre préjugé, excepté celui qui veut que l'on ne peut pas avoir de préjugés. "Tu n'auras pas le droit d'avoir un autre préjugé que le mien !" : c'est ainsi que s'exprime la volonté moderne de ne plus avoir de préjugés. Depuis le triomphe de ce préjugé-là, les jugements sont devenus rares. Car celui qui a le pouvoir de définir ce qu'il exige, pouvoir nécessaire pour justifier valablement tout jugement, court le risque d'être brûlé sur le bûcher de la critique qui se réclame de la "raison critique", parce que son jugement sera considéré comme préjugé. Voilà ce qui menace tous ceux qui ne veulent pas être comme les enfants, c'est-à-dire sans préjugés. Mais le manque de préjugés chez les enfants, que l'on vante tant aujourd'hui, n'est finalement que le reflet de leur capacité encore déficiente à poser des jugements. Donc la modernité a hissé l'infantile au rang d'idéal. Un adulte qui a traversé la vie dans les peines et les joies cultivera en revanche ses préjugés : il sait qu'il ne peut savoir que peu de choses et qu'il ne doit rien espérer. Mais que doit-il faire ? Approfondir chacun de ses préjugés pour en faire un jugement, qui peut être prononcé et mis en pratique !

De l'égalité

L'ÉGALITÉ entre les hommes conduit à l'indifférence complète. En tant qu'acquis isolé de la modernité, l'égalité signifie la mort de la liberté et du droit. Les hommes ne sont pas égaux, mais seulement capables de se rendre égaux, dans la mesure où ils détiennent des droits et sont, de ce fait, des personnes. Tous les droits sont des faisceaux d'inégalités qualitatives et quantitatives mais ont tous en commun une qualité, celle de la propriété. L'homme en tant qu'homme est toujours d'une certaine façon un inégal, c'est-à-dire le propriétaire de qualités très différenciées, le détenteur de destins et de biens propres. L'homme, en tant qu'être capable d'égalité, est toutefois une personne, et, en tant que personne, détenteur de propriétés. Ce n'est qu'en tant que propriétaires que les personnes sont toutes égales entre elles, non, bien sûr, au sens quantitatif mais au sens qualitatif : la propriété est la dimension par laquelle les personnes peuvent être capables d'égalité et peuvent entretenir des relations sur pied d'égalité quantitative, dans la mesure où elles échangent des biens de quantité égale. Le domaine de l'égalité est circonscrit par le prix dans la sphère économique, le prix qui donne leur valeur aux marchandises ; dans la sphère psychologique, le domaine de l'égalité est circonscrit par la signification que l'on accorde aux différents besoins. Ceux qui n'ont pas d'idées cohérentes veulent généraliser l'égalité en en exigeant des droits égaux pour tous. Cette généralisation, si on la prend au sérieux sur les plans théorique et pratique, ne peut conduire qu'à un "droit des pauvres". Ce "droit des pauvres" a toutefois été réalisé depuis longtemps. C'est un droit des pauvres au niveau intellectuel/spirituel depuis qu'il y a la liberté d'opinion pour chaque individu ; c'est un droit des pauvres sur le plan économique depuis qu'existe la sécurité sociale ; c'est un droit des pauvres au niveau politique depuis le suffrage universel pour tous qui a conduit à la société de masse plutôt que la souveraineté du peuple.

De la non-discrimination

La NON-DISCRIMINATION est une bonne vieille vertu qui agit dans le monde et dans la vie : les belles jeunes femmes épousent souvent des hommes plus laids qu'elles ; les hommes intelligents et forts rassemblent autour d'eux des hommes moins intelligent et moins forts ; les braves gens s'occupent trop souvent avec sollicitude de ceux qui sont nettement moins bons qu'eux. Mais la condition d'existence de ce trait positif de l'âme humaine, c'est la faculté de discrimination, qui permet de distinguer entre ce qui est vilain et ce qui est beau, entre ce qui est stupide et ce qui est intelligent, etc. La discrimination est la vertu culturelle par excellence, qui rend possible la vertu de non discrimination : au vilain, au stupide et au faible, on ne dit pas ce qu'ils sont, parce qu'ils le savent sans doute eux-mêmes. Mais lorsque la non discrimination devient une norme obligatoire, on transforme la discrimination tolérante en non-discrimination intolérante ; il n'y a plus que la discrimination qui est discriminée, c'est-à-dire la faculté de donner valeur aux choses. Les lois qui sanctionnent la faculté de discrimination ruinent la capacité culturelle d'opérer des disctinctions ; à long terme, cela conduit à la destruction de l'ordre axiologique élémentaire d'une société.

De l'émancipation

L'ÉMANCIPATION, c'est la libération de l'homme qui s'est mis, par sa propre volonté, en état de minorité ; l'émancipation constitue le mot-clef de la Modernité perfectionnée. Si l'état de minorité a été institutée de manière volontaire, c'est qu'il a été voulu, c'est qu'il a donc été un acte de liberté, un acte posé par une personne, par un homme qui est sujet de droit. Le mariage, par ex., nous dit très justement Hegel, "est le libre consentement de 2 personnes à ne former plus qu'une seule personne" (Philosophie du droit, §162). Ce n'est donc pas l'émancipation qui libère véritablement l'homme mais la "rémancipation", soit le fait que les personnes renoncent mutuellement à leurs droits et transfèrent ceux-ci à des instances collectives ; elles constituent de la sorte une unité éthique auto-réalisante, correspondant à l'essence de l'espèce. La notion d'émancipation domine aujourd'hui l'entendement dominant et toute la vulgarité qu'il véhicule ; et elle finit lamentablement dans cette généralisation préoccupante des ménages à une seule personne.

De la liberté de circulation

LA LIBERTÉ DE CIRCULATION pour les personnes, les biens et les idées est considérée aujourd'hui la vertu cardinale de l'Occident, sur tous les plans économique, politique et intellectuel/spirituel. La liberté de circulation jouit effectivement d'une grande popularité, y compris chez les ressortissants des civilisations non occidentales. La tentative de faire valoir cette vertu cardinale rien que dans le cadre limité de la CEE a sévèrement ébranlé l'ordre des choses en Europe, tant et si bien que l'on a dû renoncer à la vieille et puissante utopie de construire les "États-Unis d'Europe" ! Echec qui rappelle, de manière douloureuse, que choses humaines et vertus restent telles qu'elles sont si et seulement si elles conservent leur mesure. Jadis, on a cru que le salut viendrait si l'on avait "ein Volk, ein Reich, ein Führer" ; aujourd'hui, les Euro-euphoriques croient qu'il viendra, si l'on a "un marché, une frontière, une monnaie". Mais le salut ne viendra pas, justement parce qu'une liberté de circulation incontrôlée conduira simultanément à la majorisation des petits peuples d'Europe occidentale et à la destruction de leur identité. L'idée populaire d'un ordre basé sur l'économie de marché ne débouchera ni sur un libre-échangisme dépourvu de toute spiritualité ni sur l'idée non européenne d'États-Unis qui renoncent à leur souveraineté au profit d'instances supranationales, mais débouchera sur un ordre basé sur un Grand Espace régi par le droit des peuples, qui accentuera encore la différenciation entre les marchés nationaux et régionaux. Car non seulement de plus en plus d'individus veulent participer plus globalement aux activités du marché, mais aussi de plus en plus de tribus, de peuples et de familles de peuples, tous bien différenciés les uns par rapport aux autres, tous soucieux de revendiquer à leur profit la liberté de circulation, c'est-à-dire la liberté d'agir.



Dr. Reinhold Oberlercher, Vouloir n° 80-82, 1991.

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