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À CONTRE-TEMPS - Page 152

  • Berdiaev

    Le concept d'aristocratie chez Nicolas Berdiaev

    146px-Berdyaev2.jpgPar son livre La philosophie de l'inégalité (1), Berdiaev (2) s'inscrit dans la grande tradition des écrivains contre-révolution­naires. Bien qu'il ait été écrit dans le chaos de la Révolution russe, et tout imprégné qu'il soit du mysticisme propre à l'orthodoxie, ce livre recèle en effet un message de portée universelle. Par delà le temps et le fossé culturel qui sépare l'Europe latine du monde slave orthodoxe, les analyses de Berdiaev rejoignent celles de Maistre et de Bonald ; elles mettent non seulement en lumière les racines communes à la révolution jacobine et à la révolution bolchevique, mais concluent à la primauté des principes sur lesquels reposent les sociétés traditionnelles.

    Comme Joseph de Maistre (3), Berdiaev voit dans la révolution une conséquence de l'incroyance et de la perte du centre or­ganique de la vie. « Une révolution, quelle qu'elle soit, est anti-religieuse de par sa nature même, et tenter de la justifier reli­gieusement est une bassesse... La révolution naît d'un dépérissement de la vie spirituelle, de son déclin, et non de sa cois­sance ni de son développement intérieur ». Mais la révolution ne s'attaque pas seulement à la religion en tant qu'elle relie l'homme au sacré et à la transcendance, mais aussi dans la mesure où elle établit un lien entre les générations passées, pré­sentes et futures. Comme le note Berdiaev, « il existe non seulement une tradition sacrée de l'Église, mais encore une tradition sacrée de la culture. Sans la tradition, sans la succession héréditaire, la culture est impossible. Elle est issue du culte. Dans celle-ci, il y a toujours un lien sacré entre les vivants et les morts, entre le présent et le passé... La culture, à sa manière, cherche à affirmer l'éternité ».

    Berdiaev ne peut donc que s'insurger contre la prétention des révolutionnaires d'être des défenseurs de la culture. S'adressant à eux, il écrit : « Vous avec besoin de beaucoup d'outils culturels pour vos fins utilitaires. Mais l'âme de la culture vous est odieuse ». Ce que Berdiaev leur reproche, c'est aussi leur mépris des œuvres du passé : « La grandeur des ancêtres vous est insupportable. Vous auriez aimé vous organiser et vous promener en liberté, sans passé, sans antécédents, sans relations », et il se voit obliger de rappeler que « la culture suppose l'action des deux principes, de la sauvegarde comme de la procréation ».

    Le principe conservateur dont Berdiaev se fait le héraut n'est donc pas opposé au développement, il exige seulement que celui-ci soit « organique », que « l'avenir ne détruise pas le passé mais continue à le faire croître ». L'antimarxisme de Berdiaev n'en fait pas pour autant un défenseur inconditionnel du libéralisme. Bien qu'il reconnaisse, avec Tocqueville, qu'« il y a dans la liberté quelque chose d'aristocratique » et qu'il considère que « les racines de l'idée libérale ont une relation plus étroite avec le noyau ontologique de la vie que les idées démocratiques et socialistes », il n'en estime pas moins que, dans le monde actuel, le libé­ralisme « vit des miettes d'une certaine vérité obscurcie ».

    PRIMAT DE LA PERSONNE

    Berdiaev relève ainsi que l'individualisme libéral sape la réalité de la personne, à laquelle il entendait donner la première place, du fait qu'il détache l'individu de toutes les formations historiques organiques. « Pareil individualisme, dit-il, dévaste en fait l'individu, il lui ôte le contenu super-individuel qu'il a reçu de l'histoire, de sa race et de sa patrie, de son État et de l'Église, de l'humanité et du cosmos ». Quant au libéralisme économique, il lui paraît avoir plus d'affinités avec une certaine forme d'anarchisme qu'avec la liberté aristocratique : « L'individualisme économique effréné, qui soumet toute la vie écono­mique à la concurrence et à la lutte d'intérêts égoïstes, qui ne reconnait aucun principe régulateur, semble n'avoir aucun rap­port nécessaire avec le principe spirituel du libéralisme ».

    En définitive, Berdiaev considère que la philosophie de l'État et des droits naturels, prônée par les libéraux, est superficielle, car « il n'y a pas et il ne peut y avoir d'harmonie naturelle ». Pour lui, « la foi libérale » n'est donc pas moins fausse que « la foi socialiste ».

    La « philosophie de l'inégalité » se présente comme une suite de lettres traitant chacune d'un thème bien précis. Hormis la première lettre, qui traite de la Révolution russe, toutes les autres lettres abordent des sujets qui ne sont pas spécifiquement liés à la situation de la Russie. Partant d'une analyse « des fondements ontologiques et religieux de la société », Berdiaev va nous parler de l'État, de la nation, du conservatisme, de l'aristocratie, du libéralisme, de la démocratie, du socialisme, de l'anarchie, de la guerre, de l'économie, de la culture, et, pour conclure, d'un sujet qui n'intéresse généralement pas les polito­logues : du royaume de Dieu.

    La lettre sur l'aristocratie est peut-être celle qui retient le plus l'attention, car elle ose faire l'apologie d'un principe que, depuis deux siècles, l'on s'est plus non seulement à dévaloriser, mais à désigner à la vindicte populaire. Aujourd'hui, note Berdiaev, il est généralement considéré qu'« avoir des sympathies aristocratiques, c'est manifester soit un instinct de classe, soit un es­thétisme sans aucune importance pour la vie ».

    La vision réductrice de l'aristocratie que l'on a tout fait pour imposer depuis la Révolution française est battue en brèche par Berdiaev en partant d'un point de vue spirituel. Pour lui, l'aristocratie a un sens et des fondements plus profonds et plus essen­tiels. Alors que « le principe aristocratique est ontologique, organique, qualitatif », les « principes démocratiques, socialistes, anarchiques, sont formels, mécaniques, quantitatifs ; ils sont indifférents aux réalités et aux qualités de l'être, au contenu de l'homme ». La démocratie, dépourvue de bases ontologiques, n'a au fond qu'une nature “purement phénoménologique” ; elle ne serait finalement rien d'autre que le régime politique correspondant au règne de la quantité, à l'âge sombre, dont parlent les représentants de la pensée traditionnelle, notamment René Guénon.

    UN POINT DE VUE SPIRITUEL

    Mais Berdiaev ne met pas seulement en valeur la supériorité du principe aristocratique du point de vue spirituel. Comme Maurras, il voit en lui un élément fondamental de l'organisation rationnelle de la vie sociale ; il rappelle que tout ordre vital est hiérarchique et a son aristocratie. « Seul un amas de décombres n'est pas hiérarchisé » et « tant que l'esprit de l'homme est en­core vivant et que son image qualitative n'est pas définitivement écrasée par la quantité, l'homme aspirera au règne des meil­leurs, à l'aristocratie authentique ».

    Berdiaev refuse de croire que la démocratie représentative ait, comme elle le prétend, la capacité d'assurer cette sélection des meilleurs et le règne de l'aristocratie véritable. « La démocratie, estime-t-il, devient facilement un instrument formel pour l'organisation des intérêts. La recherche des meilleurs est remplacée par celle des gens qui correspondent le mieux aux intérêts donnés et qui les servent plus efficacement ».

    La démocratie, le pouvoir du peuple, ne sont pour Berdiaev qu'un trompe-l'œil. « Ne vous laissez pas tromper par les appa­rences, ne cédez pas à des illusions trop indigentes. Depuis la création du monde, c'est toujours la minorité qui a gouverné, qui gouverne et qui gouvernera. Cela est vrai pour toutes les formes et tous les genres de gouvernement, pour la monarchie et pour la démocratie, pour les époques réactionnaires et pour les révolutionnaires ». Cette vue de Berdiaev n'est pas sans rappe­ler Pareto et sa théorie de la circulation des élites. Mais à la question de savoir si c'est la minorité la meilleure ou la pire qui gouverne, Berdiaev ne donne pas la même réponse que Pareto (4). Il considère en effet que « les gouvernements révolution­naires qui se prétendent populaires et démocratiques sont toujours la tyrannie d'une minorité, et bien rares ont été les cas où celle-ci était une sélection des meilleurs. La bureaucratie révolutionnaire est généralement d'une qualité encore plus basse que celle que la révolution a renversée ».

    ARISTOCRATIE ET OCHLOROCRATIE

    Pour Berdiaev, la réalité est qu'« il n'y a que deux types de pouvoir : l'aristocratie et l'ochlocratie, le gouvernement des meil­leurs et celui des pires ». Vue peut-être un peu trop manichéenne dans la mesure où la médiocratie, ou gouvernement des médiocres, paraît être aujourd'hui la forme de pouvoir la plus répandue, et qu'elle est d'autant plus forte qu'elle se trouve en accord quasi parfait avec l'esprit même du monde moderne.

    L'aristocratie est quant à elle en porte-à-faux avec les idées modernes parce qu'elle suppose la sélection et la prise en compte du temps. Pour Berdiaev, l'aristocratie s'inscrit dans l'histoire, elle présuppose une filiation et le lien ancestral. « La formation sélective des traits nobles du caractère s'effectue avec lenteur, elle implique une transmission héréditaire et des coutumes familiales. C'est un processus organique ».

    Il faut, dit Berdiaev, qu'il y ait dans la société humaine des gens qui n'ont pas besoin de s'élever et que ne chargent pas les traits sans noblesse de l'arrivisme. Les droits de l'aristocratie sont inhérents, non procurés. Il faut qu'il y ait dans le monde des gens aux droits innés, un type psychique qui ne soit pas plongé dans l'atmosphère de la lutte pour l'obtention des droits ».

    Mais à ce privilège correspondent des devoirs qui ne peuvent précisément être remplis qu'en raison même de ce privilège originel. « L'aristocratie véritable peut servir les autres, l'homme et le monde, car elle ne se préoccupe pas de s'élever elle-même, elle est située suffisamment haut par nature, dès le départ, elle est sacrificielle». Vue extrêmement exigeante pour la­quelle « l'aristocratie doit avoir le sentiment que tout ce qui l'élève est reçu de Dieu et tout ce qui l'abaisse est l'effet de sa propre faute », alors que le propre de la psychologie plébéienne est de considérer « tout ce qui élève comme un bien acquis et tout ce qui abaisse comme une insulte et comme la faute d'autrui ».

    « PARTAGER PAR SURCROÎT »

    Du fait que « l'aristocrate est celui auquel il est donné davantage » et qu'il peut ainsi «partager son surcroît», il est appelé à jouer un rôle de médiateur entre le peuple et les valeurs supérieures. Berdiaev tient ainsi à rappeler que, dans toute l'histoire, « les masses populaires sortent de l'ombre et qu'elles communient avec la culture par l'intermédiaire de l'aristocratie qui s'en est distinguée et qui remplit sa tâche ». C'est la raison pour laquelle les valeurs aristocratiques doivent demeurer prédominantes, car « c'est l'aristocratisation de la société et non pas sa démocratisation qui est spirituellement justifiée ». Berdiaev tient d'ailleurs à rappeler que l'attitude méprisante envers le menu peuple n'est pas le fait de l'aristocratie, mais qu'« elle est le propre du goujat et du parvenu ».

    Tout en affirmant les principes qui forment la trame des valeurs aristocratiques, Berdiaev n'ignore pas que, « dans l'histoire, l'aristocratie peut déchoir et dégénérer », qu'« elle peut facilement se cristalliser, se scléroser, se clore sur elle-même et se fermer aux mouvements créateurs de la vie ». Elle trahit alors sa vocation et, « au lieu de servir, elle exige des privilèges ». Pour Berdiaev, les conséquences qu'entraîne cette décadence sont les mêmes que celles qu'envisage Joseph de Maistre. « Lorsque les classes supérieures ont gravement failli à leur vocation et que leurs dégénérescence spirituelle est avancée, la révolution mûrit comme un juste châtiment pour les péchés de l'élite ».

    TYPE PSYCHIQUE ET FORME PLASTIQUE

    Mais quelle que soit la décadence qui peut frapper l'aristocratie, le principe qui est à son origine n'en garde pas moins une va­leur éternelle. La noblesse peut mourir en tant que classe, « elle demeure en tant que race, que type psychique, que forme plastique ». Ainsi, la chevalerie, dont Berdiaev regrette l'absence dans l'histoire de la Russie, fut plus qu'une catégorie sociale et historique, elle est un principe spirituel, et « la mort définitive de l'esprit chevaleresque entrainerait une dégradation du type de l'homme, dont la dignité supérieure a été modelée par la chevalerie et par la noblesse, d'où elle s'est diffusée dans des cercles plus larges ».

    Si l'influence de la noblesse fut plus tardive en Russie, il serait injuste, estime Berdiaev, de méconnaître le rôle important qu'elle a joué dans le développement intellectuel de ce pays. « Elle a, dit-il, été notre couche culturelle la plus avancée. C'est elle qui a créé notre grande littérature. Les gentilhommières ont constitué notre premier milieu culturel... Tout ce qui comptait dans la culture russe venait de l'aristocratie. Non seulement les héros de Léon Tolstoï, mais encore ceux de Dostoïevski, sont inconcevables en dehors de celle-ci... Tous nos grands auteurs ont été nourris par le milieu culturel de la noblesse ».

    Berdiaev, qui appartient à la noblesse, héréditaire, n'en reconnaît pas moins qu'« il n'y a pas seulement l'aristocratie historique où le niveau moyen se crée grâce à la sélection raciale et à la transmission héréditaire », mais qu'« il y a aussi l'aristocratie spirituelle, principe éternel, indépendant de la succession des groupes sociaux et des époques ». Cette aristocratie spirituelle, qui se forme selon l'ordre de la grâce personnelle, n'a pas un rapport nécessaire avec un groupe social donné, elle n'est pas fonction d'une sélection naturelle. « On n'hérite pas plus du génie que de la sainteté ». Mais cette « aristocratie spirituelle a la même nature que l'aristocratie sociale, historique ; c'est toujours une race privilégiée qui a reçu en don ses avantages ».

    CONDAMNER L'HOMME À UNE EXISTENCE GRISE

    Opposer la démocratie à l'aristocratie n'est pas concevable pour Berdiaev. « Ce sont là des notions incommensurables, de qualités complètement différentes ». Il voit d'ailleurs dans le triomphe de la métaphysique, de la morale et de l'esthétique dé­mocratiques « le plus grave péril pour le progrès humain, pour l'élévation qualitative de la nature humaine ». « Vous niez, dit-il, « les fondements biologiques de l'aristocratisme, ses bases raciales, ainsi que celles de la grâce et de l'esprit. Vous condam­nez l'homme à une existence grise, sans qualités ». Quant à la volonté affirmée de porter une masse énorme de l'humanité à un niveau supérieur, elle résulte, selon Berdiaev, non pas d'un amour de ce haut niveau, mais avant tout d'un désir d'égalitarisme, d'un refus de toute distinction et de toute élévation.

    Se plaçant délibérément à contre-courant des idées qui ont cours à son époque et qui ont aujourd'hui acquis une valeur de dogme, Berdiaev s'adresse en ces termes aux grands-prêtres de l'idée démocratique : « Ce qui vous intéresse par-dessus tout, ce n'est pas d'élever, c'est d'abaisser. Le mystère de l'histoire vous est inaccessible, votre conscience y reste à jamais aveugle. Le mystère de l'histoire est un mystère aristocratique. Il s'accomplit par la minorité ».

    Pierre Maugué, Vouloir n° 129-131, 1996. (texte écrit en décembre 1993)


    • Notes :

    1. La philosophie de l'inégalité, écrite en 1918, a été publiée à Berlin en 1923. Sous le titre De l'inégalité, une traduction en fran­çais a été éditée en 1976, à Lausanne, par les éditions L'Âge d'Homme [ce titre est épuisé pour l'instant mais l'éditeur en présente d'autres du même auteur à son catalogue].
    2. Nicolas Berdiaev est né à Kiev en 1874 et mort à Clamart en 1948. Sa mère était une princesse Koudachev, apparentée à la famille Choiseul. Professeur de philosophie à l'Université de Moscou, Berdiaev, que l'on a parfois qualifié d'existentialiste chré­tien, s'oppose à toutes les formes modernes de matérialisme. Expulsé d'Union Soviétique en 1922, il s'établira en France, où il demeurera jusqu'à sa mort.
    3. Cf. Considérations sur la France.
    4. Cf. Vilfredo Pareto, Traité de sociologie générale.

     

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    À propos des révolutions

    boris-10.jpgLes révolutions poursuivent de grands buts : l’affranchissement de l’homme de l’oppression et de l’esclavage. Ceux qui ont préparé la révolution étaient des hommes héroïques, capables de sacrifier leur vie à une idée. Mais une fois qu’elles ont triomphé, les révolutions détruisent la liberté, sans en laisser la moindre trace, elles s’en méfient plus qu’on ne s’en méfiait avant la révolution, et ses auteurs, une fois installés au pouvoir, deviennent féroces, cruels et se déshonorent en versant le sang humain.

    [Ci-contre : Boris Koustodiev, Le Bolchevique, 1920]

    Le révolutionnaire d’avant la révolution et le révolutionnaire tel qu’il se montre en pleine révolution apparaissent comme deux hommes différents, au point que le visage lui-même semble avoir changé. Les horreurs qui accompagnent les révolutions ne font pas partie des buts qu’elles poursuivent. Ces buts se réduisent à l’instauration du règne de la justice, de la liberté, de l’égalité, de la fraternité et d’autres grandes valeurs. Les horreurs ne sont inhérentes qu’aux moyens. Une révolution veut triompher à tout prix.

    Or, le triomphe ne s’obtient que par la force, et la force se transforme facilement en violence. C’est dans leur attitude envers le temps que les révolutionnaires commettent une erreur fatale qui consiste à ne voir dans le présent qu’un moyen en vue de l’avenir considéré comme fin. Aussi se croit-on autorisé à user à l’égard du présent de violence et d’asservissement, de cruautés et de massacres, en réservant la liberté et l’humanité pour l’avenir, en transformant le présent en une vie de cauchemar, et en préparant pour l’avenir une vie édénique. Mais le grand secret consiste justement en ceci que le moyen est plus important que la fin.

    Ce sont justement les moyens qu’on emploie, le chemin qu’on suit qui révèlent l’esprit dont les hommes sont animés. C’est selon la pureté plus ou moins grande des moyens et du chemin qu’on peut juger de la nature ou, plutôt, de la pureté de l’esprit. Cet avenir qui doit soi-disant voir la réalisation de buts si élevés ne viendra jamais, il ne sera jamais débarrassé des moyens dont on a usé pour l’édifier. La violence n’aboutit jamais à la liberté, la haine n’engendre jamais la fraternité, et la négation de la dignité humaine chez ceux à qui nous sommes hostiles n’aboutira jamais à l’affirmation générale de la dignité humaine.

    Dans le monde de l’objectivation il se produit toujours, entre les moyens et les fins, une rupture qui ne peut se produire dans l’expérience authentique, dans le monde du subjectif. La fatalité d’une révolution consiste en ce qu’elle aboutit inévitablement, nécessairement à la terreur, qui équivaut à la perte de la liberté de tous et de chacun. Une révolution débute en pureté, elle proclame la liberté. Mais au fur et à mesure de son développement intrinsèque, et sous l’action de la fatale dialectique qui lui est immanente, la liberté disparaît, pour faire place au règne de la terreur. La peur d’une contre-révolution s’empare d’elle, et cette peur lui fait, pour ainsi dire, perdre la tête.

    Cette peur augmente à mesure que la révolution remporte des victoires, et elle atteint son maximum lorsque le triomphe de la révolution est définitif. C’est là le paradoxe de la révolution, mais aussi, et peut-être dans une mesure plus grande, le paradoxe de la victoire en général. Le vainqueur, au lieu de se montrer généreux et humain, devient cruel et impitoyable, assoiffé de destruction. La victoire est une des choses les plus terribles dans ce monde. Malheur aux vainqueurs, et non pas aux vaincus. On pense également que les vaincus deviennent des esclaves, sans faire attention à un phénomène plus profond, celui des vainqueurs devenant esclaves. Le vainqueur est l’homme du monde le moins libre, il est un homme asservi, sa conscience est obscurcie.

    La terreur est une des manifestations les plus basses de la vie humaine, conséquence de la chute de l’homme qui a perdu jusqu’à l’apparence humaine. Celui qui pratique la terreur cesse d’être une personne et tombe au pouvoir des forces démoniaques. Et je parle ici principalement de la terreur collective et organisée, pratiquée par ceux qui se sont emparés du pouvoir. La terreur est un produit de la peur, le triomphe des instincts d’esclave. Et elle comporte un monstrueux mensonge, elle ne saurait se maintenir sans le recours à des symboles mensongers. La terreur révolutionnaire et la terreur contre-révolutionnaire sont les deux faces d’un seul et même phénomène, et l’on peut dire que cette dernière est d’une qualité encore plus basse et moins justifiée.

    La fatalité d’une révolution consiste en ce qu’elle porte toujours en elle le germe du césarisme, qui n’est pas autre chose que la tyrannie des masses. Toutes les révolutions ont fini par le césarisme, car la peur ne peut donner lieu à rien de bon. Le César, le dictateur, le tyran sont des enfants de la terreur et de la peur. Telles sont toutes les révolutions qui ne sont pas d’ordre spirituel, qui s’appuient sur le monde objectivé, c’est-à-dire sur le monde ayant perdu la liberté.

    ► Nicolas Berdiaev, extrait de : De l’esclavage et de la liberté de l’homme.