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SHS - Page 9

  • Romantisme

    L'HOMME ROMANTIQUE

    george10.jpg[Ci-contre : Georges Gusdorf (1912-2000), philosophe et historien des idées, est l'auteur d'une somme monumentale sur Les sciences humaines et la pensée occidentale à laquelle appartient le volume XI sur L'Homme romantique. Son étude nous situe celui-ci dans l'an­thropologie philosophique du romantisme où, enfin, l'humain est replongé, ré-immergé dans le monde et la Terre. Cette anthropo­logie du ré-enracinement trouvera un écho chez Arndt qui développe, au profit du nationalisme allemand naissant, une anthropologie politique dépassant les clivages imposés par les purs discours du jacobinisme rationaliste parisien. Plus tard, à la suite du panthéisme de Schelling, Daumer poursuivra cette investigation, cette recherche des "matrices" et découvri­ra que notre déracinement fondamental provient du christianisme, héritier du mental biblique, lui-même dérivé du culte pré-monothéiste du Moloch, auquel tout doit être sacrifié. Du Moloch, descendent toutes les idoles, surtout les abstraites de nos 2 derniers siècles, qui exigent qu'on leur sacrifie toutes nos énergies. Dès la fin du XIXe, le post-roman­tisme s'organise et cherché à briser la dictature de ses idoles abstraites et désin­carnées. Eugen Diederichs, principal éditeur de la Konservative Révolution s'attellera à cette tâche avec brio]

    shr2_b10.jpgS'il est un explorateur français du roman­tisme, et du romantisme allemand en particulier, c'est bien Georges Gusdorf, L'homme romantique est le dernier volume d'une fresque monumentale [qui compte 4 volumes sur le Romantisme : Fondements du savoir romantique, 1982 ; Du néant à Dieu dans le savoir romantique, 1983 ; L'Homme romantique, 1984 ; Le savoir romantique de la nature, 1985].

    Trois parties divisent le livre, donnant une idée très complète de ce que fut et de ce que reste l'anthropologie romanti­que : 1) les valeurs et les états d'âme ; 2) l'être incarné, 3) l'homo romanticus. D'où vient le moi romantique, présent dès les origines du mouvement et fonde­ment de l'identité, elle-même caractéristi­que majeure du romantisme ? Le Moi, en tant que centre et enjeu de l'existence, dérive, écrit Gusdorf, de l'usure des absolus, usure qui génère individualisme d'une part, identité communautaire, natio­nale, clanique, etc. d'autre part. Cette usure des absolus propres au système théologique médiéval va de paire avec la tentative, au siècle des Lumières, de réduire l'homme à la raison.

    De cette réduction découle une eschatolo­gie  douce qui vise l'universalité dans et par l'uniformité. L'idée de "citoyen du monde" dérive elle aussi de cette eschatologie implicite, de cette eschatolo­gie qui se passe de discours tonitruants et apocalyptiques et qui prône un glisse­ment bonhommesque, prudhommesque vers le règne de la "raison", sans fantai­sie ni épaisseur, sans racines ni mémoire. Quand surgissent le Sturm und Drang et le romantisme, s'opère une inversion des priorités. Si l'âge des Lumières est celui de l'impérialisme de l'intellect, de l'intelligence restrictive des catégories de celui-ci, le romantisme « propose une anthropologie soucieuse de faire accueil aux variétés de l'existence humaine, sans discrimination arbitraire ». Cette anthropologie, on n'a pas manqué de l'étiqueter "subjectiviste". Or le savoir romantique ne cherche nullement à jeter les fondements de l'individualisme (dont la version "libérale" exerce toujours ses ravages) mais à écarter le « sujet empiri­que flottant sur le vide » pour faire du "moi" l'émergence d'une substance, d'une densité distincte. L'individu cesse donc d'être cette "page blanche" où l'extériori­té grave n'importe quelle inscription, imprègne n'importe quel ukase chiffré.

    L'originalité devient vertu et la pseudo­-sagesse de l'anonymat reçoit son congé. Il y a là rupture, rupture par rapport à l'anthropologie des Lumières, déployée selon la dimension unique de l'axiomatisa­tion rationnelle, c'est-à-dire, comme le souligne très justement Gusdorf (p. 45), à plat. Le moi romantique, en revanche, assume une pluralité de dimen­sions « dans le relief d'une existence en tension et non en extension » (p. 45). Ce qui, en langage moins philosophique, signifie que l'intensité du vécu a la présé­ance par rapport à l'accumulation matériel­le de richesses. Le "moi romantique" se découvre d'emblée solidaire, immergé dans la nature et dans la société (dans la communauté charnelle de ses origines "biologiques" serait-on tenté de dire...).

    Cette immersion primordiale postule que ce "moi" doit départager ce qui, dans son être, lui appartient en propre et ce qui lui est imposé par l'environne­ment. On perçoit là également le défi politique que jette le romantisme vis­-à-vis d'une idéologie "occidentale" (essen­tiellement rationaliste / française et empi­riste / anglaise). Le romantisme inaugure une pensée anthropologico-politique de l'identité, une pensée qui cherche à préser­ver et à faire fructifier un noyau identitai­re contre les travestissements que lui font subir les diverses "extériorités" voire les "universalismes" d'importation.

    Le romantisme, poursuit Gusdorf, est bel et bien une quête du centre, une volonté de recentrement ontologique. Toute existence, qu'elle soit personnelle, nationale ou ethnique, lorsqu'elle se préoc­cupe d'elle-même, lorsqu'elle souhaite ou veut se prendre en charge, se reconnaît en état d'aberration par rapport à un foyer idéal. Ce foyer idéal, c'est, une fois encore, l'identité. Cette identité, on peut la concevoir dans une perspective individualiste (et on en découvre très rapidement les limites) ou ethno-collecti­ve (et on ne finit pas d'en constater l'inépuisable richesse). Les "moi(s)", les noyaux identitaires sont lieux d'irradiation du monde. Le monde, en effet, se construit au départ d'identités. Les identités ne naissent pas fortuitement aux hasards de circonstances extérieures. Si nous gardons cet "axiome" romantique à l'esprit, nous devons immanquablement contester la structure politico-juridique du monde actuel, aligné sur des principes abstraits, des codes désincarnés, des morales extérieu­res aux fantaisies et aux diversités des cultures (des dieux de la Cité Antique).

    Gusdorf renvoie dos à dos les adversai­res "politiques" du romantisme qui le dénoncent au nom des idées "françaises" claires et distinctes (Maurras, Lasserre) ou au nom des utilités pratiques (Lukács). Gusdorf réfute les thèses qui font du romantisme un nihilisme. La Witz, l'ironie des romantiques est instrumentale : elle disloque le positivisme primaire, raille le sérieux "bourgeois". Ce "nihilisme" strictement instrumental affirme en contrepartie la plénitude identi­taire et la nécessité de déblayer, devant celle-ci, les vérités sclérosées (p. 73).

    Sur le plan épistémologique, l'univers rationaliste des Lumières se construit more geometrico ; l'univers romantique s'explique par un savoir vivant, un savoir vivant de la Vie. Le romantisme inaugure ainsi la priorité de la biologie et le primat de la physiologie. L'intellectualisme du XVIIIe pré-romantique précipitait au fond des poubelles de la validité, rejetait dans les marges de la connaissan­ce tous les éléments du réel qui ne ca­draient pas avec le type d'analytique choisi. Face à cet analytisme sélectif et réducteur, le romantisme inaugure l'âge de la philosophie de la vie où se situeront ultérieurement les philosophes Dilthey, Nietzsche, Scheler et Bergson. Cette approche, c'est l'organi­cisme, nouveau savoir donnant priorité à l'intuition de la Vie qui anime la totalité du cosmos, de la germination des puissan­ces à l'œuvre dans la totalité cosmique. La Naturphilosophie romantique pense la fluidité et la liquidité du devenir de la Vie en nous et hors de nous. Mobilisa­tion générale de l'être et du connaître, cette philosophie affirme l'historicisme où, par exemple, la croissance vitale d'une polis, d'un Volk, est perçue dans sa globalité diachronique et non appréhen­dée synchroniquement.

    Le retour aux origines vitales ne confisque nullement au "moi", au noyau identitaire individuel ou collectif sa spécificité. Le retour aux origines, forme de pan­théisme, constitue une coalescence avec l'univers, non une dissolution. Le roman­tisme sacralise le réel total, y compris les êtres individuels (et individuel, ici, n'est pas synonyme d'individualisme).

    Dans la deuxième partie de son ouvrage, intitulée L'être incarné, Gusdorf situe l'homme romantique dans la nature roman­tique et souligne les contours de l'anthropo­logie qui découle de ce positionnement : l'anthropocosmomorphisme. Pour l'épistémo­logie intellectualiste, notre corps fait obstacle à la connaissance plénière, l'incar­nation oppose un écran à la manifestation de la vérité. La vérité ne pourrait être perçue que par les yeux de l'esprit. Pour cette épistémologie, pas de médiation par le corps et les sens. L'expérience intellectualiste est dénaturée, elle échap­pe, à cause d'un arbitraire philosophique, à l'unité de l'espace vital, à ce Totalorga­nismus qu'est, d'un seul tenant, la nature.

    [Ci-dessous : Carl Gustav Carus (1789-1869) a jeté les bases philosophiques du panthéisme romantique qui revalorisait le monde vivant, négligé par les systèmes conceptuels classiques]

    dr20ca10.jpgAvec le romantisme surgit une sacralisa­tion de la création évolutive. L'être hu­main devient organe du Totalorganismus. Gusdorf nous rappelle l'œuvre de Carl Gustav Carus (1789-1869), ami de Gœthe, qui fonde philosophiquement le panthéisme romantique sur le modèle d'une certaine théologie chrétienne. L'hom­me, dans l'optique de Carus, est la manifestation partielle, dans l'espace et dans le temps, d'une Urkraft (d'une force originelle) globale. Cette force originelle s'est incarnée dans le corps (Leib) de l'homme comme Dieu le Père s'est incarné dans la chair du Christ, Dieu fait homme. Le corps (Leib) porte donc la force vitale, manifestation visible, tangible, finie de Dieu. Pour Oken, l'homme est Dieu en forme charnelle.

    Le système romantique est, ajoute Gusdorf, un terroir "neurobiologique" opposé à la prédominance du système "cérébro­spinal" du XVIIIe siècle. Il suit en cela la célèbre Ricarda Huch, auteur d'un ouvrage de référence sur le roman­tisme allemand, devenu classique : « On pourrait appeler les ganglions (...) le système romantique, et l'histoire du roman­tisme une révolte du système ganglion­naire contre le système cérébral... » (p. 242). De cette vision découle une "médecine romantique" qui est une médecine de la "totalité" où corps et esprit sont non dissociables. Pour J.W. Ritter, la santé parfaite serait la mort. La vie comporte toujours quelque degré de maladie. Le principe morbide fait partie du principe d'individualisation. Sur le plan pratique, la "médecine romantique" n'a sans doute pas enregistré des résultats aussi spectacu­laires que la médecine conventionnelle. Son esprit demeure toutefois récurrent dans les traitements de type psycho-somati­que, davantage axés sur la personne.

    L'Homo Romanticus est un témoin : celui des espérances déçues. On croyait à un progrès implicite, que rien ne viendrait contrarier, et l'on adoptait, face à la vie, devant la politique, une attitude d'acquiescement, de conformisme. Certain d'avoir gagné d'avance la partie, l'homme des Lumières, tout comme l'homo consum­mans des Golden Sixties qui croit aujour­d'hui encore à ses mythes progressistes sans relief, s'enfonce dans un conformisme dérisoire. L'existence romantique, à contre­courant du consentement général, entend être sa propre origine (toujours la probléma­tique de l'identité), elle se reconnaît dans la non-conformité plutôt que dans l'adhésion aux rythmes de l'époque, aux modes du temps (p. 315). Voyage, errance, exotisme, uchronie et recours aux passés mystérieux, expérience carcérale ou mala­dies, ont valeur d'initiation : ces expérien­ces existentielles forment la personnalité, lui confèrent son originalité et son identi­té. Ce romantisme, qui privilégie l'existen­ce, le kaléidoscope des expériences les plus diverses, n'a pas cessé d'exister vers le milieu du XIXe siècle. Des philosophes comme Max Scheler ou Heidegger ont valorisé, au XXe siècle, une anthropologie dépassant tout idéalisme réducteur. En France, Bergson s'inscrit lui aussi dans le sillage du roman­tisme. Mais c'est peut-être Merleau-Ponty (Cf. l'étude de Patrick Simon in Nouvelle École n°41, 1984) qui se rapproche le plus de cette pensée résolument allemande. Le surréalisme fut une révolte contre les insuffisances du positivisme et du conformisme social sans relief qu'il génère. Mai 1968, avec ses slogans comme "l'imagination au pouvoir", renoue avec un état d'esprit proche de celui des romantiques révolution­naires. L'engouement pour l'écologie est une tentative maladroite, dans un monde mutilé par les positivismes procédu­riers et par le moralisme insipide des décalogues chrétien, jusnaturaliste ou libéral, de retrouver la cosmobiologie, le Totalorganismus qu'est l'univers selon Carus, Gœthe, Oken, etc.

    Ce qui fait défaut à nos contemporains, saisis par le romantisme tristement édulco­ré de notre époque, c'est une conscience historique. Le Romantisme, ne l'oublions pas, a été aussi un retour à l'histoire, une revalorisation du Moyen Âge, une redécouverte des passés celtique (Ossian), germanique et slave (Herder et le Tchè­que Palacký), un retour à Homère et à Shakespeare (toujours Herder), une découverte de nos racines indo-européennes communes (et par là de notre noyau identitaire le plus ancien). En cela, il se révoltait contre un XVIIIe siècle "rationaliste" qui raisonnait sans tenir compte du long terme, qui s'avérait incapa­ble d'opérer une généalogie des événe­ments historiques et politiques. Les analy­ses de Gusdorf, fécondes et exhausti­ves, nous restituent une méthode et nous la restituent avec une telle abondance de sources et de détails que nous ne saurions résister à utiliser ses illustrations du romantisme contre les réductions propres aux Trente Glorieuses de l'industria­lisme, aux paternalismes des États paperas­siers, aux petites "raisons" des requins et des rémoras du "marché", vivier où grenouillent les faux apôtres du libéralisme qui, somme toute, est l'anti-romantisme, l'inculture viscérale par excellence.

    ♦ Georges Gusdorf, L'Homme romantique, Payot, 1984, 368 p.

    Luc Nannens, Vouloir n°13, 1985.