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Tadjikistan

Le Tadjikistan à la recherche de ses racines

Synergies européennes – Bruxelles/Anvers – Novembre 2006

podcast

tadjik10.gifL’ancienne république soviétique du Tadjikistan compte 7 millions d’habitants. Elle s’étend dans l’ombre de la chaîne de montagnes du Pamir. La langue officielle est le persan, mais écrit en caractères cyrilliques, ce qui pourrait être interprété comme le symbole d’un lien persistant avec la Russie. Des bases militaires russes demeurent installées au Tadjikistan, qui est aussi le seul pays où stationnent des soldats indiens hors d’Inde. Malgré le fait que la majorité de la population soit enregistrée comme musulmane, le pays s’aligne sur l’Axe Moscou-Delhi, qui n’est pas islamique. Après le 11 septembre 2001, le pays a servi de base d’attaque pour les Afghans de l’Alliance du Nord, dans leur lutte contre les Talibans.

tadjikistan-flagLa partie supérieure du drapeau tadjik est rouge ; sa plage centrale est blanche ; sa plage inférieure est verte, avec, au milieu, une couronne dorée placée sous un demi-cercle composé de sept étoiles. Cette couronne (ou “taadj”) serait à l’origine du nom de “Tadjik” et aurait une double signification. D’une part, elle serait la couronne du Pamir, c’est-à-dire le Pic Ismaïl Samani, haut de 7.495 m. Ce Pic est sans doute la montagne Merou de la cosmologie hindoue et bouddhiste, qui est posée comme le centre du monde. D’autre part, cette couronne est aussi celle du père de la patrie, Ismaïl Samani, qui vécut au IXe siècle. Celui-ci a combattu aux côtés du califat arabe, lors de son expansion militaire en Asie centrale, mais, dans la foulée, il a arraché le commandement de l’expédition aux Arabes pour fonder son propre empire, qui sera ultérieurement dirigé par les siens.

abolqa10.jpgIsmaïl Samani est donc une figure qu’acceptent tant les musulmans que les nationalistes pan-iraniens : d’un côté, il était musulman, du moins nominalement, de l’autre, il a rétabli une autonomie politique iranienne après 2 siècles de domination arabe. Lorsque l’URSS a implosé entre 1989 et 1991, les nationalistes ont remplacé la statue de Lénine par celle du poète perse Ferdowsi, auteur de l’épopée nationale iranienne, le Shahnameh (ou Livre des Rois, poème épique retraçant l’histoire de l’Iran de la création du monde à l’arrivée de l’Islam, écrit vers l’an mil), dans la capitale Douchanbé (dont le nom signifie “lundi” ou, plus exactement, “marché du lundi”, ou encore “ville-marché”). Ferdowsi était tombé en disgrâce aux yeux de son patron, le sultan Mahmoud de Ghazni, parce qu’il exaltait le passé pré-islamique de la nation iranienne, et commettait donc le péché d’hérésie. Par conséquent, Ferdowsi est toujours un personnage que refusent d’honorer les Musulmans. L’érection de la statue de Ferdowsi a donc suscité des polémiques à Douchanbé : elle a été remplacée par une statue d’Ismaïl Samani puis reléguée dans un endroit moins voyant.

Le swastika et l’identité tadjik

Ce remplacement de statue symbolise le dilemme qui tourmente l’identité tadjik. Le parti d’opposition “Renaissance Islamique” ne veut pas d’identité nationale hormis l’islam. Le gouvernement, composé d’une alliance entre anciens nomenklaturistes soviétiques et nationalistes, se réclame de l’héritage iranien. Signe de cette identification est l’omniprésence du symbole du swastika, que les Zoroastriens nomment la “roue de Mithra”, c’est-à-dire le Soleil. Les radios occidentales “Free Europe” et “Liberty”, qui furent jadis anti-communistes et sont désormais anti-nationalistes, nous disent que le retour du swastika crée de la controverse au Tadjikistan et suscite les protestations de vétérans de l’armée rouge qui ont combattu pendant la Deuxième Guerre mondiale. Mais les sources locales nous précisent que ce symbole ne soulève aucune polémique.

Au Tadjikistan, la vision de l’histoire n’est pas obsessionnellement nazi-centrée comme elle l’est ici en Occident. En Asie du Sud et de l’Est, où vit plus de la moitié de l’humanité, on estime que c’est une idée bizarre et eurocentrique de vouloir faire disparaître un symbole plurimillénaire, sous prétexte « que des incompétents et des ignorants dans une région barbare et périphérique du continent eurasien » l’ont utilisé, pendant un laps de temps très bref. Dans les années 50, le Sri Lanka (alors Ceylan) avait proposé en toute innocence à la Croix Rouge internationale d’utiliser un swastika rouge sur fond blanc comme emblème régional pour les pays bouddhistes. Quant aux néo-nazis, les Tadjiks n’en ont cure. Ces énergumènes n’existent pas chez eux. Pire : les travailleurs tadjiks qui ont émigré en Russie sont trop souvent les victimes de skinheads russes, tatoués ou non de croix gammées. Pour les Tadjiks, les vicissitudes lointaines du swastika en Allemagne et en Europe ne sont que des accidents révolus de l’histoire et ne peuvent en aucun cas les induire, eux, à abandonner leur très vieux symbole populaire ou à les empêcher de se le réapproprier.

Retour du terme “aryen”

Plus fort encore : le Président Emamali Rahmanov a déclaré que l’année 2006 serait « l’année de la civilisation aryenne ». Le lecteur européen, pétri de “correction politique”, en entendant ces mots, ouïra tinter dans son crâne les signaux d’alarme pavloviennement acquis depuis quelques décennies. Mais, dans le cas qui nous préoccupe ici, le tintement de ces signaux est inutile. Les paroles de Rahmanov ne sont pas considérées comme “incorrectes”, car son initiative a reçu la bénédiction des Nations Unies. Par le terme “aryen”, il entend tout simplement “iranien” (Airya) ou, lato sensu, “indo-iranien” (Aarya). Le terme “Iran” vient d’Airyaanaam khchthra, qui signifie “État des Airya”. Les Occidentaux du XIXe siècle se sont approprié ce terme pour forger le vocable ethno-linguistique “aryen”, que l’on a remplacé depuis par “indo-européen”, ou pour désigner racialement le type europoïde nordique ; mais c’est une erreur dans la mesure où le terme désigne alors un ensemble trop vaste, pars pro toto. En fait, ce terme n’existe au sens propre que dans les langues indo-iraniennes et signifie, dans les textes classiques, les “civilisés” ou “ceux qui participent à nos sacrifices par le feu”. Le bouddhisme se désigne lui-même comme étant l’aarya dharma, la “noble doctrine”, composé des “quatre nobles (aarya) vérités”, comme le “noble (aarya) octuple sentier”. La signification fondamentale du terme fait l’objet d’un débat, mais parmi les traductions possibles, certains philologues suggèrent les “hospitaliers”, c’est-à-dire “ceux qui sont les hôtes dans ce pays”, hôtes dans le sens de ceux qui donnent l’hospitalité, voire, tout simplement “nous-mêmes”, les “nôtres”. Beaucoup de communautés religieuses ou ethniques en Inde et en Iran utilisent le terme “aryen” comme nom de groupe, pour s’auto-désigner.

Les islamistes perçoivent dans toute cette agitation autour de l’aryanité tadjik une tentative pour restaurer l’aatichparasti, ou le culte du feu des Zoroastriens, ou pour réintroduire le boutsparasti, soit l’idolâtrie, en l’occurrence, le culte des statues de Bouddha. En réponse à ces critiques, le Président tadjik a rappelé, une fois de plus, quelles étaient ses intentions : « Étudier et populariser les contributions aryennes à la civilisation, laisser grandir les nouvelles générations dans l’esprit de la conscience nationale et développer des liens plus profonds avec d’autres peuples et cultures ».

Les craintes des islamistes ne sont nullement infondées. Chez les iranophones d’Ossétie, du Tadjikistan ou des diasporas, on constate en effet un intérêt bien vivant pour le passé pré-islamique et l’on assiste à bon nombre de conversions de musulmans au zoroastrisme. Le communisme a brisé l’emprise que l’islam avait sur les âmes au Tadjikistan, et maintenant que la pratique de la religion est à nouveau autorisée, ce n’est pas toujours vers l’islam que les citoyens tadjiks ou autres se tournent ou se retournent.

 

Moestasjrik/’t Pallierterke n°27/2006, Anvers. (traduction française : Robert Steuckers)

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L'Islam, le Parti de la Renaissance Islamique au Tadjikistan et les perspectives d'avenir en Asie Centrale

◘ Entretien avec Gaïdar DJEMAL, membre du comité national de coordination du Parti de la Renaissance Islamique (PRI), conseiller du PRI pour les questions politiques, rédacteur du journal Tawkhid


• Q. : Selon toute vraisemblance, le Tadjikistan devient aujourd'hui le symbole d'une réelle renaissance islamique...

GD : Il fallait s'y attendre. Le Tadjikistan a en effet souffert moins que les autres peuples d'Asie Centrale de l'anti-islamisme et des pogroms de ces 70 dernières années. C'est, dans une large mesure, dû au fait que le territoire du Tadjikistan moderne correspond à l'ancienne périphérie rurale de l'Emirat de Bukhara; là, le peuple a conservé largement ses traditions islamiques, qui sont restées stables.

• Les choses bougent donc au Tadjikistan. Est-ce le début d'une révolution islamique, est-ce une lutte entre la démocratie populaire et la démocratie partitocratique ou le heurt entre factions rivales tadjiks ?

Le Parti de la Renaissance Islamique a pris à sa charge les manifestations populaires de masse et toute l'organisation de ce mouvement dans la mesure où il possédait l'infrastructure sociale et qu'il contrôlait la situation réelle. Il pouvait véhiculer l'information dans les coins les plus éloignés de la république. Voilà les raisons pour lesquelles notre parti a pu faire sortir les gens dans la rue. En effet, lorsque les "démocrates" ont tenté de réunir leur propre meeting, ils n'ont pas pu mobiliser plus de 200 personnes. Leur meeting a été un échec. Le malheur, c'est que les "démocrates" se sont ensuite incrustés dans le PRI et tentent de le noyauter. Un simple exemple : le premier jour, les discours, émanant du peuple réel, ont été purement islamiques ; le lendemain, les premiers "démocrates" se manifestaient ; le 24 septembre, on a vu apparaître le drapeau russe ; le 25 septembre, quand l'Akçakal d'un district éloigné s'est approché du micro, les partisans de la "démocratie" l'en ont écarté. Tout simplement. Les "démocrates", que l'on n'avait pas vus les 2 premiers jours et qui n'avaient pratiquement rien fait pour l'accomplissement du processus politique, se mirent à se conduire en maîtres 3 ou 4 jours après le premier meeting. Incidents et événements qui en disent long sur la moralité des alliances politiques qui pourraient se forger avec ces gens-là.

• Mais, finalement, quel est le caractère profond du processus ? Est-ce une révolution ? Est-ce l'impétuosité des petites gens, désorientés et auxquels la fortune ne sourit pas ? Est-ce une collision entre stratégies politiques différentes ? Ou est-ce le développement normal d'une crise ?

Le processus en cours ? Il est simple. C'est celui de l'éviction de tous les chefs naturels du peuple qui ne s'inscrivent pas dans la conception globale du "Nouvel Ordre Mondial". On les élimine par des méthodes éprouvées. Les masses doivent se défendre, mettre leurs chefs naturels à l'avant-plan, balayer les faux chefs qui veulent instaurer un ordre dont elles ne veulent pas. Mais les masses, au Tadjikistan, sont islamiques. Raison pour laquelle la "démocratie" doit avoir une coloration musulmane. Il est indubitable que l'Islam a une conception islamocentrée de la réalité. Donc on élabore des combines politiques en maniant des idéologèmes islamistes, on tente de la sorte de gruger les masses, qui sentent confusément qu'on essaie de les rouler. Résultat : elles réagissent violemment.

• Ici, à Moscou, on voit les choses différemment. On pense qu'au Tadjikistan, il y a, d'un côté, des "démocrates raisonnables", préoccupés de faire "progresser" leur république ; souhait louable qui les a conduit à prendre la tête du mouvement populaire à Duchanbé ; de l'autre côté, on pense qu'il y a les divers mouvements islamistes, dont le PRI, le clergé officiel, etc., s'appuyant sur des masses de villageois ignorants.

Je vous ai déjà donné mon opinion sur les "démocrates". J'ajouterais, premièrement, qu'ils ont pris des initiatives "islamistes" quand cette démarche pouvait se faire en toute impunité. Ensuite, les "démocrates" locaux ne disposent d'aucun espace politique. Ils n'ont ni contact avec les masses ni infrastructure influente et ne peuvent donc pas réellement mobiliser le peuple. En ce qui concerne le potentiel intellectuel, les "démocrates", en général, s'alignent sur les poncifs mondialistes : ils sont les agents de la banalité mondialiste. Bien sûr, le Tadjikistan a sa spécificité. En Russie aussi, les "démocrates" clament leur attachement à la chrétienté, quoiqu'il n'aient rien compris à ce phénomène.

• Pas tous...

Pas tous, peut-être, mais une grande partie d'entre eux. Les "démocrates" tadjiks, eux, prennent, dans l'ensemble, des positions anti-islamiques. Pourquoi ? Parce qu'une partie des "démocrates" au Tadjikistan est tout d'abord constituée d'ex-communistes rebadigeonnés au goût du jour, ce qui veut dire qu'ils sont des opportunistes, des conformistes qui se joignent à la vague dominante, mais qui ne sont mus que par un pragmatisme brut. Une autre fraction des "démocrates" mise sur des alternatives doctrinales à l'Islam : notamment sur une revitalisation du zoroastrisme. Trois grands dangers menacent de l'intérieur la paix de l'Islam : le pan-arabisme, le pan-turquisme et le pan-iranisme. Le pan-iranisme est issu d'une symbiose étrange entre les illusions culturelles du zoroastrisme avicennien et une franche servilité devant le démocratisme américain et son mode de vie.

• Mais peut-être s'agit-il là d'une forme spécifique du nationalisme tadjik qui veut se situer à mi-chemin entre un démocratisme occidentalisant, pareil aux orientations que prend la Russie d'Eltsine, d'une part, et un Islam classique, d'autre part. En fin de compte, ces recherches d'une originalité nationale se manifestent fortement en Ouzbékistan, en Azerbaïdjan, au Tatarstan et en Kirghizie. Ce n'est ni du pan-turquisme ou du pan-iranisme mais la tentative d'apporter une explication nouvelle à la profonde spécificité natio-nale, une tentative de définir son identité culturelle.

Ce retour aux liens claniques, ethniques, aus-si séduisant qu'il paraisse à première vue, s'oppose en fait à l'Islam. Derrière la façade des processus de recherche d'une originalité nationale, derrière la façade d'une identité culturelle, nous assistons en réalité à la renaissance de structures tribales traditionnelles qui se cristallisent par mimétisme dans des institutions quasi démocratiques. Cela est radicalement hostile à l'Islam, qui, lui, part de la conception d'une civilisation mondiale, fondée sur la tradition abrahamique d'un monothéisme pur, garantissant le droit à tous et à chacun sans distinction de langue, de nation, de couleur de peau, etc.

Dans la terminologie islamique, la nation au sens ethnique, c'est le "kavm", ce qui signifie tout simplement la tribu, l'assemblée de gens liés les uns aux autres par les liens du sang ; c'est-à-dire quelque chose de périphérique et de dépassé, alors que la nation, comprise comme civilisation, c'est la milya ; et la milya, chez tous les Musulmans, c'est l'umma (la communauté spirituelle). En outre, la milya, prise dans son sens large, inclut aussi bien les Chrétiens que les Juifs. Et dans la mesure où la milya, c'est la nation d'Abraham monothéiste, tous les gens qui professent le Tavkhid, c'est-à-dire le principe de l'unicité absolue du vrai qui n'a ni égal ni concurrent, entrent dans cette nation. Alors, de quoi est-il question quand on parle d'identification nationale ? Des groupes d'intellectuels désincarnés se ruent vers le pouvoir en utilisant cette régression, ce recul en direction du paganisme, de l'archaïsme comme atout, dans une lutte vulgaire pour obtenir une place au soleil.

• Mais le PRI a néanmoins collaboré avec eux...

En effet. Et cette collaboration a été une erreur tactique. Je considère que miser sur une victoire électorale rapide au préjudice des principes fondamentaux, au préjudice de la rigueur, au préjudice de ce que les masses pensent réellement du parti, est une erreur. Parce que tout ne se mesure pas à l'aune des succès politiques ; mieux vaut, dans certains cas, perdre les élections présidentielles et rester le défenseur des infortunés, le défenseur de la pure métaphysique du Coran et du Tavkhid. Le refus du compromis se trouve souvent être une voie beaucoup plus efficace en direction du succès que l'esprit de conciliation.

• Quand on parle du PRI, on affirme qu'il est influent mais que cette influence ne se manifeste que dans les régions rurales. En d'autres termes, il n'a aucun impact sur l'intelligentsia. On affirme encore que le PRI ne possède pas de véritables meneurs, dans la mesure où il s'agit d'une organisation semi-clandestine et amorphe.

Abordons justement ce caractère amorphe et clandestin du PRI. La direction du parti est supra-nationale et s'en tient au principe de l'unité de tous les Musulmans indépendamment de leur lieu de résidence (encore que, pour des raisons techniques, elle se limite, en fait, à l'espace de l'ex-URSS). Elle considère que la segmentation territoriale en un Ouzbékistan, un Tadjikistan et une Turkménie, etc., est un phénomène purement colonial, même s'il est désormais impossible de l'ignorer. La direction de notre parti se trouve à Moscou, surtout parce que sur le plan de l'infrastructure, cela nous donne la possibilité d'entretenir des liens entre les Musulmans des différentes républiques et leurs frères de l'étranger. Ensuite, parce que dans plusieurs républiques, notre parti n'a pas la possibilité juridique d'agir légalement.

Comme chacun le sait, le PRI était interdit en Ouzbékistan et au Tadjikistan ; par conséquent, l'appartenance à ce parti étant passible de sanctions administratives et judiciaires, ses militants devaient agir dans la clandestinité. Au Tadjikistan, il est aujourd'hui sorti de la clandestinité — je dis bien "sorti" et non pas "extrait" comme le déclaraient naguère les "démocrates" à Moscou.

En septembre-octobre, le PRI prouvait concrètement qu'il possédait une expérience pour le maintien de l'ordre public et jouissait d'autorité auprès des gens. Il possède une direction régionale au Tadjikistan et présente ses candidats aux fonctions gouvernementales. Autre facteur : il existe chez les Musulmans un complexe d'isolement par rapport au pouvoir, dû à la répression qui s'est étendue pendant plusieurs décennies. Ce complexe, nous le retrouvons chez beaucoup de citoyens ex-soviétiques, peu habitués à prendre en mains leur propre destinée. Mais ce complexe était aggravé chez les Musulmans, qui se croyaient "inférieurs". Ce sentiment d'infériorité est parfaitement injustifié et contraire à l'esprit et aux enseignements de l'Islam.

• D'accord. Mais n'importe quelle activité politique, n'importe quelle infra-structure politique est, dans une certaine mesure, une institution de meneurs. Or, nous savons peu de choses des chefs du PRI : est-ce une tactique consciente du parti, d'occulter ainsi le passé, la vie et les activités de ses dirigeants ?

Je ne citerai que 2 noms. Le premier, Abdoullo Kabir est très connu au Tadjikistan. Il a subit maintes fois des persécutions pour ses convictions islamiques. C'est un meneur puissant, ferme et radical qui jouit d'un respect absolu dans de larges strates de la population. Le second, Mouhammad Chafir Khimmatov, possède toutes les compétences voulues pour pouvoir prétendre au poste de Président du Tadjikistan, à la tête du PRI. C'est un homme doté d'une profonde instruction religieuse et profane. Il maîtrise parfaitement l'arabe, a l'esprit philosophique et possède de réels talents d'organisateur.

• Revenons à ceux que l'on appelle les "partitocrates". Ceux-ci jugent le phénomène islamiste comme suit : le PRI n'a pas d'expérience politique réelle, pas de modèles pratiques de gestion du pouvoir, pas de spécialistes, pas de responsables fiables, qui pourraient répondre de la stabilité de la société, de sa sécurité, qui pourraient juguler et enrayer la catastrophe économique...

Les démocrates n'ont pas plus d'expérience...

• Je parle des structures dominantes, pas des challengers démocrates...

Vous évoquez donc les "partitocrates" qui sont prêts à céder le pouvoir aux "démocrates" mais se dressent avec fanatisme sitôt qu'il est question de le transmettre à l'Islam...

• Non. En Ouzbékistan, par ex., les partitocrates sont aussi violemment opposés aux "démocrates" qu'au PRI. Intérieurement, ils restent loyaux envers l'Islam, se sentent musulmans et observent les rites, mais, en même temps, restent également fidèles au système politique traditionnel. L'essentiel de leur position est la suivante : l'Asie centrale ex-soviétique et musulmane est confrontée aujourd'hui à une situation si complexe que ni le PRI ni les "démocrates" ne sont en mesure de la maîtriser.

Cet argument peut leur être retourné : les partitocrates d'Ouzbékistan sont les premiers à faire preuve d'un niveau minimal de responsabilité. La transformation du pays en une colonie cotonnière, le génocide larvé, le désastre écologique, la destruction des assises morales du peuple : voilà leur œuvre.

• C'est inexact. Ils ne sont que des rouages, dont rien ne dépend...

Vous venez de répondre à votre propre question. Si ces gens ne sont que des "rouages", comment peuvent-ils reprocher à d'autres de manquer de responsabilité ?

• Le PRI est né dans des circonstances bien précises. Il a certes accumulé de l'expérience, a réagi à des changements bien déterminés. Mais face à ces changements, la direction du parti a, elle aussi, réagi et adapté son comportement politique.

Dans ce cas, qu'ils viennent nous aider. Le PRI n'est fermé à aucun membre de l'administration classique ni à aucun "démocrate" sincère. Tous ceux qui veulent s'engager pour le peuple sont les bienvenus. Nous, Musulmans, n'avons pas le droit de décider à la place de Dieu.

• Je précise le problème. Le fait est que le système actuel garantit un certain contrôle social, le fonctionnement de l'économie, la prévisibilité des processus politiques. Il ne s'agit pas tellement d'hommes mais d'un système. Il ne suffit pas d'élaborer des conceptions nouvelles, plus ou moins séduisantes, d'appeler les gens à servir la cause du peuple, mais de faire fonctionner correctement un système complexe dans une région complexe.

L'Islam a une expérience de 1.400 ans dans le maintien de l'équilibre social. Il est une structure qui, contrairement à ces structures récentes que sont les partis, est profondément ancrée au plus profond de l'âme, de l'individu, de la famille, des villages et des quartiers, etc.

• Mais dont sont absents les modèles macro-économiques...

L'Islam offre également des modèles macro-économiques.

• C'est possible, mais dans le cadre de la structure administrative en place, personne ne les connaît... Le PRI, en tout cas, ne les a pas dévoilés. Vos opposants honnêtes peuvent dire : oui, l'économie actuelle est défectueuse ; elle est basée sur une monoculture. En Asie Centrale, les peuples étaient bel et bien colonisés et portent en eux la resposabilité d'avoir succombé au servage. Aujourd'hui, que nous le voulions ou non, nous devons tenir compte des rapports de force réels. Le système mis en place par les autorités soviétiques existe et fonctionne tant bien que mal, même si c'est plutôt mal que bien. Compte tenu du fait que ce système a généré des institutions, qu'il s'étend à d'autres républiques, que la région centre-asiatique consiste en un tissu fort complexe, quelle est l'alternative macro-économique que suggère le PRI ?

Je répondrai d'abord par une métaphore : un système économique qui fonctionne bien est semblable à la circulation sanguine. Et sans vaisseaux capillaires, sans relais sociaux, la "circulation sanguine", les flux économiques harmonieux, sont un mythe.

• D'autres mouvements que le PRI, le "Birlik" par ex., sont entrés en scène...

En effet, suite à l'interdiction du PRI en Ouzbékistan, de nombreux Musulmans sont entrés dans le mouvement Birlik qui, de ce fait, est bien plus lié au PRI que les "démocrates" tadjiks. Mais, par ailleurs, c'est un mouvement assez hétérogène. Il existe un Birlik de la région de Ferghana, un Birlik de Tachkent, etc. Mais revenons-en à la situation économique. Ce dont il est question, concrètement, c'est d'un retour à un secteur agricole équilibré. Il suffit que nous renoncions aux monocultures de type colonial pour que l'Asie centrale produisent des céréales et de la viande. Cet objectif est essentiel. Notre tâche, dans un premier temps, est d'approvisionner la population afin qu'elle ne subisse pas la famine et, ensuite, avec l'aide de capitaux islamiques internationaux, de réaliser une percée technologique et d'élever le niveau pédagogique, technique et intellectuel à un nouvel échelon qualitatif.

Il suffit de se garantir une agriculture productive qui maintiendra le peuple à flots avec des besoins matériels limités ; il suffit d'utiliser le principe de la discipline islamique qui ne fonctionne pas plus mal que le modèle de discipline japonais afin, grâce aux possibilités nouvelles qu'ouvrirait une direction islamique s'appuyant sur l'apport de capitaux islamiques, de concentrer ici les forces intellectuelles dont le monde islamique est riche.

Aujourd'hui, la science officielle qui assure le fonctionnement de la civilisation technologique est limitée dans ses orientations. Mais il existe une masse de savants aujourd'hui marginalisés parce qu'ils n'admettent pas la vision du monde occidentalo-techniciste. Et je ne parle pas seulement des Musulmans, j'inclus dans cette masse de marginalisés des savants américains et européens non-conformistes. Ce potentiel recèle bien des possibles et l'Asie centrale pourrait devenir un pôle d'attraction. Il faut créer les conditions favorables qui accueilleront ces forces marginalisées et refoulées, qu'elles soient musulmanes ou non, soucieuses de donner le meilleur d'elles-mêmes et, qui sait, de percer à l'échelle du globe après avoir revitalisé l'Asie centrale.

• Mais ne pensez-vous pas que l'universalisme islamique, d'une manière ou d'une autre, entrera inévitablement en conflit avec les nationalismes particularistes locaux ?

Le nationalisme particulariste local n'est rien d'autre qu'une régression vers un paganisme ethnophile archaïsant, incompatible avec la civilisation islamique. Celle-ci n'est pas un particularisme géographique mais la conséquence de principes divins universels, d'une méthodologie universelle qui concerne l'homme, le cosmos, la gnoséologie, la justice sociale, les relations entre les gens, entre l'homme et le femme, le père et l'enfant.

• Tout de même, il me semble que le monde dans lequel nous nous mouvons est celui du triomphe, même momentané, des valeurs nationalistes. Prenez l'Azerbaïdjan où la pratique islamique est soumise au nationalisme azerbaïdjanais. Le même phénomène peut se produire en Asie centrale. On assiste à la renaissance de nationalismes régionaux voire locaux.

L'Islam, c'est le renouvellement par le Prophète d'Allah, Mahommed, de la révélation faite à Abraham. Le particularisme national sera-t-il capable de la remplacer ? Sera-t-il capable de le remplacer partiellement ou, plus généralement, de le vaincre ? La lutte en cours n'oppose pas tant l'ethno-particularisme à l'universalisme musulman que 2 types antinomiques de mondialisme : le mondialisme américain, horizontal, et le mondialisme islamique, sacral et vertical. En réalité, le mondialisme de type américain domine avec succès les ethnoparticularismes qui, en fin de compte, se mettent à le servir et se transforment en éléments fonctionnels de ses stratagèmes.

Je pense qu'en Azerbaïdjan aussi, suite aux rudes leçons de la vie et de l'histoire, l'ethnopluralisme fera finalement place à l'Islam réel. Après tout, l'Islam ne combat pas les concrétudes vivantes que sont les ethnies. En 1.400 ans, dans les terres islamiques, pas une seule langue, pas un seul génotype ne se sont perdus alors que dans les conditions "séculières", démocratiques ou bolchéviques, des peuples entiers ont disparu en Russie, en France, en Espagne, pour ne rien dire de l'Amérique.

Durant 1.400 ans, Bagdad fut un lieu où Kurdes, Arméniens, Géorgiens, Tchétchènes, Daghestanais et Slaves voisinaient et collaboraient avec les Arabes, les Turcs et les Perses. Pouvez-vous seulement vous représenter cela dans les conditions du "sécularisme" ? Par ex., à New York ?

• Revenons à la situation au Tadjikistan. Quel est le rôle spécifique des instances islamiques officielles ?

Le PRI s'est engagé dans la voie de la collaboration avec les autorités spirituelles officielles afin de créer une alliance de tous les courants islamiques, dans la mesure où la personnalité du kadi, ou khadji, était inacceptable tant pour les représentants des Confréries soufies que pour les autorités religieuses officielles.

Adhérant à une convention pour l'union politique de tous les Musulmans, le PRI renonçait, dans une certaine mesure, à la pureté de ses principes. Mais apparemment, un tel pas fut entrepris sans tenir compte de la personnalité réelle du kadi, pour qui les jeux politiques de coulisses avaient plus d'importance que le sort de la civilisation islamique dans son propre pays. À l'heure où je prononce ces paroles, le kadi a déjà 2 fois posé et retiré sa candidature aux élections présidentielles. La dernière fois, c'était particulièrement perfide ! Il avait déjà donné son consentement pour être le candidat islamique de toutes les forces musulmanes unifiées. Puis, soudainement, au dernier moment, il a pris la parole à la télévision républicaine, déclarant que sa candidature causait, soi-disant, énormément d'inquiétude chez les Musulmans du Tadjikistan et que, le fondamentalisme islamique étant inadmissible pour un nombre trop important d'habitants (méditez la logique dénaturée du juge islamique suprême de la république !), il préférait la retirer afin que la Tadjikistan puisse devenir un État non pas islamique, mais de droit démocratique. Au lieu d'expliquer que le mythe du fondamentalisme islamique est un épouvantail, au lieu de combattre pour l'Islam, il déclare : oui, selon moi, l'Islam sera fondamentaliste et comme j'aime trop les "démocrates", je retire ma candidature.

• Il y a là un paradoxe. Vous dites que le PRI est l'élément qui cimente le processus en cours au Tadjikistan, et voilà que subitement le parti modifie sa ligne de conduite et mise sur un homme qui le trahit 2 jours après. N'y a-t-il pas là un argument qui confirme cette irresponsabilité qu'on vous reproche ? C'est que le kadi, s'il avait été élu Président du Tadjikistan, aurait pu porter un préjudice cent fois plus grave à l'Islam. Je vois là une manifestation typique du caractère inorganique de la pensée politique du PRI dans la dynamique actuelle.

Cette question est très précise, opportune et nécessaire. À l'heure actuelle, nombreux sont ceux qui pensent — peut-être même sincèrement — qu'ils sont d'authentiques meneurs islamiques. Mais dans leurs cœurs, on trouve n'importe quoi, excepté des soucis relatifs au destin de la civilisation islamique.

• La population de langue russe craint l'expression même de "république islamique". Il est peu probable qu'on réussisse en quelques semaines à dissiper cette crainte. À votre avis, compte tenu de tous ces faits, le Tadjikistan est-il prêt à devenir une république islamique ?

Les circonstances, aussi complexes soient-elles, n'empêchent jamais un peuple d'adhérer à l'Islam. Les Bédouins d'Arabistan et les habitants du Hedjaz étaient-ils prêts, au fond, à devenir musulmans, lorsque l'Envoyé d'Allah leur apporta le Coran ? Je pense que les habitants du Hedjaz, avec un niveau spirituel extrêmement bas, demeurés jusqu'alors animistes et païens, dépourvus de toutes normes éthiques, étaient moins "prêts" à l'époque de Mohammed, que n'importe quel peuple islamique d'aujourd'hui.

Dans les conditions actuelles, je crois que le Tadjikistan est prêt à devenir une république islamique. Mais l'éventuel avénement d'une république islamique ne signifie pas que l'on va contraindre les non-musulmans à adhérer à l'Islam. Au contraire, l'Islam tadjik qui arrivera au pouvoir supprimera la lourde tutelle gouvernementale qui pèse sur la culture, le système scolaire, les écoles russes. Ipso facto, les Russes du Tadjikistan obtiendront un degré sans précédent d'indépendance, de liberté d'initiative ; ils pourront disposer de leur héritage spirituel comme ils l'entendent. Ils pourront réellement, par voie démocratique, choisir leurs orientations spirituelles fondamentales ; ils pourront inviter n'importe quel intellectuel, professeur ou écrivain venu de Russie ou de l'émigration russe, sans que la République islamique n'y fasse obstacle.

Incontestablement, si Allah le veut, la transformation du Tadjikistan en une république islamique entraînera un afflux important de capitaux privés islamiques qui garantiront tout simplement son développement économique. Les tensions sociales, les confrontations entre groupes ethniques, qui sont des problèmes naturels, seront nettement de moindre intensité, parce que le pays connaîtra un essor économique, essor qui ne prendrait jamais son envol sous la domination des "démocrates", incapables de tenir leurs promesses. Demeurer les otages des "sécularistes", qu'ils soient communistes ou "démocrates", c'est, pour les Tadjiks, se précipiter tout droit vers le bain de sang, vers des conflits inter-ethniques sans fin.

L'Islam est précisément la Tradition qui tranche le nœud gordien des oppositions stériles et garantit le bien-être pour tous les habitants, musulmans et non-musulmans. Pour la direction islamique, c'est là une question d'honneur. Mieux : sur le plan pratique, cette volonté d'apaiser les conflits est sa carte de visite, celle qui lui permettra d'entrer de plein droit dans la communauté internationale. L'Islam, dans le Tadjikistan de demain, prouvera son rôle profondément civilisateur. En outre, j'ajouterai que nombreux sont les "démocrates" à Moscou qui comprennent que la victoire de l'Islam garantirait l'avenir de la population de langue russe au Tadjikistan.

• En somme, le moment de la tension la plus aigüe est passé ?

Sans doute. Et je tiens à souligner que l'Islam, ce n'est pas la voie de la discorde mais celle de la civilisation. L'Islam introduit un mode de vie qui respecte les multiples manifestations de la création et suggère une éthique de la connaissance, acceptante et respectueuse. Du point de vue islamique, l'histoire est un examen, une épreuve à laquelle nous soumet Dieu. Tout ce que vous faites de positif ou de négatif détermine votre destin et revêt un caractère nécessaire. Comme il est écrit dans le Coran : Dieu ne fait rien avec l'homme que l'homme ne fait avec lui-même.

► Propos recueillis par le politologue Chamil Soultanov, Vouloir n°89/92, 1992. (interview paru dans Dyeïnn ; tr. fr. : Sepp Staelmans)

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