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À CONTRE-TEMPS - Page 129

  • Bloy

    rops210.jpg◘ Ernst Jünger, lecteur de Léon Bloy

    [Ci-contre Satan semant l'ivraie, 1882, Félicien Rops]
     
    Les 7 marins du “renversement copernicien” sont un symbole, qu’Ernst Jünger met en exergue dans la préface des 6 volumes de ses Journaux, intitulés Strahlungen. Les notes de ces Journaux, rédigées pendant l’hiver 1933/1934 « sur la petite île de Saint-Maurice dans l’Océan Glacial Arctique » signalent, d’après Jünger, que « l’auteur se retire du monde », retrait caractéristique de l’ère moderne. Le moi moderne est parti à la découverte de lui-même, explique Jünger, conduisant à des observations de plus en plus précises, à une conscience plus forte, à la solitude et à la douleur. Aucun des marins ne survivra à l’hiver arctique. Nous avons énuméré là quelques caractéristiques majeures des Journaux de Jünger. Celui-ci rappelle simultanément les pierres angulaires de l’œuvre et de l’univers d’un très grand écrivain français, qu’il a intensément pratiqué entre 1939 et 1945 : Léon Bloy.
     
    Léon Henri Marie Bloy est né le 11 juillet 1846 à Périgueux. Il est mort le 3 novembre 1917 à Bourg-la-Reine. Il se qualifiait lui-même de “Pèlerin de l’Absolu”. Converti au catholicisme sous l’impulsion de Barbey d’Aurevilly en 1869, il devient journaliste, critique littéraire et écrivain et va mener un combat constant et vital contre la modernité sécularisée, contre la bêtise, l’hypocrisie et le relativisme, contre l’indifférence que génère un ordre matérialiste. Bloy remet radicalement en question tout ce qui fait les assises de l’individu, de la société et de l’État, ce qui le conduit, bien évidemment, à la marginalisation dans une société à laquelle il s’oppose entièrement.

    Pour Bloy, Dieu n’était pas mort, il s’était “retiré”
     
    Conséquences de la radicalité de ses propos, de son œuvre et de sa langue furent la pauvreté extrême, l’isolement, le mépris et la haine. Sa langue surtout car Bloy est un polémiste virulent, à côté de beaucoup d’autres. Son Journal, qui compte plusieurs volumes, couvre les années de 1892 à 1917 ; sa correspondance est prolixe et bigarrée ; ses nombreux essais, dont Sueur de sang (1893), Exégèses des lieux communs (1902), Le sang du pauvre (1909), Jeanne d’Arc et l’Allemagne (1915) et surtout ses 2 romans, Le désespéré (1887) et La femme pauvre (1897) forment, tous ensemble, une œuvre vouée à la transgression, que l’on ne peut évaluer selon les critères conventionnels. La pensée et la langue, la connaissance et l’intuition, l’amour et la haine, l’élévation et la déchéance constituent, dans les œuvres de Bloy, une unité indissoluble. Il enfonce ainsi un pieu fait d’absolu dans le corps en voie de putréfaction de la civilisation occidentale. Ainsi, Bloy se pose, à côté de Nietzsche, auquel il ressemble physiquement, comme l’un de ces hommes qui secouent et ébranlent fondamentalement la modernité.

    L’impact de Bloy ne peut toutefois se comparer à celui de Nietzsche. Il y a une raison à cela. Tandis que Nietzsche dit : “Dieu est mort”, Bloy affirme “Dieu se  retire”. Nietzsche en appelle à un homme nouveau qui se dressera contre Dieu ; Bloy réclame la rénovation de l’homme ancien dans une communauté radicale avec Dieu. Nous nous situons ici véritablement — disons le simplement pour amorcer le débat — à la croisée des chemins de la modernité. Aux limites d’une époque, dans le maelström, une rénovation s’annonce en effet, que Nietzsche et Bloy perçoivent, mais ils en tirent des prophéties fondamentalement différentes. Chez Nietzsche, ce qui atteint son sommet, c’est la libération de l’homme par lui-même, qui se dégage ainsi des ordonnancements du monde occidental, démarche qui correspond à pousser les Lumières jusqu’au bout ; chez Bloy, au contraire, nous trouvons l’opposition la plus radicale aux Lumières, assortie d’une définition eschatologique de l’existence humaine. Nietzsche a fait école, parce que sa pensée restait toujours liée aux Lumières, même par le biais d’une dialectique négative. Pour paraphraser une formule de Jünger : Nietzsche présente le côté face de la médaille, celle que façonne la conscience.

    Bloy a été banni, côté pile. Il est demeuré jusqu’à aujourd’hui un auteur ésotérique. Ses textes, nous rappelle Jünger, sont « hiéroglyphiques ». Ils sont « des œuvres, pour lesquelles, nous lecteurs, ne sommes mûrs qu’aujourd’hui seulement ». « Elles ressemblent à des banderoles, dont les inscriptions dévoilent l’apparence d’un monde de feu ». Mais malgré leurs différences Nietzsche et Bloy constituent, comme Charybde et Scylla, la porte qui donne accès au XXe siècle. Impossible de se décider pour l’un ou pour l’autre : nous devons voguer entre les 2, comme l’histoire nous l’a montré. Bloy et Nietzsche sont les véritables Dioscures du maelström. Peu d’observateurs et d’analystes les ont perçus tels. Et, dans ce petit nombre, on compte le catholique Carl Schmitt et le protestant Ernst Jünger.
     
    Si nous posons cette polarité Nietzsche/Bloy, nous considérons derechef que l’importance de Bloy dépasse largement celle d’un “rénovateur du catholicisme”, posture à laquelle on le réduit trop souvent. Dans sa préface à ses propres Strahlungen ainsi que dans bon nombre de notices de ses Journaux, EJ cite Bloy très souvent en même temps que la Bible. Car il a lu Bloy et la Bible en parallèle, comme le montrent, par ex., les notices des 2 et 4 octobre 1942 et du 20 avril 1943. C’est à partir de Bloy que Jünger part explorer « le Livre d’entre les Livres », ce « manuel de tous les savoirs, qui a accompagné d’innombrables hommes dans ce monde de terreurs », comme il nous l’écrit dans la préface des Strahlungen. Bloy a donné à Jünger des « suggestions méthodologiques » pour cette nouvelle théologie, qui doit advenir, pour une « exégèse au sens du XXe siècle ».
     
    Mais Jünger place également Bloy dans la catégorie des « augures des profondeurs du maelström », parmi lesquels il compte aussi Poe, Melville, Hölderlin, Tocqueville, Dostoïevski, Burckhardt, Nietzsche, Rimbaud, Conrad et Kierkegaard. Tous ces auteurs, Jünger les appelle aussi des « séismographes »,  dans la mesure où ils sont des écrivains qui connaissent « l’autre face », qui sentent arriver l’ère des titans et les catastrophes à venir ou qui les saisissent par la force de l’esprit. Dans Le Mur du Temps, Jünger nous rappelle que ces hommes énoncent clairement leur vision du temps, de l’histoire et du destin. Trop souvent, dit Jünger, ces “augures” s’effondrent, à la suite de l’audace qu’ils ont montrée ; ce fut surtout le cas de Nietzsche, « qu’il est de bon ton de lapider aujourd’hui » ; ensuite ce fut aussi celui de Hamann qui, souvent, « ne se comprenait plus lui-même ». On peut deviner que Jünger, à son tour, se comptait parmi les représentants de cette tradition : « Après le séisme, on s’en prend aux séismographes » — modèle explicatif qui peut parfaitement valoir pour la réception de l’œuvre de Jünger lui-même.

    Le chemin qui a mené Jünger à Bloy ne fut guère facile. Jünger le reconnait : « Je devais surmonter une réticence (...) — mais aujourd’hui il faut accepter la vérité, d’où qu’elle se présente. Elle nous tombe dessus, à l’instar de la lumière, et non pas toujours à l’endroit le plus agréable ». Qu’est-ce donc que cet “endroit désagréable”, qui suscite la réticence de Jünger ? Dans sa notice du 30 octobre 1944, rédigée à Kirchhorst, Jünger écrit : « Continué Léon Bloy. Sa véritable valeur, c’est de représenter l’être humain, dans son infamie, mais aussi dans sa gloire ». Pour comprendre plus en détail cette notice d’octobre 1944, il faut se référer à celle du 7 juillet 1939, qui apparaît dans toute sa dimension drastique :

    « Bloy est un cristal jumelé de diamant et de boue. Son mot le plus fréquent : ordure. Son héros Marchenoir dit de lui-même qu’il entrera au paradis avec une couronne tressée d’excréments humains. Madame Chapuis n’est plus bonne qu’à épousseter les niches funéraires d’un hôpital de lépreux. Dans un jardin parisien, qu’il décrit, règne une telle puanteur qu’un derviche cagneux, qui est devenu l’équarisseur des chameaux morts de la peste, serait atteint de la folie de persécution. Madame Poulot porte sous sa chemise noire un buste qui ressemble à un morceau de veau roulé dans la crasse et qu’une meute de chiens a abandonné après l’avoir rapidement compissé. Et ainsi de suite. Dans les intervalles, nous rencontrons des sentences aussi parfaites et vraies que celle-ci : ‘La fête de l’homme, c’est de voir mourir ce qui ne paraît pas mortel’ ».

    Bloy descend en profondeur dans le maelström, les yeux grand ouverts. Cela nous rappelle la marche de Jünger, en plein éveil et clairvoyance, à travers le “Foyer de la mort”, dans Jardins et routes. Ce qui m’apparaît décisif, c’est que Bloy, lui aussi, indique une voie pour sortir du tourbillon, qu’il ressort, lui aussi, toujours du maelström : « Bloy est pareil à un arbre qui, plongeant sa racine dans les cloaques, porterait à sa cime des fleurs sublimes » (notice du 28 oct. 1944). Cette image d’une ascension hors des bassesses de la matière, qui s’élance vers le sublime de l’esprit, nous la retrouvons dans la notice du 23 mai 1945, rédigée à la suite d’une lecture du texte de Bloy, Le salut par les juifs :

    « Cette lecture ressemble à la montée que l’on entreprend dans un ravin de montagne, où vêtements et peau sont déchiquetés par les épines. Elle trouve sa récompense sur l’arête ; ce sont quelques phrases, quelques fleurons qui appartiennent à une flore autrement éteinte, mais inestimable pour la vie supérieure ».

    « On doit prendre la vérité où on la trouve »
     
    Dans la pensée de Bloy, Jünger ne trouve pas seulement une véhémence de propos qui détruit toutes les pesanteurs de l’ici-bas, mais aussi les prémisses d’un renouveau, d’une Kehre, soit d’un retournement, des premières  manifestations d’une époque spirituelle au-delà du Mur du temps, quand les forces titanesques seront immobilisées et matées, quand l’homme et la Terre seront à nouveau réconciliés. Nous ne pouvons entamer, ici, une réflexion quant à savoir si Jünger comprend la pensée sotériologique de Bloy de manière “métaphorique”, comme tend à le faire penser Martin Meyer dans son énorme ouvrage sur Jünger, ou s’il voit en Bloy la dissolution du nihilisme annoncé par Nietzsche — cette thèse pourrait être confirmée par la dernière citation que nous venons de faire où l’image de l’épine et de la peau indique un ancrage dans la tradition chrétienne. Mais une chose est certaine : Bloy a été, à côté de Nietzsche, celui qui a contribué à forger la philosophie de l’histoire de Jünger.

    « Les créneaux de sa tour touchent l’atmosphère du sublime. Cette position est à mettre en rapport avec son désir de la mort, qu’il exprime souvent de manière fort puissante : c’est un désir de voir représenter la pierre des sages, issue des écumes les plus basses, des lies les plus sombres : un  désir de grande distillation ».

    ► Alexander Pschera. (article tiré de Junge Freiheit n°09/2005)

    ♦ Cf. aussi, « Ernst Jünger et Léon Bloy », Danièle Beltran-Vidal, in Revue de Littérature Comparée, numéro spécial « Ernst Jünger », n° 284 (vol. 71, n°4), oct-déc. 1997 [sommaire].