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À CONTRE-TEMPS - Page 149

  • Kerouac

     

    Kerouac

    l'écrivain de la "Beat generation"

     

    keroua10.jpgKerouac redonna son envol à la poésie américaine lestée en ces années 50 d'une attitude esthétisante ou d'expérimentations intempestives qui l'avaient peu à peu coupée du public. En reliant indissociablement sens des grands espaces et celui de la liberté,  trait saillant et typique de la culture américaine, il renouait avec la geste du poète Walt Whitman (soucieux des valeurs pionnères et épiques de son pays à l'époque où celui-ci s'urbanise rapidement fin XIXe siècle). Que retenir de son œuvre ? Des beatniks, on fait souvent des précurseurs des mouvements contre-culturels des années 60 (désobéissance civile, comme dirait Thoreau, au moment de la guerre du Vietnam, libération des mœurs, etc)  : ils n'auraient pas seulement produit un mouvement littéraire, mais aussi amené une prise de conscience de l'aliénation de l'homme dans le monde moderne. On a pu soutenir, à l’inverse, qu’ils en constituait le moment le plus original en raison de la cristallisation, dans quelques lieux new-yorkais, d’une vie culturelle intense et, parallèlement, d’un essaimage dans des voyages. Joyce Johnson, qui fut la compagne de l’écrivain Jack Kerouac, formule ce type de jugement dans un roman, paru en 1983, qui fait le portrait des personnages principaux de la "beat generation" et recompose quelques atmosphères. Cet ouvrage, intitulé Personnages secondaires, pour bien marquer le rôle qui fut le sien et celui d’autres femmes de la Beat generation, apparaît vivant et fiable parce que sans nostalgie ni rancœur.

    Le 5 septembre 1957, le New York Times publie une recension qui deviendra légendaire : elle concerne le roman de Jack Kerouac On the Road. Ce livre y est défini comme un "événement historique" et "une œuvre d'art authentique", qui mérite la "plus grande attention" et revêt la "plus haute signification", à une époque où justement nos attentions sont éparpillées, nos sensibilités estompées par les superlatifs de la mode, multipliés à l'infini par l'esprit et la puissance des médias. Le livre de Kerouac deviendra célèbre au titre de "testament de la Beat generation", tout comme La Fiesta de Hemingway avait été le testament de la Lost generation.

    Kerouac est mort en 1969, le 22 mars. Un ouvrage paru en 1983 aux États-Unis, traduit en plusieurs langues européennes, celui de la femme-écrivain américaine Joyce Johnson, nous offre des textes de première main, du vécu en direct. Car Joyce Johnson (qui s'appelait Glassmann à l'époque) a été l'amie et l'amante de Kerouac pendant deux ans.

    Ce livre est d'autant plus intéressant qu'il traite d'un conflit de génération dans l'Amérique des années 50. Ceci dit, en son temps, la Beat generation était un groupe de jeunes écrivains et d'intellectuels américains dont l'intérêt et la pertinence ont été très vite reconnus et acceptés : ce groupe témoignait d'une fraîcheur et d'une authenticité indéniables, mais, hélas, s'est figé et historicisé fort promptement. Outre Kerouac, ce mouvement littéraire comptait dans ses rangs des noms comme Allen Ginsberg, William Burroughs, Neal Cassidy, Gary Snyder autour desquels se formaient des cénacles ou des bandes de copains, d'admirateurs et de compagnons occasionnels. Sur le plan artistique, ces écrivains ont lancé quelques nouvelles formes lyriques et narratives, comme l'oral poetry. Ils ont ouvert la littérature américaine à de nouveaux thèmes jusqu'alors marginalisés, du moins en apparence. Sous leur impulsion, de nouveaux vocables apparaissent dans le langage quotidien des Américains : les "kicks" désignent les moments d'enthousiasme spontané ; "diggins" veut dire : comprendre spontanément l'autre. La Beat generation était l'avant-garde de la "génération silencieuse", soit celle d'après la Seconde Guerre mondiale ; elle aurait sans doute préféré être la Lost generation mais on la considérait comme passive et conformiste (Morisson aussi ivre de poésie et de pureté refusa de s'enfermer dans un personnage). Exceptionnellement, cette génération produisait des individualités fortes ou des rebelles. Une question affable de T.S. Eliot convenait tragiquement à cette génération : "Oserais-je manger la pêche ?". "Nous étions conscients, et nous en souffrions, que nous n'osions pas, dans la plupart des cas".

    Joyce Johnson, née en 1936, a décrit en détail sa propre biographie : elle est issue d'une famille de la classe moyenne new-yorkaise. Elle en a eu assez de la pruderie, de la bigoterie, de la bonne conscience sans compromis de cette famille qui était la sienne. Touchant et maladroit, son père, sur son lit de mort, prononce ces quelques mots : "Nous aurions dû aller à Paris". Elle se souvient de l'effet électrisant qu'eut sur elle un article de journal en 1952, où il était question des beatniks, d'excitation, de sensation, d'impatience et d'extase. En 1955, elle quitte la maison familiale, sans avoir d'emploi convenable, sans argent : elle travaille dans des maisons d'édition, elle écrit un roman. Elle fait la connaissance d'Allen Ginsberg, puis, finalement, de Jack Kerouac. Elle devient la petite amie du vagabond, qui n'était pas encore célèbre.

    Six ans après avoir été écrit [en 1951], le manuscrit On the Road [Sur la route] est enfin publié. Kerouac l'avait écrit en deux semaines dans une ivresse de créativité. Ce roman relate l'existence des tramps, qui vagabondent de la côte Est à la côte Ouest : derrière un voile de fiction, on devine immédiatement le modèle beatnik. Kerouac renoue là avec une tradition américaine, qu'avait incarnée Jack London avant lui. Mais la Beat generation n'est pas une simple copie de l'univers de Jack London. Quand Kerouac commence ses pérégrinations en 1947, il lance sans détours un affront au nouveau way of life, tout de luxe et d'abondance. Après les années de famine et de misère, après la grande dépression des années 30, les Américains pouvaient enfin jouir de l'existence ; Kerouac, lui, voyait déjà que cette abondance menait inexorablement au nivellement.

    Le refus des normes, la fusion de la vie et de l'art, étaient davantage qu'un jeu esthétique : Kerouac et ses homologues jouaient ce jeu en courant un sérieux risque. Joyce Johnson, quand elle quitte la maison, n'a pas la moindre certitude et, un jour, elle se retrouvera tout en bas de l'échelle, dans le monde de la pauvreté. Des concierges méfiants la considèrent comme une "pute". Gravir les escaliers de l'immeuble, c'est l'horreur pour elle. Pour l'opinion publique et pour les autorités, les beatniks sont le ferment de la criminalité et de la subversion ; ce rejet était le prix à payer pour l'indépendance, extérieure et intérieure. Une indépendance qu'ils avaient voulue.

    Mais c'était une danse sur le fil du couteau. À une de leur amie, dont les ambitions artistiques avaient échoué, la "liberté" avait bien montré sa face de Méduse : elle s'est alors jetée par la fenêtre, en laissant ce poème : "pas d'amour/ pas de pitié/ pas d'intelligence/ pas de beauté/ pas d'humilité/ vingt-sept ans, ça suffit".

    Ce suicide était la conséquence extrême d'un mode d'existence qui se voulait inconditionné. Mode d'existence qui était la prémisse majeure de la vie artistique et bohème que voulaient les beatniks. Aux yeux de leurs contemporains et des générations suivantes, ce mode de vie fonde l'identité beatnik qui, aujourd'hui encore, irrite ou fascine. Certes, dans leur univers en marge, il y avait tout un rituel de groupe, beaucoup de superficialité. On cherchait à se rendre important en jouant les cradots. Chez les beatniks, seul le noyau dur et authentique compte, à encore une valeur pour notre réflexion contemporaine. D'après Joyce Johnson, Kerouac était chaotique, lunatique, il était un buveur bien sûr, mais il n'était ni calculateur ni manipulateur et les lamentations appelant la pitié lui étaient étrangères. Il voulait la gloire, pour faciliter son rapport au monde, ce qui s'est avéré problématique et erroné, dès que la gloire est arrivée.

    Dans les années 50, les talkshows commencent à se répandre aux États-Unis, avec un succès éclatant : dès lors, les médias, friands d'originalité ou de scandales, ne tardent pas à s'emparer du phénomène beatnik, surtout après les articles du New York Times. Et Kerouac, à son tour, a été sollicité par les médias. Il a franchi une frontière dangereuse. Quand il s'est efforcé de faire comprendre et de rendre crédible les ressorts de sa créativité à l'opinion publique liée aux médias, Kerouac a avoué qu'en vérité il cherchait Dieu. En disant cela, il a jeté son talent esthétique et visionnaire en pâture à la masse. Être beatnik n'était plus qu'une mode sans risque, que l'on pouvait s'acheter sous la forme de lunettes ou de pulls ! C'est donc ainsi qu'il fallait chercher Dieu, se sont dit tous les médiocres ! Et en chacun de nous sommeille un homme ou une femme qui cherche Dieu. Surtout médiocrement.

    C'est donc au nom de sa propre rébellion, au nom des espoirs qui avaient germés en elle dans les années 50, que Joyce Johnson critique aujourd'hui toutes les rébellions qui ont suivi la sienne : "Les années 60 n'ont jamais correspondu à ce que j'attendais. Elles m'ont déçue, malgré le feu d'artifice qu'elles étaient. Bon nombre de "grands moments" des années 60 n'ont jamais été autre chose que des insuffisances. J'ai vu comment les hippies ont pris la succession des beatniks, comment les sociologues ont succédé aux poètes... C'est sans enthousiasme que j'ai observé l'émergence des lifestyles. L'intensité que nous avions connue s'est affadie, elle n'a plus été qu'une 'simple chose disponible', qu'on pouvait se fabriquer : on était obligé de pratiquer une 'liberté' pour laquelle il n'avait pas fallu se battre. L'extase n'était plus qu'un produit chimique, l'oubli, on pouvait se le faire prescrire sur ordonnance. La révolution était dans l'air, mais elle n'est jamais venue et, si elle était venue, il n'y aurait plus eu de place pour un Kerouac". Effectivement, les soixante-huitards professionnels d'aujourd'hui, que peuvent-ils faire d'un Kerouac ? Et un Kerouac, qu'aurait-il penser d'eux ?

    Référence : Joyce Johnson, Warten auf Kerouac. Ein Leben in der Beat Generation, Kunstmann, München, 1997, 279 p. Tr. fr. : Personnages secondaires, Paris, Union générale d’éditions, 1996.

     

    Thorsten Hinz,  Nouvelles de Synergies Européennes n°32, 1998. (texte paru dans Junge Freiheit n°41/1997)


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    Document supplémentaire :


    Jack Kerouac, le beatnik anticommuniste

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    Avec la parution de "Pic" - roman spontané et réaliste sur le milieu noir américain des années 40 - aux éditions de la Table Ronde, c'est maintenant la quasi-totalité de l’œuvre de Jack Kerouac (1922-1969) qui est disponible en français. Étonnante figure que Kerouac : prosateur talentueux, porte-parole des beatniks... et réactionnaire fieffé.

     

    Jack Kerouac, c'est l'inventeur de la beat generation. La publication en 1957 de son roman Sur la route allait impressionner durablement toute une frange de la jeunesse américaine et européenne. Son mot l'ordre : « Lâchez tout, partez sur les routes ». Avec lui, la « virée frénétique », le « stop » prenaient une dimension littéraire.

    Les écrivains de la beat generation sont issus de la bohème de San Francisco. Outre Kerouac, les plus intéressants ont pour noms : Allen Ginsberg, William Burroughs, Gregori Corso et Lawrence Ferlinghetti. Ensemble, au cours des années 1950-1960, ils ont marquer profondément la vie intellectuelle américaine. Leurs références ? Les auteurs du « décrochage » ; ceux pour qui la poésie est une manière de vivre : Whitman, mais aussi Baudelaire et Rimbaud. Et puis les stylistes. Joyce, et bien sûr Céline. Ginsberg fut si frappé par l'auteur du Voyage au bout de la nuit, qu'il obtint, grâce à Michel Mohrt, de le rencontrer dans sa villa de Meudon ; et Kerouac, dans un Cahier de l'Herne consacré au docteur Destouches ne cacha pas combien il avait été influencé par celui-ci.

    Partisans d'une « expression spontanée » nourrie de toutes les expériences, les « beats » rejoignent la démarche de certains surréalistes comme Michaux ou Antonin Artaud. En effet, le mysticisme oriental, le rêve, la drogue, sont des thèmes qu'ils affectionnent et auxquels il convient d'ajouter celui, typiquement américain, du vagabondage.

    Les écrivains « beats » ne sont pas des politiques. Pourtant, certains d'entre eux sont sans conteste habités par une sensibilité de gauche ou plus exactement gauchiste. C'est le cas pour Ginsberg, Corso et Ferlinghetti - auteur de Tyrannus Nix, recueil de poèmes violemment hostiles au président Nixon. Pour ne se réclamer d'aucun système ni d'aucune idéologie précise, ces « anarcho-communistes » n'en ont pas moins pris parti avec tapage contre leur pays au moment de la guerre du Vietnam. Kerouac, lui, s'est toujours senti spontanément réactionnaire. Fort gênée, la critique française s'est, dans un bel ensemble, abstenue d'évoquer ce fait. Une bonne raison pour découvrir cette face cachée du « roi des beats ».

    Le « petit agneau Jésus »

    Jack Kerouac est né à Lowell, dans le Massachusetts, en 1922, d'une famille catholique d'origine canadienne française. L'éducation chrétienne qu'il reçut laissa en lui des traces profondes. Dans Visions de Gérard (1963), son roman le plus religieux, Kerouac, le chef de file des « beats », les entretient de la Vierge Marie. Du reste, il en voulut sans cesse à l'écrivain Norman Mailer d'avoir déblatéré sur la mort de Dieu. Sa passion pour le bouddhisme zen ne lui fit jamais renier sa foi catholique. C'est ainsi qu'il explique au poète Philip Whalen les consolations et la paix qu'il trouvait à prier sainte Thérèse et « le petit agneau Jésus ». Plus d'une fois, dans son balluchon d'errant, il lui arrivait d'emporter une Bible ou une image de Notre-Dame de Guadalupe pour laquelle il avait la plus grande dévotion.

    Toute une jeunesse enthousiasmée par la lecture de Sur la route était loin de s'imaginer que son auteur faisait du stop au bord des autostrades un rosaire autour du cou et une médaille de saint Christophe, cousue amoureusement par sa mère, au revers de son sac à dos. Car aussi surprenant que cela puisse paraître, Kerouac, entre deux virées folles, revenait vivre chez sa maman (« Mémère »). Au sortir d'incessantes nuits d'alcool, l'espoir lui revenait d'enfin mener une vie apaisée, entouré d'une femme et d'enfants ; il pensait avec nostalgie à ses idéaux d'ado-lescent : décrocher une bourse pour l'Université et devenir champion sportif afin d'atteindre à la fameuse formule mens sana in corpore sano.

    Avec la religion, il est un autre point sur lequel Kerouac ne transige pas, le patriotisme : « Je suis pro-américain (...). Ce pays a donné à ma famille l'occasion de s'en sortir, plus ou moins, et je ne vois aucune raison de vilipender ledit pays ».

    Partisan de McCarthy

    D’où des prises de position qui stupéfieront - et consterneront - ses amis. En pleine Guerre froide, il se déclare partisan convaincu de l'action répressive du sénateur McCarthy visant à mettre hors d'état de nuire les personnalités politiques et intellectuelles ayant des sympathies communistes. En 1956, lors des élections présidentielles - même s'il ne vote pas - il se prononce pour le général Eisenhower et contre le candidat progressiste Adlai Stevenson. L'ultra-conservatrice John Birch Society ? Il est pour ! S'abonne-t-il à une revue ? Il choisit la National Review de William Buckley, considéré par la gauche comme un « politicien fasciste » (en réalité un membre de l'aile droite du Parti républicain).

    Couvert d'insultes par la gauche radicale, son anticommunisme ne fit que croître. Dans son dernier livre Vanité de Duluoz (1968), il tient à écrire que « le mensonge est devenu prédominant dans le monde grâce, entre autres, à la propagande de la dialectique marxiste et aux techniques de l'Internationale communiste ». Les dires répétés de Kerouac contre « le lavage de cerveau communiste » finiront par l'éloigner de ses camarades Ginsberg et Ferlinghetti. Favoriser ou tolérer le communisme, qu'il définissait comme une forme séditieuse de la contestation, c'était pour lui faire preuve d'un libéralisme suicidaire. L'alcool ne l'amenait pas à de plus tendres sentiments. Peter Orlowsky - poète de son état et « ami » de Ginsberg - témoigne : « Il me rabâchait sa haine des communistes, m'assurant qu'il était prêt à monter dans un arbre avec un fusil et à descendre les communistes, s'il le fallait ».

    Kerouac n'a rien d'un doctrinaire ! Son état d'esprit dans le domaine politique correspond à celui de la « majorité silencieuse ». Plus d'une fois, il regrettait que ses voisins le prennent pour un hurluberlu, alors qu'il ne désirait être... qu'un bon patriote ! Même sur des problèmes comme celui de la drogue, ses vues ne laissent pas de surprendre : ainsi il était convaincu que le LSD avait été introduit par les Soviétiques aux États -Unis dans le but de s'en prendre au fondement moral du pays.

    Kerouac était viscéralement attaché à la bannière étoilée : en visite chez des amis, il s'aperçut que le divan était recouvert d'un drapeau américain ; aussitôt, il l'enleva, le plia soigneusement et le reposa avant de s'asseoir. Les campagnes pro-vietcongs des Joan Baez, Jane Fonda et autres Bob Dylan le mettaient hors de lui ; il affirmait alors être demeuré un « marine » prêt à partir incontinent pour le Vietnam.

    Les ancêtres français

    Patriote américain, Kerouac était également très fier de ses lointains ancêtres français. C'est vers 1750 que le baron Alexandre Lebris de Kerouac quitta sa Bretagne pour le Canada où une terre lui avait été attribuée. Son livre Satori à Paris (1966) nous narre les tribulations de Jack parti découvrir, deux cent dix ans plus tard, les traces de son ancienne famille dont la devise était : « Aime, Souffre, Travaille ». Par-delà un voyage funambulesque, il découvre, un peu naïvement mais non sans émotion, ce pays où « les Bretons étaient contre les révolutionnaires, qui étaient des athées, qui tranchaient les têtes au nom de la fraternité, tandis que les Bretons avaient des raisons paternelles de rester fidèles à leur ancien mode de vie » ; cette remontée dans le temps l’amène à affirmer : « Je ne suis pas bouddhiste, je suis un catholique en pèlerinage sur cette terre ancestrale qui s'est battue pour le catholicisme, à dix contre un, et qui a pourtant fini par gagner, car certes, à l'aube, je vais entendre sonner le tocsin, les cloches vont sonner pour les morts ». De ces liens charnels, Kerouac en déduisit constamment que la France était sa véritable patrie.

    L'importance de se rattacher à un passé, à un environnement n'a pas échappé à Kerouac qui écrit dans Vanité de Duluoz : « Partout dans le monde les intellectuels des villes vivent coupés de la terre et de ceux qui la cultivent, et ne sont en fin de compte que des insensés dépourvus de racines ». Il va jusqu'à s'en prendre à « toute cette ordure superficielle des existentialistes, des hipsters et des bourgeois décadents ».

    Kerouac a perpétuellement essayé de se démarquer de l’étouffante étiquette de philosophe des bas-fonds. Après avoir lu Sur la route, les gens voulaient à tout prix que le mot « beat » ne signifiât qu'un « débordement de frénésie hystérique sans objet ». Kerouac, au cours de divers entretiens, ne cesse de proclamer que « la beat generation ce n'était pas les voyous, ni la canaille, les durs, les je-m'en-foutistes, ni les déracinés ». Pour lui, the « beat » désignait bien une route, mais la route de celui qui recherche la béatitude [du latin beatus : saint], à l'instar de saint François d'Assise.

    Avant de s'éteindre « éreinté et accablé d'ennui » à l'âge de 47 ans, Kerouac, homme de tous les paradoxes, avait également tenu à préciser : « Je suis artiste et conteur, un écrivain dans la grande tradition narratrice française, et non le porte-parole d'un million de voyous ».

     

    Philippe Vilgier, Le Choc du mois n° 5 (avril 1988).

     


    Dans Satori à Paris (1966), Kerouac découvre le cognac et le glorieux combat des Chouans