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  • Politique étrangère de la Turquie

    turqui10.gifLes anxiétés anti-européennes de la Turquie

    Ankara persiste dans sa demande d’adhésion à l’UE mais, simultanément, élève la voix contre Bruxelles et contre Chypre

    La Turquie est prête à respecter n’importe quelle décision de l’UE quant à la demande d’adhésion turque, même un “non”, mais le processus des négociations doit être mené jusqu’au bout. Telle est la teneur de la requête formulée récemment à Berlin par le président turc Abdullah Gül, au cours d’une visite de 4 jours en Allemagne, pays où vivent 3,5 millions de personnes d’origine turque, et en présence de son homologue allemand, Christian Wulff. « Nous accepterons de ne pas être membres de l’UE si le peuple d’un seul pays de l’UE le refuse ou considère que la Turquie constituera un poids », a souligné Gül lors d’une conférence de presse, en présence de Wulff ; Gül se référait à l’éventualité d’organiser des référendums nationaux à propos de l’adhésion d’Ankara à l’Union. « Je pense que les débats récents sur l’adhésion ou la non adhésion de la Turquie ne sont pas nécessaires. Avant toute chose, la Turquie doit recevoir la possibilité de mener les négociations jusqu’au bout », a poursuivi Gül. Ces paroles ont reçu l’accord du président allemand, qui semble avoir pris ses distances par rapport à la Chancelière Merkel, qui demeure ferme dans son opposition claire et nette à toute adhésion turque. Pendant le dîner officiel organisé en l’honneur de son hôte turc, Wulff a affirmé que les négociations en vue d’une adhésion à l’UE doivent être menées de manière plus correcte, plus ouvertes aux espérances turques. « L’UE, elle aussi, doit travailler de manière plus active, afin que le processus d’adhésion puisse progresser, et doit également garantir à ses interlocuteurs turcs une attitude réceptive jusqu’au moment où la Turquie, finalement, aura concrétisé toutes les conditions nécessaires pour entrer dans l’Union », a souligné le chef de l’État allemand.

    Madame Merkel, tout comme le chef de l’Élysée Nicolas Sarközy, propose un partenariat privilégié entre l’UE et la Turquie, soit un projet que Gül a défini « difficile à comprendre », vu que l’Union douanière en vigueur consent déjà des rapports privilégiés. Ankara, en 2005, avait entamé les négociations en vue de l’adhésion après avoir reçu le feu vert unanime des partenaires de l’Union. Mais ces négociations se déroulent au ralenti : seuls 13 chapitres sur 25 ont été abordés. Qui plus est, la Chancelière allemande a exprimé au Président turc ses préoccupations à propos des tensions croissantes entre Ankara et le gouvernement israélien, tiraillements qui ont miné les rapports entre les 2 pays du Proche Orient.

    Lors de l’entrevue qui eut lieu dans les bureaux de la Chancellerie, les 2 parties ont réitéré leurs positions quant à l’entrée de la Turquie dans l’UE et abordé ensuite la question du printemps arabe. Gül a répété publiquement que la Turquie demeurait toujours candidate à devenir membre à part entière de l’UE. Officiellement, l’Allemagne est ouverte à cette éventualité mais le parti de la Chancelière, la CDU, entend offrir aux Turcs une forme différente d’association, c’est-à-dire un partenariat stratégique qui excluerait l’adhésion à plein titre à l’UE. Au cours de la même journée, les interlocuteurs ont abordé aussi les attaques proférées par le ministre turc des affaires étrangères Ahmet Davutoglu contre les pays européens, accusés par lui de donner asile aux séparatistes kurdes du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) qui, au départ de l’Europe, continuent à financer des activités terroristes, à procéder à du recrutement, à diffuser de la propagande et à se livrer au trafic d’armes. Cette attaque du chef de la diplomatie turque s’est effectuée à l’occasion d’une conférence sur la lutte internationale contre le terrorisme, qui s’est tenue à New York pendant la 66ème Assemblée générale des Nations-Unies. Davutoglu a expliqué qu’au cours de ces derniers mois, la Turquie a été confrontée à une recrudescence des attaques du PKK, une formation politique, a-t-il ajouté, « qu’Ankara continuera à combattre avec toutes les mesures qui s’avèreront nécessaires », toutefois dans le respect des principes démocratiques.

    Mais les tensions entre Ankara et Bruxelles ne se limitent pas à la question kurde. Il y a aussi les rebondissements dans la question cypriote : Nicosie entend aller de l’avant dans les travaux de prospection, lancés en vue de découvrir des gisements d’hydrocarbures dans la zone économique exclusive de la République de Chypre. Or cette zone d’exclusivité cypriote, les Turcs la réclament pour eux aussi. Un fonctionnaire responsable de l’énergie auprès du département du commerce à Nicosie a confirmé que la firme Noble Energy, basée à Houston, a commencé ses explorations en vue de trouver pétrole et gaz au large de la côte méridionale de Chypre. Entretemps, un communiqué, publié sur le site du ministère des affaires étrangères de Nicosie, a répété « que la République de Chypre maintient ses propres droits souverains sur la plateforme continentale en accord avec les lois internationales et aucun autre accord ou aucune décision de la part de la Turquie aura des conséquences sur l’exercice de ces droits ». Et le communiqué souligne : « L’annonce faite par la Turquie constitue un nouvel acte de provocation contraire aux lois internationales ». Ces termes condamnent expressis verbis la décision du gouvernement turc de faire surveiller par des navires de guerre et des avions militaires, prêts à intervenir, les opérations de forage et de sondage que Chypre vient d’entamer en mer. Ces moyens militaires devront en outre défendre le bon déroulement de travaux de même nature que la Turquie commencera très prochainement.

    Les tensions actuelles éloignent encore davantage dans le temps le projet de réunifier l’île, divisé en un sud grec-cypriote et un nord colonisé par les Turcs. Ankara a en outre menacé de suspendre les relations avec l’Union Européenne si, l’an prochain, Bruxelles concède à Chypre la présidence des institutions européennes, à laquelle l’île a droit selon le principe de rotation en vigueur. Nous faisons donc face à une ligne politique, délibérément choisie par Ankara, qui contribue à éloigner toujours davantage la Turquie de l’UE. La Turquie a donc bel et bien opté pour une stratégie néo-ottomane visant le contrôle direct et absolu d’Ankara sur toute les zones voisines, au Proche Orient comme en Méditerranée orientale.

    ► Andrea Perrone (article paru dans Rinascita, Rome, 21 septembre 2011).

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    Erdogan, la Turquie et le néo-ottomanisme face à une Europe déboussolée

    Nous avions déjà maintes fois abordé le problème turc, dans de multiples allocutions antérieures : pour souligner le conflit millénaire qui oppose l’Europe, héritière des Romaniae  romaine et byzantine, à la Turquie, héritière et de tous les mouvements vers l’ouest amorcés dans l’histoire par les peuples ouralo-altaïques de la steppe centre-asiatique et du califat islamique ; ensuite ppour analyser les ingrédients de la mosaïque turque actuelle et les conflictualités qui en découlent (47 groupes ethniques et religieux, dans toutes les combinatoires possibles !).  Aujourd’hui, nous analyserons plus en détail l’émergence d’un nouvel islamisme “démocratique” ou “modéré” selon le langage des médias favorables à l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne. D’Erbakan à Erdogan, cet islamisme particulier a des racines, que nous évoquerons parce qu’elles nous expliquent bien des positions prises récemment par le gouvernement turc, et qu’elles se combinent habilement avec le néo-ottomanisme du nouveau ministre des affaires étrangères, Ahmet Davutoglu. Cette diplomatie néo-ottomane se déploie tous azimuts : vers le Croissant fertile, vers les Balkans, l’Égypte et la Libye, le Caucase, etc., suscitant en bout de course plus d’inimitiés que d’alliances durables. Le glissement vers l’islamisme erdoganien et le néo-ottomanisme davutoglien implique une liquidation de l’héritage kémaliste et laïque et du nationalisme turco-centré ou panturquiste. Cette liquidation s’est manifestée lors de la fameuse affaire de l’Ergenekon, ce groupe de militaires fidèles au double héritage kémaliste et panturquiste (ou pantouranien). Autre avatar inquiétant de cette mutation importante dans les idéologies dominantes qui structurent la machine étatique turque : la politique d’immixtion dans les affaires intérieures des Etats-hôtes, qui accueillent une forte immigration turque, suite aux 2 discours d’Erdogan tenus en Allemagne, à Cologne et à Düsseldorf, en 2008 et en 2011. La nouvelle idéologie dominante à Ankara rompt avec la retenue traditionnelle des cercles diplomatiques, exactement comme les néoconservateurs américains avaient fustigé la diplomatie des États européens et de la Russie lors de l’intervention de 2003 en Irak. Le “mobbing” contre la Suisse s’inscrit également dans cet abandon, par les Etats marqués par l’un ou l’autre fondamentalisme idéologique ou religieux, des critères de comportement habituels de la diplomatie. La politique d’immixtion, inacceptable pour ceux qui entendent préserver la souveraineté pleine et entière des États, conduit à des phénomènes inquiétants de désagrégation sociale dans les États qui ont jadis accepté des migrants d’origine turque. Nous analyserons ces phénomènes de désagrégation. Nous bénéficierons, pour étayer nos arguments, d’un dossier exceptionnel, composé par  Jürgen P. Fuss, ancien éditeur du seul hebdomadaire turc en langue allemande (Aktuelle Türkische Rundschau), revenu dans son pays natal, après que le système Erdogan se soit bétonné en Turquie, ne permettant plus une réelle liberté d’expression et de ton. Ce livre sera présenté à un public non germanophone pour la première fois depuis sa parution, au printemps 2011. 

    ► Robert Steuckers, octobre 2011.

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    1071-t10.jpgLa Turquie demeure “l'homme malade du Bosphore” 

    ◘ Analyse des rapports entre la Turquie et le monde arabe et entre la Turquie et Israël

    [© Dessin de Schrank paru dans The Economist, Londres]

    Depuis les pentes de l’Atlas jusqu’aux rivages de l’Océan Indien, de l’Europe centrale jusqu’à la première cataracte du Nil et jusqu’aux littoraux de la Caspienne et de la Mer Rouge, toutes les traditions, que ce soient celles des Arabes ou des Berbères, des Kurdes ou des Arméniens, des Grecs ou des Hongrois, des Serbes ou des Autrichiens, parlent de raids turcs ou de rafles d’esclaves pendant les 5 ou 6 siècles qu’a duré la terrible domination ottomane. Les oppresseurs turcs suscitaient rejet et horreur, au point que lorsqu’éclate la Première Guerre mondiale et que le Sultan Mehmet V, calife des musulmans, appelle à la guerre sainte contre les puissances de l’Entente, aucun peuple ou tribu du monde musulman sous domination française ou britannique, que ce soit en Afrique ou en Inde, ne se déclare prêt à se joindre à une djihad sous l’égide turque. Au contraire : la plupart des cheiks arabes et des princes musulmans se sont rangés derrière les Britanniques (qui, bien entendu, ont promis et donné subsides et formulé moults promesses).

    En 1919, après que les vainqueurs de la Première Guerre mondiale soient parvenus à imposer aux Allemands, aux Autrichiens et aux Hongrois vaincus les clauses scandaleuses des “Diktate” de Versailles, de Saint Germain et du Trianon, ce fut le tour des Turcs à Sèvres un an plus tard. Les conditions imposées à la Turquie étaient si inacceptables qu’un mouvement nationaliste turc, sous la houlette de Mustafa Kemal, a pu appeler la population à la révolte et à la résistance. Kemal a réussi à rassembler derrière sa personne les restes de l’armée ottomane et, pendant l’été 1921, à arrêter et à repousser la puissante offensive grecque en direction d’Ankara. En 1923, Kemal devint le premier Président de la République turque. En 1924, il put signer à Lausanne un traité de paix favorable à son pays. Le successeur de Kemal, Inönü, a réussi, pour sa part, à maintenir la Turquie hors du second conflit mondial, grâce à une magistrale et habile politique d’équilibre entre les puissances occidentales, l’Union Soviétique et le Troisième Reich.

    N’importe quel touriste qui visiterait les pays arabes du Machrek ou du Maghreb pourrait admirer les monuments prestigieux construits jadis par les Anciens Égyptiens, les Phéniciens, les Babyloniens, les Grecs ou les Byzantins mais chercherait en vain les témoignages tangibles de la culture turque... alors que les Turcs ont dominé souverainement ces pays du XIVe au XXe siècle. La mémoire vive de tous les peuples de la région retient en revanche l’oppression et l’exploitation qu’ils ont subies par la volonté des pachas ottomans et par l’arbitraire des sultans auxquels ils ont été soumis pendant plusieurs générations.

    Ces mauvais souvenirs légués par l’histoire font en sorte, aujourd’hui, que les anciennes colonies ottomanes, devenues des États arabes souverains, ne prêtent finalement qu’une oreille assez inattentive aux chants de sirène que profèrent les dirigeants turcs actuels, qui leur promettent d’avantageuses alliances. À cela s’ajoute qu’au ballast de l’histoire, s’ajoute un nouveau ballast :

    ♦ La Syrie réclame aux Turcs le retour de la province d’Hatay, avec le port d’Iskenderun (Alexandrette) et la ville d’Antakya (l’antique Antioche), qu’elle avait dû céder à la Turquie à l’époque du mandat français, en 1939. La France avait cédé cette province arabe/syrienne contre la promesse turque de ne pas se ranger derrière le Troisième Reich pendant la guerre.

    ♦ Les États arabes, surtout les pays qui se trouvent en état de guerre permanente avec Israël, comme la Syrie, le Liban, l’Égypte ainsi que le mouvement de libération de la Palestine, n’oublieront jamais que la Turquie, membre de l’OTAN, est restée neutre (au mieux) au cours de 4 guerres israélo-arabes dans la région, mais, si l’occasion s’était présentée, aurait été tout aussi prête à se tenir aux côtés d’Israël. En 1996, la Turquie a signé un traité d’alliance avec Israël. Et, lorsque, la même année, les troupes de Tsahal entrèrent une nouvelle fois en territoire libanais, les Turcs organisaient des grandes manœuvres le long de la frontière syrienne, afin de clouer au Nord les régiments de Damas.

    ♦ Les Irakiens, qui, comme on le sait, ont été “libérés” par les Américains, n’oublieront jamais que les Turcs ont cherché l’appui américain pour obtenir la sécession des provinces du Nord de l’Irak autour des régions pétrolifères de Kirkouk et Mossoul. Les Turcs espéraient faire de ces provinces kurdes de l’Irak un État kurde “indépendant et souverain”, qui aurait eu la bénédiction de Washington et d’Ankara. De cette façon, les Turcs auraient pu devenir indirectement une puissance pétrolière, entrer dans le club du “Big Oil” et, par la même occasion, refouler vers cette nouvelle république “souveraine” kurde, les révoltés kurdes d’Anatolie orientale, que les autorités d’Ankara baptisent “Turcs des Montagnes”.

    ♦ Plus de 70% des entreprises agricoles syriennes et irakiennes dépendent des barrages anatoliens (sur territoire turc) que les autorités d’Ankara ont construits sur le cours supérieur des 2 fleuves mésopotamiens que sont le Tigre et l’Euphrate. Ces fleuves prennent leur source dans le massif montagneux anatolien. Pour les Syriens comme pour les Irakiens, il est plus qu’évident que les Turcs jouent sur le niveau et le débit des 2 fleuves, selon que les positions politiques ou militaires de Damas ou de Bagdad leur conviennent ou leur déplaisent. À plusieurs reprises, les Turcs ont d’ailleurs prétexté de “pannes techniques” pour stopper temporairement l’alimentation en eau. Tout cela constitue pour les Mésopotamiens de dangereux précédents. Leur question est dès lors la suivante : que se passera-t-il si le temps de la mise à sec de nos fleuves dure plus longtemps ? La Turquie va-t-elle toujours accorder la quantité convenue de 500 m3 par seconde ou va-t-elle consacrer la bonne eau de ses barrages à l’agriculture et à l’industrie d’Anatolie centrale, dont les besoins ont centuplé ?

    Tandis que le creuset urbain et métropolitain d’Istanbul était dominé par une “élite”, superficiellement occidentalisée, d’affairistes levantins de tous poils bénéficiant de relais internationaux, 90% du peuple entre Üsküdar et Kisilçakçak demeuraient constitué de pauvres paysans et artisans, restant fidèles au Coran, qui voyaient d’un très mauvais œil les campagnes de modernisation entreprises par le gouvernement laïque.

    “L'élite” levantine pensait pouvoir recouvrir d’un fin vernis d’européisme la Turquie tout entière au fil des décennies. Mais ce vernis présentait de plus en plus de lézardes et de fissures au fur et à mesure que l’on s’éloignait de la Corne d’Or pour s’enfoncer loin dans les territoires de l’Asie mineure. Au cours des 2 dernières décennies, des partis politiques islamistes se sont constitués et ont ainsi contribué à affaiblir les détenteurs du pouvoir qui jouaient aux occidentalisés.

    C’est un secret de polichinelle de dire que toute la politique turque, jusqu’à un passé encore fort récent, était entièrement formatée à Washington. Pour les partisans de la globalisation, la Turquie représentait l’un des meilleurs tremplins territoriaux contre les “États voyous” qu’étaient l’Irak, la Syrie et l’Iran, d’une part, et l’hegemon régional russe, réveillé, d’autre part. C’est surtout pour cette raison que les États-Unis exerçaient une pression constante sur l’UE pour que celle-ci accepte l’adhésion et l’intégration politique et économique de la Turquie, pays musulman dont le territoire se situe à 95% en Asie.

    Les Turcs se sont mis à régimber progressivement et à refuser cette inféodation à la politique globalisatrice et ce rôle de vassal au service des États-Unis, au fur et à mesure qu’ils se laissaient influencer par les effets de leur renaissance islamique. Ils se sont rappelé leur rôle d’antan, celui d’une puissance hégémonique, à la fois spirituelle et géopolitique.

    Dans les années 90 et jusqu’en 2010, les plans GAP (Great Anatolian Projects) avaient été conçus pour faire accéder la Turquie à un âge d’or économique, où un nouveau Jardin d’Éden verrait le jour en Anatolie. Ces projets devaient réduire à néant le retard turc et faire fondre la légende de “l’homme malade du Bosphore”. On allait exporter de l’électricité, des productions industrielles et agricoles, des véhicules automobiles modernes et du matériel pour chemin de fer loin au-delà des frontières turques, vers les pays de l’espace transcaucasien, vers l’Asie centrale pour faire advenir une nouvelle civilisation touranienne, qu’on dominerait sans problème. Hélas, cette grande offensive axée sur l’exportation a échoué lamentablement. Les acheteurs et clients potentiels se sont vite aperçu que la qualité des produits turcs, comparés aux produits européens, laissait à désirer, que leurs prix avaient été gonflés, que les délais de livraison et les garanties n’étaient que rarement respectés. Après cet échec, les Turcs ont essayé de prendre pied sur les marchés très convoités des riches États pétroliers du Golfe Persique mais ont subi, là aussi, la même déveine qu’en Asie centrale, et pour les mêmes raisons. Le rêve de faire partie de la “ligue des champions” du Big Business mondial s’était évanoui.

    En l’an 2000, la Turquie a voulu faire des affaires avec Israël : en échange d’une livraison annuelle de 50 à 100 millions de m3 d’eau potable, les Israéliens devaient s’atteler à moderniser l’arme blindée turque. En mars 2002, le journal turc en langue anglaise, Daily News annonçait : « Il y a longtemps déjà que nous parlons avec les Israéliens à propos de la vente d’eau. Ils s’insurgent contre les prix trop élevés. En réalité, ils craignent que nous collaborions avec un autre État musulman et ils voudraient avoir l’eau pour rien. Maintenant, ils veulent ajouter à ce contrat six contrats supplémentaires pour la construction de systèmes d’irrigation... ». Cette transaction a elle aussi échoué.

    Après la victoire de son parti politique, l’AKP, Recep T. Erdogan est devenu Premier ministre en mars 2003 ; l’islam avait acquis le pouvoir au sein de l’État turc. Depuis lors, Ankara a pratiqué une politique étrangère en zigzag, tant et si bien que la Turquie se trouve aujourd’hui entre 6 chaises, sans avoir trouvé sa place ! En effet :

    • le fait que la Turquie soit membre de l’OTAN fait d’elle une sorte de “mouton noir” dans la communauté des États musulmans ;
    • sa nouvelle politique d’islamisation rigoureuse lui interdit l’accès à l’UE ;
    • Moscou n’abandonnera jamais ses visées, désormais pluriséculaires, de contrôler au moins un port en eaux chaudes dans les Dardanelles ;
    • en souvenir d’expériences douloureuses, vécues dans le passé, les Arabes n’offriront jamais une place pleine et entière à la Turquie ;
    • Israël ne considèrera jamais la Turquie comme un partenaire égal ;
    • les positions islamistes, assez tranchées, que prennent Erdogan et l’AKP puis la menace proférée par le Premier ministre turc de geler les relations entre la Turquie et l’UE si la république de Chypre assume la présidence de l’UE pendant 6 mois de juillet à fin décembre 2012 comme le veut la règle de fonctionnement des institutions européennes, lesquelles prévoient un changement de présidence tous les semestres ; cette attitude intransigeante exclut définitivement la Turquie de toute adhésion à l’UE ;
    • les États-Unis, qui ont protégé la Turquie pendant des décennies, ont eux-mêmes besoin d’aide, et d’urgence.

    Alors, quo vadis, Osman ?

    ► Richard Melisch (article paru dans zur Zeit, Vienne, n°38/2011).

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    photo_10.jpgErdogan à la conquête du Maghreb

    Le Premier ministre turc attaque verbalement Israël et est accueilli en héros par les Égyptiens à son arrivée au Caire. Après avoir échoué dans ses tentatives de dégager le monde arabe à l’Est de Suez de toute influence saoudienne ou iranienne, la Turquie jette son dévolu sur l’Afrique du Nord.

    Apparemment, les paroles fortes prononcées début septembre par le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan ont entraîné l’effet espéré : pour accueillir le chef du gouvernement d’Ankara à son arrivée au Caire, il y avait une foule hurlante de joie, qui voulait souhaiter la bienvenue à celui qu’elle surnomme “le sauveur de l’islam” et même “l'envoyé d’Allah”. Ces 2 surnoms, Erdogan veut continuer à les mériter, du moins aux yeux de la population égyptienne : il a encore fulminé contre Israël, l’ancien allié inconditionnel de son pays, apparemment devenu le nouvel ennemi juré de la Turquie.

    D’après ce que rapporte le quotidien Today’s Zaman, Erdogan, dans son premier discours tenu aux citoyens du plus peuplé des pays d’Afrique du Nord, a déclaré avec force que, compte tenu de l’assassinat de 9 civils turcs par Tsahal (lors de la fameuse opération humanitaire pour soulager Gaza bloquée) et, plus récemment, de 5 gardes-frontière égyptiens, « Israël continue à affaiblir sa propre légitimité », parce que cet État se comporte comme un « enfant gâté ». Le Premier ministre turc a ensuite défini comme « nul » le rapport Palmer des Nations Unies qui défend le point de vue israélien sur l’embargo infligé à la ville palestinienne et a répété que la Turquie « ne reconnaissait pas le blocus imposé à la Bande de Gaza ». Ensuite, explicitant son point de vue quant au prochain vote à l’ONU pour sanctionner l’adhésion de la Palestine, il a déclaré : « Nos frères palestiniens doivent avoir leur État et leur drapeau doit pouvoir être déployé devant le siège des Nations Unies ».

    Après avoir plaidé ouvertement en faveur de la naissance d’un État palestinien et invité la Ligue Arabe à soutenir une telle initiative, Erdogan s’est adressé directement aux chefs de gouvernement des pays arabes en les invitant à donner des suites concrètes aux demandes et aux aspirations de leurs propres populations. « Sans retard, il faut adopter des réformes politiques et sociales qui iront dans le sens des requêtes légitimes en matière de justice, de sécurité et de démocratie », a ajouté Erdogan, définissant du même coup « notre époque comme celle qui, dans une bonne partie du monde arabe secouée par des révoltes populaires, constitue un véritable moment où s’écrit l’histoire ».

    Quand on a entendu ces paroles du numéro un d’Ankara, on a l’impression que la Turquie, après avoir échoué dans ses tentatives d’arracher le Machrek et la péninsule arabique à la double influence de l’Iran et de l’Arabie Saoudite, cherche à jouer un rôle de premier plan dans les pays musulmans du Maghreb, tout en exploitant la vague des révoltes populaires, qui ont renversé plusieurs gouvernements dans la région. Le Premier ministre turc devra toutefois affronter en Égypte les Frères Musulmans qui ont déjà, à plusieurs reprises, fait comprendre à l’actuel gouvernance militaire égyptienne qu’ils n’étaient pas disposés à accepter le rôle marginal qu’on leur a laissé jusqu’ici dans la vie politique et administrative de l’Égypte.

    Erdogan, dans un des nombreux entretiens qu’il a accordés durant son séjour au Caire, n’a pas manqué d’aborder le thème épineux de la crise syrienne, tirant ainsi la sonnette d’alarme : il est en effet possible que se déclenche, dans ce pays arabe voisin de la Turquie, « une véritable guerre civile », du moins si le gouvernement syrien ne met pas fin « à la répression violente des manifestations en faveur de la démocratie ».

    “Je crains que tout cela ne finisse par une guerre civile entre alaouites et sunnites », a affirmé Erdogan lors d’un entretien accordé au quotidien égyptien al Shorouk. Ensuite : « Nous ne voyons pas beaucoup d’issues potentielles à cette crise tant que le président continuera à garder dans son entourage ceux qui soutiennent la politique répressive exercée contre le peuple syrien ». Ces paroles démontrent qu’Ankara a définitivement abandonné Damas pour poursuivre ses nouveaux objectifs.

    La Turquie qui, pendant qualques mois a émis de véritables signaux discordants sur l’échiquier diplomatique proche- et moyen-oriental, est bel et bien redevenue la tête de pont de l’OTAN au Proche Orient, une tête de pont qui, de surcroît, vise à consolider ses propres positions en Afrique du Nord, tout en cherchant à prendre le contrôle de la dérive islamiste que craignent tant Israël et les États-Unis.

    Les actions diplomatiques d’Ankara se déroulent en marge d’un récent message du nouveau leader d’al-Qaida, Ayman al Zawahiri, diffusé à l’occasion des débats suscités par le dixième anniversaire des événements du 11 septembre 2001. Le successeur d’Ousama Ben Laden a effectivement fait l’éloge du dit “printemps arabe”, en le définissant comme une voie pour faire advenir « le véritable islam » et ainsi accélérer la défaite des États-Unis et du gouvernement laïque d’Assad en Syrie. Est-ce un hasard ? L’histoire, en général, nous enseigne que de tels hasards n’existent pas.

    ► Matteo Bernabei (article tiré de Rinascita, Rome, 14 septembre 2011).