Lacoste
Retour de la géopolitique et histoire du concept : l'apport d'Yves Lacoste
♦ Robert Steuckers – Conférence prononcée à l'Université de Hanovre en avril 1994
Le thème de mon exposé est de vous donner cet après-midi un “panorama théorique de la géopolitique” et d'être, dans ce travail, le plus concis, le plus didactique — et peut-être, hélas, le plus schématique — possible. Un tel panorama nécessiterait pourtant plusieurs heures de cours, afin de n'omettre personne, de pouvoir citer tous les auteurs qui ont travaillé cette discipline et ont contribué à son éclosion et à son expansion.
Le temps qui m'est imparti me permet toutefois de ne me concentrer que sur l'essentiel, donc de me limiter à 3 batteries de questions, qui se posent inévitablement lorsque l'on parle de géopolitique aujourd'hui.
• 1. Questions générales : Pourquoi le géopolitique a-t-elle été tabouisée pendant autant de temps ? Cette tabouisation trouve-t-elle son origine dans le fait que certaines autorités (politiques ou intellectuelles) non censurées sous le Troisième Reich aient été influencées par les écrits de Haushofer ? Quelles sont les différences entre géopolitique, géostratégie et géographie politique ? La géopolitique est-elle véritablement une démarche scientifique ? Cette série de question, le géopolitologue français — néologisme introduit par le général Pierre-Marie Gallois qui entend éviter de la sorte la connotation péjorative que l'on attribue parfois au mot “politicien” — Y. Lacoste se l'est posée : nous nous référerons à ses arguments, d'autant plus qu'un copieux Dictionnaire de géopolitique vient de sortir de presse à Paris sous sa direction.
• 2. Histoire du concept : Avant que l'on ne parle explicitement de géopolitique, existait-il une “conscience géopolitique” implicite ? Pratiquait-on un politique spatiale équivalente à la géopolitique ? Dans quelle mesure César, quand il conquiert la Gaule, bat les Vénètes (1), bloque Arioviste et les tribus helvètes, installe la nouvelle frontière sur le Rhin (2), fait une incursion en Britannia, a-t-il le sens de l'espace, possède-t-il un Raumsinn, au sens où l'entendait Ratzel ? Comment les intellectuels de l'Antiquité, du Moyen-Âge, de la Renaissance et des temps modernes, conceptualisaient-il cette politique de l'espace, que nous renseignent les sources à ce sujet ? En compagnie du Général Pierre-Marie Gallois nous allons procéder à une brève enquête dans les écrits des grands prédécesseurs des géopolitologues du XIXe et du XXe siècles. L'enquête de PM Gallois constitue une excellente introduction à l'histoire du concept de géopolitique, mais le chercheur ne saurait s'en contenter : un recours à toutes les sources s'avèrent impératif, y compris une exploration complète de celles que mentionne la Zeitschrift für Geopolitik de Haushofer, notamment pour l'impact de Herder (3).
• 3. Enfin, quelles sont les théories fondamentales des géopolitologues conscients, qui utilisent le terme “géopolitique” dans l'acception que nous lui connaissons toujours aujourd'hui ? Quelles sont les étapes les plus importantes dans le développement de leur pensée ? Qu'ont-ils appris des événements historiques qui se sont succédé ? Comment ont-ils réussi ou n'ont-ils pas réussi à moduler théorie et pratique ?
1. Yves Lacoste et le retour de la géopolitique en France
Qui est Yves Lacoste ? D'abord un géographe qui a travaillé sur le terrain. Ainsi, en 1957, il fait paraître une étude remarquable sur l'Afrique du Nord (4), qui ne reçoit pas l'accueil qu'elle aurait mérité, sans doute parce que l'engagement social et socialiste de l'auteur est extrêmement sévère à l'encontre de la politique coloniale française et même à l'égard de la politique de protectorat menée par Lyautey (5) au Maroc. Aujourd'hui, Y. Lacoste enseigne à Paris et dirige le CRAG (Centre de Recherches et d'Analyses Géopolitiques). En 1976, il a fondé la revue Hérodote (6), où transparaît encore son engagement humaniste de gauche, mais atténué par rapport à celui du temps de la guerre d'Algérie. Hérodote publie régulièrement des dossiers bien documentés sur les grandes aires géographiques de notre planète (aires islamiques, sous-continent indien, océans, Mitteleuropa, Balkans, Asie du Sud-Est, URSS/CEI, etc.).
Face à ces initiatives, dont l'ancrage initial était à gauche, Marie-France Garaud, candidate malheureuse à la présidence en 1981, publie la revue illustrée Géopolitique, disponible en kiosque. Le géopolitologue Hervé Coutau-Bégarie, dont l'œuvre est déjà considérable (7), écrit surtout dans Stratégique. Enfin, à Lyon, le professeur Michel Foucher (8) dirige un institut de géopolitique et de cartographie très productif. On découvre des cartes émanant de cet institut dans des revues grand public tel l'hebdomadaire de gauche Globe (9) ou le journal des industriels L'Expansion (10). Michel Foucher est aussi un spécialiste de l'étude de la genèse des frontières, une discipline qu'il qualifie du néologisme d'« horogénèse ».
La dernière grande production d'Y. Lacoste est un Dictionnaire de géopolitique, où il récapitule ses théories et ses définitions de la géopolitique, de la géostratégie, de la “géographicité”, etc., dans un langage particulièrement clair et didactique. Son mérite est d'avoir réhabilité en France le concept de géopolitique et d'avoir levé l'interdit qui frappait ce mot et cette discipline depuis 1945.
Dessiner des cartes
Comment Lacoste justifie-t-il cette réhabilitation ? Examinons sa démarche. “Géographie” signifie étymologiquement “dessiner la terre”, autrement dit, dessiner des cartes. Or les cartes sont soit des cartes physiques (indiquant les fleuves, les montagnes, les lacs, les mers, etc.) soit des cartes politiques, indiquant les résultats finaux de la “géographie politique”.
Les cartes politiques nous montrent les entités territoriales, telles qu'elles sont et non pas telles qu'elles sont devenues ou telles qu'elles devraient être. Elles n'indiquent ni l'évolution antérieure réelle du territoire ni l'évolution ultérieure potentielle, que voudrait éventuellement impulser une volonté politique. Les cartes politiques indiquent des faits statiques et non pas des dynamiques. Selon ce raisonnement, les cartes physiques relèvent de la géographie, les cartes politiques de la “géographie politique”. La géopolitique, elle, dessine des cartes indiquant les mouvements de l'histoire, les fluctuations passées, susceptibles de se répéter, etc.
Exemple de carte politique : climat & ligne Nord-Sud (Géographie du sous-développement, Y. Lacoste, 1965)
Surtout après la Seconde Guerre mondiale, rappelle Lacoste dans son Dictionnaire, on a assisté à l'émergence d'un débat épistémologique, pour savoir quels critères différenciaient fondamentalement la géographie et la géopolitique. La première affirmation dans la corporation des géographes universitaires a été de dire que seule la géographie était “scientifique” ; la géopolitique, dans cette optique, n'était pas scientifique parce qu'elle était spéculative, stratégique donc subjective, visionnaire donc irrationnelle. Mais cette affirmation de la scientificité de la géographie fait éclore une série de problèmes, implique les nœuds de problèmes suivants :
• la géographie est une science hyper-diversifiée ;
• plusieurs dimensions de la géographie ne sont pas encore définitivement fixées ou n'ont jamais pu être enfermées dans un cadre délimité ;
• les facteurs humains jouent en géographie politique un rôle considérable ; or tous les facteurs humains qui influent sur la géographie possèdent nécessairement une dimension stratégique, tournée vers l'action, mue par des mobiles irrationnels (gloire, vengeance, désir de conversion religieuse, avidité matérielle, etc.) ;
• les géographes, même ceux qui se montrent hostiles à la géopolitique, sont contraints d'opérer une distinction entre “géographie physique” et “géographie humaine/politique”, prouvant ainsi que l'hétérogénité de la géographie entraîne la nécessité d'une approche plurilogique dans l'appréhension des faits géographiques ;
• la géographie humaine/politique est donc une science de la terre, telle qu'elle a été transformée et marquée par l'homme en tant que zoon politikon.
La géographie humaine/politique ouvre la voie à la géopolitique proprement dite en révélant ses propres dimensions stratégiques. Les frontières entre la géographie et la géopolitique sont donc poreuses.
“La géographie, ça sert à faire la guerre”
Le constat de cette porosité confère un statut très hétérogène à la géographie d'aujourd'hui. Aspects physiques et aspects humains se chevauchent constamment, si bien que la géographie en vient à devenir la science qui examine le dimension spatiale de tous les phénomènes. Dans ce contexte, Lacoste pose une question provocante mais qui n'est justement provocante que parce que nous vivons dans une époque qui est idéologiquement placée sous le signe de l'irénisme (= du pacifisme). Et cette question provocante est celle-ci : pourquoi l'homme, ou plus exactement l'homo politicus, l'homme qui décide (dans un contexte toujours politique), le souverain, fait-il dessiner des cartes par des géographes qui sont toujours des “géographes du roi” ?
Depuis 3.000 ans en Chine, depuis 2.500 ans dans l'espace méditerranéen avec Hérodote, on dessine des cartes pour les rois, les empereurs, les généraux, les stratèges. Pourquoi ? Pour faire la guerre, répond Lacoste. Malgré son engagement constant dans les rangs de la gauche française, Lacoste écrit un livre qui porte cette question comme titre : La géographie, ça sert d'abord à faire la guerre. Automatiquement, il met un point final à l'ère irénique dans laquelle les géographes avaient baigné.
La géographie, au départ, sert donc à dresser des cartes qui sont autant de “représentations opératoires”. Mais celui qui a besoin de “représentations opératoires” et s'en sert, spécule aussi (et automatiquement) sur la modalité éventuelle future que prendra la volonté de son adversaire ou de son concurrent. L'objet de cette spéculation est donc une volonté, qui comme toutes les volontés à l'œuvre dans le monde, n'est pas par définition rationnelle et a même des dimensions irrationnelles et subjectives. La géographie devient ainsi un savoir qui a une pertinence politique, qui est destiné à l'action. La géographie, en tant que science, implique qu'il y ait État, Staatlichkeit.
Géographie et pédagogie populaire
Par ailleurs, Lacoste insiste sur la nécessité de répandre la géographie dans le peuple par la voie d'une « pédagogie populaire », qui communiquerait l'essentiel par des méthodes didactiques, dont les « cartes suggestives » (11). Cette volonté de pédagogie populaire a conduit à la création de sa revue Hérodote. Lacoste se réfère explicitement aux géographes prussiens, serviteurs pédagogiques de leur État : Ritter (12), Humboldt (13), Ratzel (14). En Angleterre, à la suite de ces modèles allemands (15), Halford John Mackinder (1861-1947) travaille pour que l'Université d'Oxford se dote à nouveau d'une chaire de géographie : elle n'en avait plus depuis la disparition de celle de Hakluyt au XVIe siècle (16). En France, après 1870, la propagande en faveur du retour de l'Alsace et de la Lorraine conduit à l'édition de livres pour la jeunesse, où 2 jeunes Alsaciens voyagent en “France de l'Intérieur”, apprenant de la sorte à connaître les innombrables facettes de ce pays de plaine et alpin, atlantique et méditerranéen, continental et maritime, etc.
Mais le principal modèle de Lacoste reste le géographe Élisée Reclus (1830-1905), militant libertaire engagé dans l'aventure de la Commune de Paris (1871), théoricien d'un anarchisme humaniste, contraint à vivre en exil à Bruxelles où il enseignera à l'Université nouvelle, pionnière de méthodes d'enseignement nouvelles à l'époque (17). L'engagement militant de Reclus l'a conduit à être ostracisé par sa corporation. Son œuvre était considérée à l'époque comme de la pure spéculation dépourvue de scientificité. Aujourd'hui, les géographes doivent bien reconnaître que ses travaux sont une véritable mine de renseignements précieux.
La pédagogie populaire prussienne et britannique, les livres de jeunesse mettant en scène 2 garçons alsaciens en France, l'œuvre de Reclus, prouvent, selon Lacoste, que toute tentative visant à extirper la dimension stratégique-subjective dans l'étude de la géographie est une démarche non politique voire anti-politique. La dimension militante, celle de l'engagement, comme chez Reclus, revêt également une importance primordiale, qu'il est vain de s'obstiner à ignorer. Face à ces tentatives de réduction, Lacoste parle de « régression épistémologique », surtout à notre époque, où les historiens ont élargi le regard qu'ils portent sur leur domaine en amplifiant considérablement le concept d'“historicité”. Lacoste regrette que les géographes, eux, au contraire, ont rétréci leur regard, leur propre concept de “géographicité”.
Nomomanie
Lacoste déplore également la domination de la « nomomanie » : la plupart des géographes veulent édicter des lois et des normes, ce qui, en bout de course, s'avère impossible dans une science aussi hétérogène que la géographie. Les lois, les constantes, se chevauchent et s'imbriquent sans cesse, sont soumises aux mutations perpétuelles d'un monde toujours en effervescence, in Gärung, auraient dit les géographes de l'école de Haushofer (18). Les faiblesses de la géopolitique française, estime Lacoste, c'est la timidité, le manque d'audace, de la plupart des géographes qui n'ont pas osé spéculer aussi audacieusement que Haushofer. Il nous donne 2 exemples dans son Dictionnaire de géopolitique :
• a) Le géographe Paul Vidal de la Blache (1845-1918) (19), dont l'œuvre était considérée comme rigoureusement scientifiques par ses pairs, a dû assister au boycott de son ouvrage patriotique sur l'Alsace-Lorraine, précisément parce qu'il trahissait un engagement. Les géographes ont boudé ce livre.
• b) Le géopolitologue suisse Jean Bruhnes (1869-1930) (20) était également considéré comme un éminent scientifique, sauf pour son livre Géographie de l'histoire, de la paix et de la guerre (1921), jugé trop “stratégique”, donc trop “subjectif”.
Pour Lacoste, l'Allemand Karl Ernst Haushofer (1869-1946) et le Suédois Rudolf Kjellén (1864-1922), de même que certains de leurs homologues et élèves allemands, ont connu un plus grand retentissement en matière de “pédagogie populaire”. Lacoste admire chez Haushofer la capacité de dessiner et de publier des cartes suggestives claires.
Après la Seconde Guerre mondiale, le monde des géographes universitaires retombe dans la nomomanie, trahit une nouvelle timidité face à la spéculation, l'audace conceptuelle et la rigueur pratique de la stratégie. Mais, l'œuvre de Lacoste le prouve, cette nomomanie et cette réticence ont pris fin depuis quelques années. D'où, il lui paraît légitime de poser la question : quand cette mise à l'écart systématique de la géopolitique a-t-elle pris fin ? Pour lui, le retour des thématiques géopolitiques dans le débat en France est advenu au moment du conflit entre le Vietnam et le Cambodge en 1978.
L'URSS contre la Chine, le Vietnam contre le Cambodge
J'aurais tendance à avancer cette date de six ans pour le monde anglo-saxon. En effet, lorsque Washington, sous la double impulsion de Nixon et de Kissinger, se rapproche de Pékin, en vue d'encercler l'URSS et de rompre totalement et définitivement la solidarité entre les 2 puissances communistes, la solidarité idéologique cède le pas au jeu de la puissance pure, à l'intérêt géopolitique. Les États-Unis ne se préoccupent plus du régime intérieur de la Chine : ils s'allient avec elle parce que l'ennemi principal, à cette époque, est l'URSS. Même raisonnement côté chinois : l'allié est américain, même s'il est capitaliste, contre le Russe communiste qui menace la frontière nord et masse ses divisions le long du fleuve Amour.
En 1978, en France, quand le Cambodge reçoit le soutien de la Chine contre le Vietnam, allié de Moscou et incité par les Soviétiques à prendre les Chinois à revers, le raisonnement de Pékin saute aux yeux : il encercle le Vietnam qui participe à l'encerclement de la Chine. Le Cambodge doit prendre Hanoï à revers. La pure gestion de l'espace prend donc le pas sur la fraternité idéologique ; le communisme n'est plus monolitihique et le monde n'est plus automatiquement divisé en 2 camps homogènes. À Paris, où beaucoup d'intellectuels s'étaient positionnés, à la suite de Sartre, pour un communisme existentialiste, pur, parfaitement idéal, ce fractionnement du camp communiste est vécu comme un traumatisme.
En 1979, la guerre en Afghanistan rappelle d'anciennes inimitiés dans la région, à l'époque où l'Empire britannique tentait de contenir l'avance des Russes en direction de l'Océan Indien. En avril 1979, la BBC explique le conflit par une rétrospective historique qui n'était pas sans rappeler les leçons de Homer Lea au début du siècle (21). De 1980 à 1988, la guerre entre l'Iran et l'Irak remet à l'ordre du jour toute l'importance géostratégique du Golfe Persique (22). Ces événements tragiques rendent à nouveau légitimes les interrogations géopolitiques.
Depuis, l'édition française est devenue très féconde en productions géopolitiques. La géopolitique est désormais totalement réhabilitée en France. Les fonctionnaires et les étudiants peuvent accéder à un savoir géopolitique pratique et prospectif, le capilariser ensuite de façon diffuse dans tout le corps social.
2. La pensée prégéopolitique
Pour le Général Gallois, la pensée pré-géopolitique commence dès l'attention que porte le stratège militaire au climat sous lequel doivent évoluer ou manœuvrer ses troupes, puis aux relations qui s'instituent entre un peuple donné et un climat donné. Chez Aristote, la pensée pré-géopolitique s'exprime très densément dans une phrase en apparence anodine : « Un territoire possède des frontières optimales quand il permet à ses habitants de vivre en autarcie ». In nuce, nous percevons là déjà toute la problématique du grand espace (chez Haushofer et Carl Schmitt), de l'économie à l'échelle continentale (chez Oesterheld) (23), et, celle, élaborée sous le IIIe Reich, de l'autonomie alimentaire (Nahrungsfreiheit) dans les travaux de Herbert Backe (24), de l'héritage théorique en économie de Friedrich List (25) et du problème crucial des monocultures et des cultures vivrières dans le tiers-monde.
En Chine, rappelle Gallois, Sun Tsu nous livre une pensée pré-géopolitique dans ses réflexions sur le climat et sur la « géomorphologie de l'espace conflictuel ». Dans le monde arabe, Ibn Khaldoun (1332-1406) insiste lui aussi sur l'importance des facteurs climatiques. Il ajoute des réflexions pertinentes sur la dialectique Ville/Campagnes, en opposant des cités sédentaires, vectrices de civilisation, à des campagnes où règnent les tribus nomades. Ni l'Afrique saharienne ni les “steppes de Scythie” ne peuvent faire l'histoire ou créer la civilisation car leur immensité et leur quasi “an-œcouménité” rendent ce travail patient de la culture urbaine précaire sinon impossible.
Sont seules vectrices de civilisation les “bandes latitudinales” où se concentrent les écoumènes parce que leurs territoires sont fertiles et variés. Ibn Khaldoun amorce aussi ce jeu d'admiration et de rejet de l'urbanisation, que l'on retrouvera chez Ratzel ou chez Spengler. Autre idée lancée pour la première fois : une trop grande extension de l'empire ou de l'aire civilisationnelle conduit à son déclin et à son effondrement. Ibn Khaldoun a en tête la disparition précoce de l'empire arabe des débuts de l'Islam. Aujourd'hui, cette notion d'« hypertrophie impériale » a été relancée par Paul Kennedy dans The Rise and Fall of the Great Powers. L'œuvre d'Ibn Khaldoun reste une référence pour les géopolitologues.
Machiavel (1469-1527) évoque la nécessaire unité de l'État, de frontières optimales et/ou naturelles. Ses vues seront étoffées et complétées par Bodin, Montesquieu et Herder, qui les replacera dans une perspective organique.
3. L'essentiel de l'œuvre des géopolitologues conscients
[ci-deou : Échec et mat, Andre Matin de Barro]
L'ère des géopolitologues conscients démarre avec Halford John Mackinder, dont le regard, dit Gallois, est celui un “satellite”. En effet, la vision de Mackinder, bien que “mercatorienne”, est un regard surplombant jeté sur la Terre. Le Français Chaliand, auteur d'atlas géostratégiques récents, juge ce regard trop horizontal et, en ce sens, “pré-galiléen” ; mais peut-on reprocher ce regard pré-galiléen à un Mackinder qui élabore l'essentiel de sa théorie en 1904, quand les Pôles arctique et antarctique n'ont été ni découverts ni explorés, quand l'aviation militaire n'existe pas encore et ne peut donc franchir l'Arctique en direction du heartland sibérien ?
Du temps de Mackinder, effectivement, le centre-nord et le nord de la Sibérie sont inaccessibles et inexpugnables, l'arme mobile des thalassocraties, soit les fameux dreadnoughts des cuirassiers britanniques, ne peut atteindre ces immensités continentales. Si les puissances maritimes sont maîtresses de la meilleure mobilité de son temps, les puissances continentales sont handicapées par la lenteur des communications par terre. Mackinder et ses collègues des écoles de guerre britanniques craignent la rentabilisation de ces espaces par la construction de lignes de chemin de fer et le creusement de canaux à grand gabarit. Voies ferroviaires et canaux augmentent considérablement la mobilité continentale et permettent de mouvoir de grosses armées en peu de temps.
Pour la géostratégie anglo-saxonne de Mackinder, la réponse aux canaux en construction et aux chemins de fer transcontinentaux (en l'occurrence transsibériens) est le containment, stratégie concrétisée par la création d'alliances militaires, telles l'OTAN, l'OTASE, etc.. Pour Spykman, disciple américain de Mackinder pendant la Seconde Guerre mondiale, le maître du monde est celui qui contrôle les rimlands voisins du heartland. De sa relecture de Mackinder, Spykman déduit les principes suivants, toujours appliqués mutatis mutandis par les stratéges et diplomates américains contemporains :
• Diminuer toujours la puissance des grands États du rimland au bénéfice des petits États (c'est la raison pour laquelle, par ex., les petits États de l'UE bénéficient proportionnellement de davantage de sièges au Parlement de Strasbourg que les grands États).
• Spykman constate qu'il y a désormais un “front arctique”, ce qui oblige les géopolitologues à modifier complètement leur cartographie ; ce sera l'œuvre de géographes français comme Chaliand et Foucher.
• Implicitement, l'œuvre de Spykman vise à contrer toute unification eurasiatique, telle que l'on imaginée un Troubetzkoï en Russie, de même qu'un Staline quand il rentabilise les zones industrialisables de la Sibérie et le fameux “triangle de Magnitogorsk”, un Prince Konoe au Japon (26). La raison pratique de cette hostilité permanente à toute forme de concentration de puissance sur la masse continentale eurasienne est simple : l'Amérique ne pourrait survivre en tant que grande puissance dominatrice sur la planète si elle devait faire face à 3 façades océaniques hostiles à son expansion (pacifique, atlantique et arctique). L'Amérique serait ainsi condamnée à végéter sur son territoire et son appendice ibéro-américain risquerait de se tourner vers l'Europe, par fidélité culturelle hispanique, latine et catholique.
Conclusion
Depuis la plus haute antiquité chinoise, quand les géographes et stratèges de l'Empereur commençaient à dresser des cartes pour faire la guerre, jusqu'aux réflexions et corrections actuelles, les notions de la géopolitique ne sont jamais caduques, même si elles peuvent s'effacer pendant quelque temps. Aujourd'hui, un ensemble de questions que l'on avait pensées obsolètes, reviennent à l'avant-plan et au grand galop. Ce sont les suivantes :
• Les projets pantouraniens et eurasiens des géopolitologues russes, turcs et allemands.
• La chute du Rideau de Fer remet à l'avant-plan l'axe danubien en Europe, reliant par voie fluviale la Mer du Nord à la Mer Noire, au-delà de toute immixtion possible d'une puissance maritime contrôlant la Méditerranée. La liaison fluviale Rotterdam/Constantza et maritime (Mer Noire) Constantza/Caucase, plus l'accès, via cette même Mer Noire, au trafic des grands fleuves russes et ukrainiens, implique une formidable synergie euro-russe, accroissant formidablement l'indépendance réelle des peuples européens. Tout ralentissement de cette synergie est une manœuvre anti-européenne et russophobe.
• La création de barrages sur le Tigre et l'Euphrate, la neutralisation de la Mésopotamie par la Guerre du Golfe, la raréfaction concomittante de l'eau au Proche-Orient sont des facteurs potentiels d'effervescence et de conflits, auxquels il s'agit d'être très attentif.
• La montée en puissance économique du Japon suscite une question, d'ailleurs déjà posée par Shintaro et Ishihara (27) : l'Empire du Soleil Levant peut-il dire “non” (à l'Amérique) et commencer des relations privilégiées avec la Russie et/ou l'Inde ?
• L'Océan Indien, tout comme au temps de la splendeur de l'Empire britannique, reste une zone génératrice de surpuissance pour qui le contrôle ou d'indépendance pour les riverains, s'il n'y a pas une grande puissance thalassocratique capable de financer le contrôle du grand arc terrestre et maritime, partant du Cap pour atteindre Perth en Australie.
Karl Haushofer disait que le monde était en effervescence. Le gel des dynamiques pendant la guerre froide et l'illusion pacifiste ont pu faire croire, très provisoirement, à la fin de cette effervescence. Il n'en est rien. Il n'en sera jamais rien.
► Robert Steuckers, Vouloir n°137/141, 1997.
Racines de la géopolitique, géopolitique et fascisme, retour de la géopolitique
♦ Analyse : Claude Raffestin, Dario Lopreno, Yvan Pasteur, Géopolitique et histoire, Payot, 1995.
Au cours des années 70, le déclin intellectuel du marxisme et les affrontements internes du monde communiste se sont conjugués pour rendre nécessaire le recours à la géopolitique. À l'évidence, la seule prise en compte des facteurs socio-économiques et idéologiques ne suffisaient à comprendre et interpréter litiges nationalitaires et territoriaux. Les problématiques espace et puissance ne pouvaient plus être ignorées d'où le recours à une géographie comprise comme “science des princes et chefs militaires” (Strabon). Professeur de géographie humaine à l'université de Genève, Claude Raffestin ne l'entend pas ainsi. Avec l'aide de 2 chercheurs en sciences sociales, il se fait fort de prouver que la géopolitique n'est pas une science ni même un savoir scientifique (1). « Production sociale marquée du sceau de l'historicité », la géopolitique ne serait qu'une superstructure idéologique légitimant le nationalisme et l'impérialisme de l'Allemagne du XXe siècle commençant. Pour en arriver à cette affirmation abrupte, C. Raffestin procède à une démonstration en 3 temps.
Dans une première partie (“Racines de la géopolitique”), il décrit et explique le rôle d'intermédiaire joué par Friedrich Ratzel (1844-1904) entre une géographie allemande marquée par les philosophies de Herder et Hegel — la géographie est l'élément de base de l'histoire des peuples, des nations, de États — et l'œuvre de Rudolf Kjellen (1864-1922), professeur et parlementaire suédois, créateur du néologisme de “géopolitique” en 1916. Héritier de Humboldt et Ritter, F. Ratzel est à l'origine d'une géographie humaine fortement structurée par une vision darwinienne du monde (vision organiciste de l'État, individu géographique ; thème de la lutte de l'espèce-État pour l'espace). S'il n'est pas indifférent aux problèmes de son temps, l'ensemble de son travail est tourné vers la connaissance de la Terre et des connexions entre les sociétés humaines et leur milieu de vie. Cette géographie, que l'on peut qualifier d'académique, n'est donc pas de la géopolitique. C'est avec R. Kjellen que se développe une géographie active, applicable aux rapports de puissance du moment (cf. L'État comme forme de vie, publié en 1916 et traduit l'année suivante en Allemagne) alors même qu'en Grande-Bretagne Halford John Mackinder (1861-1947), en développant et affinant ses thèses exposée dans sa célèbre conférence de 1904, s'inscrit dans la postérité de l'Américain Alfred T. Mahan (1840-1914). La géopolitique naît donc avec la Première Guerre mondiale.
La seconde partie, “Géopolitique et fascisme”, est construite autour de la personne et l'œuvre de Karl Haushofer (1869-1946). C'est à ce général bavarois qu'il revient de continuer la lignée Ratzel-Kjellen en faisant de la géopolitique une science appliquée et opérationnelle. Après avoir tenté de démonter le travail de réhabilitation de K. Haushofer, Raffestin montre le peu d'impact de ses efforts intellectuels sur le cours des choses (2). La “saisie du monde” qu'il assigne comme but à la géopolitique laisse place à la propagande. D'habiles constructions graphiques “mettent en carte” les ambitions expansionnistes du IIIe Reich et assurent l'endoctrinement des masses. La Zeitschrift für Geopolitik n'en inspire pas moins les géopolitiques franquiste et mussolinienne caractérisées par le décalage entre leur discours, global et impérial, et la réalité des États espagnol et italien.
La troisième partie, “Le retour de la géopolitique”, porte sur les recompositions de ce discours dans l'après-Deuxième Guerre mondiale. Une partie beaucoup trop courte pour emporter la conviction du lecteur. Le pragmatisme anglo-saxon, dont font preuve Nicholas J. Spykman (1893-1943) et de ses successeurs, — Robert Strausz-Hupé est le seul qui soit cité ! — ne trouve pas grâce aux yeux de Raffestin. Il n'y voit qu'une resucée de la vieille et infâme Geopolitik. Idem pour les publications de l'Institut international de géopolitique, dirigé par Marie-France Garaud, pour les travaux de la revue Hérodote, emmenée par Y. Lacoste, ou encore ceux de sa consœur italienne Limes, dirigée par Michel Korinman et Lucio Caracciolo. À ce stade du livre, on ne prouve plus quoi que ce soit, on anathémise ! Raffestin peut conclure : la géopolitique est le “masque” du nationalisme, de l'impérialisme, du racisme. Il en arrive même à renverser ces rapports de déterminant à déterminé puisqu'en visualisant divers litiges territoriaux, « la démarche de la géopolitique serait très proche de celle d'une prophétie autoréalisatrice » (p. 307-308).
Cet ouvrage a le mérite d'adresser de justes critiques à ce que l'on appellera le géopolitisme : regard olympien négligeant les échelles infra-continentales, affirmations péremptoires, proclamation de lois, volonté de constituer la géopolitique en un savoir global couronnant l'ensemble des connaissances humaines. Scientiste et déterministe, cette géopolitique est datée. Elle a déjà fait place à une géopolitique définie non plus comme science mais comme savoir scientifique (cf. note n°1), prenant en compte les multiples dimensions d'une situation donnée et les différents niveaux d'analyse spatiale attentive aux “géopolitiques d'en bas” (celles des acteurs infra-étatiques). Modeste, cette géopolitique post-moderne est celle d'une planète caractérisée par la densité des interactions (flux massifs et divers), par l'hétérogénéité des acteurs du système-Monde (le système interétatique est doublé et contourné par un système transnational : firmes, maffias diverses, églises, sectes groupes terroristes...), et l'ambivalence des rapports entre unités politiques (relations de conflit-coopération, disparition des ennemis et par voie de conséquence des amis désignés). Cette géopolitique est celle d'un système-Monde hyper-complexe, multirisques et chaotique (3). Mais ces renouvellements sont tout simplement ignorés par Raffestin. Parce que son objectif est le suivant : disqualifier à nouveau la géopolitique en pratiquant la reductio ad Hitlerum.
► Louis Sorel, 1996.
- (1) Selon le géopolitologue Y. Lacoste, directeur de la revue Hérodote, la géopolitique n'est pas une science ayant vocation à établir des lois mais un savoir scientifique qui combine des outils de connaissance produits par diverses sciences (sciences de matière, sciences du vivant, sciences humaines) en fonction de préoccupations stratégiques. Sur ces questions épistémologiques, cf. « Les géographes, l'action et le politique », Hérodote n° 33-34, 2°/3° trimestre 1984 (numéro double) ainsi que le Dictionnaire de géopolitique publié sous la direction d'Y. Lacoste chez Flammarion en 1993.
- (2) Cf. la préface de Jean Klein à Karl Haushofer, De la géopolitique, Fayard, 1986. Lire également les pages consacrées par Michel Korinman à K. Haushofer in Quand l'Allemagne pensait le monde, Fayard, 1990.
- (3) Cf. Lucien Poirier, La crise des fondements, Economica/Institut de stratégie comparée, 1994.
pièces-jointes :
◘ Géopolitique du Léviathan
« Nur Meer und Erde haben hier Gewicht » (Seules mer et terre ici importent), Gœthe 1812
Plus que de la géopolitique, cet article relève de la thalassopolitique, néologisme créé par le professeur Julien Freund « pour remettre en cause certaines conceptions de la géopolitique, qui privilégient les phénomènes telluriques par rapport aux phénomènes maritimes ». « L’histoire mondiale est l’histoire de la lutte des puissances maritimes contre les puissances continentales et des puissances continentales contre les puissances maritimes » a écrit Carl Schmitt dans Terre et Mer (Labyrinthe, 1985, p. 23).
Dès le Moyen-Âge, les cabbalistes interprétaient l’histoire du monde comme un combat entre la puissante baleine, le Léviathan, et le non moins puissant Béhémoth, animal terrien imaginé sous les traits d’un éléphant ou d’un taureau (*). Le Béhémoth essaie de déchirer le Léviathan avec ses défenses, ses cornes ou ses dents, tandis que le Léviathan, de son côté, s’efforce de boucher avec ses nageoires la gueule et le nez du terrien pour l’affamer ou l’étouffer. Allégorie mythologique qui n’est pas sans rappeler le blocus d’une puissance terrestre par une puissance maritime.
Le “Sea Power” de l’amiral Mahan
À la charnière des XIXe et XXe siècles, l’Américain Alfred T. Mahan dans The Influence of Sea Power upon History (1890), l’Allemand Friedrich Ratzler dans Das Meer als Quelle der Volkergrösse (1900) et le Britannique Halford John Mackinder dans Britain and the British Seas (1902), accordent une importance primordiale à la mer comme source de puissance des nations.
Amiral, historien et professeur à l’US Naval Academy, Alfred T. Mahan (1840-1914) est le plus célèbre géopoliticien de la mer, son œuvre comportant 20 livres et 137 articles. Partant de l’étude de l’Histoire européenne aux XVIIe et XVIIIe siècles, il cherche à démontrer comment la puissance maritime (Sea Power) s’est révélée déterminante pour la croissance et la prospérité des nations. Pour lui, la mer peut agir contre la terre, alors que l’inverse n’est pas vrai et, à la longue, la mer finit toujours par l’emporter dans sa lutte contre la terre. Mahan est profondément persuadé que la maîtrise des mers assure la domination des terres, ce qu’il résume par la formule « l’Empire de la mer est sans nul doute l’Empire du monde » (The problem of Asia an its effect upon international policies, 1900, p.63). En affirmant ainsi la supériorité intrinsèque des empires maritimes, il offre une justification théorique à l’impérialisme, ce grand mouvement expansionniste des années 1880-1914.
Dans The problem of Asia, paru en 1900, Mahan applique à l’Asie son paradigme géopolitique, insistant sur la nécessité d’une coalition des puissances maritimes pour contenir la progression vers la haute mer de la grande puissance terrestre de l’époque, la Russie. En effet, il souligne que sa position centrale confère un grand avantage stratégique à l’Empire russe, car il peut s’étendre dans tous les sens et ses lignes intérieures ne peuvent être coupées. Par contre, et là réside sa principale faiblesse, ses accès à la mer sont limités, Mahan ne voyant que trois axes d’expansion possibles : en Europe, pour contourner le verrou des détroits turcs, en direction du Golfe persique et sur la Mer de Chine. C’est pourquoi l’amiral préconise un endiguement de la tellurocratie russe passant par la création d’un vaste front des puissances maritimes, des thalassocraties, qui engloberait les États-Unis, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et le Japon, les Américains s’imposant comme les chefs de file de cette nouvelle sainte Alliance.
Halford John Mackinder
S’inspirant de l’amiral Mahan, l’universitaire britannique Halford John Mackinder (1861-1947) estime, lui aussi, que la réalité géopolitique fondamentale est l’opposition entre puissances continentales et puissance maritimes. Une idée fondamentale traverse toute son œuvre : la confrontation permanente entre la Terre du Milieu ou Heartland, c’est-à-dire la steppe centre-asiatique, et l’Île du Monde ou World Island, la masse continentale Asie-Afrique-Europe.
En 1887, Mackinder prononce, devant le public de la Royal Geographical Society, une allocution qui marque son entrée tonitruante sur la scène géopolitique, déclarant notamment « il y a aujourd’hui deux types de conquérants : les loups de terre et les loups de mer ». Derrière cette phrase allégorique et quelque peu énigmatique se tient l’arrière-plan concret de la rivalité anglo-russe en Asie centrale. En fait, Mackinder est obsédé par le salut de l’Empire britannique face à la montée de l’Allemagne et la Russie. Dès 1902, dans Britain and the British seas, il constate le déclin de la Grande-Bretagne et en conclut que cette dernière doit « partager le fardeau » avec les États-Unis, qui prendront tôt ou tard sa relève.
C’est dans sa célèbre communication de 1904, « The geographical pivot of history » (Le pivot géographique de l’histoire), qu’il formule sa théorie géopolitique. On peut la résumer en 2 points principaux :
- 1) la Russie occupe la zone pivot inaccessible à la puissance maritime, à partir de laquelle elle peut entreprendre de conquérir et contrôler la masse continentale eurasienne,
- 2) en face, la puissance maritime, à partir de ses bastions (Grande-Bretagne, États-Unis, Afrique du Sud, Australie et Japon) inaccessibles à la puissance terrestre, encercle cette dernière et lui interdit d’accéder librement à la haute mer.
Étudiant l’époque « pré-colombienne », Mackinder oppose les Slaves, installés dans les forêts, aux peuples de cavaliers nomades présents sur les espaces non-boisés. Cette steppe asiatique, quasi déserte, est la Terre du Milieu (Heartland), entourée de deux croissants fortement peuplés : le croissant intérieur (inner crescent), regroupant l’Inde, la Chine, le Japon et l’Europe, qui jouxte territorialement la Terre du Milieu, et le croissant extérieur (outer crescent), constitué de diverses îles. Le croissant intérieur est soumis régulièrement à la poussée des nomades cavaliers venus des steppes de la Terre du Milieu.
Tout change à l’ère « colombienne », qui voit l’affrontement de 2 mobilités, celle de l’Angleterre qui amorce la conquête des mers, et celle de la Russie qui avance progressivement en Sibérie. Pour l’universitaire, cette double expansion européenne, maritime et continentale, trouve son explication dans l’opposition entre Rome et la Grèce. En effet, il affirme que le Germain a été civilisé et christianisé par le Romain, le Slave par le Grec, et qu’alors que le Romano-germain a conquis les océans, le Greco-Slave s’est emparé à cheval de la steppe. Mackinder fait de la séparation entre Empires d’Orient et d’Occident, en 395, aggravée lors du Grand Schisme entre Byzance et Rome, en 1054, le point nodal de cette opposition. Il souligne qu’après la prise de Constantinople par les Turcs, Moscou s’est proclamée nouveau centre de l’Orthodoxie (la troisième Rome). Au XXe siècle, cet antagonisme religieux débouchera, selon lui, sur un antagonisme idéologique, entre le communisme et le capitalisme : la Russie, héritière de la communauté villageoise paysanne slave, le Mir, optera pour le communisme, l’Occident, dont la pratique religieuse privilégie le salut individuel, pour le capitalisme…
Cette opposition Terre/Mer risque de basculer en faveur de la terre et de la Russie. Mackinder remarque que si le Royaume-Uni a pu envoyer une armée de 500.000 hommes en Afrique-du-Sud lors de la guerre des Boers, performance saluée par tous les partisans de la puissance maritime, au même moment, la Russie avait, elle, réussi un exploit encore plus exceptionnel en entretenant un nombre équivalent de soldats en Extrême-Orient, à des milliers de kilomètres de Moscou, grâce au train transsibérien. Avec le chemin de fer, la puissance terrestre est désormais capable de déployer ses forces aussi vite que la puissance océanique. Obnubilé par cette révolution des transports terrestres, qui permettra à la Russie de développer un espace industrialisé autonome et fermé au commerce des thalassocraties, Mackinder prédit la fin de l’âge « colombien » et conclut à la supériorité de la puissance tellurique, résumant sa pensée dans un aphorisme saisissant : « Qui tient l’Europe continentale contrôle le Heartland. Qui tient le Heartland contrôle la World Island ». Effectivement, toute autonomisation économique de l’espace centre-asiatique conduit automatiquement à une réorganisation du flux des échanges, le croissant interne ayant alors intérêt à développer ses relations commerciales avec le centre, la Terre du Milieu, au détriment des thalassocraties anglo-saxonnes. Quelques années plus tard, en 1928, l’annonce par Staline de la mise en œuvre du 1er plan quinquennal confortera le penseur britannique, qui ne manquera pas de souligner que depuis la Révolution d’Octobre les soviétiques ont construit plus de 70.000 kms de voies ferrées.
Au lendemain de la Première guerre mondiale, Mackinder publie Democratic Ideals and Reality, un ouvrage concis et dense dans lequel il rappelle l’importance de la masse continentale russe, que les thalassocraties ne peuvent ni contrôler depuis la mer ni envahir complètement. Concrètement, il faut selon lui impérativement séparer l’Allemagne de la Russie par un « cordon sanitaire », afin d’empêcher l’unité du continent eurasiatique. Politique prophylactique suivie par Lord Curzon, qui nomme l’universitaire Haut commissaire britannique en « Russie du Sud », où une mission militaire assiste les partisans blancs de Dénikine, et obtient que ces ceux-ci reconnaissent de facto la nouvelle république d’Ukraine… Pour rendre impossible l’unification de l’Eurasie, Mackinder n’aura de cesse de préconiser la balkanisation de l’Europe orientale, l’amputation de la Russie de son glacis baltique et ukrainien, le containment des forces russes en Asie afin qu’elles ne puissent menacer la Perse ou l’Inde.
Le “Kontinentalblock” de Karl Haushofer
C’est en Allemagne, et sous l’influence décisive de Karl Haushofer (1869-1946), que géopoliticiens, diplomates et théoriciens nationaux-révolutionnaires et nationaux-bolcheviques (les frères Jünger, Ernst Niekisch, Karl-Otto Paetel) s’opposeront avec le plus de force aux prétentions thalassocratiques.
Officier d’artillerie bavarois et professeur à l’Académie de guerre, Karl Haushofer, envoyé au Japon en 1906 pour y réorganiser l’armée impériale, prend conscience lors de son voyage de retour vers l’Allemagne, effectué avec le Transsibérien, de l’immensité continentale de l’Eurasie russe. Après la Première Guerre Mondiale, il obtient un doctorat et devient professeur de géographie à Munich, où il se lie avec Rudolf Hess. Fondateur, en 1924, de la célèbre Zeitschrift für Geopolitik (Revue de Géopolitique), Haushofer est l’héritier direct des travaux de son compatriote Ratzel et du Suédois Kjeller. Écartons d’abord la légende noire d’un Haushofer partisan acharné de l’hitlérisme et de sa géopolitique comme entreprise justificatrice des conquêtes territoriales du IIIe Reich, légende dont le professeur Jean Klein trouve la source dans les « efforts déployés par la propagande américaine » (préface à De la géopolitique, K. Haushofer, Fayard, 1986). Cette diabolisation n’étonnera que ceux qui méconnaissent l’orientation anti-thalassocratique de la géopolitique haushoférienne…
Soucieux de dépasser les petits nationalismes, Haushofer prône dès 1931, dans Geopolitik der Pan-Ideen (Géopolitique des idées continentales), la constitution de vastes espaces continentaux, seuls capables de dépasser la faiblesse territoriale et économique des États classiques. Une première étape pourrait passer par les rassemblements sub-continentaux théorisés en 1912 par le géographe E. Banse, qui préconisait 12 grandes aires civilisationnelles : l’Europe, la Grande Sibérie (Russie incluse), l’Australie, l’Orient, l’Inde, l’Asie Orientale, la « Nigritie », la Mongolie (avec la Chine, l’Indochine et l’Indonésie), la Grande Californie, les Terres Andines, l’Amérique (Amérique du Nord atlantique) et l’Amazonie.
Sa pensée, radicalement continentaliste et hostile aux thalassocraties, se précise lorsqu’il publie, en 1941, Der Kontinentalblock-Mitteleuropa-Eurasien-Japan (Le bloc continental-Europe-Europe centrale-Eurasie-Japon). Rédigé après le pacte-germano soviétique, cet ouvrage se prononce pour une alliance germano-italo-soviéto-nippone qui réorganiserait radicalement la masse continentale eurasienne. Il souligne que la crainte permanente des Anglo-saxons est de voir se constituer un axe Berlin-Moscou-Tokyo, qui échapperait totalement à l’emprise des thalassocraties marchandes. Celles-ci, écrit-il, pratiquent la politique de l’Anaconda, qui consiste à enserrer progressivement leurs proies et à les étouffer lentement. Or l’Eurasie, si elle parvient à s’unir, s’avèrera une proie trop grosse pour l’anaconda anglo-américain, échappant ainsi, grâce à sa masse gigantesque, à tout blocus.
Cette idée d’alliance tripartite a d’abord germé dans des esprits japonais et russes. Lors de la guerre russo-japonaise de 1905, quand Britanniques et Nippons se coalisaient contre les Russes, une partie des dirigeants japonais, dont l’ambassadeur à Londres Hayashi, le comte Gato, le prince Ito et le premier ministre Katsura souhaitaient une entente germano-russo-japonaise contre la mainmise anglaise sur le trafic maritime mondial. Visionnaire, le comte Gato préconisait alors une troïka, où le cheval central, le plus fort, aurait été la Russie, flanquée de deux chevaux légers, plus nerveux, l’Allemagne et le Japon. En Russie, l’idée eurasienne, sera incarnée, quelques années plus tard, par le ministre Witte, génial créateur du Transsibérien et partisan dès 1915 d’une paix séparée avec le Kaiser.
Inutile de préciser qu’Haushofer désapprouvera les guerres de conquête à l’Est entreprises par Hitler, qui allaient à l’encontre de son projet historique de constitution d’un bloc continental eurasiatique.
La stratégie de l’anaconda, de Spykman à Brzezinski
L’idée fondamentale, posée par Mahan et Mackinder, d’interdire à la Russie l’accès à la haute mer, sera reformulée par Nicholas John Spykman (1893-1943), qui insistera sur l’impérieuse nécessité de contrôler l’anneau maritime ou Rimland, cette zone littorale bordant la Terre du Milieu et qui court de la Norvège à la Corée : « Qui maîtrise l’anneau maritime tient l’Eurasie, qui tient l’Eurasie maîtrise la destinée du monde » (The geography of the peace, 1944, p. 43).
Interprétant cette maxime dès le déclenchement de la Guerre froide, les États-Unis tenteront alors, par une politique de containment de l’URSS, de contrôler le rimland au moyen d’un réseau de pactes régionaux : OTAN en Europe, Pacte de Bagdad puis Organisation du traité central du Moyen-Orient, OTASE et ANZUS en Extrême-Orient.
Avec l’effondrement du bloc soviétique, l’on aurait pu s’attendre à un redéploiement stratégique des USA, et à une rupture avec la vulgate mackindérienne. Il n’en a rien été. À tel point qu’aujourd’hui encore, le conseiller (officieux) de politique étrangère le plus écouté du nouveau président américain Obama, se révèle être un disciple zélé de Mackinder. Il s’agit de Zbigniew Brzezinski, ami de David Rockefeller, avec qui il cofonda la Commission Trilatérale en 1973, et conseiller à la sécurité nationale du président Jimmy Carter de 1977 à 1980. Son œuvre théorique majeure, Le Grand Échiquier, parut en 1997, au moment des guerres de Yougoslavie entreprises en grande partie à son initiative, sous l’égide du secrétaire d’État aux Affaires étrangères Madeleine Albright. L’analyse stratégique de Z. Brzezinski reprend cyniquement la doxa géopolitique anglo-saxonne : l’Eurasie, qui regroupe la moitié de la population de la planète, constitue le centre spatial du pouvoir mondial. La clef pour contrôler l’Eurasie est l’Asie centrale. La clef pour contrôler l’Asie centrale est l’Ouzbékistan. Pour ce russophobe d’origine polonaise, l’objectif du Grand Jeu américain doit être de lutter contre l’alliance Chine-Russie. Considérant que la principale menace vient de la Russie, il préconise son encerclement (l’anaconda, toujours l’anaconda) par l’implantation de bases militaires, ou à défaut de régimes amis, dans les ex-républiques soviétiques (Ukraine incluse), insistant en particulier sur la nécessaire instrumentalisation des islamistes. Paradoxalement, c’est au nom de la lutte contre ces mêmes islamistes que les forces américaines se déploieront en Ouzbékistan après le 11 septembre 2001… Machiavel, pas mort !
► Édouard Rix, Terre & Peuple magazine n°46, hiver 2010. [version anglaise]
* : Les noms de Léviathan et de Béhémoth sont empruntés au Livre de Job (ch. 40 et 41).
◘ Orientations rebelles
Crise économique majeure, dérèglements climatiques flagrants, avancée du libéralisme prédateur planétaire, nivellement par le bas de la culture, immigration de masse de peuplement, impéritie de la classe politicienne vouée au mondialisme et à l’indifférenciation, nécrose démocratique, mise en place d’une société totalitaire douce en Occident, etc., les défis ne manquent pas pour les Européens qui estiment que leur civilisation plurimillénaire n’est pas encore apte pour sa sortie de l’histoire ? Et pourtant, une atmosphère émolliente paraît dominer la psyché collective tandis que les comportements modelés par les médias, la télévision en premier lieu, participent aux déséquilibres écologiques mondiaux en se fourvoyant dans une consommation de masse, symbole de la primauté de l’Avoir sur l’Être, de la domination du matérialisme sur l’esprit. Ce début de XXIe siècle verrait-il donc l’avènement du “dernier homme” annoncé par Nietzsche ?
Dans ce contexte d’avilissement généralisé, la rébellion est plus que jamais nécessaire ! Mais, pour bien combattre le Système et éviter d’être pris dans ses réseaux, il importe d’abord de se former, de réfléchir autrement, de penser hors des sentiers battus des convenances, des nostalgies, des habitudes.
Compilations d’articles, Orientations rebelles aident à comprendre le monde selon un point de vue résistant, dissident et partisan, au sens du combattant illégal qui affronte l’ennemi sans appartenir à l’armée régulière. Jalons pour une pensée alternative identitaire, solidariste, patriote, communautarienne française et européens, ces textes traitent tout aussi bien de géopolitique que d’histoire des idées, du phénomène médiatique que d’écologie, d’économie réenracinée que de multiculturalisme. Il s’agit de fonder une nouvelle vision du monde, fidèle aux riches héritages européens et tournée vers un avenir grand-continental ambitieux, car souverain.
Né en 1970, passionné par la géopolitique, l’histoire, les sciences politiques et le combat des idées, Georges Feltin-Tracol a écrit dans de nombreuses revues anticonformistes et a participé au recueil dirigé par Pierre Le Vigan et Jacques Marlaud, La patrie, l’Europe et le monde, éléments pour un débat sur l’identité des Européens (Dualpha, Paris, 2009).
Il est surtout rédacteur en chef du site non-conformiste d’expression française et d’action métapolitique Europe Maxima.
♦ Éditions : Héligoland, 2009, 312 p.
♦ Commandes : EDH, BP2, 27290 PONT-AUTHOU (29€, port compris).