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À CONTRE-TEMPS - Page 118

  • Mazzini

    Giuseppe Mazzini (1805-1872) n'est pas seulement un des pères de l'unité italienne (avec Cavour, Garibaldi et Victor-Emmanuel II). Formé par le droit et la philosophie, il est également un théoricien moderne de l'idée républicaine, dans le contexte du Risorgimento (du verbe italien risorgere, resurgir), processus lent et complexe qui invente littéralement la nation italienne. Le rôle essentiel qu'il a joué dans l'histoire de son pays mérite autant d'être connu que l'héritage politique et intellectuel qu'il a laissé. C'est lui qui a élaboré le projet le plus cohérent et le plus moderne : rassembler l'Italie dans une république unitaire. Ayant passé l'essentiel de sa vie en exil, il est à l'échelle européenne l'un des principaux théoriciens de la démocratie moderne, du nationalisme et de la question sociale, ce qui a fait de lui l'un des adversaires longtemps redoutés de Marx. Ses idées restent actuelles sur de nombreux points : la politique comme religion civile ; les rapports entre les nations et l'union des peuples en Europe ; une conception politique et sociale qui s'efforce de concilier libéralisme, démocratie et socialisme, anticipant sur les conceptions du solidarisme voire du socialisme libéral selon des commentateurs actuels. 

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    Mazzini, le révolutionnaire solitaire

    giuseppe-mazzini1831, le socialisme est en train de naître et les nations s'éveillent, l'Europe secoue les tyrans. À Marseille, dans la fièvre du patriotisme et de l'amitié, une poignée d'italiens en exil proclame la naissance de Jeune Italie, le mouvement qui pour eux devait libérer leur pays de l'occupation étrangère et des monarques corrompus. À leur tête, un jeune homme d'à peine 25 ans, au teint pâte et vêtu de noir – portant le deuil de la liberté de sa Nation – dont les yeux profonds expriment l'embrassement mystique d'une âme et la froide volonté. Giuseppe Mazzini donnera sa vie à son peuple.

    Né le 22 juin 1805 à Gênes, Giuseppe Mazzini voit son éducation placée sous les auspices de l'ancienne Rome républicaine et de l'épopée napoléonienne. Il a 10 ans quand l'Aigle succombe sous les coups des monarques coalisés. Les puissances réactionnaires se partagent l'Europe au Congrès de Vienne, l'Italie étant de nouveau divisée en petites entités dépendantes de la puissance autrichienne.

    Entrant à l'université Mazzini sait déjà que sa vie sera consacrée à tenter de réunir tous les Italiens sous l'égide d'un État unique. Il participe à l'agitation de la charbonnerie, société secrète et patriotique, et reçoit le titre de Duce des autres étudiants qui voient en lui l'héritier des chefs de l'antique noblesse romaine.

    Devenu avocat, il défend les pauvres et les révolutionnaires. Ses attaques répétées contre la monarchie piémontaise, l'obligent à s'exiler en France. Commence alors pour lui une vie de révolutionnaire errant, qui rappelle celle d'Auguste Blanqui. Il inonde l'Italie et l'Europe de brochures appelant à la naissance d'une troisième Rome, la Rome du peuple, et à la révolution européenne.

    « Je pensais que ce serait du cœur de notre peuple, de son enthousiasme et de ses sacrifices que sortirait une nouvelle vie pour l'Europe, il me semblait entendre au dedans de moi la grande voix de Rome parler d'unité, de fraternité morale et d'une foi commune pour l'humanité. Je vis Rome montrant aux nations un but commun sur les bases d'une religion nouvelle. Et je vis l'Europe, fatiguée du scepticisme, de l'égoïsme et de l'anarchie accepter joyeusement cette nouvelle foi ».

    La fondation de Jeune Italie, dont le ciment était une idéologie tout à la fois patriotique et populaire, avait pour but réveil des couches populaires par une éducation des masses. Le patriotisme intransigeant de Mazzini se souciait d'abord de créer une morale nouvelle basée sur le sens du devoir. Parti d'avant-garde, Jeune Italie obligeait ses adhérents à toujours être prêts à prendre les armes et à sacrifier leur vie pour la cause. Faire le serment de donner sa vie pour sa Nation n'était pas de veines paroles. Nombres d'amis de Mazzini devaient mourir sous les coups de la réaction. Il déclara durant ces années de lutte : « Les hommes qui sentent leur mission n'attendent pas les événements, ils les provoquent. Ayons la profonde conviction de notre devoir. On ne gagne la liberté que par le sacrifice ».

    La répression resserrant ses filets, il dut passer en Suisse. À Genève, il regroupe autour de lui une poignée de révolutionnaires, demi-soldes et aventuriers dans la première organisation révolutionnaire européenne, Jeune Europe. Mais après l'échec sanglant d'un raid contre le Piémont, les autorités helvétiques lui firent comprendre d'aller comploter ailleurs. Il débarque en Angleterre, dans la griserie des quartiers ouvriers. Ruiné, livré a lui-même, il découvre la condition ouvrière, en tire la conviction que « la société actuelle n'est pas seulement un non-sens, elle est une infamie ». Au bord du désespoir il découvre le véritable sens de la vie : « un jour, je me suis réveillé enfin avec l'âme tranquille... et la première pensée qui me vint fut celle-ci : la vie est une mission. Toute autre définition est fausse ». Écrivant sans arrêt devant les poëles des bibliothèques publiques, il traduit Dante pour vivre.

    Des liens très forts l'unissent alors avec les prolétaires exilés comme lui. Les ouvriers vouent un immense respect à “l'homme en noir” qui prêche l'ancienne grandeur romaine et appelle à sa renaissance dans la misère des usines. Reçu dans le cœur chaleureux de la classe ouvrière, il devient leur voix. Il crée à Londres, en 1847, un mouvement du nom de People's International League qui poursuivit le même sillage que Jeune Europe. Une collecte parmi les italiens de Londres lui permit de lancer un journal socialiste qui luttait contre le matérialisme. Les relations entre Mazzini, socialiste mais non communiste,  et Marx furent extrêmement tendues, l'auteur du Capital le considèrant comme un utopiste. L'italien lui, refusait l'égalitarisme absolu, jugé par lui stérilisateur des initiatives et dérivant très vite vers une tyrannie proto-totalitaire, et préférait voir dans le socialisme le ferment d'une morale du devoir.

    L'année 1848 est marquée par un nouveau réveil des peuples, les italiens accueillent Mazzini par des viva ! L'ancien proscrit rentre dans son pays révolté. Il est approché par le roi du Piémont, Charles-Albert, à qui il répond par une fin de non recevoir ; la future Italie devant pour lui être une République. Rien ne vint fléchir sa décision, ni les attaques de ses anciens amis ralliés, ni les postes qu’on lui promet.

    Toute son énergie étant investie dans le combat pour la liberté. La rencontre avec le grand Garibaldi, le pousse à rejoindre les premières lignes. Mais la fougue du Génois et du Nissart ne pourra pas empêcher la débâcle piémontaise.

    Mais des nouvelles encourageantes arrivent de Rome. Le peuple a chassé le Pape et proclamé la République. Sans attendre Mazzini débarque dans la cité éternelle, où on le nomme triumvir du gouvernement de la ville libre. Un corps expéditionnaire français vient, à la demande du Pape, liquider l'expérience d'émancipation sociale mise en place par Mazzini.

    Après des combats désespérés, c'est de nouveau l'exil. De l'étranger il voit se réaliser l'unité italienne, au profit de la monarchie piémontaise.

    En 1869, il tentera un dernier complot pour renverser le roi et sera capturé. Le gouvernement jugera prudent de ne pas lui donner de tribune à l'occasion du procès et le relâchera. Il s'éteint le 10 mars 1872, plusieurs milliers d'italiens suivent son cortège funèbre à Gênes. 

     

     ► Collectif, Rébellion n°5, repris dans n°48, été 2011. 

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    Pièces-jointes :

     

    Prophéte du nationalisme italien, Giuseppe Mazzini est, malgré sa réputation d'homme de gauche, un des esprits les plus originaux de son temps. Dans ses écrits, ignorés des Français qui réservent leur admiration à Garibaldi, Mazzini oppose la notion de "devoirs" à celle des "droits" de l'homme. Jean Mabire nous invite à redécouvrir cet éternel rebelle et militant du mouvement ouvrier, qui était fasciné par les héros de l’Antiquité. Si en 1849, l'entrée des troupes françaises dans Rome mit fin à la brève expérience du pouvoir de Giuseppe Mazzini, celui-ci, réfractaire à tout compromis, à la différence des trois artisans de l'unité italienne (Victor-Emmanuel, Cavour et Garibaldi), s'opposera jusqu’au bout à la nouvelle autorité royale italienne comme il s'opposait au pouvoir de l'empire autrichien et à tout matérialisme, qu'il soit capitaliste ou communiste. Il en appelait à "l'élite européenne du parti de l'action"... Avanti Paladin !

    Le socialisme héroïque de Mazzini

    Mettre en doute l'idéologie des droits de l'homme, érigée en credo laïque, est aujourd'hui un de ces péchés que l'Église qualifiait naguère de mortel. Ce serait même, à en croire les nouveaux bien-pensants, le crime intellectuel absolu. Dans l'un des plateaux de la balance de la justice universelle, la fameuse Déclaration des droits. Dans l'autre, le sabre dégoulinant de sang d'un quelconque général de pronunciamento sud-américain. Comme c'est simple et personne n'a envie de se trouver du côté des salauds.

    On étonnerait bien nos modernes thuriféraires des droits de l'homme en leur apprenant que cela n'a pas toujours été justement aussi simple que notre journal habituel voudrait nous le faire accroire. Prenons le siècle dernier où pourtant les écrivains socialisants usaient et abusaient des grands mots à majuscule, du style Humanité, Progrès ou Démocratie. Quand il s'agissait des fameux droits de l'homme, certains se montraient plus circonspects. Tenez, par ex., Mazzini.

    On connaît peu en France Mazzini, qui n'a pas, comme son camarade Garibaldi, sa rue dans la moindre de nos sous-préfectures. Pourtant, le personnage est intéressant, tant il révèle les rapports toujours fascinants d'un intellectuel avec la politique et même avec le terrorisme. Giuseppe Mazzini, donc, né à Gênes au début du siècle dernier et tôt affilié à la fameuse société secrète des Carbonari, passa quelques mois en prison à la suite des événements piémontais de 1830 et se vit forcé d'émigrer en France, où il croyait trouver en Louis-Philippe un ami de la liberté des peuples. Vite éclairé sur la médiocrité d'un roi qui se réclamait du "juste milieu" pour mieux instaurer la société marchande des boutiquiers, l'émigré fonda alors une société révolutionnaire, la Jeune Italie, qui devait peu après s'élargir en Jeune Europe. Avec quelques camarades, il rêvait de créer, contre la Sainte alliance des conservateurs et des réactionnaires, de véritables États-Unis d'Europe, dont le ciment aurait été une idéologie tout à la fois patriotique et populiste.

    Républicain jusqu'au sectarisme et démocrate jusqu'à l'utopisme, Mazzini fut incontestablement, dans la sensibilité politique de son époque, un homme de gauche et même d’extrême-gauche, ami des révolutionnaires quarante-huitards, avant de leur reprocher l'abandon de la cause des peuples au bénéfice d'un chauvinisme petit-bourgeois qui devait rapidement conduire à la dictature du prince-président Louis Napoléon, ancien carbonaro lui aussi, hélas.

    Exilé tantôt en Angleterre et tantôt en Suisse, Mazzini allait passer sa vie en complots avortés et malheureux. Il ne connut que quelques semaines euphoriques quand il devint triumvir de l’éphémère république romaine édifiée en 1849 sur les ruines assez pestilentielles des États de l'Église. Quand il mourut en 1872, l'Italie s'était faite, sans lui et sans le peuple, et portait désormais, à ses yeux, la tare originelle de la monarchie.

    Ceci pour situer un personnage hors du commun, dont tous les petits Italiens apprennent par cœur des tirades entières dés l'école, mais dont peu d'intellectuels français, même socialistes, connaissent autre chose qu'un nom qui ne leur dit pas grand chose et qu'ils confondent généralement avec celui de son contemporain Manzoni, l'auteur des Fiancés, ce prodigieux roman historique du style Alexandre Dumas. Ce qui prouve en passant que l'Europe de la culture, par où tout devrait commencer sur notre continent, est encore plus illusoire que celle du pinard ou de la bidoche.

    Dans son exil londonien, Mazzini fut confronté au terrible problème de la misère absolue que vivaient ses compatriotes émigrés. Entassés dans des faubourgs ignobles, déracinés et acculturés, sans cesse ballottés entre l'exploitation et le chômage, ils formaient une des couches les plus misérables du prolétariat industriel, qui reste la honte de la société européenne et particulièrement britannique au siècle dernier. Pendant que les patrons capitalistes fabriquaient ainsi à la chaîne des ouvriers communistes, Mazzini se lança, un des premiers en Europe, dans l'action ouvrière au service des exploités. Il créa à Londres, en 1847, un mouvement du nom de People's International League, qui s'inscrivait dans le sillage de la Jeune Europe et précédait de quelque vingt ans l'Internationale socialiste de Karl Marx. On verra que les rapports des deux "prophètes" furent exécrables et que mazziniens et marxistes devaient un jour se trouver, dans le Mezzogiorno et ailleurs, à couteaux tirés.

    Pour ses compatriotes prolétaires exilés, Mazzini créa un journal, ouvrit des écoles, publia plusieurs livres, dont l'un au moins, Pensées sur la démocratie en Europe, mérite toujours de retenir notre attention et même notre sympathie. L'idée essentielle de cet essai est la lutte contre le matérialisme, qu'il soit capitaliste ou communiste, c'est-à-dire contre une conception économique de la société qui prétend l'organiser « selon la méthode des abeilles et des castors, sur un modèle fixe et immuable et une base d'égalité absolue ».

    Mazzini, indiscutable démocrate, persécuté toute sa vie durant par les pouvoirs réactionnaires de l'empire d'Autriche puis du royaume d'Italie, s'y révèle farouchement anti-égalitaire. Il n'hésite pas à écrire, dans une optique d'ailleurs très prolétarienne : « L'établissement d'un système de récompense arithmétiquement égales équivaudrait à ne tenir aucun compte du mérite moral de chaque ouvrier ».

    Le plus beau — ou le pire pour les adorateurs des droits de l'homme, ce fut qu'il voyait justement dans cette idéologie la source de tous les maux dont souffrait l'Europe de son temps. Il devait l'écrire avec force : les fameux droits de l'homme étaient pour lui des droits individuels, qui favorisaient l'individualisme et détruisaient toute communauté :

    « Faire de la théorie du bien-être le but de la transformation sociale, c'est déchaîner cas instincts de l'individu qui le poussent vers la jouissance, développer l’égoïsme dans les âmes et considérer les appétits matériels comme une chose saine. Une transformation basée sur de tels éléments ne peut pas être durable, et c'est contre ces éléments que nous dirigeons aujourd'hui tous nos efforts ».

    Pour ce théoricien de la démocratie républicaine, il ne pouvait y avoir qu'une riposte aux droits de l'homme, c'était les devoirs... Aussi, une autre brochure destinée aux émigrés italiens portera-t-elle justement pour titre : Des devoirs de l'homme. Mazzini s'y révèle tout entier avec sa générosité et sa lucidité. La révolution française et son idéologie des droits appartenaient, pour lui, au passé. Ce qu'il voulait, c'était une révolution européenne où chacun serait conscient de ses devoirs envers sa communauté nationale comme envers la classe laborieuse. Il ne s'agissait pas de s'accrocher au siècle précédent, mais d'être résolument de son temps.

    Dès le lendemain de la révolution avortée de 1830, Mazzini avait déjà écrit, dans un petit opuscule intitulé Foi et avenir :

    « Le droit, c'est la foi individuelle ; le devoir, c'est la foi commune. Le droit ne peut aboutir qu'à organiser la résistance ; il n'a mission que pour détruire ; il n'en a pas pour fonder : le devoir fonde et associe... La doctrine des droits ne renferme pas, comme nécessité, le progrès... Tout ceci, c'est le XVIIIe siècle : la servitude aux vieilles choses, s'entourant des prestiges de la jeunesse ».

    Mazzini rompait ainsi avec la plupart des hommes politiques de son temps et même de son bord. Il se trouvait tragiquement seul, avec une poignée de fidèles dispersés à travers toute l'Europe, face à son grand rival Karl Marx. Il n'avait pas de mots trop durs pour dénoncer la doctrine qui commençait à germer sur le fumier de l'Europe libérale :

    « La tyrannie ! Elle est à la racine et au sommet du communisme, elle le sature en entier. Ainsi que la théorie froide, sèche et imparfaite des économistes, il fait de l'homme une machine productive. Son libre arbitre, son mérite individuel, ses aspirations incessantes vers de nouveaux modes de vie et de progrès disparaissent entièrement. Dans une société qui n'est qu'une forme pétrifiée, réglée dans tous ses détails, l'individualité n'a plus de place. L'homme devient chiffre, un, deux, trois. C'est la vie du couvent, sans la foi religieuse ; c'est l'esclavage du Moyen-Âge, sans espoir de se racheter, de s'émanciper par l'économie ».

    Et cela a été écrit dés 1847.

    Contre un système qu'il qualifiait de « rêve barbare, absurde et immoral », Giuseppe Mazzini essayait avec la Jeune Europe de créer une secte politique qui ressemblait, trait pour trait, à un ordre religieux. On trouvait chez lui un culte de l’héroïsme dans le combat prolétarien qui annonçait l'esprit d'un homme aussi original que Georges Sorel. Tous deux allaient d'ailleurs se montrer sensibles, jusqu'à la hantise, au souvenir des guerriers grecs tombés aux Thermopyles et dont le sacrifice évoquait celui des militants ouvriers de leur temps, luttant pour un monde plus juste et plus noble.

    Le visionnaire Mazzini aimait évoquer un avenir qui se trouve toujours devant nous : « Lorsqu'une grande ligue populaire réunira l'élite européenne du parti de l'action, les droits des peuples et des classes ouvrières ne pourront plus être traités avec mépris ». Ne serait-ce pas là un programme d'actualité pour une vraie nouvelle gauche ?

     ► Jean Mabire, éléments n°40, 1981.

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    Mazzini, pionnier de l'Europe

    Recension : Giuseppe Mazzini : Père de l'unité italienne, Jean-Yves Frétigné, Fayard, 528 p., 27 €.

    gmaz_p10.jpgGiuseppe Mazzini (1805-1872) n'a guère intéressé les historiens français. La dernière biographie publiée en français, œuvre de Georges Bourgin et Maria Dell'Isola, date en effet de 1956 !

    Aujourd'hui, 50 ans après, Jean-Yves Frétigné, agrégé et docteur en histoire, ancien membre de l' École française de Rome, propose une nouvelle étude qui renouvelle aussi la lecture de l'œuvre d'un personnage pourtant essentiel, dont l'intérêt dépasse largement le strict cadre italien. Une des 4 figures du Risorgimento italien (avec Garibaldi, Cavour et le roi Victor-Emmanuel II), il fut aussi, pour reprendre le sous-titre de la première biographie française, un pionnier de la Fédération européenne dont la pensée originale et l'action inlassable eurent sur beaucoup une considérable influence.

    Carbonaro, fondateur de la Giovine Italia et de la Giovine Europa, Mazzini passa 40 ans de sa vie en exil à l'étranger et élabora une pensée qui fut plus une conception du monde qu'une théorie politique.

    Humanitariste plus que socialiste, il défendit l'idée d'une troisième Rome investie de la mission sacrée consistant à guider les peuples européens sur la voie de l'émancipation. "Dieu et le peuple" seront les fondements d'une pensée dans laquelle la religion joue le rôle d'une loi morale susceptible d'unir les hommes en ce qu'elle seule pouvait contenir toute aspiration généreuse au progrès.

    On imagine que ce « nationalisme spiritualiste » ne plut guère aux Marx et Bakounine qui n'eurent de mots assez durs pour ce « républicanisme hors mode » du « dernier grand prêtre de l'idéalisme religieux, métaphysique et politique qui disparaît » [Bakounine, Réponse d'un international à Mazzini, juil. 1871].

    Solide et bien conduite, la biographie de Frétigné est tout à fait passionnante. Bien sûr, on pourra regretter qu'en aval l'héritage et l'influence de Mazzini soient à peine évoqués et tout particulièrement en ce qui concerne l'utilisation qui sera faite de sa pensée aussi bien par les fascistes que les antifascistes. Mais ce nouveau travail constitue un apport formidable en ce qu'il nous permet de mieux connaître un homme, important ô combien, et de faire le point, grâce à une recherche reposant sur des sources peu exploitées et l'historiographie italienne la plus récente sur la vie et la pensée de Mazzini.

    Réhabilitation d'une pensée

    Frétigné nous offre ainsi une lecture qui fait justice des clichés et approximations qui constituent la légende mazzinienne tout en réhabilitant, comme le précise Pierre Milza au terme de sa préface, une pensée trop souvent décrite comme nébuleuse et que l'auteur parvient à nous transmettre en tant que « construction cohérente, tout entière tournée vers la résolution de cette quadrature du cercle que constitue, aujourd'hui encore en Occident, la recherche d'un équilibre entre la liberté, la démocratie et le socialisme ».

    ► Philippe Oriol, Le Monde des Livres © du 06/07/2006.

     

     

     

    Mazzini après Mazzini

    La postérité de Mazzini

    A|Historiographie : évolution de l’étude de l’idée européenne de Mazzini

    L’intérêt historique pour un sujet tient toujours à l’historien, mais l’historien est également influencé par l’histoire de son temps. De fait les regards rétrospectifs sont parfois guidés par l’air du temps comme ce fut le cas durant le romantisme, où il fut à la mode d’étudier le Moyen-Âge (35) car l’on imaginait que c’était une société où le combat chevaleresque était le reflet d’une société qui laissait place aux sentiments, qui exaltait les passions. Ce fut également le cas de l’étude de toute la période  (36)

    Il est de fait intéressant de voir si l’intérêt pour l’idée européenne a influencé les recherches, ou du moins les traits de caractères donnés à Mazzini. Il est dès lors nécessaire de replacer le contexte de l’idée européenne dans le temps long. L’idée européenne à certains égards est surtout née de la convergence de vue de certains penseurs à un moment précis de l’Histoire.

    Lors des mouvements des nationalités durant le XIXe siècle, il y avait une solidarité si ce n’est dans les faits, elle le fut dans les idées. C’était le fruit d’un double mouvement libéral dans certains pays et national pour les peuples qui se redécouvraient. C’est à ce moment durant cette période qu’émerge une réelle idée européenne populaire.

    Mais là où la notion d’idée européenne s’élargie et se popularise de plus en plus c’est à l’approche et au lendemain des « guerres civiles européennes ». Cela fut le cas des mouvements pacifistes avant la première guerre mondiale. Dans l’entre-deux-guerres cette idée se renforce au regard du désastre pour le continent européen. Après la seconde guerre mondiale, cela se renforce encore une fois au lendemain à la vue du grand spectacle de la barbarie humaine. Mais dans ce dernier cas de figure, cela est renforcé car l’Europe, en tant qu’entité politique commune, depuis le discours de Robert Schuman dans la salle de l’Horloge à Paris le 9 Mai 1951, entre dans les faits. Le XIXe et le XXe siècle ont donc connu la monté crescendo de l’idée européenne.

    Il faut maintenant ramener dans ce cadre Mazzini. Il est lui-même durant le XIXe siècle un des acteurs fondamentaux du mouvement des nationalités, il est considéré en Italie comme l’un des pères fondateurs de la nation. Il est assez intéressant de voir que l’étude de l’idée européenne de Mazzini connaît un certain parallélisme avec l’évolution de l’idée européenne, comme si l’idée elle-même cherchait les racines de ses fondements.

    Au début du XXe siècle l’historiographie ne prête que peu ou prou attention à l’idée européenne de Mazzini. Bolton King ne prête pas d’attention réelle à la pensée européenne de Mazzini (The Life of Mazzini, 1911). C’est également le cas de Gwilym Oswald Griffith dans son ouvrage Mazzini, prophète d’une Europe Moderne (1932). Dans cette ouvrage, l’auteur porte plutôt son attention quant à la vision que Mazzini avait de la démocratie, ce dernier pensait que chaque Etat devait et allait dans la direction d’un peuple souverain (38). En Italie, l’historiographie s’intéresse à lui surtout du point de vue de son patriotisme en tant que « père fondateur ».

    Dans le prolongement de la croissance de l’idée européenne se retrouve de plus en plus l’étude des racines de cette idée. L’étude des racines européenne de Mazzini est dans le même registre. Un certain nombre d’ouvrages va s’intéresser à l’idée européenne en s’appuyant sur la pensée européenne de Mazzini, d’autres affecteront directement leur étude sur le personnage. 

    Les ouvrages suivants sont des études conduites durant la période de la construction européenne :

    • RONCUCCI, Cecilia. G. Mazzini pionnier de la fédération européenne. Mém. DEA : Hist. des Institutions et des Idées politiques : Aix-Marseille 3, 1994, dir. : C. Imperiali
    • Audier Serge, présentation de Pensées sur la démocratie en Europe, Presses univ. de Caen, 2002
    • DELL’ISOLA, Maria et BOURGIN, Georges, Mazzini promoteur de la république italienne et pionnier de la fédération européenne, Librairie Marcel Rivière & Cie, Paris, 1956

    Il faut par ailleurs relativiser cet état de fait quant à l’étude de Mazzini, car celle-ci connut également un renouveau du fait des célébrations du centième anniversaire de la République de Rome, ou Mazzini fut un des triumvirs qui gouverna la ville en 1849. En Italie encore une fois cela était aussi lié à l’inauguration du Domus Mazziniana en 1952.

    L’étude de Mazzini connaît aussi certaines dissonances, qui font que son étude n’est pas encore entrée dans un consensus. Cette étude dissonante ne se porte pas en fait sur l’idée européenne elle-même de Mazzini, mais sur la réalisation concrète sur le plan institutionnel. C’est assez significatif du phénomène dont nous parlons-ici au moment même où la construction européenne s’enclenche. Andrea Chiti-batelli qualifie d’ « ouvrage enthousiaste » le livre de M. Dell'Isola et de G. Bourgin tout en critiquant la thèse d'un Mazzini penseur fédéraliste (Mazzini, précurseur de l’idée de la Fédération Européenne ?, Imprimerie de l’université des sciences humaines de Strasbourg, 1974, p. 19). 

    B| la portée du message mazzinien

    La portée du message mazzinien l’est surtout sur les hommes de son temps. Il aura été le maître à penser, voir le « maître à agir » de beaucoup d’Italiens. Son influence est très forte est surtout liée à sa popularité politique. Il connaît une montée en puissance à partir de ses activités dans la charbonnerie, jusqu’à ce qu’il devienne triumvir de la République romaine en 1849. Il fut d’ailleurs très populaire en Suisse et en Angleterre où il est en exil. Après les échecs politiques, sa vision est marginalisée, mais elle connut une très grande influence. 

    Ce message enthousiaste rencontre une certaine audience. Durant la période faste il est lu à travers toute l’Europe, et même discuté par de notables penseurs de son temps comme les « utilitaristes » en Angleterre. En Italie il a une grande influence sur toute la littérature risorgimentale précédant le « Printemps des peuples » de 1848. Il s’agit des courants littéraires appelés « unitaires », dont les deux visions étaient l’unification de l’Italie et la mise en place d’un Etat centralisé. 

    Il était perçu par les coreligionnaires des « nationalités » en Europe comme un « frère ». La solidarité des démocrates l’a amené à s’engager pour le droit des peuples qui a influencé le mouvement des patries durant le XIXe siècle, bien avant l’énoncé du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes par Wilson. Mazzini voulait d’ailleurs que Charles-Albert, à la tête du royaume de Piémont-Sardaigne, soit l’ « interprète des droits du peuple ».

    Malgré la caducité du débat autour de l’unité italienne, la pensée de Mazzini continua à influencer les partis politiques italiens. Après sa mort il fut qualifié de père fondateur de la nation au même titre que Garibaldi et Cavour. Il fut avant tout une référence patriotique. Mais avec l’avènement de la construction européenne les mouvements politiques se réclamant de l’héritage risorgimentale démocratique sont favorables à la construction européenne et s’inspire de sa pensée.

    Le parcours de Mazzini montre en fin de compte qu’il fut autant enfant des Lumières que du XIXe siècle au sens où il aura aussi bien été influencé par la pensée libérale qu’est le radicalisme que par les hommes de son temps. Son influence politique est en fonction de ses réussites, mais le personnage montre avant tout que le XIXe siècle contient en lui les éléments destructeurs et salvateurs du continent européen. Il y a à la fois la monté du nationalisme suite à l’essor des nations, mais il y a également l’émergence des germes européens du siècle suivant. Mazzini a ça de particulier qu’il sera un penseur européen avec une vision cohérente, organisée sur une base philosophique, politique et juridique. Il est le premier créateur de mouvements politiques européens et transnational. C’est avant tout sa foi dans l’être humain qui conduit son action. De fait Mazzini est l’héritier d’une pensée, qui lorsqu’elle se met en ordre dans sa structure intellectuelle, révèle que l’idée européenne n’est qu’une suite logique. Dès lors le cas Mazzini comme objet d’étude a surtout été étudié sous son aspect italien. La construction européenne a permis de le redécouvrir d’une manière différente. Pourtant la pensée de Mazzini est un tout, où la nation et l’idée européenne sont indissociables.

    « L’alliance des peuples est la seule véritable alliance capable de réduire à néant les entraves de ces deux fléaux que sont le despotisme et la guerre. Elle implique la fédération des peuples européens. Cette alliance représente l’avenir de la société moderne. La civilisation à laquelle tous les peuples ont collaboré constitue un héritage commun. Nous redeviendrons tous concitoyens, parce que nous sommes tous les enfants d’une seule patrie, l’Europe. »

    L’étude de Mazzini va-t-elle tendre vers un aspect plus global ? Cet aspect plus global est-il la duplicité des mouvements des nationalités, à la fois à origine du chauvinisme et ouverture sur l’humanité ?