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À CONTRE-TEMPS - Page 106

  • Van Reijen

    Critique de la Modernité chez Van Reijen


    podcast

    Pas de synthèse, ouverture permanente, néo-baroque : la critique authentique de la Modernité de Willem Van Reijen

    ♦ Willem VAN REIJEN, Die authentische Kritik der Moderne, Wilhelm Fink Verlag, Munich, 1994, 190 p.

    vreije10.jpgTrès connu dans son pays, la Hollande, et en Allemagne, où il est abondamment sinon systématiquement traduit, Willem Van Reijen appartient à la génération des critiques de la Modernité. Ce professeur de philosophie, né en 1938, a fait ses études à Louvain et à Fribourg-en-Brisgau. Depuis 1975, il enseigne à Utrecht. Il prend le relais de Jean-François Lyotard et de ses homologues américains, dans la mesure où sa quête philosophique participe d'une analyse critique de l'effondrement ou du tassement des grands mythes de la Modernité (les “grands récits”). Dans Die authentische Kritik der Moderne, il nous propose une histoire alternative de la pensée philosophique depuis ces 200 dernières années. Opposé à la Modernité, dont il estime que le projet a fait lamentablement faillite, il annonce d'emblée que « la destruction est le revers de cette tapisserie, dont le côté face présente le processus de modernisation ».

    Le programme de perfectionnement infini de l'homme, de la politique et du monde en général, tel que nous l'a suggéré l'Aufklärung, a enfermé la pensée dans des concepts unilatéraux, fermés sur eux-mêmes, qui rendent les hommes aveugles à tous les antagonismes de fond qui constituent la trame du monde et doivent subsister en tant qu'antagonismes sans bonne fin dans toute pensée authentique. Cet enfermement de la pensée dans des concepts fermés a des retombées pratiques, explique W. Van Reijen. En effet, l'aveuglement de nos contemporains devient dangereux : il a conduit à une désoviétisation désastreuse en Europe centrale et orientale, où la mafia et l'ultra-libéralisme s'avèrent plus tyranniques encore que le stalinisme quotidien des années 40 et 50 pour les petites gens ; à la destruction de toute solidarité sociale en Occident, provoqué par l'individualisme propre à cette Modernité que l'on déclare si souvent “généreuse” avec beaucoup d'emphase ; à la catastrophe écologique imminente. Combattre ces maux contemporains implique de changer de philosophie dominante ou d'apporter suffisamment de changements à l'intérieur de cette idéologie dominante, pour que les concepts (re)deviennent mouvants, plastiques, adaptables aux grouillements incessants de ces antagonismes incontournables qui font la trame du monde. Cette mobilité-plasticité-adaptabilité interdit de répondre aux maux de l'Europe orientale ou à l'effondrement de la solidarité en Occident par des images fixes alternatives, des utopies sociales figées, des discours camouflants ou des retours évasifs à une religion, que l'on retaillerait et réaménagerait “à la carte”.

    49864510.jpgW. Van Reijen rappelle que l'Aufklärung a été une réponse au dualisme du Baroque. L'Aufklärung veut “améliorer le monde” et combler cette césure, toujours omniprésente entre un monde de misère et un au-delà de bonheur, que maintenait le Baroque, avec une certaine fatalité : celui-ci acceptait les contradictions qu'il y avait dans le monde, il ne souhaitait nullement “réconcilier” dans une “synthèse”. L'Aufklärung veut réconcilier et synthétiser, combler la césure, “incomblable” aux yeux des Baroques. Bien vite, le mythe et l'“autre de la raison” sont exclus. La définition de la réalité se limite à ce qui est thématisable pour la Raison. La nature est réduite à ce qui en elle est mesurable et quantifiable. L'Aufklärung refuse d'aller du Particulier au Général, mais veut imposer le Général à toutes les formes de Particulier. Son grand projet est la “Formalisation universelle”, ce qui a des effet dés-historicisants, car tout passé, toute histoire-d'avant-l'Aufklärung, ne peut plus apparaître que comme imperfection indigne de l'intérêt de l'honnête homme. Mythe et Nature apparaissent au regard des tenants de l'Aufklärung comme “de la raison déficitaire”.

    Le romantisme, poursuit Van Reijen, proteste contre l'exil du Mythe et de la Nature, mais à l'“unilatéralité” de l'Aufklärung, le romantisme n'oppose pas une autre “unilatéralité” : il propose une nouvelle unité des contraires. Il faut esthétiser les idées, rationaliser la mythologie, philosopher la mythologie, mythologiser la philosophie, sensualiser les philosophes, etc. En bref, les romantiques espèrent une synthèse de la raison, de la morale et de l'esthétique. Ils veulent “intégrer” l'“autre de la Raison” dans leur synthèse. Et absorber toutes les contradictions du monde dans une “unité symbolique”. Et c'est sans doute Friedrich Schlegel qui nous livre la formule de cette mise au pas soft : « Pour l'esprit, il est également mortel d'avoir et de ne pas avoir de système, c'est pourquoi il devra se décider à en avoir un et à ne pas en avoir un. C'est-à-dire qu'en dernière instance l'exclusion sera exclue ». Aporie dans laquelle plus d'un gauchiste-baba-cool a sombré, suivi par certains tenants de la “nouvelle droite”, devenus à leur tour “épiméthéiens post-marcusiens”, après avoir été bruyamment “prométhéiens anti-rousseauistes”. Ou d'une unilatéralité à l'autre... dans le petit monde des mauvais lecteurs de Nietzsche.

    Van Reijen nous demande de réfléchir sur les avantages et les inconvénients du Baroque, soit de l'acceptation des contradictions sans synthèse. Nietzsche, en commençant par poser Apollon comme “Dieu du Paraître” (Gott des Scheines), dans La Naissance de la tragédie, renoue avec une acceptation post-baroque et post-romantique des contradictions du monde. Car qu'en est-il de ce “Paraître”, de ce “beau Paraître” ? Est-il vrai ou faux ? Paisible ou dangereux ? Quelle est l'“Être” de ce Paraître ? Ce Paraître cacherait-il un Devenir ? Qui est tel aujourd'hui ? Mais sera autre demain ? Quels accidents, hasards ou arbitraires dissimule-t-il ? Ni l'empirie ni la conceptualisation ni la logique ne nous aident à voir véritablement ce qu'il y a ou n'y a pas derrière le “beau Paraître”. Ceux qui penseraient qu'il y a une substance définitivement définissable derrière ce “beau Paraître” sont fous pour Nietzsche, tandis que sont normaux ceux qui reconnaissent le caractère parfaitement arbitraire de ce grouillement (dionysiaque).

    Nietzsche redécouvre donc le monde, soit une trame où s'entre-choquent sans fin mille et une contradictions sans que jamais n'apparaissent de véritables solutions. Constat choquant pour la Modernité. Inacceptable pour les “esprits fous” qui veulent dompter et discipliner tout ce qu'il y a derrière le “beau Paraître”. La Modernité, poursuit Van Reijen, a voulu éliminer ou lever les contradictions. Tout a été mis en œuvre (et continue à être mis en œuvre) pour créer l'encadrement planétaire qui travaillera sans relâche, jour et nuit, pour procéder à ces éliminations et à ces sublimations “correctrices” et “progressistes”. Le “Grand Cadre” ou le “Grand Code” sera là, pour toujours, et absorbera de plus en plus efficacement les petites contradictions qui subsistent ou auraient l'outrecuidant culot de réapparaître. Ainsi avancera le programme des Lumières : il perfectionnera l'humanité, établira des règles scientifiques pour que tout soit, du moins en principe, reconnaissable et manipulable. La post-modernité est donc une nouvelle acceptation des contradictions sans volonté de les résoudre ou d'imposer une synthèse. Le penseur qui, le premier, est parvenu à saisir l'essentiel de ce néo-baroquisme et de cette post-modernité est Walter Benjamin, écrit Van Reijen. Dans le Trauerspiel allemand, Benjamin découvre l'absence de toute transcendance, ne perçoit aucune réconciliation entre les hommes et l'ordre cosmique : la souffrance dans le monde est incontournable. Tout espoir de libération définitive est illusion.

    L'état du monde contemporain ne peut plus s'expliquer par des projets unilatéraux ou des schématismes dualistes. Devant les innombrables contradictions échappant à toute synthèse, il convient de développer une nouvelle critique, authentique, sans passer par les simplismes d'un “humanisme” scolaire ou d'un retour “héroïque” à un mythe quelconque. Tous les engouements et toutes les critiques ont un caractère nécessairement transitoire. Ce qui interdit aussi de se jeter, irréfléchi, dans l'activisme à tout crin ou de sombrer dans la “noble résignation”. Reconnaître et accepter les antagonismes, les ambiguïtés et les contradictions est sans nul doute, écrit Van Reijen, le meilleur rempart contre les fantasmes totalitaires et les tentatives de tout universaliser.

    ► Robert Steuckers.

    • En français :

    • « L'art de la critique : L'esthétique politique de W. Benjamin » in : Walter Benjamin et Paris, ouvr. coll., Cerf, 1986
    • « Temples et passages : Expériences du seuil chez Benjamin et Heidegger » in : Topographie du souvenir : “Le livre des passages” de W. Benjamin, ouvr. collectif issu d'un colloque de 2005, Presses Sorbonne Nouvelle, 2007
    • « Les lumières, le sublime », Un échange de paroles entre Jean François Lyotard, Willem van Reijen et Dick Veerman, in Les Cahiers de philosophie n°5, 1988

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    pièce-jointe :


    ♣ Usage baroque du labyrinthe

    [Ci-dessous : Reptiles, lithographie d'Escher (1943). L'intrication des formes, avec détachement-réinsertion du motif, ne manque pas d'intriguer dans l'œuvre du dessinateur néerlandais. Elle dépasse une simple recherche d'effet optique (lié au caractère structurant de la perception selon la psychologie Gestalt). Par sa cohérence graphique, elle diffère également du simple rendu halluciné donnant palpitation à la texture du monde. Elle renvoie plutôt à ce reflet infini des formes géométriques les unes dans les autres, reflet qui se joue des cadres matériels tout en confrontant à un indécidable. C'est le propre de ces espaces paradoxaux, dotés de parcours sans fin, de faire à la fois route et déroute : à chaque bifurcation le regard tend à osciller, plongeant et ressortant de l'ensemble comme le mouvement perpétuel des crocodiles-mutants. Cette logique folle, empreinte d'ambivance, est baroque non par la seule répétion différentielle mais en ce qu'elle manque, non sans une secrète mélancolie, tout dépassement en une synthèse ; elle s'apparente à cette raison autre, Raison de l'Autre, de ses excès et débordements. Baroque aussi en ce qu'elle dote le labyrinthe (comme la folie ou le rêve par ex.) d'une dimension hyperbolique : c'est la vie en son entier qui est considérée comme labyrinthique ; le spatial est ramené au temporel. Ce labyrinthe baroque figure donc une toute autre raison,  transie par un inconnu à laquelle, telle une captive amoureuse, elle aspire, même si celui-ci bascule dans la mort voire dans une forme de l'au-delà (cas du maniérisme)]

    mytho10.jpgLe labyrinthe semble souvent d’ailleurs être posé comme allégorie du monde réel, supposant son désordre. Toujours en renvoyant au tracé, à la notion de mouvement dans l’espace-temps, il place le voyageur — réel ou fictif — au centre d’une quête du temps, de l’orientation, de l’existence. Il combat l’errance en la mettant en scène, en y confrontant ses actants. Willem Van Reijen, dans une étude sur le baroque et la postmodernité, parle même du « […] labyrinth as a metaphor for our earthly wanderings » (1992, p. 1) dont la rédemption serait transcendantale. Cette allégorie évoque une composante particulière du labyrinthe : la confrontation de ce qui est représenté par l’axe horizontal et l’axe vertical. Comme le stipule Reijen, la religion catholique a opposé les 2 axes en leur donnant comme référant, pour l’un le parcours de la vie, et l’autre l’accès aux cieux, l’immanence : le tracé horizontal confronte l’être aux obstacles et aux embûches de la vie, desquels il ne se sort qu’en s’élevant au-dessus, à la verticale. Un parallèle avec le mythe s’impose encore ici. Pour sortir du labyrinthe, Dédale construit des ailes, et s’envole au-dessus de la structure, déjoue le labyrinthe en se libérant de son tracé, de son parcours. « The way in, once it has been taken, becomes a way out, only to begin anew. The labyrinth is confusing, symbolizing disorientation, but also the necessity to strive for orientation. As a spatial construct, the labyrinth naturally manifests the outer world as time and space for the path of life […] » (Reijen, « Labyrinth and Ruin : The Return of the Baroque in Postmodernity » in : Theory, Culture and Society, Sage, Londres, 1992, p. 8). En cherchant la sortie sur le plan métaphoriquement horizontal, le sujet est confronté aux obstacles, aux choix, à l’antre, au gouffre du labyrinthe. C’est que selon ces dispositions, le labyrinthe, comme son temps, est instant et fragment, et que les éléments, considérés indépendamment les uns des autres, ne signifient pas comme ensemble. Lorsque considéré de l’extérieur, dans un espace figural, le labyrinthe apparaît dans sa totalité et la propulsion sur un « axe vertical » lui redonne sa qualité totalisante, rassembleuse ; la rencontre des éléments de sens fait émaner l’essence spécifique au labyrinthe. C’est la sortie, c’est le retour des repères. Il est alors possible de voir s’actualiser la figure du labyrinthe. Si l’on se rappelle l’approche faite de l’intermédialité dans le premier chapitre, on remarque que l’importance des œuvres qui présentent une composition intermédiale est significative, de même que celles qui intègrent la figure du labyrinthe. Très souvent, ses 2 pratiques sont fusionnées parce que leur nature s’y prête aisément : l’approche de l’intermédialité par le labyrinthe permet une organisation du chaos de la fragmentation des diverses unités intermédiales. Il est probable que le caractère néomédial de certaines fictions rende visible l’intermédialité et par le fait même, le labyrinthe, et ainsi permette l’actualisation de la figure en déployant son ampleur. Le labyrinthe est donc profondément ancré dans le souci actuel de l’harmonisation intermédiale, de la considération de l’ensemble et de l’intégration de la technique au logos.