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À CONTRE-TEMPS - Page 132

  • Montaigne

    Montaigne stratège

     

    mont510.jpg◘ Les lectures de l’École des Cadres

    • Éric WERNER, Montaigne stratège, L’Âge d’Homme, coll. “Mobiles politiques”, Lausanne, 1996.

    On connaît l’intransigeance tranquille d’Éric Werner, chargé de cours à l’Université de Genève, qui ne cède jamais devant les ukases de la pensée dominante, faite de schémas stériles, de prêt-à-penser, de slogans tout faits. Il nous enjoint depuis plus d’une décennie à revenir à l’essentiel,  c’est-à-dire à relire les classiques de la pensée européenne. Parmi ces classiques : Montaigne. Auquel il a consacrer le petit ouvrage dense et précis que nous vous invitons aujourd’hui à lire. Pourquoi Montaigne ? Sans doute parce qu’il est un de ces hommes du XVIe siècle, qui n’est plus prisonnier de certaines limites médiévales mais n’est pas encore prisonnier des lubies post-médiévales, modernes et contemporaines, beaucoup plus exigentes. Dans le fond, constate Werner, Montaigne, en nous enjoignant à “suivre la nature” (sequi naturam [vivre conformément à la Nature]), reste dans la ligne d’Aristote et des Grecs : la loi, qui gouverne les hommes, ou est censée les gouverner, dérive du donné objectif que constitue la nature même des choses. Les hommes se soumettent à la loi parce que cette loi exprime, tout bonnement, le common sense, le sain entendement de l’homme de bien.

    La pensée de Montaigne est itinérante, elle voyage au milieu des faits de monde, elle demeure sereine et se défie de toute systématicité inutile. Pour Werner, elle est un modèle pour notre époque, où la loi n’est plus ce reflet naturel et serein de l’ordre cosmique des Grecs, mais, au contraire, l’expression d’une volonté perverse, et pervertie par l’idéologie ou par la folie de vouloir tout transformer ; dans sa conclusion, Werner écrit : “La loi, telle qu’on la conçoit aujourd’hui, n’est plus un simple rapport dérivant de la nature des choses, l’expression d’une réalité extérieure s’imposant au législateur, sa raison d’être est au contraire de faire évoluer la réalité à laquelle est s’applique, voire de la transformer de fond en comble, en fonction de critères qui n’ont en règle générale plus rien à voir avec le bien commun (...) mais ne font au contraire qu’exprimer un volontarisme partisan, d’où toute référence aux rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses a désormais disparu. La loi s’érige ainsi en instrument de transformation sociale au service d’idéologies à prétentions le plus souvent hégémoniques, jouant le rôle de véritable religions séculières. C’est une arme de guerre (...)”.

    Cette hypertrophie, démesurée et problématique, du domaine de la loi (ou du “nomos” dirait un Carl Schmitt) est inacceptable à deux titres : d’abord, pour une raison pratique, parce que son applicabilité générale, à l’ensemble des faits qu’elle entend soumettre à sa férule, est impossible, vu les limites naturelles et l’inextricable nodalité de toutes choses, à commencer par la nature humaine et les fondements ontologiques et anthropologiques de l’homme ; à partir d’un certain moment, la loi moderne, transformatrice et interventionniste, sera impossible à appliquer sans un exercice de terreur ; ses prétentions étant illimitées, elle recèle en elle le crime absolu contre les peuples humains, réceptacles différenciés de choses héritées, mais réceptacles toujours limités par des donnés naturels.

    Cette loi moderne, interventionniste, est ensuite inacceptable pour une raison éthique : son statut d’instrument de guerre, bien mis en exergue par Werner, fait d’elle — à rebours de la loi traditionnelle, factuelle et postulant un ordre cosmique immuable, loi que l’on qualifie généralement de “grecque” dans la pensée européenne — fait qu’elle s’attaque aux fondements ontologiques et anthropologiques, môles d’une résistance tenace à ses prétentions exorbitantes, et aux héritages et aux légitimités héritées, qui constituent le patrimoine des peuples et ne peuvent se réduire au schématisme d’une norme, dont l’intention malveillante est partisane.

    Werner se réfère à Montaigne, comme d’autre se réfèrent à l’anarque d’Ernst Jünger ou à l’”homme différencié” de Julius Evola, pour dire, avec lui : “Le sage doit au dedans retirer son âme de la  presse, et la tenir en liberté et puissance de juger librement des choses ; mais, quant au dehors, qu’il doit suivre entièrement les façons et formes reçues”. Face aux sottises des hommes, à leurs affects, à leurs délires, qu’ils coulent aujourd’hui en lois et veulent imposer à tous, il faut opérer un recul, dit Montaigne. Werner est conscient de la difficulté qu’un tel recul, de nos jours, aussi modeste puisse-t-il paraître, dans  le contexte de surveillance totale que nous subissons, où la  parole médiatique s’insinue en permanence dans nos oreilles et nos cerveaux. Il n’empêche : le sage, et le militant politique différencié, anarque malgré lui, parce qu’il n’y a rien d’autre à faire, face à la masse de Big Brother, doit refuser le discours dominant, celui des médias et des politiciens, des relais de la grande puissance d’Outre-Atlantique qui orchestrent les machines à ahurir, pour mieux dominer les “alien audiences”.

    Ce travail de recul, de saut en arrière et en dehors, est très difficile. Il exige énormément de volonté. Il exige d’imiter les militants indépendantistes indiens du mouvement RSS, qui prend son envol dès la fin du XIXe siècle : devenir et surtout rester, comme eux, des “renonçants”, des “renonçants” qui méprisent les gadgets du monde consumériste et ne s’intéressent qu’à leur travail de resourcement, de réactivation des forces toujours latentes de notre civilisation européenne. Dans ce travail de recul, plus concrètement, la lecture de Machiavel et de Montaigne, deux hommes de ce XVIe siècle si fascinant, s’avère utile sinon indispensable. Notre club de “renonçants” les pratiquera, les remettra en perspective, en transmettra, avec Werner, si direct, si simple et si serein en son style, la substantifique moelle à ceux, plus jeunes et de plus en plus  nombreux, qui se porteront volontaires pour effectuer, volontairement et en pleine conscience, ce recul, seule démarche intelligente pour échapper aux tourbillons du consumérisme qui jettent l’homme contemporain hors de lui-même, hors de ses héritages et le rendent fou, l’assomment, le condamnent à ingurgiter des cachets de Prozac pour tenir bêtement le coup et continuer à les subir.

    ► Dimitri SEVERENS (Ec.C.SYN.EUR./Bruxelles).

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    Regard sur le scepticisme : des Grecs au Grand siècle

     

    Le scepticisme est un courant philosophique qui se manifeste toujours postérieurement à la domination de grands systèmes conceptuels, tout comme il pourrait s’opposer aujourd’hui à une idéologie dominante, à des constellations politiques répétées à la suite d’élections-spectacle, à une vulgate imposée et martelée à satiété par les médias.

    Refuser la logique de l’œil unique


    sarah_10.jpgL’étymologie du terme “scepticisme” [du gr. skepsis, enquête] est intéressante, selon Lambros Couloubaritsis. En grec, nous explique-t-il, skeptomai désigne le regard attentif — appréhendeur et curieux — qui porte vers deux ou plusieurs directions possibles et non pas un regard fixe — fixé une fois pour toutes — ne portant que dans une et une seule direction. Nietzsche a retenu cette leçon : la pluralité des regards est nécessaire ; il l’exprime notamment dans Généalogie de la morale. Sarah Kofman [ci-contre] nous le rappelle et l’explique clairement : Nietzsche refuse la logique de l’œil unique (cyclopéen), il veut toujours voir autrement. Celui qui dit “raison pure”, “spiritualité absolue”, “connaissance en soi”, n’a qu’un seul œil, ne jette qu’un seul regard qui ne doit pas avoir de directions (au pluriel !), ne doit pas pivoter sur lui-même, scruter, fouiller l’horizon, changer de perspective. Pour appréhender le monde dans toutes ses facettes, il faut avoir plus d’yeux, autant d’yeux que d’affects, sinon, dit Nietzsche, on châtre l’intelligence (des sceptiques grecs à Nietzsche, la pensée européenne opte pour une approche plurilogique).


    Dans l’histoire de la philosophie grecque, le scepticisme arrive après 3 étapes majeures :

    1. Celle de Socrate, qui évoque deux possibilités : l’homme raisonne et choisit la meilleure option de l’alternative.
    2. Celle de Platon qui opte pour la dialectique qui débouche sur un seul choix possible.
    3. Celle d’Aristote, qui hérite de la dialectique de Platon, évoque une multiplicité de choix, mais où, finalement, un seul choix est le bon.

    Pyrrhon d’Élis (365-275), premier exposant du scepticisme grec, estime que cette obligation philosophique de déboucher sur un seul choix constitue une fausse route pour la pensée (“A” ou “Non-A”). Pour Pyrrhon, aucun choix tranché n’est finalement pertinent, car, ainsi, on exclut toujours de sa démarche ou de sa spéculation une multitude de pans du réel. On les ignore. On refuse les potentialités qu’ils recèlent en jachère. Un choix tranché est toujours mutilation du réel pour le père de l’école sceptique. Le risque d’une telle position est l’indécision. L’avantage qu’elle offre, en revanche, est de pouvoir tenir compte d’un maximum de paramètres, et, partant, de ne pas se laisser surprendre par des paquets d’imprévus, de faits de monde que le dogmatique aurait banni de son horizon. Puis de décider en meilleure connaissance de cause.

    Pyrrhon d’Élis en Inde


    Pyrrhon d’Élis est en quelque sorte l’héritier des sophistes, qui furent les premiers sceptiques, car ils n’accordaient aucune valeur privilégiée à leur choix, mais optaient pour le choix qui les arrangeaient hic et nunc, sans que ce choix ne revête un statut de vérité. Pyrrhon d’Élis a accompagné Alexandre le Grand jusqu’en Inde. Il a vrai semblablement eu des contacts avec la pensée indienne, plus plastique, plus moulée sur la pluralité intrinsèque du monde. Sa position de base est une méfiance à l’endroit de toute domination de la rhétorique, tout comme notre scepticisme contemporain devrait être une méfiance à l’endroit de tout discours et de toute image médiatique.


    Ensuite, Pyrrhon se méfie des jugements de valeur, car, en les énonçant, le penseur, le locuteur, le médiateur ajoute(nt) derechef un pré­dicat à la chose, qui ne lui appartient pas en propre. La chose est décrétée belle ou laide, juste ou injuste, bonne ou mauvaise, sans que l’on ne puisse fondamentalement prouver qu’elle l’est. La Serbie de Milosevic ou l’Irak de Saddam sont décrétés laid(e), injuste et mauvais(e), sans que ce jugement de valeur, asséné sans interruption, ne puisse être corroboré (dans les médias américains, on parle de Rogue states, en allemand de Schurkenstaten). Pour Pyrrhon, le sage doit suspendre ce type de jugement, pratiquer l’épochè
    [suspension du jugement]. Un prédicat, aux yeux de Pyrrhon, est toujours subjectif, toujours dérivé de conventions qui me sont propres, qui sont le propre de mon environnement culturel, de mes circonstances, mais qui ne peuvent se greffer sans dégâts sur une réalité autre.

    L’adjonction de prédicats à la chose constitue donc toujours une oblitération. Par le collage de prédicats, le dogmatique affirme qu’une chose possède des attributs, alors qu’elle ne les possède pas en propre. Il nie également, en survalorisant tel ou tel prédicat, la valeur intrinsèque de toutes les autres qualités de la chose (dans les cas aujourd’hui médiatisés de la Serbie et de l’Irak, on focalise l’attention des masses de téléspectateurs ou d’auditeurs sur une définition plaquée, subjective, arbitraire, fabriquée, et non pas sur l’histoire plurimillénaire ou pluriséculaire du pays, sur sa configuration géographique ou hydrographique, etc., c’est-à-dire sur les phénomènes réels et concrets qui le constituent). Conclusion : les jugements de valeur ne rendent pas objectivement compte du réel. Le sage doit donc être indifférent à ces jugements de valeur (adiaphoria [indifférence aux sollicitations externes, absence de réaction à la valeur morale des choses]) et partir du principe de l’équipotence des phénomènes, où les phénomènes sont jaugés avec équité.

    Regard aigu, vitalisme implicite


    Pour l’optique pyrrhonienne, seule la Vie dans son ensemble a du sens. Diogène Laërce dit de Pyrrhon : “Il a pris la vie pour guide”. Le scepticisme est ainsi, non seulement un regard plus aigu porté sur les choses du monde, mais un vitalisme implicite (que nous revendiquons par ailleurs). Le vitalisme pyrrhonien s’oppose à tout dogmatisme car les dogmatiques ne cessent de disserter sur ce que de vraient être les choses en soi, sans jamais percevoir tangiblement cet en soi et en oubliant ce qu’est phénoménalement la chose dans ces multiples facettes. Pyrrhon réclame dès lors un retour délibéré à l’expérience et à la vie (ce qui nous rappelle la Leiblichkeit
    la corporéité – de Nietzsche).

    Le pari sur la Vie va de pair avec un pari pour le plaisir. Mais celui-ci ne s’obtient que si l’on s’abstrait de tout trouble, de tout tracas inutile, de toute fausse question. L’épochè sert à se débarrasser de ces troubles et tracas ; il faut suspendre l’impact qu’ils ont sur nous, car sinon nous nous cassons la tête pour résoudre ou concrétiser des chimères intellectuelles. L’absence de trouble se dit en grec : ataraxia, état d’âme optimal, où l’on se détache des fausses querelles, des problèmes sans objet, etc. Face aux variantes politiciennes de l’idéologie dominante contemporaine, nous proposerions également une ataraxia, tout comme Evola, dans le monde en ruines de notre après-guerre, avait proposé une apolitéia, attitude de l’”homme différencié”. Les querelles au sein de la gauche ou de la droite ne résolvent nullement les problèmes de fond de notre société. Ces disputes entre deuxième gauche et troisième gauche, réalos et fundis chez les Verts allemands, belges ou français, etc. trahissent plutôt des problèmes de personnes et non des problèmes concrets.


    Seul un esprit libre sait rire


    Alexis Philonenko nous rappelle la leçon qu’a tirée Nietzsche de sa lecture de Pyrrhon et de Sextus Empiricus : “Se taire et rire”. Le philosophos, cuistre à la pensée rigide et démontrée une fois pour toutes, nous dit, en fronçant les sourcils, que l’on ne peut rire des valeurs intangibles, irréductibles, non renversables (des droits de l’homme, de la République, de la communauté occidentale des valeurs ou de l’OTAN, son bras armé, etc.). Pyrrhon et Nietzsche, au contraire, nous enseignent et nous enjoignent à en rire à gorge déployée, car, à travers le rire, souffle le vent de la liberté. Voilà pourquoi seul un esprit libre sait rire.


    Pyrrhon était originaire d’Élis, d’où était également venu Hippias, illustre sophiste. Hippias était un empiriste absolu : pour lui, il n’y avait pas d’êtres intelligibles en dehors des manifestations sensibles des objets. Pyrrhon avait rencontré Anaxarque, disciple de l’atomiste Démocrite et de Protagoras, pour qui toute théorie de la perception borne toute réalité à la réalité sensible et à la relation phénoménale ; pour Protagoras, il était illusoire de prétendre voir ou saisir la “vraie nature” des choses.


    Pyrrhon nous a donc enseigné :

    • à discerner le noyau d’une chose (sa phénoménalité au-delà de tous les discours construits) ;
    • à admettre qu’on ne peut l’appréhender in extenso, dans toutes ses facettes, et surtout, dans toutes les potentialités qu’elle recèle. La chose reste toujours obscure (adhla). Je ne peux donc jamais affir mer qu’une chose est telle ou telle, mais nous est seulement connue par le truchement de représentations relatives à la situation, aux circonstances (tropos [modes d'exposition]). Le scepticisme conduit à percevoir la relativité de toute chose.
    • à rechercher quel bénéfice, quel avantage, stratégique ou autre, je puis tirer de ce regard que je pose sur la chose qui m’apparaît sans jamais se révéler entièrement ? Le scepticisme déploie là une stratégie vitale concrète, sereine, libre d’affects incapacitants (apathie).

    Créons une ataraxie a-médiatique

    Les autres figures du scepticisme antique sont
    Timon de Phlionte (320-230), dont le penchant pour la dive amphore était légendaire, provoquant une verve endiablée contre les dogmatiques, Ænésidème le Crétois et Sextus Empiricus.

    Ænésidème énonce une théorie de la diversité irréductible du monde et de la relativité de toutes nos perceptions et sensations, vu que les circonstances et les lieux modifient sans cesse les perspectives. Sextus Empiricus (IIe et IIIe siècles ap. JC) a vécu en plein effervescence religieuse du Bas-Empire. Il se proclame disciple de Pyrrhon d’Élis et rédige des “esquisses pyrrhoniennes” ou Hypotyposes pyrrhoniennes. Sextus Empiricus, médecin de son état, explique qu’aucun argument des zélotes religieux n’est valable en soi. Le risque d’une telle position est le conformisme, mais au­jourd’hui un rejet de toutes les lunes médiatiques ne saurait déboucher sur le conformisme. Sans cesse, les médias sollicitent artificiellement nos émotions ; un scepticisme actualisé doit opposer à ces sollicitations une épochè contemporaine [ni au sens husserlien de "mise entre parenthèses" du monde objectivé tributaire d'un Moi transcendental de par sa filiation (polémique) au doute cartésien, ni au sens d'un déni objectiviste du monde ou du pouvoir, mais d'une mise hors-jeu du monde de la représentation, et par là de toute morale du jugement], se fermer à ces discours ineptes, créer une ataraxie a-médiatique.


    Les avatars du scepticisme antique nous lèguent une anecdote significative : en 155 av. JC, Athènes est condamnée à payer une amende à Rome pour avoir pillé la Cité d’Oropos. Les Athéniens envoient une ambassade à Rome pour plaider leur cause ; elle est composée de Carnéade, Critolaos et Diogène de Babylone. Car­néade, philosophe sceptique, montre que la notion de justice est rel a tive, que les arguments des uns et des autres peuvent être valables, sont équipotents, qu’en l’occurrence tant les Athéniens que les Romains ont raison. Carnéade applique la règle du doute universel, démontre que les lois sont des conventions entre les hommes qui peuvent être reconduites, discutées, modifiées, etc. Les 3 ambassadeurs athéniens tiennent ensuite salon dans Rome, introduisent le scepticisme dans les esprits. Caton l’Ancien, très puissant et influent à cette époque, leur donne raison, fait que l’amende est suspendue mais ordonne que les 3 philosophes soient expulsés de Rome. Le scepticisme permet une diplomatie sereine, casse la raison du plus fort (qui n’est pas plus valable que celle du plus faible). Un modèle de négociation, dont auraient pu s’inspirer les Albright et autre Solana, avant de déclencher la dernière guerre du Kosovo.


    La postérité du scepticisme est vaste : elle pourrait englober Descartes, Hume, Kant et l’empirisme logique, Popper, etc. Bornons-nous à citer deux figures du XVIe siècle, Érasme et Montaigne, et une du XVIIe, Gassendi.


    L’Éloge de la folie d’Érasme


    erasmu10.jpgLa notoriété d’Érasme [figure propagatrice de l'humanisme chrétien] a franchi les siècles surtout par l’Éloge de la folie (Stultitiae laus) de 1511. La “folie” chez Érasme revêt un double sens :


    • 1) se dégager des tics et manies des philosophes ; la “folie” est chez lui la gaité, la joie, l’innocence, l’absence de prétention ; elle critique les illusions de la vertu, des cuistres et de la société. Érasme décrit les divers ridicules dans lesquels sombrent les hommes. Érasme prend l’homme tel qu’il est et non pas tel qu’il se prononce dans sa “dignité”, dans les poses et les grimaces sociales qu’il adopte pour se faire valoir. Pour l’auteur de l’Éloge de la folie, l’homme se définit par ce qu’il vit, par les événements qu’il crée ou qu’il subit. Dans les statuts de l’association “Europa”, que nous avons fondée en 1993 à Bruxelles, nous avons introduit le principe de la défense des droits de l’homme, tel qu’il est, dans sa “carnalité” et dans son cadre culturel, dans sa situation spatio-temporelle, et non pas tel que l’ont imaginé de pseudo-philosophes en chambre ou des idéologues fumeux ou des politiciens sans foi ni loi qui manipulent les esprits simples et tirent de ces vilenies toutes sortes de profits sonnants et trébuchants.


    • 2) Mais il y a une deuxième dimension à la “folie” selon Érasme [faisant aussi renvoi allusif à la formule paulinienne pour désigner le christianisme : "scandale pour les Juifs ; folie pour les Grecs"]. Pour lui, la “folie du chrétien” consiste à croire sans spéculation, à ne pas vouloir créer une nouvelle religion. Dans Enchiridion militis chrisitani (Le manuel du militant chrétien, 1504), Érasme accepte le cadre civilisationnel catholique sans chercher à le justifier, car le justifier conduirait à énoncer des théories ou des doctrines réfutables, à engager des discussions sans fin, foncièrement stériles (nous retrouvons là l’horreur de la discussion pour la discussion qu’éprouveront plus tard Donoso Cortès et Carl Schmitt). Érasme nous en­seigne à accepter le cadre spatio-temporel, tel qu’il est, sans pour autant sombrer dans le conformisme, car le conformisme, c’est se fa­briquer une “dignité”, se composer un personnage, prendre des poses, se donner un “look”, et s’y accrocher ridiculement.


    Montaigne, sceptique dans les tourbillons de la vie


    montai10.gifEn 1576, Montaigne termine la rédaction de son Apologie de Raimond Sebond. Dans quel contexte a-t-il rédigé ce maître-ouvrage des lettres françaises du XVIe siècle ? Son père, âgé, mal-voyant, lui avait demandé de traduire les écrits d’un philosophe catalan du XVIe siècle, auteur de la Theologia naturalis sive liber creaturarum. Montaigne, par piété filiale, s’est exécuté, mais a ajouté au texte traduit une foule de commentaires, notamment issus de sa lecture très attentive du De rerum natura de Lucrèce et des Hypotyposes pyrrhoniennes de Sextus Empiricus. Montaigne, contrairement à un préjugé malheureusement assez courant, était un homme actif, en prise directe sur les problèmes de son temps, et non pas un oisif enfermé dans sa tour-bibliothèque. Montaigne était plongé dans les courants tourbillonnants de la vie de son époque mouvementée.


    Ses commentaires, en marge de la traduction du livre de Raimond Sebond, nous enseignent :

    • que la raison ne peut rien établir de définitif ; elle reflète toujours une étape temporaire de la caducité des choses ; les raisonneurs sont malhonnêtes, ils nuisent au bonheur de nos vies ; ils sont vaniteux et ridicules. « L’homme qui n’est rien, s’il pense être quelque chose se séduit soi-même et se trompe ».
    • que les jugements sont toujours marqués d’incertitude, d’où l’inanité des assertions/affirmations qui se veulent éternelles et universelles.

    Du point de vue politique, Montaigne nous dit que les lois sont la mer flottante des opinions d’un peuple et d’un prince, qui l’un comme l’autre, changeront un jour d’opinion et d’avis. Il dit ainsi clairement qu’il n’y a pas de lois humaines universelles. Ses réflexions nous aident à mieux comprendre l’opposition entre légalité et légitimité (Carl Schmitt) ou entre “pays légal” et “pays réel” (Maurras).

    Gassendi : dégager l’homme de ses liens de mille nœuds


    gassendiPierre Gassendi (1592-1655), autre philosophe intéressant pour notre propos sur les sceptiques, était chanoine à Digne et professeur à Aix. Il fut le correspondant de Galilée et un critique de l’aristotélisme (qu’il considérait comme un “système”), proche des libertins érudits (mais sans oublier ses devoirs d’ecclésiastiques). Gassendi fut un critique de Descartes. Il publia des travaux sur Épicure et se situa entre le libertinisme et l’orthodoxie religieuse. Pour Gassendi, on ne peut enfermer la liberté de l’esprit dans aucune doctrine. Quatre points majeurs de son œuvre doivent retenir notre attention dans le cadre du présent exposé :

    1. Très vite dans la vie de l’homme, l’esprit est ligoté de mille nœuds, les conventions le retiennent dans ses liens.
    2. La philosophie a pour tâche de nous faire retrouver notre liberté.
    3. Bon nombre de philosophes font fausse route en imposant à l’entendement chaînes et entraves. Ces philosophes sont attachés au râtelier comme du vil bétail (Gassendi anticipe ici les travaux de Simmel, Heidegger, Lukacs et Sartre, tous critiques des conventions et pesanteurs institutionnelles).
    4. Le spectacle de la nature peut mener à Dieu. L’harmonie de la nature est la simple preuve de l’existence de Dieu. Le regard qui appréhende ce spectacle est un regard pluriel, un regard jeté par mille yeux (et nous revenons à Nietzsche !).

    Conclusion

    Notre propos était de montrer la trajectoire du scepticisme des Grecs au Grand Siècle. Cependant il serait injuste de terminer abruptement sans au moins citer David Hume, rénovateur de la veine sceptique, en réhabilitant le rôle des sens dans l’appréhension du monde extérieur. Le recours aux sens corrige ou annule dogmes et abstractions. Mais, l’œuvre de Hume recèle un risque : devenir un positivisme trop étriqué. Ou bien, nouvelle lecture, avec sa volonté de faire confiance aux sens, Hume cherche-t-il à pénétrer les mystères du réel ? Le débat est ouvert. Il est une interpellation de la modernité. Sûrement l’objet d’un prochain débat de notre atelier philosophique.

     

    ► Communication de Robert Steuckers au Colloque de Synergies Européennes – France, Metz, 26 juin 1999.

    ◘ Bibliographie :

    • Frédéric BRAHAMI, Le scepticisme de Montaigne, PUF, 1997.
    • Lambros COULOUBARITSIS, Aux origines de la philosophie européenne : De la pensée archaïque au néoplatonisme, De Boeck/Université, Bruxelles, 1994.
    • Manuel de DIÉGUEZ, Rabelais, Seuil, 1960.
    • Hugo FRIEDRICH, Montaigne, Gal./TEL, 1968.
    • Bernard GROETHUYSEN, Anthropologie philosophique, Gal., 1953-80.
    • Klaus-Jürgen GRUNDNER, « Michel de Montaigne 1533-1592 », in Criticón n°66, Juli/August 1981.
    • Lucien JERPHAGNON, Histoire de la pensée : Antiquité et Moyen Âge, Tallandier, 1989.
    • Sarah KOFMAN, Nietzsche et la scène philosophique, UGE 10-18, 1979 (Galilée, 1986).
    • Silvano LONGO, Die Aufdeckung der leiblichen Vernunft bei Friedrich Nietzsche, Königshausen & Naumann, Würzburg, 1987.
    • LUCIEN de SAMOSATE, Sectes à vendre, Mille et Une nuits, 1997. Présentation par Joël GAYRAUD.
    • Ian MACLEAN, Montaigne philosophe, PUF, 1996.
    • Simone MAZAURIC, Gassendi, Pascal et la querelle du vide, PUF, 1998.
    • Daniel MÉNAGER, Présentation des "Essais" de Montaigne, Larousse, 1965.
    • Michel de MONTAIGNE, Apologie de Raimond Sebond, Gal., 1962-67. Introduction de Samuel Sylvestre de SACY.
    • Bernard MORICHÈRE (dir.), Philosophes et philosophie : Des origines à Leibniz, tome 1, Nathan, 1992.
    • Emmanuel NAYA, Rabelais : Une anthropologie humaniste des passions, PUF, 1998.
    • Raphaël PANGAUD, Présentation des "Essais" de Montaigne, Larousse, s.d.
    • Brice PARAIN (sous la direction de), Histoire de la philosophie - 1 : Orient, Antiquité, Moyen Âge, Gal./La Pléiade, 1969.
    • Alexis PHILONENKO, Nietzsche : Le rire et le tragique, Livre de Poche/Biblio-Essais, 1995.
    • Andreas PLATTHAUS, « Prinz Güldenkiel. Montaigne erhält den Ritterschlag », in Frankfurter Allgemeine Zeitung, Literaturbeilage, 3. Nov. 1998 (recension de la trad. all. de Michel de Montaigne de Jean Lacouture, Campus, Frankfurt am Main, 1998).
    • Jean-François REVEL, Histoire de la philosophie occidentale : Penseurs grecs et latins, Livre de Poche, 1968.
    • Hélène VÉDRINE, Les philosophies de la Renaissance, PUF, 1971.
    • Hélène VÉDRINE, Philosophie et magie à la Renaissance, Livre de poche/Biblio-Essais, 1996.

    ♦ Documentation internet : Dossier Encyclopédie de l'Agora

    michel10.jpgJe ne connais qu'un seul écrivain dont j'estime la probité autant sinon plus que celle de Schopenhauer, c'est Montaigne. Qu'un tel homme ait pu écrire, cela ne peut que réhausser le plaisir de vivre sur cette terre. À mes yeux, il n'est point âme si éprise de liberté et si gaillarde que la sienne, à tel point que seul convient à son égard ce qu'il dit de Plutarque : "Je ne le puis si peu accointer [= fréquenter] que je n'en tire cuisse ou aile" [III, 5]. Avec lui, quand bien même serions-nous étrangement devenus ailes ou cuisses, le sort ne nous imposerait pas moins d'avoir à trouver malgré cela un endroit où poser pied.

    Nietzsche, IIIe Intempestive

    Ci-contre : Montaigne (1934), bronze de Paul Landowski (Square Paul Painlevé, Paris)

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    pièces-jointes :

    DOSSIER MONTAIGNE


    montaigne-06Montaigne (1533-1592), un des plus grands écrivains français, reste vivant. À vouloir l'enfermer dans le rôle un peu convenu de "monstre sacré de la littérature", le sanctuaire, pour prestigieux qu'il soit, risque un peu d'être un peu poussiéreux pour le gentilhomme gascon. La résurgence de la conscience tragique vers le milieu du XVIe siècle trouve chez lui son expression la plus profonde.

    En effet, avec la Renaissance, première faille, le sacré s'effrite et le recours à l'Antiquité s'accompagne d'une inquiétude malaisément dominée. Les Européens de la Renaissance finissante ont définitivement perdu leurs certitudes (cf. 1er texte du dossier). Le monde humain pressenti maintenant comme absolu est aussi livré à l'histoire, puissance invisible de changement et même de rupture. Les guerres d'ailleurs n'ont plus le même sens : de signe permanent de la déchéance humaine, elles deviennent ouverture sur un inconnu, sur une durée constamment rompue, chaotique. Et ce qu'elles brisent, c'est justement l'unité en voie d'accomplissement que signifiait proprement la catholicité : deux Églises chrétiennes en conflit font jour à la pensée scandaleuse d'une histoire sans aboutissement ni lecture.

    La double Réforme, protestante et catholoque, mobilise en effet l'attention de toute l'Europe, à l'exception des pays de religion orthodoxe, que le schisme protestant ne concerne pas directement. Au fracas des armes se mêlent un terrorisme intellectuel inouï. Au milieu de ce bruit et de cette fureur, rares sont les États qui refusent le dogmatisme : la Bohème, dont la Diète instaure un principe de tolérance religieuse, et la Pologne – Paradisus Hereticorum – qui permet la liberté de culte, sont d'heureuses exceptions.

    Pris dans ce fleuve sans retour qu'est l'histoire, dans une Europe qui se déchire, Montaigne donne l'exemple le plus étonnant qu'on ait jamais vu de lucidité et de jugement sur son temps. Au milieu des atrocités dues aux guerres de religion, il se contentait de haïr la cruauté et la tyrannie, de préférer la paix et la vie. Sa protestation contre l'impérialisme espagnol aux Amériques est corrélative de son respect des différences et des peuples jeunes baigné de polythéisme antique : le soi-disant civilisé apparaît plus barbare que le que le cannibale. Dans l'esprit de Montaigne, la fin de l'Antiquité correspond à la corruption, sinon à la mort, de la pure nature. Et la découverte trop tardive du Nouveau Monde fait échoir ce paradis préservé, qui aurait pu être la seconde chance de l'humanité, entre des mains indignes qui détruisent leur liberté ancestrale au nom d'un empire qui n'a ni la grandeur ni la générosité de ceux d'autrefois. Sa conquête est une seconde mort de la nature. Contre un essentialisme arasant la diversité des peuples et croyances, Montaigne a retenu la leçon essentielle du paganisme antique : l'idée que la nature, dans son infinie variété, est toujours bonne. Porteur des valeurs antiques, notre penseur en assure le relais vers les temps modernes. Le thème du "souci de soi" chez Foucault dernère période nous montre qu'il est possible et urgent de refuser ce que l'occidentalisation a fait de nous, c'est-à-dire des produits des dernières formes d'individualisations issues des structures de totalisation du pouvoir moderne, et de "promouvoir de nouvelles formes de subjectivités". Montaigne, un des premiers à articuler Grecs et Modernes, nous offre un exemple de résistance face aux aux formes apparentes d'humanisation et de libération qui font partie en fait d'une logique complexe des relations de pouvoirs.

    Ce n'est pas simple prudence qui fait le dire indirect de Montaigne. S'il se présente en son ouvrage avec une modestie trop appuyée alors qu'il fut homme public et diplomate, discret mais efficace, expert en missions délicates et suscitant la confiance, c'est qu'il refuse d'absolutiser ses valeurs, d'en faire "la" vérité. Le souci de ne pas perdre sa clarté et liberté de jugement ("la plupart de nos vacations sont farcesques. Il faut jouer dûment notre rôle mais comme rôle d'un personnage emprunté") ressort d'une stratégie d'écriture spécifique : le regard scrutant son époque tourmentée et en pleine mutation sans pour autant s'y confondre ("le jugement d'un empereur doit être au-dessus de son empire, et le voir et considérer comme accident") n'est que reconnaissance que la seule nouveauté est en dedans de nous.

    ► L'article d'Éric Werner nous montrera, par l'étude du lien conservatisme-tolérance, son souci du politique (éviter la guerre civile avant tout). L'unité du royaume, le bien commun et la raison d'État doivent conduire le Prince à une souplesse d'adaptation. Les guerres de religion ont inspiré à Montaigne une réflexion toute en nuances sur la nécessaire tolérance, tolérance qui relève moins d'un absolu moral que d'un réalisme politique. Il y a chez Montaigne comme chez Machiavel l'esquisse d'une pensée sociologique de la politique qui montre comment, contre les penseurs théoriciens qui croient à des absolus et édifient des systèmes pour améliorer l'humanité ou la société, un peuple véhicule une histoire et un corpus doctrinal dont le législateur, sous peine d'échec, doit tenir compte. Autrement dit, afin d'éviter que le désir de "nouvelleté" n'impose au corpus social des prescriptions qui n'émanent pas de lui, Montaigne substitue à l'hétéronomie de la loi une autonomie de la règle et de la coutume. Il s'agit d'organiser un espace proprement politique, possédant ses mécanismes de fonctionnement et ses objectifs, affranchi des finalités théologiques et autres exigences cléricales.

    ► Dans l'article suivant d'Yves Citton, est présenté non sans humour cette absence de toute perspective théocratique : la croyance religieuse, cessant effectivement d'être une question politique et sociale reflue vers ce qui, aux yeux de Montaigne, constitue sa demeure naturelle : la conscience. Il n'en demeure pas moins que l'affirmation hésitante qu'il n'y a rien d'assuré ni de définitif ici-bas (cf. son fameux "Que sçais-je") se trouve prolongée par un scepticisme de méthode qui est aussi méthode de vie et qui n'entame en rien une croyance en une vérité transcendante inaccessible aux sens comme à la raison humaine (fidéisme). La fonction du jugement n'est pas la connaissance mais simplement de règler notre action et notre vie dans le présent vivant, au fil des occurences. C'est d'un rapport original à soi ("essais" veut dire expérimentations) que se joue tout véritable advenir. Si le "Je" est la matière du livre, cela ne signifie pas que le moi s'extériorise dans le monde des choses, c'est au contraire le monde qui s'intériorise dans sa conscience.

    ► Dans notre troisième texte, Pierre Statius précise le conservatisme de Montaigne. Si celui-ci s'enracine dans un attachement au réel et se caractérise par une méfiance à l'égard des aspirations intellectuelles et morales ou des nostalgies de l'innocence perdue, en est absent cependant toute allusion à une téléologie historique ou toute référence à une idée plus tardive, celle de progrès. Mais ce "conservatisme philosophique", essentiel et inspiré des textes de Machiavel, fruit d'une certaine vision du monde où dominent la seule considération du présent et l'intuition de l'imprévisible, n'interdit pas les aperçus plus politique articulés autour de l'analyse de situations circonscrites. Montaigne, loin du poncif d'un penseur frileux et rivé au maintien de l'ordre, toujours du côté de la tradition et contre la "nouvelleté", ne craint pas le neuf. L'innovation et la coutume ne sont pas des pôles répulsifs et figés, elles participent davantage d'une vision dynamique de l'action politique et doivent être connectées à un troisième terme, l'usage. C'est lui qui, en dernière instance, décide de l'opportunité d'une réforme, c'est lui qui oriente la réflexion. Suivant la considération de sa fin, il se scinde en deux : le bon usage qui favorise l'épanouissement de la liberté et assure sa pérennité, le mauvais qui précipite le pays dans la tyrannie. Bref, nouveauté et tradition n'ont de sens que sur fond d'alternative entre liberté et tyrannie. Lesquelles s'affirment et se dévoilent que dans le risque assumé d'un usage public.

     

     

    MONTAIGNE ET L'EUROPE

     

    Je suis dégoûté de la nouvelleté, quelque visage qu'elle porte ; et j'ai mes raisons, car j'en ai vu des conséquences très domma­geables. La Réforme, qui nous presse depuis tant d'ans, n'a pas tout provoqué, mais on peut dire, avec apparence de raison, qu'indi­rectement, elle a tout produit et engendré, même les maux et ruines qui se font depuis sans elle, et contre elle.

    Essais, (I, 23)

    Cette « nouvelleté », qui le rebute parce qu'elle a embrasé tout un continent, l'au­teur des Essais ne la fuit pas, bien au contraire : le maire de Bordeaux, qui accepte des missions politiques d'importance nationale, l'ethnologue qui s'entretient avec des Indiens du Brésil, le grand lecteur qui parcourt et annote l'œuvre de Pietro Bembo (1470-1547), du Bellay (1522-1560), Érasme (1469-1563), ses contemporains européens, le cavalier qui visite l'Italie, et en rapporte un Journal de voyage, sont autant de figures de Montaigne, homme de son temps, « né à quêter la vérité » (Essais, III, 8).

    Mais l'Europe humaniste dessinée par Pic de la Mirandole (1463-1494) à la fin du XVe siècle, qui devient, au point de vue littéraire et culturel, sous l'impulsion d'Érasme, un État supranational – la Respublica litteraria et christiana (République littéraire et chré­tienne), a changé de visage en un siècle par la sanglante conquête du Nouveau Monde, par les atroces guerres de religion, elle s'est rendue responsable d'une « boucherie universelle » (Essais, III, 6) que dénoncent explicitement les chapitres « Des cannibales » et « Des coches ».

    Montaigne a 22 ans en 1555, quand le compromis de la paix d'Augsbourg reconnaît, à chaque nation, le droit d'opter, sous la férule de son chef, pour la religion de son choix : cujus regio, ejus religio. À chaque pays, sa religion. Ainsi s'évanouit le rêve d'Érasme, qui 40 ans plus tôt, appelait de ses vœux

    le rétablissement des trois principaux biens du genre humain : la piété vraiment chrétienne, déchue sous tant d'aspects ; les belles lettres, jusqu'à présent tantôt négligées, tantôt corrompues, et la concorde publique perpétuelle du monde chrétien, source et parente de la piété et de la culture. (Érasme, Lettre au Pape Léon X, 1516).

    Quelles formes - en littérature surtout - la « nouvelleté » a-t-elle prises, après que s'est brisée l'unité culturelle européenne dans la Chrétienté affligée ?

    Dans un premier temps, il semble que le message des artistes, des hommes de lettres transcende la grande fracture idéologique de l'Occident : le protestant Rembrandt (1606-1669) représente, sur une gravure, la Mort de la Vierge, pour son public catholique. Les livres d'Érasme, de Mélanchton (1) même – disciple de Luther (1483-1546) – sont utilisés dans les collèges des Jésuites. Cependant, à l'époque des Essais, sur quelle valeur s'appuyer si la terre n'est plus le centre du cosmos, si l'Église n'est plus une et universelle ? Les idées les plus opposées coexistent dans le domaine des sciences comme dans celui de la religion, sans que l'une ou l'autre prenne le pas. Dans ce climat de confusion, de trouble intellectuel et spirituel, la violence armée prend le relais de la violence verbale. Des conflits éclatent un peu partout. C'est l'Europe entière qui se déchire : outre les guerres de religion, il y a la montée des nationalismes [sic], l'oppression turque dans les Balkans, et chacun est hanté par la terreur de la peste. La mort, présente partout, obsède les hommes et fait naître en eux un sentiment universel de fragilité et de mélancolie.

    Comme il est loin, l'Adam « sculpteur de lui-même », que célébrait de De hominis dignitate (De la dignité de l'homme) de Pic de la Mirandole ! Dans son chapitre « De la vanité », Montaigne dépeint l'homme comme « le badin de la farce » (Essais, III, 9).

    La double Réforme, protestante et catholique, mobilise l'attention de toute l'Europe, à l'exception des pays de religion orthodoxe, que le schisme protestant ne concerne pas directement. La littérature, tout naturellement, s'engage au service des idées écrire, c'est alimenter le brasier des guerres de religion ; l'opinion, selon la formule de Ronsard (1524-1585), devient « nourrice des combats » (Discours à la reine, v. 5). Dans l'Europe convulsée, quelles formes littéraires exorcisent-elles la violence du temps ? La poésie, écriture nostalgique du « bel âge perdu » (le Tasse, 1, 2), ou le théâtre, lieu de la représentation du monde comme illusion, et « sable mouvant » (Shakespeare, Macbeth, 7).

    LA LITTÉRATURE ENGAGÉE : « UNE OPINION NOURRICE DES COMBATS »

    Dans les 2 camps, il faut imposer son credo, par tous les moyens. La littérature est muselée quand l'Église la soupçonne de n'être pas conforme à ses dogmes : ainsi la création artistique périclite-t-elle en Italie après 1550. Par contre, une littérature religieuse se développe dans toute l'Europe, avec les multiples traductions de la Bible.

    Dans les pays comme la France, où s'affrontent catholiques et protestants, les textes partisans se croisent, avec une rare violence : dans la bibliothèque de Montaigne se trouvent les écrits de Théodore de Bèze (2), qui dirige, depuis Genève, l'Église réformée, aux côtés de Calvin (3), mais aussi ceux de polémistes catholiques, comme Ronsard et Monluc (4). Quand les Essais dénoncent le fanatisme, ils s'en prennent implicitement à l'auteur de cette Adresse au roi de France :

    Croyez, Sire, qu'avec cette douceur vous ne viendrez jamais à bout de ces gens-là. Le plus homme de bien d'entre eux nous voudrait avoir baisé mort. Et puis, vous nous défendez de leur faire mal... (Blaise de Monluc, Commentaires, mars 1569)

    Au fracas des armes se mêle, aux Pays-Bas, le rire moqueur des écrits satiriques. Ainsi Marnix de Saint-Aldegonde (5) publie-t-il, en 1559, un texte mordant, la Ruche de la Sainte Église romaine, où moines et religieuses sont présentés sous les traits de « mouches à miel », qui « s'accouplent fort volontiers, et le plus souvent qu'elles peuvent, toutefois n'engendrent pas leur espèce par cette copulation charnelle ».

    Au milieu de ce bruit et de cette fureur, rares sont les États qui refusent le dogma­tisme, les écrivains qui invitent à l'apaisement: la Bohème, dont la Diète instaure un principe de tolérance religieuse, et la Pologne – Paradisus Hereticorum (Paradis des Hérétiques) –, qui permet la liberté de culte, sont d'heureuses exceptions. Comme le Polonais Fricius Modrevius (6), qui rapportera à Varsovie la bibliothèque d'Érasme, Montaigne prône tolérance et prudence : le dernier livre des Essais en particulier, est un hymne à la vie. Sans passion, au nom du simple bon sens, Montaigne s'élève souvent contre des opinions couramment admises par ses contemporains. Ainsi, au siècle des conversions forcées et de l'intolérance religieuse, condamne-t-il l'usage de la torture. Il n'y a, en effet, pas de vérité éternelle, il n'y a que des vérités de l'ici et maintenant.

    LA POÉSIE

    Le terrorisme intellectuel de la Contre-Réforme catholique fait obstacle à la circu­lation des idées, et entrave la production littéraire. C'est particulièrement vrai en Ita­lie, où le seul genre toléré et encouragé par l'Église est l'épopée religieuse, qui dénonce les adversaires du catholicisme – et pas seulement les infidèles musul­mans –, et flatte les princes au pouvoir, célébrés comme des héros mythiques.

    Les œuvres manquent de spontanéité et de fraîcheur, les personnages n'ont pas d'envergure, l'héroïsme n'est guère convaincant. Il y a néanmoins une exception. Une exception de taille : Le Tasse. Torquato Tasso (Le Tasse, 1544-1595), très jeune, songe à une épopée sur la conquête de Jérusalem, mais le sujet lui semble trop ardu. Il y renonce. En 1562, il publie un poème chevaleresque qui le rend aussitôt célèbre, Rinaldo (Renaud). À la cour du duc Alphonse II, voluptueusement raffinée et touchée par l'esprit de la Réforme, le Tasse vit les années les plus heureuses de son existence, en dépit des tourments que lui valent ses amours tumultueuses avec des princesses ferraraises. De cette époque date Aminta, drame pastoral représenté le 31 juillet 1573. Cet hymne à l'amour, où s'exprime le sentiment du temps qui passe, est bâti sur une morale hardie, éloignée des préceptes rigoristes de la Contre-Réforme. Malgré le succès d'Aminta, le Tasse ne renonce pas au projet qu'il nourrit depuis de nombreuses années : en 1575, il achève la rédaction de sa Gerusalemme liberata (la Jérusalem délivrée). Épopée chevaleresque et chrétienne, ce long poème en vingt chants, qui tente de concilier le sacré et le profane, relate la prise de Jérusalem, aux mains des Sarrasins, par les croisés placés sous le commandement de Godefroi de Bouillon. Si les réminiscences d'Homère, de Virgile, de l'Arioste (1474-1533) sont nombreuses, la douceur de l'expression, la délicatesse des sentiments appartiennent en propre au tempérament tendre et mélancolique du Tasse.

    À peine son œuvre est-elle achevée que Torquato Tasso est envahi par le doute ; l'ancien élève des Jésuites s'interroge sur sa foi : n'a-t-il pas écrit une œuvre trop profane ? N'y a-t-il pas mis trop de sensualité ? Ces tourments sont si forts qu'ils dégénèrent en folie. Le génie torturé, à qui Montaigne rendra visite en 1580, séjourne dans une cellule à l'hôpital de Ferrare, obsédé par le désir de censurer et mutiler son chef-d'œuvre.

    Le chapitre « Des livres » nous expose les goûts de Montaigne, en matière de poé­sie : « Entre les livres simplement plaisants, je trouve, des modernes, [...] Les Baisers de Jean Second, dignes qu'on s'y amuse » (Essais, II, 10). Mais, comparés aux vers de l'humaniste flamand, « Virgile, Lucrèce, Catulle et Horace tiennent de bien loin le premier rang » (Essais, II, 10).

    Plus que ceux que produit la « nouvelleté », les livres des anciens poètes latins sont des compagnons pour Montaigne, particulièrement dans les dernières années de sa vie.

    LE THÉÂTRE

    Les Européens de la Renaissance finissante ont perdu leurs certitudes. Le « Que­-sçays-je », que Montaigne s'est donné pour devise, interroge les consciences qui ne se reconnaissent plus dans la belle image de l'homme répandue par l'humanisme. Les Essais reprennent le mot de Pétrone : « Mundus universus exercet histrionam », « Le monde entier joue la comédie » (Essais, III, 10). Une énorme production théâtrale est suscitée par l'attente d'un public d'autant plus affamé de spectacle qu'il a pris la mesure des apparences trompeuses, des illusions décevantes, et des faux-semblants du monde. On écrit ; on joue la comédie dans toute l'Europe en France (mais les créateurs de pièces « emploient 3 ou 4 arguments de celles de Térence pour en faire une des leurs »), en Italie, (« les Italiens y sont assez heureux », mais « entassent en une seule comédie 5 ou 6 contes de Boccace », Essais, II, 10), mais surtout en Espagne et en Angleterre.

    La foule qui se presse aux pièces de Shakespeare, en même temps qu'elle applaudit à l'action violente et au sang répandu sur scène, a soif de gaieté, de verbe cru, de vie et d'évasion. Et l'auteur de La Tempête la fait rêver à

    une république où se ferait à rebours toute chose aucune espèce de trafic ne serait permise par moi. Nul nom de magistrat, nulle connaissance des lettres, ni richesse ni pauvreté, nul usage de service ; nul contrat, nulle succession ; pas de bornes, pas d'enclos, pas de champ labouré, pas de vignobles. Nul usage de métal, de blé, de vin, ni d'huile. Nulle occupation : tous les hommes seraient fainéants, tous ! Et les femmes aussi ! Mais elles, innocentes et pures ! Point de souveraineté... (La Tempête, II, 1)

    Cette scène qui restitue, presque mot pour mot, un passage « Des Cannibales » dit le retentissement immédiat des Essais en Europe.

    FORTUNE D'UN LIVRE, FORTUNE D'UN GENRE

    Marie de Gournay (7) souhaitait que l'édition des Essais de 1595, dont elle rédigea la préface, pût trouver de « très bons estomacs » « pour la digérer » et « non [la] goûter par une attention superficielle ». Dès le XVIe et le tout début du XVIIe siècles, l'Europe dévore les écrits de Montaigne. Très vite le grand public en fait ses délices. Cette notoriété ne se dément pas au fil des siècles : les Essais incommodent les penseurs catholiques, les Lumières les assimilent à leurs propres thèses.

    Les romantiques sont partagés : méfiance, pour Rousseau ; admiration sans bornes, pour Byron.

    Devant son œuvre – écrit le romancier et penseur autrichien Stefan Zweig en 1942 –, je n'ai pas l'impression d'être en compagnie d'un livre, mais d'un homme qui est mon frère, qui me conseille et me console, d'un homme que je comprends et qui me comprend.

    Les éditions qui se succèdent aux XVIe et XVIIe siècles, les traductions en anglais et en italien des Essais, par John Florio (8) dès 1603, par Marco Ginammi, quelques années plus tard, attestent le succès de l'œuvre. Les théâtres de Londres résonnent, selon le mot du dramaturge élizabethain Ben Jonson (1572-1637), de « vols fréquents de Montaigne ».

    Francis Bacon (1561-1626) est le premier à reprendre, en 1597, le titre d'Essais, essayé par Montaigne, pour désigner de courts récits en prose. Joseph Addison (9) en définit le destinataire en ces termes : « J'ai l'ambition qu'on dise de moi que j'ai fait descendre la philosophie des cabinets, des écoles et des collèges pour la faire résider dans les clubs, aux tables de thé et dans les cafés » (The Spectator n°2, 1711), ce qui n'est pas sans rappeler ce que disait Montaigne de son public : les Essais ne pourront plaire « aux esprits communs et vulgaires, ni guère aux singuliers et excellents [...] Ils pourraient vivoter en la moyenne région » (I, 54, p. 313). Aimable propos, pour lecteur sachant vivre, plein d'humour et profond tout à la fois, d'Addison à Hazlitt (1778-1830), de Thackeray (1811-1864) à Chesterton (1874-1936), l'essai fait florès en Angleterre.

    MONTAIGNE RÉCUPÉRÉ ?

    « Les livres les plus utiles sont ceux dont les lecteurs font eux-mêmes la moitié » dit Voltaire dans la préface du Dictionnaire philosophique. Ô combien utiles ont été les Essais, à chaque génération, mesurés à cette aune ! En 1601, le théologien Pierre Charon (1541-1603) s'avise de les « ordonner » : il en tire un ouvrage intitulé La Sagesse, destiné à contrôler « le mauvais naturel de l'homme, le plus farouche et difficile à compter de tous les animaux ». Puis les tentatives d'appropriation de l'œuvre se succèdent dans la morale mondaine de Montaigne, libertins et épicuriens du XVIIe siècle trouvent une justification à leur mode de pensée et de vie. À la même époque, le traducteur espagnol de Montaigne, Diego de Cisneros (10), entend purifier son livre « des vices de licence païenne », tout en conservant « ce qui est exquis et parfait », comme il le dit dans la demande de privilège qu'il dépose pour sa traduction. Malgré les précautions prises, l'Inquisition condamne les Essais. Mais la mise à l'Index de 1676 a été préparée surtout par les attaques réitérées de Bossuet, Malebranche, Pierre Nicole et Pascal. Pascal qui reproche à Montaigne « le sot projet qu'il a de se peindre » (Pensées, préface de la première partie) mais qui, si souvent, puise dans les Essais les exemples de sa propre argumentation.

    Les encyclopédistes du XVIIIe siècle saluent en Montaigne l'avant-garde de la philosophie des Lumières ; ainsi Melchior Grimm dans sa correspondance :

    Le divin Montaigne, cet homme unique qui répandait la lumière la plus pure et la plus vive au milieu des ténèbres du XVIe siècle, et dont le mérite et le génie n'ont été bien connus que dans notre siècle, lorsque la superstition et les préjugés ont fait place à la vérité et à l'esprit philosophique.

    Certains sujets des Essais intéressent tout particulièrement la sensibilité roman­tique : « De l'institution des enfants », par ex., sur lequel Rousseau porte un jugement sévère : Montaigne n'est pas loin de figurer dans l'Émile, auprès de La Fontaine (1621-1695), parmi les plus mauvais maîtres. Mais Emilia Pardo Bazàn (11), dans l'Espagne de la fin du XIXe siècle, excuse « l'antisentimentalisme » de Montaigne à l'égard des enfants dans son traité intitulé Los pedàgogos del Renacimiento : Erasmo, Rabelais, Montaigne :

    Je pardonne à Montaigne son opinion selon laquelle la femme n'a qu'à savoir distinguer un justaucorps d'une paire de chausses, à cause des agréables discours qu'il a écrits sur l'enfance et la jeunesse, sur l'autorité paternelle, et sur ces pédants détestés auxquels il n'a rien pardonné. (éd. espagnole : Madrid, Fortanet 1889, p. 36).

    S'il n'est guère de courant de pensée — libertinage, rationalisme, nietzschéisme même, et Gide (1859-1961) qui dit trouver en Montaigne un frère en immoralisme — qui n'ait tâché de récupérer l'auteur des Essais au XIXe siècle, c'est l'image du libre Montaigne, toujours soucieux de fuir le dogmatisme, qui s'est imposée, en Europe et dans le monde.


    ► Guy Fontaine, Analyses & Réflexions sur... Montaigne, Essais, I, 31/III, 6, Ellipses, 1994.


    ◘ Notes :

    1. Melanchton (Philip Schwarserd), Allemagne (1497-1560) : théologien protestant allemand.
    2. Théodore de Bèze, France-Suisse (1519-1605) : disciple de Calvin, auteur d'une tragédie biblique :
    Abraham sacrifiant.
    3. Calvin (Jean Cauvin), France-Suisse (1509-1564) : théologien et réformateur. Il fit de Genève la capitale européenne de l'Église réformée.
    4. Blaise de Monluc, France (I500-1577) : chroniqueur, qui rapporte l'histoire des combats qu'il a menés, durant la Réforme, comme chef du camp catholique.
    5. Marnix de Saint-Aldegonde, Pays-Bas du sud (1538-1598) : poète flamand, auteur de pamphlets raillant l'Église catholique.
    6. Andrzej Frycz-Modrewski (Andreas Fricius Modrevius), Pologne (1503-1572) : humaniste partisan d'un compromis entre catholiques et protestants.
    7. Marie Le Jars de Gournay, France (1566-1645) : cette jeune femme, que Montaigne considérait comme sa « fille d'alliance », a présidé à l'édition définitive des Essais.
    8. John Florio, Angleterre (1553-1625), linguiste et lexicologue, spécialiste des littératures italienne et française. Il est le premier à traduire les Essais en anglais, peu après la mort de Montaigne.
    9. Joseph Addison, Angleterre (1672-1719) : philosophe, dramaturge, essayiste plein d'humour, fondateur du journal The Spectator.
    10. Diego de Cisneros, Espagne (1436-1517) : cardinal et homme politique, il fut Grand Inquisiteur de Castille.
    11. Emilia Pardo Bazàn, Espagne (1852-1921) : romancière, auteur du Château d'Ulloa.

     

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    Montaigne, un légitimiste tempéré

     

    montaigne-07Les Essais de Montaigne ont été écrits durant le dernier tiers du XVIe siècle, à l'époque des guerres de religion. Ces guerres sont très présentes dans l'ouvrage, Montaigne y fait de fréquentes allusions ("nos troubles " dit-il). Guerres, on le sait, qui ont duré une quarantaine d'années et se sont terminées en 1598 avec la promulgation par Henri IV de l'Édit de Nantes, une date importante dans l'histoire européenne de la tolérance. On pourrait y voir une première forme d'acceptation du pluralisme confessionnel. En 1561 déjà, le chancelier Michel de L'Hospital avait déclaré : "Beaucoup peuvent être citoyens sans pour autant être chrétiens : même l'excommunié ne laisse pas d’être citoyen" (1). Autrement dit, la citoyenneté est une chose, l'appartenance confessionnelle une autre, découplage s'inscrivant au fondement même de la conception moderne de l'État, telle qu'elle en est venue depuis lors à s'imposer progressivement en Europe. Or l’Édit de Nantes marque incontestablement un pas important dans cette direction. Il y a 5 ans, lors de la commémoration du 4ème centenaire de l'événement, Le Monde avait insisté sur "l'actualité de l'Édit de Nantes, allant jusqu’à publier une caricature de Henri IV déguisé en sultan enturbanné, avec une contenant ces mots : "J'ai fait un rêve" !

    La seule manière de ramener la guerre civile

    Le XVIe siècle se divise, on le sait, en deux moitiés fortement contrastées. À l’enthousiasme de la première période succède, après le concile de Trente (1545-1563), une période de doute et d'interrogation, période s’inscrivant en net reflux par rapport à la précédente. Décennies qui sont celles de la Contre-Réforme, mais aussi des progrès de l’absolutisme, avec en parallèle le développement de l'idée de raison d’État, au travers de laquelle l’État tend à imposer, "en face de toutes les autres forces, son droit absolu à l'existence" (3). L’ordre ancien, momentanément déstabilisé, cherche à se remettre en selle par absorption de certains éléments de la nouvelle culture humaniste. Mais l'humanisme lui-même se transforme. Les spécialistes opposent, dans cette perspective, l'âge tacitéen de la seconde Renaissance à l’âge cicéronien de la première.

    Comme le montre Marc Fumaroli dans sa grande thèse sur l’éloquence aux XVIe et XVIIe siècles, l'écrivain rompt "avec les illusions d'une magistrature de la parole publique et directe" pour inventer "un type nouveau d'orateur répondant aux défis des circonstances, celui du savant éclairé, à la fois sage, érudit et artiste de la prose". Savant dispensant ses leçons au travers "d’une forme élégante et subtile", requérant une certaine collaboration du lecteur. Bref, pourrait-on dire, il s'adapte. La magistrature qu'il revendique n'est plus celle de la parole publique et directe, elle s'articule à un nouvel art d'écrire, "afin de viser juste dans un monde rempli de préséances et de préjugés" (4). Magistrature purement morale et philosophique, donc, s'intégrant sans peine au nouveau système de pouvoir. Mais l'écrivain n'en continue pas moins discrètement à préserver son autonomie.

    On en a une illustration avec les Essais. Montaigne est un adepte du "style bas" (genus humile), style "desreglé" et "descousu" pour reprendre ses propres termes (I, 26). Son allure est vagabonde, il saute volontiers d'une idée à l'autre, multipliant les digressions (et les digressions dans les digressions). Or, lui-même nous en prévient, un tel désordre n'est qu'apparent : "Je m'esgare, mais plustost par licence que par mesgarde. Mes fantasies se suivent, mais parfois c'est de loing, et se regardent, mais d'une veuë oblique. (…) C'est l'indiligent lecteur qui pert mon subject, non pas moy ; il s'en trouvera tousjours en un coing quelque mot qui ne laisse pas d'estre bastant [= suffisant], quoy qu'il soit serré" (III, 9). Bref, on ne saurait se contenter de survoler les Essais, il faut les lire de près. Comme l'explique Marcel Conche, il n'y a peut-être pas d'ordre prémédité chez Montaigne mais ses propos n'en sont pas moins très structurés, au sens où "le plan est, chez lui, une structure implicite qui commande son activité du dedans" (5). Montaigne écrit comme il parle, son ton est celui de la conversation, en même temps, comme il le souligne, il ne perd jamais son "sujet" (son fil). Simplement sa démarche est sineuse, il emprunte parfois des chemins de traverse. Mais il sait toujours très bien où il va.

    la_boe10.jpgMort 6 ans avant la promulgation de l'Édit de Nantes, Montaigne en aurait vraisemblablement approuvé les dispositions essentielles. C'était un pragmatique, allergique aux controverses entre protestants et catholiques, controverses qu'il jugeait stériles et à vrai dire sans grand intérêt (on parlerait aujourd'hui d'idéologie). Sa préoccupation première n'était pas d'ordre ecclésial mais politique. Comme d'autres à la même époque, il s’employait à maintenir les ponts entre les factions aux prises, tout en travaillant à la recherche d'un compromis. Lui-même connaissait bien Henri IV, qu'il avait rencontré à plus d'une reprise avant son accession au trône et même reçu une fois chez lui à Bordeaux. Après avoir, dans un premier temps (6), placé son espoir dans une réforme intérieure de l'Église catholique, réforme dont il escomptait, si elle se réalisait, qu'elle convaincrait les protestants de réintégrer le giron de l'Église (programme qui était aussi celui de son ami La Boétie [ci-contre]), il en était progressivement venu à penser que la seule manière de ramener la paix civile en France était de prendre acte de la division confessionnelle du pays, et donc de reconnaître aux protestants la liberté, non seulement de conscience, mais d'organisation et de culte. Cette formule n'était pas en elle-même sans défaut mais selon Montaigne elle était la mieux adaptée à la réalité.

    C'est ce qu'il explique à mots couverts dans les Essais. Ainsi, au chapitre I, 23, Montaigne dit que le Prince doit veiller à ne pas adopter une attitude trop rigide face à d'éventuels dissidents ou opposants. Plutôt que de s'enfermer dans le tout ou rien, il a parfois intérêt à lâcher du lest : "La fortune, réservant tousjours son authorité au-dessus de nos discours, nous présente aucune fois la nécessité si urgente qu'il est besoing que les lois lui fassent quelque place". On relèvera ici la référence à la nécessité. C'est le vocabulaire de Machiavel. Un peu plus loin dans le texte, Montaigne parle des exigences liées à la "nécessité publique" (7). Montaigne est un réaliste : tout comme Machiavel il considère que la politique a partie liée avec la force. Les principes ont certes leur importance (ici l'unité confessionnelle du pays) mais c'est un tort que de s'y accrocher trop obstinément. Mieux vaut "faire vouloir aux loix ce qu'elles peuvent, puisqu'elles ne peuvent ce qu'elles veulent" dit-il encore (I, 23). On pourrait parler de tolérance mais celle-ci n'est pas voulue pour elle-même, elle répond à un calcul stratégique, stratégie qui est celle de la résistance flexible : on échange de l'espace contre du temps. Face à un ennemi trop puissant ou entreprenant, le mieux encore est d'éviter l’affrontement ouvert, ne serait-ce que pour préserver ses forces, dans la perspective d'une éventuelle contre-offensive.

    On croise ici un principe auquel il est souvent fait écho dans les Essais, principe que résume bien cette formule du chapitre 13 du Livre III : "On doit donner passage aux maladies" (III, 13). Leur donner passage car, en voulant les arrêter, on ne fait que les renforcer davantage encore. En leur donnant passage, on peut au contraire espérer qu’elles en viendront progressivement à s’épuiser. Par maladie, on peut entendre les maladies individuelles mais naturellement aussi celles collectives, celles du corps social. Là comme ailleurs, en fait, le remède est souvent pire encore que le mal : "Le monde est inepte à se guérir : il est si impatient de ce qui le presse qu'il ne vise qu'à s'en deffaire, sans regarder à quel pris". En sorte, dit Montaigne, que moins on intervient, mieux le malade s'en porte. Il faut laisser la maladie aller jusqu'au bout d'elle-même.

    Principe qui trouve aussi son illustration en l’art de guerre, comme en témoigne l'attitude adoptée par certains peuples en cas d'invasion. Montaigne se réfère en particulier aux Scythes qui, plutôt que de s'opposer ouvertement à un agresseur ou à un envahisseur, préfèrent au contraire faire le vide devant lui et le laisser ainsi s'enliser. Il s'enlise donc, en sorte qu'il est aisé ensuite de l'anéantir (I, 12).

    Montaigne souligne donc les limites d'une stratégie de confrontation directe avec les protestants. Une telle stratégie, dit-il, est vouée à l'échec, à la limite même elle peut se révéler contre-productive. Non seulement les persécutions ne sont d'aucune utilité pour combattre des idées mais elles contribuent grandement à leur diffusion : "Nous défendre quelque chose, c'est nous en donner envie" (II, 15). Plus fondamentalement encore, souligne-t-il, le recours à la répression n'est jamais le bon moyen pour régler un problème. On ne saurait toujours s'en dispenser mais il faut éviter que cela ne devienne une règle, on risquerait alors de s’enfermer dans le cycle de la violence. Mieux vaut autant que possible jouer la carte de l’apaisement, à l'exemple de l'empereur Auguste qui, apprenant qu'un de ses proches projette de l’assassiner, préfère en fin de compte lui pardonner plutôt que de recourir à des mesures répressives, tant il est vrai, comme il est bien obligé de l'admettre, que de telles mesures n'ont jamais servi à rien. C'est en tout cas ce que lui dit son épouse : "Fais ce que font les médecins, quand les préceptes accoustumées ne peuvent servir : ils en essayent de contraire" (8). Auguste pardonne donc, et bien lui en prend car il se concilie ainsi l'opinion. Et personne ne cherchera plus par la suite à l'assassiner.

    Pour ou contre un État biconfessionnel

    Cela étant, il ne faudrait pas se méprendre sur la position de Montaigne. Montaigne est hostile aux persécutions anti-protestantes, pour autant rien ne nous autorise à dire qu'il partageait les conceptions de Michel de L'Hospital en matière de coexistence interreligieuse, en particulier qu'il adhérait à l'idée d'une France biconfessionnelle. En fait, la plupart des contemporains étaient hostiles à cette formule, formule qu'ils jugeaient suicidaire car destructrice de l'unité nationale. On pourrait ici se référer à l'opinion de La Boétie, l'ami de Montaigne : "Je ne vois point qu'on puisse attendre rien qu'une manifeste ruine d'avoir en ce Royaulme deux religions ordonnées et establies" écrivait-il ainsi en 1561 (9). Un État biconfessionnel est forcément divisé contre lui-même et de ce fait n'est pas viable. On soulignera d'ailleurs que l'Édit de Nantes lui-même n'avait pas la prétention de construire une France biconfessionnelle. Dans l'esprit de ses concepteurs, c'était une mesure de salut public propre à restaurer la paix civile, rien d'autre. Dans le préambule, le roi n'exprime-t-il pas l'espoir de voir un jour ses "sujets de la religion prétendue réformée" revenir à la vraie religion, à savoir la religion "catholique, apostolique et romaine" (10) ? Le roi accepte donc la biconfessionalité, mais à titre provisoire. L’objectif ultime reste la restauration d'un État unitaire monoconfessionnel.

    Proche et différent de Machiavel

    Autant qu'on puisse en juger, les vues personnelles de Montaigne s'inscrivent pleinement dans cette optique. Montaigne, il est vrai, ne reprend pas explicitement à son compte la thèse de La Boétie selon laquelle un État biconfessionnel porte en lui les germes de sa propre ruine (11) mais le fait même qu'il recourt à l’argument de la nécessité pour justifier l'octroi aux protestants de la liberté d'organisation et de culte (avec, en arrière-plan, le paradigme de la résistance flexible) montre à tout le moins que, s'il est favorable à de telles mesures, ce n'est pas parce que la biconfessionnalité représenterait à ses yeux une formule valable en elle-même. Assurément non. Elle apparaît comme une simple concession tactique, concession à laquelle nous contraint la nécessité. Or, pour cette raison même, on ne saurait la considérer comme irréversible. Céder du terrain, soit, mais un jour ou l'autre il faudra bien le reconquérir. Les Scythes ne reculent pas pour le simple plaisir de reculer, s'ils reculent c'est parce qu'ils espèrent ainsi user l'adversaire. Dans cette perspective, la biconfessionnalité n'apparaît pas seulement comme un mal nécessaire mais comme un piège tendu aux protestants, piège auquel on espère qu'ils se laisseront prendre. Qu'ils s'enlisent !

    Bref, il importe de bien distinguer entre les principes et la stratégie politique. Il n'y a pas nécessairement adéquation entre les 2. Sur la question pratique de l'attitude à adopter à l'égard des protestants, Montaigne défend des positions très comparables à celle des libéraux de son époque, il conseille de temporiser. Mais sur la question même de la biconfessionnalité (à long terme, est-elle viable ?), il se rangerait plutôt aux vues de La Boétie : fondamentalement parlant, la France n'est concevable que comme entité holistique (on pourrait dire aussi : République une et indivisible).

    En tout ce qui précède, Montaigne est très proche de Machiavel. Tout comme Machiavel, il se place au point de vue du Prince, autrement dit de la raison d'État. Cela étant, le Prince montanien n'est pas le Prince machiavélien, c'en est un autre très différent. Le Prince machiavélien est le Prince Nouveau, celui appelé à "prendre l'Italie et [à] la libérer des barbares " (chapitre 26 du Prince), autrement dit à résoudre le problème politique de l'unité nationale, la constitution de l'Italie en État national (12). Et donc c'est un révolutionnaire. Sa tâche est de faire table rase de l'ordre existant pour en refaçonner un autre ex nihilo. Il en va tout autrement du Prince montanien. Montaigne ne dit pas qu'il faut "prendre la France et la délivrer des barbares" car la France constitue déjà un État national. Le problème n'est donc pas de constituer la Fiance en État national mais comment faire en sorte qu'un tel État se maintienne. Voilà le problème. Car l’État national est chose fragile. Comment préserver l'acquis, comment empêcher que État national ne se désintègre sous l'effet de la guerre civile, tel est le défi auquel les responsables en France se trouvent confrontés. Montaigne n'est donc pas, comme Machiavel, un penseur de la rupture mais de la continuité. Or, de cette continuité, quel meilleur garant existe-t-il que le Prince traditionnel, détenteur de la légitimité dynastique ?

    On dit souvent que Montaigne privilégie le repli sur soi et sur la sphère privée, et qu'en ce sens il est extérieur à la chose publique. Il l'est dans une certaine mesure mais parallèlement aussi il se pose en ferme défenseur de l'ordre légal existant. Un de ses thèmes favoris est que mieux vaut un ordre injuste que pas d'ordre du tout. "C'est la règle des règles, et générale loy des loix, que chacun observe celle du lieu où il est" (I, 23). On n'obéit donc pas aux lois parce qu'elles sont justes mais parce qu'elles sont lois, position faisant écho aux idées développées à la même époque par les premiers théoriciens de la souveraineté (Jean Bodin). Mais on pourrait aussi se référer à Hobbes, qui dira, quelques décennies plus tard, que ce n'est pas le juste qui est le critère du légal, mais bien le légal du juste (fiat pro ratione voluntas). Tout comme Hobbes, Montaigne se situe du côté du Prince en tant qu’il est rempart contre le désordre et l’anarchie. C'est lui qui fait barrage à la guerre civile. Cela étant, si Montaigne défend l'ordre existant, il ne s'identifie pas pour autant à lui. On le voit par exemple lorsqu'il dénonce les pratiques judiciaires de son temps, l'usage de la question en particulier. Pour être légales, de telles pratiques n'en sont pas moins injustes, partant condamnables. Et Montaigne les condamne. Car si la règle des règles est l’obéissance aux lois existantes, nous restons en revanche maîtres de nos pensées et gardons donc le droit de juger librement des choses.

    Dans le même contexte, on pourrait aussi se référer au chapitre 1 du livre I ("De l'utile et de l'honneste"), chapitre se présentant comme une réflexion contrastée sur la raison d'État dans ses rapports avec la morale. Le Prince est souvent contraint d'accomplir des actions immorales car s'il s'en abstenait cela porterait préjudice à la collectivité dont il a charge. C'est ce que relève Montaigne : "Le bien public requiert qu'on trahisse et qu'on mente et qu'on massacre" (III, 1). En ce sens, "futile" s’oppose à "l'honneste", thèse conforme à l’enseignement machiavélien. Mais Montaigne dit aussi : "Toutes choses ne sont pas loisibles à un homme de bien pour le service de son Roy ny de la cause générale et des lois" (III, 1). Soit donc on les fait quand même et l'on cesse d’être homme de bien, soit on ne les fait pas, mais en ne les faisant pas on risque alors de porter préjudice à l’intérêt public. Le Prince lui-même n'a pas le choix, il doit les faire (13). Mais Montaigne ne parle pas ici du Prince, il parle de ceux qui sont â son "service", de lui-même en fait (Montaigne). "Toutes choses ne leur sont pas loisibles". Montaigne adopte donc le point de vue du Prince mais jusqu'à un certain point seulement. Comme d'autres à la même époque, savants ou artistes, il se tient à distance. Pas trop loin non plus quand même. C'est ce qui définit l'attitude "tacitéenne".


    ► Éric Werner, éléments n°110, oct. 2003.

    ◘ NOTES :

    1. Discours du 26 août 1561 (Michel de L'Hospital, Œuvres complètes, éd. Duféy, t. I, 1824, p. 452).
    2. Le Monde, 13 février 1998. Reste à se demander si les problèmes actuels liés à la présence de l'islam en France ont grand-chose à voir avec ceux liés à la coexistence entre catholiques et protestants il y a 4 siècles.
    3. Friedrich Meinecke, L'idée de la raison d’État dans l’histoire des Temps modernes, Droz, p. 31.
    4. M. Fumaroli, L’âge de l'éloquence. Rhétorique et "res literaria" de la Renaissance au seuil de l'époque classique, Droz, p. 153-154.
    5. M. Conche, « Montaigne, penseur de la philosophie » in Quelle philosophie pour demain ?, PUF, p. 25.
    6. Sur l'évolution des positions de Montaigne en la matière, cf. Malcolm C. Smith, Montaigne and Religious Freedom : The Dawn of Pluralism, Droz, en part. p. 75-120.
    7. Essais, I, 23. Rappelons la formule fameuse du chapitre XV du Prince : "Aussi est-il nécessaire au Prince qui se veut conserver, qu'il apprenne à n’être pas bon, et d'en user ou n'user pas selon la nécessité".
    8. Essais, I, 24, p. 124. Ce chapitre, soulignons-le, fait immédiatement suite à celui traitant de l'attitude à adopter envers les protestants.
    9. Estienne de La Boétie, Mémoire sur la pacification des troubles, édité avec intro. et notes par Malcolm C. Smith, Droz, p. 45.
    10. T. Wanegffelen, L’Édit de Nantes : Une histoire européenne de la tolérance (XVI-XXe siècle), Livre de poche / Références", p. 48.
    11. Cf. cependant ch. II, 30 (D'un enfant monstrueux) où Montaigne semble implicitement la reprendre à son compte. Nous avons commenté ce texte dans Montaigne stratège (L'Âge d'Homme, p. 42-44).
    12. L. Althusser, « Machiavel et nous » in Écrits philosophiques et politiques, t. II, Stock, p. 60.
    13. Encore Montaigne précise-t-il : "Ce sont dangereux exemples, rares et maladives exceptions à nos règles naturelles. Il y faut céder, mais avec grande modération et circonspection : aucune utilité privée n'est digne pour laquelle nous façions cet effort à nostre conscience ; la publique, bien, lorsqu'elle est très apparente et très importante" (III, 1). La notion d'exception est ici importante. Elle désigne les situations extrêmes, ou encore "à la limite". Il est vrai, comme le relève Carl Schmitt, que les cas-limites sont révélateurs de l'essence même des problèmes.

     

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    Le modèle de l'aiguillette

     

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    À ses contemporains, qui craignent tous d'avoir "l'aiguillette nouée", Montaigne propose une explication psychologique du fiasco.

    Une part essentielle de l'infinie richesse des Essais tient au jeu des résonances qui les habitent. Au lieu de régler une fois pour toutes les questions qui occupent sa réflexion, Montaigne aime à les évoquer tangentiellement pour ne les circonvenir qu'au terme d'un mouvement de va-et-vient au cours duquel le problème original aura connu les plus surprenantes métamorphoses. Le lecteur est ainsi amené à voir revenir, diffractés sur les registres les plus variés, un certain nombre de thèmes obsédants qui, d'écho en écho, d'un essai à l'autre, permettent de relier des fils apparemment laissés épars.

    Le fil qu'on propose de tirer ici est celui de l'aiguillette. Ce lacet habituellement utilisé pour attacher le haut-de-chausses occupe une place considérable dans les fantasmes des hommes du XVIe siècle. En le nouant d'une certaine manière et en prononçant certaines paroles maléfiques (généralement durant la cérémonie nuptiale), on pouvait en effet frapper un mari d'impuissance sexuelle. Du Malleus maleficarum (1496) jusqu'au Traité des superstitions (1679) de Jean-Baptiste Thiers en passant par la Démonomanie des sorciers (1580) de Jean Bodin, tous les démonologues font de cette pratique une des nuisances principales qu'ils attribuent aux sorcières. À l'époque de la rédaction des Essais, la peur des nouements d'aiguillette atteint un paroxysme : l'évocation de ce phénomène envahit tous les écrits de la fin du siècle, avec des traités particuliers qui lui sont exclusivement consacrés, tandis que de nombreux couples semblent avoir renoncé à se marier à l'église de leur village par peur d’être enchantés.

    Au milieu de cette montée d'angoisse, Montaigne reste serein. Conformément à son attitude – fréquemment étudiée – à l'égard du discours démonologique, il récuse l'efficace diabolique (et la culpabilité des sorcières) pour privilégier une explication d'ordre psychologique : "je suis encore de cette opinion que ces plaisantes liaisons [i.e. les nouements d'aiguillettes] dequoy nostre monde se voit si entravé qu'il ne se parle d'autre chose, ce sont volontiers des impressions de l’appréhension et de la crainte" (I, 21). En attribuant à la force de l'imagination (c'est le titre de l'essai en question) la responsabilité du blocage sexuel, le texte de Montaigne fait date. Non parce qu'il lance là une idée totalement inédite : Thomas d'Aquin déjà en évoque l’hypothèse (pour la rejeter) dans les chapitres qu'il consacre à ce sujet. Si la prise de position des Essais constitue un moment majeur dans l'histoire des théories rendant compte de l'impuissance sexuelle, c'est qu'elle élabore, à partir de diverses idées largement répandues, un modèle explicatif particulièrement élégant – si élégant que pour toute la tradition ultérieure le nom de Montaigne sera invariablement associé à l'évocation d'une causalité psychologique du fiasco.

    Esquissons à grands traits les articulations de ce modèle. Et pour commencer, observons comment est décrit le phénomène lui-même. Loin d’être simplement évoquée en termes de froideur, de mollesse et de relâchement, la défaillance est le lieu d'un renversement des contraires : si le membre ploie, c'est que "nostre âme se trouve outre mesure tandue de désir et de respect" (I, 21) ; si le corps se sent glacé, c'est l'effet "d'un appétit trop vehement et d'une chaleur desreglée" (I, 54). Derrière la profonde instabilité qu'instaure un tel renversement se profile le spectre de la plus intime des trahisons. Selon le paradigme du "membre rebelle" où saint Augustin voyait le stigmate d'un péché originel marqué physiquement dans chaque corps humain, Montaigne revient avec insistance sur le scandale que constitue "l'indocile liberté" d'un organe "défaillant si importunément, lors que nous en avons le plus affaire, et contestant si impérieusement avec notre volonté, refusant avec tant de fierté et d'obstination noz solicitations et mentales et manuelles " (I, 21). L'intolérable du fiasco tient bien à une désobéissance, par laquelle une part de moi-même échappe à ma maîtrise et entame un morcellement de mon identité.

    Lorsqu'il s'agit de désigner les causes de ce phénomène, Montaigne incrimine d'abord l'imagination, laquelle est vue ici comme une instance de gonflement. C'est parce qu'elle fait "grossir et croistre", "agrandir et enfler" (II, 12) les enjeux de la rencontre amoureuse que celle-ci finit par se présenter au sujet comme une épreuve insurmontable et hors de sa portée. Derrière cette enflure, la cause première de la défaillance masculine est à chercher du côté de l'obligation qui structure le commerce amoureux (que ce soit comme debitum conjugale ou comme simple devoir-être-viril). "Je fuis le commandement, l'obligation et la contrainte. Ce que je fais ayséement et naturellement, si je m’ordonne de le faire par une expresse et prescrite ordonnance, je ne le sçay plus faire. Au corps mesme, les membres qui ont quelque liberté et juridiction plus particulière sur eux, me refusent parfois leur obeyssance, quand je les destine et attache à certain point et heure de service necessaire " (II, 17). L'étymologie a raison de mettre le lien, le nouement, au cœur de l'ob-ligation : ce qui vous ligote le haut-de-chausses, c'est une assignation paralysante qui "attache " un certain service à une certaine situation.

    essais10.jpgEn désignant ces 2 causes, les Essais promeuvent 2 types de remèdes. On peut d'abord soigner l'imagination par l'imagination. À un ami que la seule peur d'un maléfice inexistant avait suffi à faire défaillir, Montaigne prescrit un méticuleux cérémonial incluant miction, médaille magique, oraisons et gestes à répéter 3 fois. "Ces singeries sont le principal de l'effect, nostre pensée ne se pouvant desmesler que moyens si estranges ne viennent de quelqu'abstruse science ; leur inanité leur donne poids et reverence" (I, 21). On peut aussi s’efforcer d'esquiver l'obligation qui pèse sur la rencontre sexuelle, et cela d'au moins 2 manières. D'une part, en adoptant cette stratégie de sous-promesse dont la logique est bien exprimée, à l'heure où l'âge permet de dresser un bilan des expériences amoureuses, dans l'essai Sur des vers de Virgile : "J'ay esté si epargnant à promettre que je pense avoir plus tenu que promis ny deu" (III, 5). Pour peu que l'on ne s'engage à rien, la moindre performance, au lieu d’être insuffisante par rapport à l'attente suscitée, prendra la valeur positive d'une agréable surprise. Cette même logique prend d’autre part une forme radicale lorsque l'amant en arrive à faire lui-même, en guise de préliminaire, aveu d'impuissance. Montaigne cite en exemple un de ses amis qui, après plusieurs douloureuses défaillances, atteint grâce à une telle tactique un succès inespéré : "Advouant de luy mesme et preschant avant la main cette sienne subjection, la contention de son âme se soulageoit sur ce, qu'apportant ce mal comme attendu, son obligation en amoindrissoit et luy en poisoit moins" (I, 21). Grâce à l'aveu d'impuissance, le sujet, libéré du lien de toute obligation, peut échapper à la tension paralysante qui lui nouait l'aiguillette – et payer alors une dette pour laquelle il aura dû commencer par se déclarer insolvable.

    Ces explications de l'impuissance et ces stratégies de dé-robade – au sens où c'est seulement en se dépouillant de ses habits de mâle que le sujet peut retrouver l'usage de sa virilité – ont leur emblème, dont l'insistance à affleurer à la surface des essais les plus divers trahit une véritable obsession : la braguette. Cette sorte de coque rigide exhibant le moule d'une érection là où nos pantalons modernes se fendent d'une fermeture Éclair ne semble faire d'abord l'objet que d'une critique superficielle d'impudeur. Cette "vilaine chaussure qui montre si à descouvert nos membres occultes" (I, 43) témoigne en effet d'une remarquable inconséquence en "faisant montre et parade en public" d'un "membre que nous ne pouvons pas seulement honnestement nommer" (I, 23).

    Si Montaigne s'en offusque, ce n'est toutefois nullement pour son impudicité : selon lui, il vaudrait beaucoup mieux nous exposer tout nus aux yeux des femmes et "leur faire connoistre le vif que de le leur laisser deviner selon la liberté et chaleur de leur fantaisie. Au lieu des parties vrayes, elles en substituent, par désir et esperance, d'autres extravagantes au triple" (III, 5). La braguette fait l'objet d'un tel acharnement précisément parce qu'au lieu de révéler la taille véritable de l'organe, au lieu d'aider à dégonfler ce que les fantasmes féminins ont pu y ajouter d'enflure déceptive, elle contribue au contraire à exacerber la déception, et avec elle le poids d'une attente que Montaigne s'efforce constamment d'atténuer. "A quoy faire la montre que nous faisons à cette heure de nos pieces en formes, soubs nos gregues, et souvent qui pis est, outre leur grandeur naturelle, par fauceté et imposture ?" (III, 5,).

    Aussi sommaire que soit cette présentation, on entrevoit sans doute la portée du discours de Montaigne sur l'aiguillette. Face à une théorie démonologique qui fournit à l'impuissance sexuelle des causes (les péchés de la victime et le maléfice d'une sorcière, manipulée par le démon) et des remèdes (la multiplication des pénitences et des bûchers), les Essais proposent l'alternative d'un modèle explicatif et curatif rival, non moins complet ni moins élégant. La considérable fortune ultérieure de ce modèle importe toutefois moins ici que le jeu de résonances dans lequel il est pris à l'intérieur même de l'œuvre de Montaigne.

    En gardant en mémoire ce que l'on vient d'entendre à propos de la braguette, relisons par ex. cette critique de l'éloquence : "Un Rhetoricien du temps passé disoit que son mestier estoit, de choses petites les faire paroistre et trouver grandes. C'est un cordonnier qui sçait faire de grands souliers à un petit pied. On luy eut faict donner le fouet en Sparte, de faire profession d'un art piperesse et mensongere" (I, 51). Entre la "fausseté et imposture" de la parade sexuelle et "l'art piperesse et mensongere" de la parure verbale, de tels effets d'écho se laisseraient multiplier à l'infini. Qu'il s'agisse de la déclaration amoureuse, de la prise de parole en public ou de l'acte d'écriture à l'œuvre dans les Essais, c'est bien le modèle de l'aiguillette qui paraît structurer toute énonciation.

    Là aussi une extrême tension, due à l'attente d'une performance dont l'imagination aura gonflé les enjeux, menace toujours de finir dans la débandade d'un balbutiement paralysé : c'est l'essai consacré du Parler prompt ou tardif qui affirme que "la sollicitude de bien faire, et cette contention de l'aine trop bandée et trop tenduë à son entreprise, la met au rouet, la rompt et l'empesche" (I, 10). Et là encore la solution consiste à se dérober, par tous les moyens, aux obligations qu’impose un costume d'orateur aussi inconfortable que la toge virile : on sait avec quelle insistance Montaigne a recours au topos d'humilité, répétant à chaque page que ses rêveries ne méritent pas d’être crues, que son écriture "demeure court" (I, 28), que le français même dont il se sert – bel exemple de membre rebelle – "languit soubs vous et fleschit" au moment où il s'agit d' "aller tendu" (III, 5). En multipliant de telles esquives, qui sont autant de sous-promesses et d'aveux d'impuissance à dire le Vrai ou à viser le Beau, les Essais mettent pleinement en pratique les leçons à tirer du modèle de l'aiguillette.

    Au-delà de l'acte de parole, les considérations tirées des défaillances de l'acte sexuel sont encore en profonde résonance avec celles qui concernent l'action politique. Comment ne pas reconnaître l'amant "si espargnant à promettre qu'[il] pense avoir plus tenu que promis ny deu" sous les traits du magistrat réfléchissant sur son expérience à la mairie de Bordeaux : "J'avois assez disertement publié au monde mon insuffisance en tels maniements publiques (...) ; à peu prés j'en suis arrivé à ce que je m'en estois promis, et ay de beaucoup surmonté ce que j'en avois promis à ceux qui j'avois à faire : car je promets volontiers un peu moins de ce que je puis et de ce que j’espère tenir" (III, 10).

    Derrière cet écho de surface, c'est bien une même situation d'impuissance qu'il s'agit de gérer. Au "service" de la femme, dont on a vu tout à l'heure quelle obligation il faisait peser sur la rencontre sexuelle, se substitue ici le "service du public" : " Je suis de cet avis, que la plus honorable vacation est de servir au public et estre utile à beaucoup" (III, 9). Les Essais sont effectivement traversés par un idéal de vertu qui s'affirme clairement lorsqu'ils décrivent la suprême difficulté d'une vie humaine comme consistant à "se tenir droit emmy les flots de la presse du monde, respondant et satisfaisant loyalement à tous les membres de sa charge" (II, 33). Se tenir droit, répondre et satisfaire : c'est ce que la victime de l'aiguillette ne peut précisément pas faire, et c'est ce que Montaigne se refuse à promettre, dans son activité d’écrivain comme dans sa vie politique – voire se refuse à désirer, par peur qu'un excès de désir n'ait le même effet paralysant qu'une promesse.

    Les aveux de faiblesse et de mollesse dont regorge chaque chapitre ne sont que l'envers d'un tel idéal de force et de fermeté. En se peignant sous les traits d'un écrivain "foible" et "chetif" (I, 26), d'un enfant "poisant, mol et endormy" (I, 26), soit d'un parfait représentant d'une époque marquée par l'asthénie, Montaigne en arrive à se présenter comme "inutile au service d'autruy" (II, 17). Paradoxe apparent pour quelqu'un qui met le même service au sommet de sa hiérarchie des valeurs ! Paradoxe essentiel qui clive toute la dimension autobiographique des Essais. D'une part, l'auteur déclare vouloir se peindre "tout nud", dans toute sa vérité. D'autre part, il travestit systématiquement tout ce qui a trait à ses engagements concrets dans la vie politique de son temps. Alors que la seule fonction à la mairie d'une ville aussi importante que Bordeaux suffit à faire de lui un acteur important de la scène politique française, alors qu'il sert par ailleurs de négociateur de haut niveau entre la Cour et le futur Henri IV, il se peint dans ses écrits sous les traits d'un gentilhomme oisif et retiré du monde. " Je juge volontiers des actions d'autruy ; des miennes, je donne peu à juger à cause de leur nihilité" (II, 18).

    Pourquoi un tel écart entre l'idéal de virtus et la peinture de faiblesse, entre la réalité du maire et le portrait de l'écrivain ? C'est encore une fois dans le modèle de l’aiguillette qu'on peut trouver les éléments d'une réponse. En cette fin de XVIe siècle, au milieu d'un monde que les guerres civiles morcellent, où l'allié d'hier se fait membre rebelle pour devenir l'ennemi de demain, Montaigne se sent prisonnier d'une position d'impuissance. Toute sa morale de retour sur soi est suspendue à une telle incapacité d'agir sur l'extérieur : "Ne pouvant reigler les evenements, je me reigle moy-mesme" (II, 17). Tout son projet d'écriture aussi : tel "faict des Essais qui ne sauroit faire des effects" (III, 9).

    C'est faute de pouvoir et non de vouloir que l'on renonce à l'action politique. Plus précisément : c'est faute de pouvoir que l'on se peint comme n'ayant aucune prétention ni aucune capacité à s'engager dans des actions que l'on effectue bel et bien. Entre les actes politiques du maire et leur annihilation par la plume de l'écrivain, il y a toute la logique de perte des proportions que l’observateur de l'aiguillette attribuait à la force de l'imagination. C'est bien d'un gonflement imaginaire dont est victime la notion d'Acte politique dans les Essais. Si Montaigne se refuse non seulement à s'engager par des promesses, mais même à reconnaître rétrospectivement une quelconque portée à ses actes de magistrat et d'homme public, c'est qu'il sent cruellement à quel point ce qu'il peut faire lui-même est insignifiant à l'égard de ce qu'il y a à faire pour que le monde soit rendu simplement tolérable. Le seul Acte digne de ce nom serait celui qui mettrait fin aux carnages et aux injustices, aux violences et aux aberrations du présent. Sous l'ombre d'un tel Acte fantasmé par l'écrivain, toute action du maire ne peut que s'effacer.

    Les nouements d'aiguillette emblématisent donc un complexe qui bat au cœur de ce que l'on pourrait proprement nommer l'actualité des Essais : c'est pour élaborer son impuissance à sauver le monde que Montaigne s'investit dans l'écriture. Ce faisant, il fait acte, au sens le plus concret du terme : incapable en tant que maire d'arracher les sorcières des mains de leur bourreau, il plante dans son livre le germe d'une explication qui, avec le temps, permettra l'érosion de la base idéologique sur laquelle s’élèvent les bûchers. Grâce à son texte, les cris de ses contemporains persécutés auront servi à épargner les innocents des siècles ultérieurs.

    À travers un tel acte concret de même qu'à travers l'insistance de ses déclarations de faiblesse, il appelle d'autre part le lecteur à actualiser lui-même la force de son écrit. En cette fin de XXe siècle, au milieu d'un monde que morcellent chaque jour davantage des inégalités en constante exaspération, où les aberrations, les violences et les injustices d'hier sont aujourd’hui gonflées à l'échelle planétaire, comment ne pas voir dans l'humilité politique de Montaigne une image de notre propre impuissance ? Non moins que son engagement concret dans les débats de son temps, c'est sa retenue même à évoquer son activité politique, ce sont ses dérobades et ses aveux d'insuffisance qui constituent la dimension la plus actuelle de son travail d'écriture. Non que sa position de repli nous donne une leçon de sagesse sceptique sur la vanité de tout engagement. Bien au contraire : se peignant impuissant, il représente avec d'autant plus d'urgence la nécessité d'une action qui rendrait le monde moins intolérable. S'il insiste tellement à dégonfler les braguettes, c'est pour faire apparaître dans toute son ampleur le manque que recèle l'imposture de leur forme vide — et créer de la sorte un effet d'appel qui poussera le lecteur à s'ériger en acteur de sa propre Histoire. À nous de faire en sorte que les cris des victimes d'aujourd'hui servent à épargner les innocents de demain.

     

    Yves Citton, Magazine Littéraire n° 303, oct. 1992.


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    Le Machiavélisme montanien

     

    montlibg.jpgIl existe dans les Essais un machiavélisme patent. La seule considération des titres des chapitres atteste de cette filiation. Ainsi, par ex. : Par divers moyens on arrive à pareille fin (Chap. I, livre I) ; La fortune se rencontre souvent au train de la raison (Chap. 34, livre I) ; De l'inconstance de mes actions (Chap. 1, livre II) ; Des mauvais moyens employez à bonne fin (Chap. 23, livre II), etc...

    De même, chaque livre des Essais s'ouvre par un texte dont le titre et le propos s'enracinent dans la réflexion de Machiavel. Et cela parce que la vision d'un monde instable et capricieux, gouverné par la fortune et le mouvement, ne pouvait qu'intéresser Montaigne. Au moins autant d'ailleurs que les portraits de l'humanité et du Prince chez le Florentin, toujours en quête d'une improbable stabilité, s'efforçant d'instaurer un ordre sur fond de précarité, refusant en tout cas de prêter une oreille complaisante aux chants d'une morale pure et désintéressée ou aux sirènes de l'utopie. Mais proximité thématique ne fait pas force de loi ni n'équivaut à une démonstration. L'histoire donc : Montaigne a lu le Prince, attentivement, dans les multiples éditions qui jalonnent le XVIe siècle. Citons, parmi les plus connues, celle publiée par Henri Estienne en 1553 et traduite par Guillaume Cappel ; celle de 1563 traduite par un ami de Ronsard, Gaspard d'Auvergne ; celle de 1571 offerte par Jacques Gohay. Ajoutons également que ces éditions successives s'accompagnent d'éloges ou de pièces rédigées par Forat, Jodelle, Muret, Belleau et de préfaces qui soulignent l'intelligence subtile du Florentin, sa capacité redoutable à éclairer les arcanes de la manœuvre politique ou du gouvernement des hommes.

    Autrement dit, et jusqu'en 1572, l'œuvre de Machiavel est lue avec passion, commentée avec fièvre par des jeunes gens que fatiguent les sermons des prédicateurs et les leçons moralisatrices. Aux vues irréalistes dont on les abreuvait s'oppose la libératrice "verità effetuale" de Machiavel, qui privilégie l'efficacité et délaisse la stricte conformité au Bien. À partir de la Saint-Barthélémy en revanche, les arcanes deviennent sentines et le machiavélisme perd de sa belle assurance. Accusé par les protestants d'avoir perverti l'esprit du roi Charles et celui de la reine-mère Catherine, il est même immolé sur l'autel d'une moralité retrouvée par Innocent Gentillet dans son Anti-Machiavel (1576). Ouvrage volumineux et de peu d'intérêt philosophique, il caricature la pensée de Machiavel et appelle de ses vœux le retour d'une justice et d'une religion bafouées. Bref, et c'est là son importance spécifiquement historique, il témoigne, au cœur des guerres de religion, de l'omniprésence d'une violence sacrale, eschatologie catholique contre un rationalisme désenchanteur huguenot, qui contraste avec la vision profane du Florentin. Bref, la fin de siècle arbore un anti-machiavélisme virulent. À tel point d'ailleurs que les injures requises pour humilier un adversaire empruntent fréquemment les atours d'une œuvre discréditée : les politiques, qui finissent par soutenir Henri de Navarre par souci de la continuité, monarchique, sont vilipendés sous les noms d' "athéistes" ou de "machiavélistes" !

    Dire que Montaigne ne fut pas atteint par cette vague serait lui accorder une aptitude à l'indifférence et à la lucidité trop extraordinaire. Mais il est vrai qu'il ne céda pas à la fureur dénégatrice qui succédera à l'enthousiasme échevelé. Tout au plus prend-il acte des reproches adressés au Prince et s'efforce-t-il, par la méditation des points d'accord et de désaccord qui l'unissent à Machiavel, de constituer une philosophie politique proprement montanienne.

    Le chapitre 1 du livre III, véritable testament de philosophie politique, se range explicitement du côté de Machiavel, contre les partisans d'une politique obéissant à autre chose qu'elle-même, régie par une autre sphère d'évaluation, contre la perspective d'une morale instituée sur le plan de la conscience et instituante sur le plan politique :

    "Je ne veux pas priver la tromperie de son rang, ce serait mal entendre le monde ; je sçay qu'elle a servy souvant profitablement, et qu'elle maintient et nourrit la plupart des vacations des hommes. Il y a des vices legitimes, comme plusieurs actions ou bonnes ou excusables, illegitimes. La justice en soy, naturelle et universelle, est autrement reiglée, et plus noblement, que n'est cette autre justice speciale, nationale contrainte au besoing de nos polices. [...] Je suy le langage commun, qui faict difference entre les choses utiles et les honnestes ; si que d'aucunes actions naturelles, non seulement utiles, mais necessaires, il les nomme deshonnestes et sales." (1, III)

    Inutile par conséquent de s'interroger sur la priorité ou le passage de l'évaluation vers la pratique politique, inutile de déplorer également la tension qui subsiste entre elles, de gémir sur la résistance qu'oppose le réel dés qu'il s'agit de se plier à nos exigences d'équité. Admettons plutôt qu'il existe une autonomie radicale et définitive du politique à l'égard des morales et autres théologies, que les difficultés politiques se posent de façon exclusivement politique et ne se résolvent que par le recours à un traitement adapté, c'est-à-dire rigoureusement politique. Autrement dit, le champ politique, affranchi de ses ancestrales puissances tutélaires, fonctionne autour des critères de réalisme, d'efficacité et de pragmatisme, loin des valeurs de pureté ou de rectitude de la volonté. Mieux : c'est lorsqu'on prétend préserver sa conscience et adopter une attitude intransigeante que l'on déclenche et cautionne les pires exactions. Les intentions pures, au nom desquelles on prétend agir et sous lesquelles on se dissimule, sont les plus sûrs ferments de fanatisme :

    "Si que le sage Dandamys, oyant reciter les vies de Socrates, Pythagoras, Diogenes, les jugea grands personnages en toute autre chose, mais trop asservis à la reverence des loix, pour lesquelles autoriser et seconder, la vraye vertu a beaucoup à se desmettre de sa vigueur originelle ; et non seulement par leur permission plusieurs actions vitieuses ont lieu, mais encores à leur suasion." (l, III)

    "De se tenir chancelant et mestis, de tenir son affection immobile et sans inclination aus troubles de son pays et en une division publique, je ne le trouve ny beau ny honneste." (1, III)

    Si bien que, réalisme et approbation obligent, Montaigne ne dénie pas à ce qui est moralement inacceptable une légitimité politique. L'art de gouverner requiert parfois, en ce qu'il est soumis aux circonstances, une activité dont la justice ne frappe pas immédiatement le jugement, dont l'iniquité est même à la mesure du résultat obtenu :

    "Nostre batiment, et public et privé, est plain d'imperfection. Mais il n'y a rien d'inutile en nature ; non pas l'inutilité mesmes ; rien ne s'est ingeré en cet univers qui n'y tienne place opportune. [...] De mesme, en toute police, il y a des offices necessaires non seulement abjects mais encore vitieux ; les vices y trouvent leur rang et s'employent à la cousture de notre liaison, comme les venins à la conservation de nostre santé. [...] Le bien public requiert qu'on trahisse et qu'on mente et qu'on massacre, resignons cette commission à gens plus obéissans et plus soupples." (1, III)

    Reconnaissance et affiliation machiavéliennes d'autant moins surprenantes qu'il y a en l'homme, remarque Montaigne, une propension au mal, un plaisir à voir souffrir, une jouissance à la contemplation de la souffrance. Loin de l'intellectualisme moral qui ne voit dans la méchanceté qu'une ignorance, Montaigne laisse entrevoir une véritable "psychologie des profondeurs", vertigineuse et inquiétante. Certes il se conforme en cela à l'intuition de Machiavel pour qui les hommes sont méchants et incapables de se consacrer au Bien. Mais il la prolonge également, la développe et la ramifie, la durcit en réalité dans la mesure où, loin de se contenter d'une simple et sèche postulation, il poursuit des descriptions minutieuses, analyse des états de conscience, bref, lui donne vie et chair. Nous ne sommes plus très éloignés alors d'une vision contemporaine de l'homme - l'inconscient et les pulsions en moins - avec ce qu'elle suppose d'opacité à soi et d'effroi devant ses propres sentiments :

    "Nostre estre est simenté de qualitez maladives ; l'ambition, la jalousie, l'envie, la vengeance, la superstition, le désespoir logent en nous d'une si naturel-le possession que l'image s'en reconnnaist aussi aux bestes ; voire et la cruauté, vice si dénaturé ; car, au milieu de la compassion, nous sentons au dedans je ne sçay quelle aigre-douce poinete de volupté maligne à voir souffrir autruy ; et les enfants le sentent." (1, III)

    Un mot encore : la révolte morale contre les méfaits de la politique est rédhibitoirement disqualifiée aux yeux de Montaigne. Car, outre les contradictions dans lesquelles elle s'enferre, elle s'appuie sur un dégoût du monde tel qu'il est et sur une terrifiante aspiration à la pureté qui n'ont rien de commun avec la jubilation et l'approbation dionysiaque chères à l'auteur des Essais.

    c) Le moralisme montanien

    montchg.jpgComme souvent dans l'histoire des idées, le maître – Machiavel – fut systématisé et défiguré par ses disciples et épigones. Ainsi en 1583 Giovanni Botero publie-t-il l'ouvrage Della Ragioni di Stato, traduit en France par Gabriel Chappuys en 1599 sous le titre Raison et gouvernement d'Estat. Il importe peu, en l'occurrence, de remarquer que Montaigne n'a vraisemblablement pas lu le livre : les idées professées sont dans l'air du temps et témoignent d'une certaine dénaturation de la doctrine florentine. Éloge de la méfiance et recours à la feinte tissent la trame conceptuelle du texte : la ruse ou la rouerie sont dorénavant les vertus de l'art de gouverner et s'érigent en principes de la vie politique.

    L'auteur développe alors une argumentation suivant laquelle le pouvoir, s'il désire se maintenir et assurer sa pérennité, ne doit pas craindre de faire appel à la discorde, l'intimidation ou la force. Et cette perfidie omniprésente touche aussi bien les ennemis de l'extérieur que ceux de l'intérieur, nobles et sujets qu'il faut apprivoiser et réduire au silence, chez qui il convient de briser tout élan de rébellion. Si bien que le machiavélisme, véritable révolution politique qui ramenait vers le réel et s'appuyait sur la stricte considération de la vérité effective, se transforme en une vile apologie de la cruauté et de la bassesse, devient une pure pratique de la "feintise". C'est contre ce fourvoiement que Montaigne lutte avec acharnement en se reportant à la lettre du texte, en restituant la vérité de la pensée machiavélienne. Mais ce faisant, insensiblement, il découvre les linéaments d'une pensée nouvelle, la sienne, et déploie les axes d'un réalisme moral. C'est ce cheminement qui s'achève par un retournement que nous voudrions ici décrire.

    Conformément aux indications de Machiavel, Montaigne commence par souligner le caractère exceptionnel de ces mesures moralement suspectes, soumises à la reconnaissance indubitable de circonstances elles-mêmes hors du commun. Faute de quoi, la surprise s'éventant, ces recours se réifieront en habitude et perdront toute efficacité :

    "Je ne sçay quelle commodité ils attendent de se faindre et contrefaire sans cesse, si ce n'est de n'en estre pas creus lors mesme qu'ils disent verité ; cela peut tromper une fois ou deux les hommes ; mais de faire profession de se tenir couvert, et se vanter, comme ont faict aucuns de nos princes, qu'ils jetteraient leur chemise si elle estait participante de leurs vrayes intentions (qui est un mot de l'ancien Metellus Macedonicus) et que, qui ne sçait se faindre, ne sçait pas regner, c'est tenir advertis ceux qui ont à les praticquer, que ce n'est que piperie et mensonge qu'ils disent." (17, II)

    Second moment dans l'analyse, déjà présent dans le texte précédent, le soupçon d'inefficacité qui frappe le "machiavélisme". En effet, quel crédit accorder à un prince dont on sait pertinemment que son discours est entâché de mensonge, que faire d'un prince à qui il est impossible de se fier ? Une telle pratique, loin d'obtenir les résultats qu'elle prétend octroyer, débouche finalement sur la stérilité, organise un perpétuel climat de défiance au cœur duquel il est impossible de construire quoi que ce soit, d'élaborer une relative constance sans laquelle il n'est pas de politique utile. Nous retrouvons ici, sur un plan politique, l'idée du mensonge comme catastrophe ontologique : puisqu'il ne subsiste plus de norme immanente qui garantisse nos égarements, puisqu'aucune réalité transcendante ne nous protège, seule une action droite ici-bas favorise l'existence. Force est donc d'abandonner à leur triste sort les thuriféraires de la ruse, définitivement accusés d'inefficacité :

    "On rechoit souvent en pareil marché ; on faict plus d'une paix, plus d'un traitté en sa vie. Le gain qui les convie à la première desloyauté (et quasi tousjours il s'en présente comme à toutes autres meschancetez : les sacrileges, les meurtres, les rebellions, les trahisons s'entreprennent pour quelque espece de fruit), mais ce premier gain apporte infinis dommages suivants, jettant ce prince hors de tout commerce et de tout moyen de négociation par l'exemple de cette infidélité." (17, II)

    Car, et c'est là que réside l'originalité de Montaigne, il y a une utilité du Bien, une efficacité de l'action morale qui contraste avec ses protestations de désintéressement. Ou plus exactement, s'il est vrai que la constitution subjective (conscience morale) de la valeur peut s'affranchir de l'intérêt personnel - et cela même n'est pas évident : Montaigne est, avant Nietzsche, le généalogiste de nos valeurs , il n'en est pas moins exact qu'en politique, parce que tout ne se joue pas en une seule donne, l'action morale, franche et honorable, peut remporter des succès éclatants. Plus précisément encore, tant le retournement et la virtuosité sont spectaculaires : l'amoralité des pratiques ainsi que le recours à la cruauté sont condamnés. Mais cette condamnation se fonde non pas sur la désobéissance au Bien ou à la vertu mais davantage sur une rectification de ce qu'est la politique. Alors que le "machiavélisme vulgaire" véhicule une vision étriquée de la politique, structurée par l'obtention de gains rapides et régie par une temporalité courte ou événementielle, Montaigne montre comment il n'y a de politique que sur le long terme et dans les réformes structurelles. Aussi importe-t-il, et l'efficacité demeure l'objectif prioritaire, d'abandonner cette amoralité qui ressortit à la supercherie.

    Comprenons bien cependant : ce n'est pas la morale qui détermine la politique, elle ne peut en aucun cas être une instance créatrice ; mais elle peut, à l'inverse se réconcilier avec la "verità effetuale" et obtenir des résultats significatifs. Avec, comme illustration de ce réalisme moral, la mise en perspective de l'expérience de Montaigne. Détour connu et classique par l'exemple et le portrait pour, à la fois, démentir les thèses les mieux défendues et éviter que sa position ne se fige en un nouveau dogmatisme. Ainsi, Montaigne fut diplomate, activité souterraine par excellence, et il afficha une franchise, presque une naïveté qui, s'il avait persévéré, lui aurait sans doute ouvert les voies d'une éclatante réussite :

    "En ce peu que j'ay eu à negotier entre nos Princes, en ces divisions et subdivisions qui nous deschirent aujourd'huy, j'ay curieusement evité qu'ils se mesprinssent en moy et s'enferrassent en mon masque. Les gens du mestier se tiennent les plus couverts et se presentent et contrefont les plus moyens et les plus voisins qu'ils peuvent. Moy, je m'offre par mes opinions les plus vives et par la forme plus mienne. Tendre négociateur et novice, qui aytne mieux faillir à l'affaire qu'à moy ! [...] La naïfveté et la vérité pure, en quelque siècle que ce soit, trouvent encore leur opportunité et leur mise." (1, III)

    Pas étonnant alors si la fin du chapitre est un véritable manifeste en faveur d'un réalisme rénové, un traité de désobéissance raisonnée à l'encontre de ce qui se fait hic et nunc, des intrigues qui se nouent à l'abri des regards, sous les lambris des palais royaux. Parce que le réalisme implique l'attachement au réel tel qu'il est et non l'acceptation béate de tout ce qui s'y pose, Montaigne appelle de ses vœux un autre art politique, moral et utile, Montaigne jette les fondements d'un machiavélisme du Bien. Et celui-ci, loin de renoncer à l'autonomie du politique ou de restaurer la suprématie morale, s'efforce d'orchestrer un ordre qui articule les deux sphères tout en accordant la priorité décisive au bas matériel. Point n'est besoin d'une foire d'empoigne pour conquérir l'efficacité, point n'est besoin de vilenies pour récolter les fruits d'une action. Il suffit d'ailleurs, pour s'en convaincre, de contempler la schizophrénie qui accable les acteurs de la vie politique lorsqu'elle obéit exclusivement aux lois de la méfiance et de la dissimulation : pas un crime qui ne s'accompagne de remords, pas une traîtrise qui ne cherche à s'amender par la punition tardive du coupable, toujours exécutant subalterne évidemment :

    "Rien n'empêche qu'on ne se puisse comporter commodément entre des hommes qui se sont ennemis, et loyalement ; conduisez vous y d'une, sinon par tout esgale affection (car elle peut souffrir différentes mesures), mais au moins temperée, et qui ne vous engage tant à l'un qu'il puisse tout requerir de vous ; et vous contentez aussi d'une moienne mesure de leur grace et de couler en eau trouble sans y vouloir pescher." (1, III)

    Bref, et nous terminerons là, l'œuvre montanienne évite les pièges du texte machiavélien. Irréfragable est la libération d'un champ politique où se posent des exigences qui lui sont propres ; mais non moins incontournable est, à l'intérieur de ce nouvel espace, la nécessité de connecter le Bien et l'Utile, la morale et l'efficacité afin que cette nouvelle alliance favorise, avec les passions et les intérêts, l'émergence d'une politique de la raison. En d'autres termes, Montaigne lecteur de Machiavel est peut-être celui qui saisit le mieux le cœur de sa pensée et dessine ipso facto l'horizon intellectuel vers lequel tend le Florentin.

     

    ► Pierre Status, Le réel et la joie : Essai sur l'œuvre de Montaigne, chap. VI : Politique et positions politiques chez Montaigne (p.249-255), Kimé, 1997.

    • Photos : (en haut) les quelque 57 sentences ou phrases ont été peintes par Montaigne sur les travées du plafond de cette pièce du château (en bas) qu'il appelait sa "librairie".