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  • Turquie

    Situation politique actuelle en Turquie :

    querelle sur la présidence, menace sur le Kurdistan irakien

     

    ♦ Synergies européennes - Bruxelles/Vienne - mai 2007


    « Va-t-il accéder à la Présidence ou non ? ». Telle est la question que se posaient les Turcs quant au Premier ministre Recep Tayyip Erdogan. Avait-il l’intention de remplacer l’actuel Président Ahmet Necdet Sezer ? Depuis fin avril, les choses sont claires : ce sera le Ministre des Affaires Etrangères, Abdullah Gül, qui se portera candidat de l’AKP à la Présidence. La perspective est donc la suivante : le 16 mai prochain, le nouveau Président prêtera serment pour accéder de facto à la plus haute fonction de l’État turc ; ce Président sera-t-il un « islamiste » ? Pour la plupart des Turcs, cette prestation de serment risque bien de déclencher la pire crise politique depuis la fondation de la république laïque de 1923.

    Dans les semaines qui viennent de s’écouler, nous avons assisté à une succession ininterrompue de manifestations contre la candidature d’Erdogan. Sur la Place Tandogan à Ankara, au pied du mausolée dédié à Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la République, une foule immense de plus de 300.000 personnes s’est rassemblée. Sur une banderole agitée par des manifestants, on pouvait lire : « Demain, il sera trop tard ». Et sur une autre : « Respect pour la religion mais NON à l’islamisme ».

    Les simples citoyens turcs qui composaient cette masse impressionnante ne sont pas les seuls à s’inquiéter : avec eux, le Président sortant Sezer et le chef suprême des armées turques, Yasar Büyükanit, voient d’un mauvais œil la perspective qui se dessine. En effet, le parti au pouvoir d’Erdogan, soit le Parti de la Justice et du Développement, est prêt à s’emparer des postes les plus importants de la République. Sezer a déclaré dans son discours d’adieu dans les locaux de l’Académie militaire : « Jamais auparavant l’ordre politique de la Turquie n’a couru un danger aussi grave qu’aujourd’hui ».

    Et il précisait, sur un ton mobilisateur : « Parce que les principes de la République sont ouvertement remis en question, tous les citoyens doivent prendre le parti de l’idéologie de l’État ». Ce discours s’adresse tant à Erdogan qu’à Gül. En effet, l’épouse de ce dernier, qui prendra la place de Président que l’on avait d’abord voulu attribuer à Erdogan, fait partie du groupe d’une centaine de citoyennes turques qui naguère avaient tenté en vain de faire abroger par la Cour Européenne des Droits de l’Homme l’interdiction de porter le voile dans les bâtiments officiels.


    Bruits de putsch

    Le chef de l’état-major Büyükanit est un ennemi déclaré des islamistes. Avec un langage dépourvu de toute ambiguïté, il a déclaré que l’Armée attendait l’élection d’un Président « pour qui les principes de la République ne sont pas de simples idées désincarnées et non suivies d’effets, mais des principes qu’il devra s’engager à défendre par des actes ». Entre-temps, les bruits de putsch circulent à Ankara. Dans le passé, l’Armée s’est emparé trois fois du pouvoir par la force (la dernière fois, c’était en 1980), parce qu’elle se pose comme la gardienne de l’héritage d’Atatürk et parce qu’elle entendait mettre un terme aux crises politiques. Dans un tel contexte, bien des émois ont été suscités ces dernières semaines par la publication d’extraits du journal personnel d’un ancien général, où celui-ci évoque des plans de putsch contre le gouvernement d’Erdogan, plans ourdis dès 2004, au moment où le premier gouvernement de l’AKP s’apprêtait à exercer le pouvoir après avoir gagné les élections haut la main. Or ce général est actuellement le président de l’association qui vient d’organiser les gigantesques manifestations d’Ankara contre Erdogan !

    La politique islamisante d’Erdogan — on prétend que le Département des affaires religieuses est noyauté par les islamistes — a surchauffé le climat politique du pays, comme on s’en est aperçu il y a une bonne dizaine de jours, lors d’une attaque sauvage contre une maison d’édition publiant des Bibles à Malatya, une ville au Sud-Est de la Turquie. Trois personnes y ont été assassinées de la manière la plus bestiale. Les assassins leur ont tranché la gorge. Parmi les victimes, un citoyen allemand. Dix jeunes hommes, âgés de 19 à 20 ans, ont été arrêtés pour avoir commis cet acte barbare. Ils ont avoué n’avoir pas commis ces assassinats « pour eux, mais pour leur foi ». Ces assassinats, précisaient-ils, « devaient servir de leçon aux ennemis de notre religion ».

    Le bain de sang de Malatya a suscité un grand émoi médiatique en Europe. En Turquie, après décision du gouvernement, on a étouffé l’affaire, qui dé montre pourtant à l’évidence la persécution des chrétiens en Turquie. Et il y a d’autres indices : les sbires d’Erdogan ont finalement refusé qu’une croix soit installée sur la coupole de la cathédrale arménienne de la Sainte-Croix d’Akhmatar, récemment restaurée sur une île située au milieu du Lac de Van, à l’Est du pays. Motif : l’Église a été restaurée parce qu’elle est un monument culturel mais ne doit pas servir de lieu de culte ; par conséquent, disent les tenants de l’AKP, le symbole de la religion chrétienne ne peut y figurer.


    Les Kurdes et le référendum sur Kirkuk

    La minorité chrétienne ne compte plus qu’une petite centaine de milliers d’âmes en Turquie et ne crée guère de soucis aux officiels turcs. En revanche, les Kurdes musulmans, qui forment environ le quart des 72 millions d’habitants du pays, créent beaucoup de problèmes. Nous sommes au printemps, les neiges des montagnes fondent et les combattants du PKK, le Parti des Travailleurs Kurdes, reprennent leurs activités. Lors de l’offensive de ce printemps, déclenchée par l’armée turque contre les rebelles kurdes, des dizaines de personnes ont d’ores et déjà trouvé la mort. L’armée turque est surtout agacée parce que les rebelles du PKK s’infiltrent en territoire turc au départ de leurs bases de repli, dans le Kurdistan irakien. Cette situation nouvelle, depuis la guerre en Irak, envenime évidemment ce vieux conflit civil et frontalier ; c’est la raison officielle pour laquelle le ton monte, plus sérieusement que jamais, entre Ankara et les Kurdes d’Irak.

    La Turquie essaie par tous les moyens d’empêcher l’annexion de la ville de Kirkuk à la zone kurde de l’Irak fédéralisé, annexion que devrait sanctionner le référendum prévu cette année dans la région. Si le référendum s’avère favorable au gouvernement de la région autonome kurde du nouvel Irak, ce qui est parfaitement prévisible, les conditions seraient créées, ipso facto, pour que s’institue un État kurde économiquement viable dans les confins septentrionaux de l’Irak. Immanquablement, la consolidation du Kurdistan autonome du nouvel Irak fédéralisé aurait des effets « boosteurs » sur les Kurdes de Turquie. Les territoires autour de Kirkuk regorgent effectivement de pétrole.

    Büyükanit veut passer à l’offensive

    Büyükanit, chef de l’état-major général des armées turques, ne cesse plus de demander au gouvernement et au parlement un mandat lui permettant de faire entrer ses troupes en Irak septentrional : l’intervention, précise-t-il, est nécessaire sur le plan militaire. D’après certaines dépêches, des unités spéciales de l’armée turque ont déjà pénétré jusqu’à 40 km à l’intérieur du territoire irakien. Le long de la frontière, de nouvelles troupes auraient été massées. Le Conseil National de Sécurité, à Ankara, menace l’Irak de « mesures politiques, économiques et autres » si les autorités de Bagdad ne mettent pas fin aux activités des bandes du PKK qui opèrent à partir des régions du nord de l’Irak.

    En fomentant ouvertement des plans pour une guerre offensive contre son voisin, Ankara se réclame du droit international qui, y prétend-on, autoriserait les manœuvres de franchissement de frontières pour mettre un terme à des activités terroristes ; vu que le PKK est considéré comme « terroriste », l’armée turque interviendrait de plein droit sur le territoire irakien. Ankara et ses généraux ont donc choisi le sentier de la guerre, ce que pense également l’observateur Sedat Laciner, directeur d’un centre de réflexion politique dans la capitale turque : « La Turquie ne bluffe pas. Nous nous acheminons pas à pas vers une invasion militaire du Nord de l’Irak ».

    Massoud Barzani, chef des Kurdes d’Irak, ne s’est nullement laissé impressionner par les menaces turques. Dans un entretien accordé à la télévision, il a annoncé qu’en cas d’intervention turque, les Kurdes, eux, « interviendraient à Diyarbakir et dans d’autres villes turques à forte population kurde ». L’ « intervention », annoncée dans la menace de Barzani, aurait donc pour résultat de créer de terribles désordres dans le Kurdistan turc. Erdogan a répliqué et a menacé à son tour les Kurdes d’Irak, en affirmant qu’ils paieraient « un prix très fort » et que le système de Barzani « s’écroulerait ».


    Washington face à un dilemme

    Les États-Unis menacent de s’interposer dans le conflit qui se dessine à l’horizon. Pour eux, c’est véritablement un dilemme : d’une part, la Turquie, membre de l’OTAN, est un de leurs principaux alliés dans la région ; d’autre part, les Kurdes sont leurs seuls alliés fiables en Irak. Un affrontement turco-kurde dans les régions du Nord de l’Irak, qui sont restées relativement tranquilles jusqu’ici, ruinerait définitivement la politique irakienne du gouvernement Bush, en la conduisant tout droit au désastre.

    L’attitude de la Turquie — qui, ne l’oublions pas, avait refusé, lors des préparatifs américains pour l’invasion de l’Irak, de prêter son territoire afin qu’il serve de base d’attaque aux troupes américaines — prouve qu’Ankara et ses généraux privilégient, de manière absolue, les intérêts propres de leur pays et subordonnent à ceux-ci tous les principes de fidélité à leurs alliés du Pacte atlantique. Un exemple à méditer, avec toute la sérénité voulue : pour nous, Européens, c’est une attitude positive d’intransigeance nationale que nous devrions, nous aussi, adopter vis-à-vis de la relique de la Guerre Froide qu’est l’OTAN ; mais, en cas d’adhésion de la Turquie à l’UE, c’est une attitude qui ne laisse rien augurer de bon quant à la fidélité sur le long terme d’Ankara à l’égard de l’idée européenne.

     

    ► Bernhard TOMASCHITZ. (article tiré de Zur Zeit n°17/2007 ; tr. fr. : RS)

     

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    Qui est Abdullah Gül ?

     

    ♦ Synergies européennes - Bruxelles/Munich - mai 2007


    ABDULLAH-GUL.jpgJusqu’aux péripéties les plus récentes de la politique turque, il semblait bien que le onzième président de la République allait être Abdullah Gül. Au troisième tour de l’élection présidentielle, prévu pour le 9 mai 2007, les voix du parti au pouvoir actuellement, l’AKP islamique, suffiraient amplement à le porter à la plus haute fonction de l’État turc. Pourtant, toutes les options sont à nouveau ouvertes : d’abord, l’opposition nationaliste de gauche, portée par le parti CHP, a fait appel au tribunal constitutionnel ; ensuite, l’état-major général de l’armée turque a agité l’épouvantail d’une « islamisation de la Turquie » et s’est ainsi opposé indirectement à l’élection de Gül. Sans ménagement, les cadres laïques de l’armée ont fait savoir urbi et orbi qu’ils n’assisteraient pas sans réagir à la liquidation de l’héritage de Mustafa Kemal Atatürk et que, le cas échéant, ils organiseraient un putsch.

    Malgré cette levée de boucliers, Gül apparaissait comme le candidat du consensus. Dans ses fonctions de ministre des affaires étrangères, cet homme de 56 ans s’était abstenu de toute intervention dans les affaires intérieures du pays. Il a négocié des dossiers que l’on pourrait juger contradictoires : rapprocher la Turquie de l’UE, d’une part, améliorer les relations entre son pays, l’Iran et la Syrie, d’autre part. Tous les hommes politiques européens qui ont eu affaire à lui apprécient les qualités diplomatiques de Gül et sa capacité à cerner clairement les projets réalisables ; c’est un homme, disent-ils, qui ne considère pas les compromis, qu’il est amené à accepter, comme des défaites.

    À l’instar de tous les membres de sa famille, il est cependant soucieux de respecter les préceptes de sa religion. Sa femme, Hayrünissa, porte le voile islamique avec ostentation. Le père de Gül avait déjà, en son temps, milité dans un parti à connotations islamisantes. A. Gül, à l’âge de 19 ans, collait des affiches pour le parti islamique de l’époque et s’activait au sein d’une association étudiante nationaliste et islamiste. Plus tard, il est allé travailler en Arabie Saoudite, le pays sunnite le plus farouchement fondamentaliste du monde musulman. Pourtant, Gül, dans ses fonctions de ministre des affaires étrangères, n’a jamais cherché la confrontation avec les généraux kémalistes de Turquie, préférant jouer les médiateurs dans la querelle récurrente sur la séparation de la religion et de la politique.

    Gül est issu de milieux modestes. Né le 29 octobre 1950 à Kayseri, en plein centre de l’Anatolie, il est le fils d’un petit artisan. La date de son anniversaire est symbolique : c’est aussi celle où Atatürk proclama, jadis, la République en Turquie. Il a étudié l’économie politique à Istanbul d’abord, à Exeter et à Londres en Angleterre ensuite. Il a obtenu finalement son diplôme à l’Université de Sakarya, où il a enseigné par la suite. En 1983, il s’installe à Djedda en Arabie Saoudite, où il travaille pour la Banque Islamique du Développement. Gül parle donc couramment l’anglais et l’arabe.

    En 1991, Necmettin Erbakan l’appelle et il quitte l’Arabie Saoudite. Gül gagne un mandat dans sa ville natale de Kayseri pour le parti d’Erbakan, le RP, le « parti du bien-être islamique » ou, en abrégé, le Refah. Deux ans plus tard, Gül devient le vice-président du RP. Mais Erbakan, trop dogmatique, n’a pas pu retenir longtemps Gül et son ami Recep Tayyip Erdogan dans le parti. En août 2001, les 2 hommes fondent l’AKP qui n’est plus qualifiable d’ « islamiste » au sens habituel du terme mais de « démocrate-islamique ». Après leur victoire électorale, Erdogan, sous le coup d’une interdiction encore en vigueur de se livrer à toutes activités politiques, n’a pu immédiatement exercer le mandat de chef de gouvernement. Pendant six mois, Gül l’a remplacé. Aux Européens, sceptiques, Gül déclarait que le gouvernement AKP et son programme de réformes choqueraient « légèrement » l’UE. Aujourd’hui, le choc qui frappe les Eurocrates est d’une toute autre nature et vient de milieux bien différents : c’est le risque d’un putsch militaire.


    Günther Deschner, Junge Freiheit n°19, 2007.


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    La fin du kémalisme en Turquie ?

    La révision prochaine de la Constitution turque : un post-kémalisme fédérateur de l'Islam européen ou une redéfinition géopolitique de cet espace-charnière ?

    ♦ Synergies européennes - Bruxelles/Vienne - septembre 2007

    _3797_10.jpgAvant son élection à la fonction de Président, Abdullah Gül avait promis solennellement, en jurant ses grands dieux, qu’il respecterait la constitution laïque de la Turquie. Va-t-il réellement tenir cette promesse électorale ? Pour répondre à cette question, il faudra observer ses faits et gestes avec attention dans les mois qui viennent. Personne ne s’est étonné évidemment que l’ancien ministre des affaires étrangères du gouvernement AKP islamiste cherchait à éviter toute provocation inutile à l’endroit des militaires, gardiens de l’ordre kémaliste. Au cours de ce printemps 2007, les militaires avaient menacé le pays d’un putsch, si Gül entrait au Palais présidentiel de Cankaya, menace qui avait suffi à le faire reculer mais avait aussi plongé le pays dans une crise profonde.

    Aujourd’hui, on ne sait pas trop si Gül et le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan résisteront à la tentation de transformer la Turquie selon leurs visions, ce qui correspondrait, finalement, à son islamisation complète. Un premier pas dans cette direction pourrait bien survenir fin septembre 2007, lorsque Erdogan proposera l’ébauche annoncée d’une nouvelle constitution. Le point principal de cette ébauche, d’après ce que l’on sait déjà ou que l’on subodore, serait de dépouiller totalement l’armée de ses pouvoirs, ce qui signifierait de facto la fin définitive du kémalisme.

    L’islamisation menaçante de la Turquie ne semble pas troubler du tout l’UE. Bien au contraire : l’élection de Gül a soulevé d’enthousiasme l’établissement politique de l’UE, surtout le Président de la Commission, José Manuel Durao Barroso, car, prétendait-il, un « nouvel élan » avait enfin secoué la Turquie et permettait d’entrevoir du nouveau dans les négociations en vue de l’adhésion d’Ankara à l’Union, négociations qui s’étaient enlisées depuis quelques mois. L’État turc est donc désormais aux mains d’un parti d’obédience islamiste et cela ne dérange nullement l’établissement eurocratique. Au lieu de cultiver une inquiétude légitime, l’eurocratie bruxelloise préfère sottement écouter les discours lénifiants venus d’Ankara, qui disent que le processus de réforme, auquel l’Europe légale tenait tant, va enfin pouvoir se poursuivre. Alors qu’il aurait fallu, au plus tard après l’élection effective de Gül à la présidence, mettre sans délais un terme définitif aux pourparlers préparant une éventuelle adhésion de la Turquie à l’UE. Car en examinant le parcours personnel de Gül et en analysant les déclarations qu’il fit dans le passé, de lourds soupçons pèsent sur le nouveau président turc, car, tout comme pour Erdogan, ce contexte nous porte à penser que les 2 compères ne cherchent pas à européaniser la Turquie mais bien plutôt à islamiser l’Europe.

    La sagesse empirique nous enseigne à nous méfier des promesses pré-électorales des présidents, qui changent d’avis dès qu’ils sont en poste, comme le prouve d’ailleurs, aujourd’hui, la nouvelle attitude de Nicolas Sarközy ; hier, le président français disait s’opposer à une éventuelle adhésion turque ; aujourd’hui, il tient des propos assez différents. Lors des présidentielles françaises, rappelons-nous, il jouait le rôle de l’opposant clairvoyant à toute adhésion turque. Aujourd’hui, à peine 2 mois et demi après son entrée en fonction, il abandonne cette position de combat, au vif plaisir du puissant lobby pro-turc. Si les pays membres de l’UE mettaient sur pied une Commission des Sages pour préparer l’avenir de l’Europe, déclarait Sarközy dans un de ses discours, alors il ne s’opposerait plus à l’ouverture de nouvelles négociations avec la Turquie.

    Ce dont l’Europe a besoin, ce n’est nullement d’une commission confuse qui permettrait à Sarközy de passer élégamment à d’autres la « patate chaude » que fut cette très importante promesse électorale en matière de politique étrangère, qu’il n’a plus l’intention de tenir. L’Europe a bien plutôt besoin d’hommes d’État véritables, capables d’aller au devant des désirs et des soucis de la population, de les prendre au sérieux, et non pas de charlatans frivoles qui, délibérément, jouent avec l’avenir de notre continent. Car le citoyen, qui est en réalité, ne l’oublions pas, le souverain réel, rejette majoritairement, et de manière claire, l’adhésion de la Turquie à l’UE, parce que ce pays a une autre culture, une autre histoire et une autre mentalité et qu’il se trouve en dehors des frontières de l’Europe.

    Andreas Mölzer (article paru dans Junge Freiheit n°37/05, Berlin, sept. 2007)

     

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    L'idée touranienne dans la stratégie américaine

    Le régime turc est autorisé à se maintenir en lisière de l'Europe et dans l'OTAN, malgré ses dimensions "non démocratiques", parce ce pays reçoit en priorité l'appui des États-Unis, qui savent que le militarisme turc pourra leur être très utile si le "Grand Jeu" reprend au beau milieu de l'espace eurasiatique. Cette coïncidence d'intérêts entre militaires turcs et stratégie générale des États-Unis incite les uns et les autres à redonner vigueur au "panturquisme", qui porte quelques fois un autre nom : celui de "pantouranisme" ou de "touranisme". C'est le rêve et le projet d'un "empire grand-turc", même s'il doit rester informel, qui s'étendrait de l'Adriatique (en Bosnie) à la Chine (en englobant le Xinjian ou "Turkestan oriental" ou "Turkestan chinois") (1).

    Cet empire grand-turc rêvé prendrait le relais de l'Empire ottoman défunt. Le projet touranien a été formulé jadis par le dernier ministre de la guerre de cet empire ottoman, Enver Pacha, tombé au combat face aux troupes soviétiques en commandant des indépendantistes turcophones d'Asie centrale. La "Touranie" centre asiatique n'a jamais fait partie de l'Empire ottoman, sauf quelques bribes territoriales dans les marches; néanmoins, il y a toujours eu des liens entre les khanats des peuples turcs d'Asie centrale et l'Empire ottoman, qui y recrutait des hommes pour ses armées. Si la lignée d'Osman s'était éteinte, celle des khans de Crimée, de la maison de Giraj, dont l'ancêtre était le Grand Khan des Mongols, Gengis Khan (2), serait alors devenue, comme prévu, la dynastie dirigeante de l'Empire Ottoman (3).

    Face au projet touranien, Atatürk adoptait plutôt une position de rejet, mais c'était très vraisemblablement par tactique (4), car il devait justifier sa politique face à l'Occident et condamner, pour cette raison, le génocide perpétré par les gouvernements jeunes-turques contre les Arméniens. Ensuite, dès que le régime soviétique s'est consolidé, il n'aurait pas été réaliste de persister sur des positions pan­touraniennes. Pourtant, en 1942, quand les troupes allemandes pénètrent profondément à l'intérieur du territoire soviétique, le panturquisme, longtemps refoulé, revient très vite à la surface. Mais, vu la constellation internationale, le gouvernement turc a dû officiellement juger certains activistes pantouraniens, comme le fameux Alparslan Türkesch, pour "activités racistes"; en effet, les Britanniques (et non pas l'Allemagne nationale-socialiste) avaient, selon leurs bonnes habitudes et sans circonlocutions inutiles, menacé d'occuper la Turquie et Staline, lui, était passé à l'acte en déportant en Sibérie les Tatars de Crimée, alliés potentiels d'une coalition germano-turque.


    Perspective touranienne et "grande turcophonie"

    Après l'effondrement de l'URSS, la perspective touranienne (5) est bien trop séduisante pour les États-Unis, héritiers du système de domination britannique, pour qu'ils la négligent. Mises à part les républiques caucasiennes, la majorité écrasante de la population des États indépendants dans la partie méridionale de l'ex-Union Soviétique sont de souche turque, sauf les Tadjiks qui sont de souche persane. Qui plus est, de nombreux peuples au sein même de la Fédération de Russie appartiennent à cette "grande turcophonie": leur taux de natalité est très élevé, comme par ex. chez les Tatars, qui ont obtenu le statut d'une république quasi indépendante, ou chez les Tchétchènes, qui combattent pour obtenir un statut équivalent. Les "pantouraniens" de Turquie ne sont pas encore très conscients du fait que les Yakoutes de Sibérie nord-orientale, face à l'État américain d'Alaska, relèvent, eux aussi, au sens large, de la turcophonie.

    Si l'on parvient à unir ces peuples qui, tous ensemble, comptent quelque 120 millions de ressortissants, ou, si on parvient à les orienter vers la Turquie et son puissant allié, les États-Unis, à long terme, les dimensions de la Russie pourraient bien redevenir celles, fort réduites, qu'elle avait au temps d'Ivan le Terrible (6). En jouant la carte azérie (l'Azerbaïdjan), ethnie qui fournit la majorité du cadre militaire de l'Iran, on pourrait soit opérer une partition de l'Iran soit imposer à ce pays un régime de type kémaliste, indirectement contrôlé par les Turcs. Certains pantouraniens turcs, à l'imagination débordante, pourraient même rêver d'un nouvel Empire Moghol, entité démantelée en son temps par les Britanniques et qui sanctionnait la domination turque sur l'Inde et dont l'héritier actuel est le Pakistan.

    Le "Parti du Mouvement National" (MHP), issu des "Loups Gris" de Türkesch, se réclame très nettement du touranisme ; lors des dernières élections pour le parlement turc, ce parti a obtenu 18,1%, sous la houlette de son président, Devlet Bahceli et est devenu ainsi le deuxième parti du pays. Il participe au gouvernement actuel du pays, dans une coalition avec le social-démocrate Ecevit, permettant ainsi à certaines idées panturques ou à des sentiments de même acabit, d'exercer une influence évidente dans la société turque. C'est comme si l'Allemagne était gouvernée par une coalition SPD/NPD, avec Schroeder pour chancelier et Horst Mahler comme vice-chancelier et ministre des affaires extérieures ! […].


    Une Asie centrale "kémalisée" ?

    Dans un tel contexte, le kémalisme comme régime a toutes ses chances dans les républiques touraniennes de l'ex-Union Soviétique. Les post-communistes, qui gouvernent ces États, gardent leur distance vis-à-vis de l'Islam militant et veulent le tenir en échec sur les plans politique et institutionnel. Mais l'arsenal du pouvoir mis en œuvre là-bas peut rapidement basculer, le cas échéant, dans une démocratie truquée. Jusqu'à présent, ces États et leurs régimes se sont orientés sur les concepts du soviétisme libéralisé et, mis à part l'Azerbaïdjan, choisissent encore de s'appuyer plutôt sur la Russie que sur la Turquie (8), malgré l'engagement à grande échelle de Washington et d'Ankara dans les sociétés pétrolières et dans la politique linguistique (introduction d'un alphabet latin modifié (7), adaptation des langues turques au turc de Turquie. Comme l'Occident exige la liberté d'opinion et le pluralisme, ces éléments de "bonne gouvernance" sont introduits graduellement par les gouvernements de ces pays, ce qui constitue une démocratisation sous contrôle des services secrets selon la notion de perestroïka héritée de l'Union Soviétique (9).

    Cela revient à construire les "villages à la Potemkine" de la démocratie (10), dont le mode de fonctionnement concret est difficile à comprendre de l'extérieur. Tant que les différents partis et organes de presse demeurent sous le contrôle des services secrets, on n'aura pas besoin d'interdire des formations politiques en Asie centrale (contrairement à ce qui se passe en Allemagne fédérale!). Mieux : on ira jusqu'à soutenir le "pluralisme" par des subsides en provenance des services secrets, car cela facilitera l'exercice du pouvoir par les régimes post-communistes établis, selon le bon vieux principe de "Divide et impera", mais l'Occident aura l'impression que la démocratie est en marche dans la région.

    Avec Peter Scholl-Latour, on peut se poser la question : « Pendant combien de temps l'Occident — principalement le Congrès américain et le Conseil de l'Europe — va-t-il cultiver le caprice d'imposer un parlementarisme, qui soit le calque parfait de Westminster, dans cette région perdue du monde, où le despotisme est et reste la règle cardinale de tout pouvoir ? ». Ce jeu factice de pseudo-partis et de pseudo-majorités ne peut conduire qu'à discréditer un système, qui ne s'est avéré viable qu'en Occident et qui y est incontournable. Le pluralisme politique et la liberté d'opinion ne sont pas des "valeurs" qui se développeront de manière optimale en Asie centrale. Même le Président Askar Akaïev du Kirghizistan, considéré en Europe comme étant "relativement libéral", a fait prolonger et bétonner arbitrairement son mandat par le biais d'un référendum impératif. Nous avons donc affaire à de purs rituels pro-occidentaux, à un libéralisme d'illusionniste, pure poudre aux yeux, et les missionnaires de cette belle sotériologie éclairée, venus d'Occident, finiront un jour ou l'autre par apparaître pour ce qu'ils sont : des maquignons et des hypocrites (11).


    Va-t-on vers une islamisation de l'extrémisme libéral ?

    Comme la pseudo-démocratie à vernis occidental court tout droit vers le discrédit et qu'elle correspond aux intérêts américains, tout en ménageant ceux de la Russie (du moins dans l'immédiat…), c'est un tiers qui se renforcera, celui dont on veut couper l'herbe sous les pieds : l'islamisme. Comme le kémalisme connaît aussi l'échec au niveau des partis politiques, parce que la laïcisation forcée qu'il a prônée n'a pas fonctionné, la perspective touranienne conduit ipso facto à réclamer une ré-islamisation de la Turquie, mais une ré-islamisation compatible avec la doctrine kémaliste de l'occidentalisation (12) ; de cette façon, le kémalisme pourra, à moyen terme, prendre en charge les régimes post-communistes de la "Touranie".

    La synthèse turco-islamique ("Türk-islam sentezi") est un nouvel élément doctrinal, sur lequel travaillent depuis longtemps déjà les idéologues du panturquisme (13), avec de bonnes chances de connaître le succès : si l'on comptabilise les voix du DSP et du CHP, on obtient à peu de choses près le nombre des adeptes de l'alévisme ; ceux-ci se veulent les représentants d'un Islam turc, posé comme distinct du sunnisme, considéré comme "arabe", et du chiisme, considéré comme "persan" (14). Dans cette constellation politique et religieuse, il faut ajouter aux adeptes de l'alévisme, l'extrême-droite turque et une partie des islamistes (15). Ces 2 composantes du paysage politique turc étaient prêtes à adopter une telle synthèse, celle d'un Islam turc, voir à avaliser sans problème une islamisation du kémalisme, qui aurait pu, en cas de démocratisation, conduire à une indigénisation de facto de l'extrémisme libéral.


    Universalisme islamique et États nationaux

    En s'efforçant de créer une religion turque basée sur la maxime "2500 ans de turcicité, 1000 ans d'islam et (seulement) 150 ans d'occidentalisation", un dilemme se révèle : celui d'une démocratisation dans le cadre d'un islam qui reste en dernière instance théocratique. L'établissement de la démocratie dans tout contexte islamique s'avère fort difficile, parce que la conception islamique de l'État implique une négation complète de l'État national (16).

    Or cette instance, qu'on le veuille ou non, a été la grande prémisse et une des conditions premières dans l'éclosion de la démocratie occidentale (en dépit de ce que peuvent penser les idéologues allemands au service de la police politique, qui marinent dans les contradictions de leur esprit para-théocratique, glosant à l'infini sur les "valeurs" de la démocratie occidentale). Dans l'optique de l'islam stricto sensu, en principe, tous les États existants en terre d'islam sont illégitimes et peuvent à la rigueur être considérés comme des instances purement provisoires. Ils n'acquièrent légitimité au regard des puristes que s'ils se désignent eux-mêmes comme bases de départ du futur État islamique qui, en théorie, ne peut être qu'unique.

    Dans le christianisme, le conflit entre la revendication universaliste de la religion et les exigences particularistes de la politique "mondaine" (immanente) se résout par la séparation de l'Église et de l'État. Dans le christianisme oriental (orthodoxie), la séparation de l'Église et de l'État n'a pas été poussée aussi loin, ce qui est une caractéristique découlant tout droit de la forme de domination propre au système ottoman, que l'on appelle le "système des millets", où les chefs d'Eglise, notamment le Patriarche de Constantinople, sont considérés comme des "chefs de peuple". De ce fait, le principe de l'"église nationale" constitue la solution dans cette aire byzantine et orthodoxe. Dans l'aire islamique, nous retrouvons cette logique, qui, en Occident, a conduit à la démocratie, telle qu'on la connaît aujourd'hui. Cette démocratie a pu s'organiser dans un espace particulier et circonscrit, via l'instance "État national". Donc dans l'aire islamique, réaliser la démocratie passe nécessairement par le postulat de créer une religion nationale.

    On retrouve une logique similaire dans le judaïsme, lui aussi apparenté à l'Islam, où le sionisme a été le moteur d'une démocratisation nationaliste, qui a finalement conduit à la création de l'État d'Israël. Cependant, dans l'aire islamique, une religion nationale de ce type, qui pourrait concerner tous les États musulmans, ne pourrait pas se contenter d'être une simple religion civile, comme en Occident et notamment en RFA, où la religion civile repose sur un reniement moralisateur du passé, organisé par l'État lui-même ; elle devrait avoir tous les éléments d'une véritable religion (17), pouvant se déclarer "islamique", même si d'autres refusent de la considérer comme telle.


    L'alévisme turc, religiosité de type gnostique

    Dans les doctrines de l'alévisme turc (18), nous avons affaire à une religion de type gnostique, car son noyau évoque la théorie des émanations, selon laquelle tous les étants sont issus de Dieu, vers lequels ils vont ensuite s'efforcer de retourner. Dieu a créé les hommes comme êtres corporels (physiques) (19), afin de se reconnaître lui-même dans sa création. Après le "retour" dans l'immense cycle ontologique, toutes les formes, produites par l'émanation, retournent à Dieu et se dissolvent en lui (20), ce qui lui permet de gagner en quelque sorte une plus-value d'auto-connaissance. La capacité qu'a l'homme de reconnaître Dieu atteste de la nature divine de l'homme. Par extrapolation, on aboutit quelques fois à une divinisation de l'homme, devenant de la sorte un être parfait (où l'homme devient un dieu sur la Terre), et, dans la logique de l'alévisme turc, le Turc devient ainsi le plus parfait des êtres parfaits. L'homme a parfaitement la liberté d'être athée, car l'athéisme constitue une possibilité de connaître Dieu (21), car la connaissance de Dieu, dans cette optique, équivaut à une connaissance de soi-même.

    Par conséquent, les lois islamiques, y compris les règles de la prière, ne sont pas reconnues et, à leur place, on installe les anciennes règles sociales pré-islamiques des peuples turcs, ce qui revient à mettre sur pied une religion ethnique turque, compénétrée d'éléments chamaniques venus d'Asie centrale. Dans une telle optique, Mohammed et Ali, qui, au titre d'émanation est pied sur pied d'égalité avec lui, sont perçus comme des êtres angéliques préexistants, devenus hommes. Le Coran n'a plus qu'une importance de moindre rang, car, disent les gnostiques turcs, par sa chute dans une forme somatique d'existence, le Prophète a subi une perte de savoir, le ramenant au niveau de la simple connaissance humaine. Tous les éléments d'arabité en viennent à être rejetés, pour être remplacés par des éléments turcs.


    Ordre des Janissaires, alévisme et indigénisme turc

    Si l'on ôte de l'idéologie d'Atatürk tout le vernis libéral (extrême libéral), on perçoit alors clairement que le fondateur de la Turquie moderne — même s'il n'en était pas entièrement conscient lui-même — était effectivement un Alévite, donc en quelque sorte un indigéniste turc (on le voit dans ses réformes : égalité de l'homme et de la femme, interdiction du voile, autorisation de consommer de l'alcool, suppression de l'alphabet et de la langue arabes, etc.). Ce programme ne peut évidemment pas se transposer sans heurts dans d'autres États islamiques. En Turquie, ces réformes ont pu s'appliquer plus aisément dans la majorité sunnite du pays sous le prétexte qu'elles étaient une occidentalisation et non pas une transposition politique des critères propres de l'alévisme.

    La suppression du califat sunnite par Atatürk en 1924 peut s'interpréter comme une vengeance pour la liquidation de l'ordre des janissaires par l'État ottoman en 1826. Les janissaires constituaient la principale troupe d'élite de l'Empire ottoman ; sur le plan religieux, elle était inspirée par l'Ordre alévite des Bektachis, lui aussi interdit en 1827 (22). Les intellectuels de l'Armée et les nationalistes d'inspiration alévite reprochent à cette interdiction d'avoir empêché la turquisation des Albanais, très influencés par le bektachisme, à l'ère du réveil des nationalités. Les nationalistes alévites constituent l'épine dorsale du mouvement des Jeunes Turcs qui arrivent au pouvoir en 1908. Ces événements et cette importante cardinale du bektachisme alévite explique pourquoi la Turquie actuelle et les États-Unis (23) accordent tant d'importance à l'Albanie dans les Balkans, au point de les soutenir contre les Européens.


    L'idéal de "Touran" vise à poursuivre la marche de l'histoire

    La religion quasi étatique dérivée directement des doctrines alévites pourrait sous-tendre un processus de démocratisation dans l'aire culturelle musulmane (24), mais elle ne serait acceptée ni par les Sunnites ni par les Chiites. Ceux-ci n'hésiteraient pas une seconde à déclarer la "guerre sainte" aux Alévites. On peut penser que les prémisses de cet Islam turco-alévite pourrait, par un effet de miroir, se retrouver dans le contexte iranien, où les Perses se réfèreraient à leur culture pré-islamique (ou forgeraient à leur tour un islam qui tiendrait compte de cette culture). Une telle démarche, en Iran, prendrait pour base l'épopée nationale du Shahnameh (le "Livre des Rois"). Aujourd'hui, on observe un certain retour à cette iranisme, par nature non islamique, ce qui s'explique sans doute par une certaine déception face aux résultats de la révolution islamique.

    Mais le nouvel iranisme diffus d'aujourd'hui se plait à souligner toutes les différences opposant les Perses aux Turcs, alliés des États-Unis. Enfin, dans l'iranisme actuel, on perçoit en filigrane une trace du principe fondamental du zoroastrisme, c'est-à-dire la partition du monde en un règne du Bien et un règne du Mal, un règne de la "Lumière" et un règne de l'"Obscurité", compénétrant entièrement l'épopée nationale des Perses. Cela se répercute dans l'opposition qui y est décrite entre l'Empire d'"Iran" et l'Empire du "Touran". « L'Iran étant la patrie hautement civilisée des Aryens, tandis que le Touran obscur est le lieu où se rassemblent tous les peuples barbares de la steppe, venus des profondeurs de l'Asie centrale, pour assiéger la race des seigneurs de souche indo-européenne » (25).


    La fin de l'histoire occidentale

    Peu importe ce que les faits établiront concrètement dans le futur : dés aujourd'hui, on peut dire que la perspective touranienne permet d'aller dans le sens des intérêts américains au cas où le "Grand Jeu" se réactiverait et aurait à nouveau pour enjeu la domination du continent eurasiatique, prochain "champ de bataille du futur" (26). Parce qu'ils bénéficient du soutien des États-Unis, les États riverains et touraniens de la Mer Caspienne équipent leurs flottes de guerre pour affirmer leurs droits de souveraineté sur cette mer intérieure face à la Russie et à l'Iran. Le tracé de ces frontières maritimes est important pour déterminer dans l'avenir proche à qui appartiendront les immenses réserves de pétrole et de gaz naturel.

    Le risque de guerre qui en découle montre l'immoralité de la politique d'occidentalisation, dont parle Huntington (27). Celui-ci nous évoque les moyens qui devront irrémédiablement se mettre en œuvre pour concrétiser une telle politique : ces moyens montrent que la conséquence nécessaire de l'universalisme est l'impérialisme, mais que, dans le contexte actuel qui nous préoccupe, l'Occident n'a plus la volonté nécessaire de l'imposer par lui-même (mis à part le fait que cet impérialisme contredirait les "principes" occidentaux…).

    L'universalisme occidental, qui cherche à s'imposer par la contrainte, ne peut déboucher que sur le désordre, car les moyens mis en œuvre libèreraient des forces religieuses, philosophiques et démographiques qu'il est incapable de contrôler et de comprendre. Cette libération de forces pourra conduire à tout, sauf à la "fin de l'histoire". Mais cette fin de l'histoire sera effectivement une fin pour la civilisation qui pense que cette fin est déjà arrivée. « Les sociétés qui partent du principe que leur histoire est arrivée à sa fin sont habituellement des sociétés dont l'histoire sera interprétée comme étant déjà sur la voie du déclin » (28).

    On peut émettre de sérieux doute quant à la réalisation effective de la "perspective touranienne" ou d'une issue concrète aux conflits qu'elle serait susceptible de déclencher dans l'espace centre-asiatique quadrillé jadis par l'internationalisme stalinien qui a imposé des frontières artificielles, reprises telles quelles par le nouvel ordre libéral, qui ne parle pas d'"internationalisme", comme les Staliniens, mais de "multiculturalisme". Ce multiculturalisme ne veut pas de frontières, alors que ce système de frontières est une nécessité pour arbitrer les conflits potentiels de cette région à hauts risques.

    Renoncer aux frontières utiles revient à attendre une orgie de sang et d'horreur, qui sera d'autant plus corsée qu'elle aura une dimension métaphysique (29). C'est une sombre perspective pour nous Européens, mais, pour les Turcs, elle implique la survie, quoi qu'il arrive, à l'horizon de la fin de l'histoire, que ce soit en préservant leur alliance privilégiée avec les États-Unis ou en entrant en conflit avec eux, remplaçant l'URSS comme détenteurs de la "Terre du Milieu", nécessairement opposés aux maîtres de la Mer.

    ► Josef Schüsslburner. (extrait d'un article paru dans Staatsbriefe n°9-10/2001)


    Notes :

    • (1)     Cf. « Waffen und Fundamentalismus. Die muslimischen Separatisten im Nordwesten Chinas erhalten zulauf », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 29.3.1999.
    • (2)     Plus tard, un nombre plus élevé de tribus mongoles se sont progressivement "turquisées" ; le terme "Moghol" le rappelle, par ex., car il signifie "mongol" en persan ; c'est un souvenir des origines mongoles des familles dominantes, alors qu'en fin de compte, il s'agit d'une domination turque sur l'Inde.
    • (3)     F. Gabrieli, Mohammed in Europa - 1300 Jahre Geschichte, Kunst, Kultur, 1997, p. 143.
    • (4)     La position d'Atatürk était purement tactique, en effet, si l'on se rappelle que les principaux responsables du génocide sont devenus les meilleurs piliers du régime kémaliste ; cf. W. Gust, Der Völkermord an den Armeniern, 1993, pp. 288 et ss.
    • (5)     Cf. « Stetig präsent : Das Engagement der Türkei in einem unsicher werdenden Mittelasien », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 4.10.1999.
    • (6)     La Russie reconnaît effectivement cette problématique ; cf. « Moskau will eine Allianz gegen Russland nicht hinnehmen. Ankara der Verbreitung pantürkischer Vorstellung bezichtigt - Abschluß des Gipfels (der Staatschefs von Aserbaidschan, Kasachstan, Kyrgystan, Usbekistan und Turkmnistan) in Istanbul » (!), Frankfurter Allgmeine Zeitung, 20.10.1994.
    • (7)     Vu le caractère "irréversible" de la candidature de la Turquie à l'UE, la CDU et le Frankfurter Allgemeine Zeitung espèrent que l'ancien bourgmestre d'Istanbul fondera un parti islamique sur le modèle de la CDU (cf. « Im Zeichen der Glühbirne - Die neugegründete islamische Partei in der Türkei könnte erfolgreich sein - Diesen Erfolg will jedoch das kemalistische Regime nicht zulassen », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 16.8.1991, p. 12 ; cf. également : « Neues Verfahren gegen Erdogan », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 22.8.2001, p. 8.
    • (8)     À ce sujet, cf. « Ein U für ein Y. Schriftwechsel in Aserbaidschan von kyrillischen zu lateinischen Buchstaben ; "…die durch den Wechsel der Schrift zu erwartende engere Anbindung an die Türkei sei von Vorteil für das Land, weil dadurch auch ein wirtschaftlicher Aufschwung zu erwarten sei », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 2.8.2001, p. 10.
    • (9)     Pourtant la distance s'amplifie, cf. « Staatschefs der GUS reden über regionale Sicherheit ; "… herrschen indes Zweifel am Sinn und Zweck der GUS, deren Staaten sich in den vergangenen Jahren auseinanderentwickelt haben », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 2.8.2001, p. 6.
    • (10)   Malheureusement, il n'existe aucune présentation systématique de ce concept de "pseudo-démocratisation" téléguidée par les services secrets; on trouve cependant quelques allusions chez A. Zinoviev, Katastroïka, L'Âge d'Homme, Lausanne. Par ailleurs, des allusions similaires se retrouvent dans A. Golitsyn, New Lies for Old, 1984, livre dont nous recommandons la lecture car l'auteur, sur base de sa bonne connaissance du système soviétique de domination, a parfaitement pu prévoir la montée de la perestroïka.
    • (11)   Voir le titre de chapitre, p. 109, dans le livre de Peter Scholl-Latour, Das Schlachtfeld der Zukunft. Zwischen Kaukasus und Pamir, 1998.
    • (12)   Ibidem, pp. 151 et ss.
    • (13)   Cf. « Türkisierung  des Islam ? Eine alte Idee wird in Ankara neu aufgelegt », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 4.9.1998.
    • (14)   Références dans U. Steinbach, Geschichte der Türken, 2000, p. 111.
    • (15)   Dans ce contexte, il convient de citer le nom du prédicateur itinérant Fethullah Gülen, toutefois soupçonné par les kémalistes, cf. Frankfurter Allgemeine Zeitung, 15.4.1998.
    • (16)   C'est ce que souligne à juste titre Huntington, pp. 281 et suivantes de l'édition de poche allemande de son livre Der Kampf der Kulturen : Die Neugestaltung der Weltpolitik im 21. Jahrhundert, 1996.
    • (17)   Il existe une étape intermédiaire entre une religion civile empreinte de dogmatisme, comme cette "révision moralisante et permanente du passé" qui s'exerce en RFA, et une véritable religion d'État : c'est le concept du "panchasilla", qui est à la fois politique et religieux, propre au régime indonésien, qui permet à l'État d'énoncer des dogmes religieux, comme celui d'un monothéisme abstrait, ce qui oblige la minorité bouddhiste d'interpréter l'idée de nirvana dans un sens théiste, ce qui prépare en fait son islamisation (voir notre note 20).
    • (18)   On en trouve une bonne présentation chez Anton J. Dierl, Geschichte und Lehre des anatolischen Alevismus-Bektasismus, 1998, voir en particulier pp. 29 et ss.
    • (19)   L'accent mis sur le corps et sur les besoins du corps, y compris l'autorisation de boire de l'alcool, a rendu les Alévites suspects, comme jadis les Pauliciens et les Bogomils, dont la spiritualité est sous-jacente à l'islam européen dans les Balkans. On peut hésiter à qualifier cette religiosité de "gnostique". Toutefois la construction théologique générale possède les caractéristiques du gnosticisme, car son lien avec l'islam apparaît plutôt fortuit (en effet, les doctrines gnostiques peuvent recevoir aisément une formulation chrétienne ou bouddhiste, comme l'atteste le manichéisme).
    • (20)   Cette conception peut provenir du temps où la majeure partie des peuples turcs était encore bouddhiste : à l'évidence, il s'agit ici d'une interprétation théiste du nirvana ; on peut supposer qu'elle ait continué à exister au niveau de la mémoire, même après la conversion à l'islam de ces Turcs bouddhistes d'Asie centrale et d'Inde, même si cette théorie n'est pas satisfaisante pour expliquer le principe du karma tout en niant l'existence de l'âme.
    • (21)   On peut y reconnaître des influences venues de l'hindouisme ; la vision de Dieu comme créateur, conservateur et destructeur du monde rappelle la doctrine trifonctionnelle (Trimurti) de l'hindouisme ; quant à savoir si les cercles ésotériques de l'alévisme turc croient à la transmigration des âmes — comme les Druses, mais qui se réfèrent à d'autres traditions, on peut simplement le supposer. Les Alaouites de Syrie le pensent, mais les Alévites turcs ne veulent rien avoir à faire avec les Alaouites qui dominent le système politique en Syrie, comme, en fin de compte, aucun Turc s'estimant authentiquement turc ne veut rien avoir à faire avec les Arabes !
    • (22)   L'orthodoxie sunnite n'a pas pu reprendre en charge cette fonction, car elle s'opposait à la conversion forcée des Chrétiens (jusqu'en 1700, les janissaires se recrutaient parmi les garçons chrétiens enlevés à leurs familles) ; cette orthodoxie ne pouvait accepter qu'un musulman soit l'esclave d'un chrétien (ce que les janissaires étaient formellement en dépit de leur conversion forcée); ce devrait être un avertissement à ceux qui pensent que les Alévites sont des "libéraux" que l'on pourrait soutenir contre l'orthodoxie islamique.
    • (23)   Cf. « Das Doppelspiel der Amerikaner : Unter den Europäern wächst die Irritation über das zwielichtige Agieren Washingtons auf dem Balkan : Als Paten der UÇK sind die USA mitverantwortlich für die Zuspitzung des Konflikts zwischen Albanern und Slawo-Mazedoniern », Der Spiegel n°31/2001, p. 100.
    • (24)   Il faut tenir compte du fait que l'Islam, actuellement, se trouve à une période de son histoire qui correspond à celle de la Réforme en Europe : à cette époque-là en Europe, la démocratisation ne pouvait se comprendre que comme une théocratisation - l'Iran actuel correspond ainsi au pouvoir instauré par Calvin à Genève (et aux théocraties équivalentes installées en Nouvelle-Angleterre). Il faudrait en outre accorder une plus grande importance à la phénoménologie culturelle que nous a léguée un Oswald Spengler ; celui-ci , avec une précision toute allemande, a approfondi la théorie de l'anakyklosis (doctrine des cycles ascendants) de Polybe. Pour les collaborateurs des services de sûreté allemands, Spengler et Polybe seraient automatiquement classés comme des "ennemis de la constitution", car ni l'un ni l'autre n'auraient cru, aujourd'hui, à l'éternité du système de la RFA actuelle, que tous les historiens contemporains sont sommés de ne jamais relativiser !
    • (25)   Cf. le résumé final dans le livre de Peter Scholl-Latour, op. cit., p. 294.
    • (26)   Comme le dit bien le titre du livre de P. Scholl-Latour, op. cit.
    • (27)   Ibidem, p. 511.
    • (28)   Comme le dit à juste titre Samuel Huntington, op. cit. , p. 495.
    • (29)   Exactement comme le dit le titre de chapitre en p. 151 du livre de P. Scholl-Latour, op. cit.