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SHS - Page 6

  • Gumplowicz

    Aucun autre sociologue autrichien, excepté peut-être Paul Lazarsfeld, n'a obtenu une si grande popularité en France de son vivant que Ludwig Gumplowicz (1838-1909). Il fut l'un des chercheurs autrichiens les plus intéressants à la fin du XIXe siècle et n'influença pas seulement la sociologie de son pays mais trouva des échos en Italie, aux États-Unis, en Hongrie, etc. ; ses écrits furent traduits en français (ses 4 livres les plus importants) et même en russe et en japonais. Sa théorie est un mélange de darwinisme social modéré et de pessimisme social. Il considère l'histoire de l'humanité comme une suite constante de conflits entre les groupes sociaux résultant de la construction d'États de plus en plus grands. Il les désigne comme races bien que le terme « race », pris ici en un sens anti-naturaliste, n'ait rien en commun avec le sens biologique du mot (« toutefois cet auteur ne considère pas le terme de race dans son sens zoologique complet » souligne E. Pittard dans Les races et l'histoire), signifiant seulement des groupes sociaux distincts. L'État est pour lui une structure imposée par les vainqueurs de la lutte entre les groupes, qui servirait avec le Droit à les opprimer. Mais c'est aussi une instance socialisatrice et culturelle qui conduit à « l'amalgame » – à la fusion des groupes initialement hétérogènes en nationalité homogène, partageant un fond commun d'idées, de sentiments et d'intérêts (cf. « La “lutte des races” selon Gumplowicz », J. Le Rider, in : Lignes n°12, 1990).

    Néanmoins arguer du caractère unilatéral de ses théories (soit en raison de leur anti-individualisme soit parce qu'elles négligeraient les fonctions sociales de coopération et de soutien mutuel alors qu'elles soulignent a contrario l'équilibre entre principes répulsifs et attractifs que constitue la solidarité nationale entre couches, contrebalançant les haines de classe), voire en faire un précurseur du thème politico-polémique du “conflit de civilisations” serait bien mal comprendre ce dernier qui considérait que les conflits économiques allaient remplacer la guerre à grande échelle ou encore que des coalitions entre aires civilisationnelles pouvaient se nouer. Si, comme le note Octave Tauxier, un représentant de l'Action française,  dans son article « Le Play, son école et l'idée de nation » (L'Action française n°7, nov. 1902) : « la nation est la race ramassée et organisée pour la lutte : elle est la race dans sa fonction offensive et défensive. (...) C'est en effet par l'État que la race se nationalise et s'exprime. L'État n'existe donc, comme la nation qui lui comporte, que par le phénomène de l'hostilité des races : il ne peut donc être compris par lui », alors il ne reste, face à la dissolution ou du moins l'insuffissance des États, que pour seule alternative pour l'Europe non tant une renovatio qu'une translatio imperii, un passage des États-nations à une fédération unie, délestée de tout occidentalocentrisme comme de toute inféodation au capitalisme financier tout en restant fidèle à sa vocation impériale, et cette alternative ne peut faire l'économie de se confronter aux problématiques soulevées par Gumplowicz. 

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    La sociologie de Ludwig Gumplowicz

    [Ci-contre : Louis Gumplowicz, le sociologue qui opère un travail décapant de désillusionnement. Ce juriste autrichien, d'origine juive polonaise, fondera une doctrine sociologique basée sur la lutte des races. Contrairement aux 2 autres grands sociologues de son époque, Ratzenhofer et Ward, Gumplowicz nie le monogénisme judéo-chrétien et plaide pour un polygénisme qui veut que l'humanité soit apparue en des points différents du globe, formant ainsi des races différentes]

    1. Introduction

    Les travaux consacrés à Ludwig Gumplowicz dans les pays de langue allemande, au cours des 40 années écoulées depuis la fin de la dernière guerre, peuvent se compter sur les doigts d'une main (1). Cette défaveur semble confirmer la thèse de Gérald Mozetic, pour qui la sociologie de Gumplowicz est « wirkungslos » : elle n'a aucun impact (2). Il semble même que dans les milieux scientifiques et historiques, cette sociologie ne suscite pas un intérêt démesuré, chose d'autant plus surprenante que, n'en déplaise aux critiques, Gumplowicz reste l'un des fondateurs de la sociologie comme science.

    Cette désaffection à l'égard de Gumplowicz a plusieurs explications :

    • Tout d'abord, Gumplowicz n'était pas seulement radical dans la formulation de ses théories : il était également d'une humeur massacrante dans le débat qui l'opposait à ses confrères ; ses polémiques, si elles ont égayé la postérité, ont aussi fort contrarié ses contemporains (ainsi lorsqu'il oppose la « théorie du pouvoir » à celle de l'« État de droit » — le comble pour un ju­riste).

    • Par ailleurs, il faut se souvenir que Gumplowicz, juif polonais, se heurta à des préjugés antisémites qui empêchèrent d'entrée de jeu la réception de ses thèses, en Autriche surtout, mais aussi, plus tard, en Allemagne (jusqu'en 1945). Karl Marx a connu un sort analogue. Il reste qu'à l'étranger, en France, en Italie et surtout dans les pays anglo-saxons, Gumplowicz suscita un vif intérêt, du moins à une certaine époque que l'on peut situer vers le tournant du siècle.

    • Enfin, le silence actuel sur Gumplowicz peut s'expliquer par le fait que Gumplowicz est un “désillusioniste” [au sens de démystificateur] : il balaie les illusions et c'est pourquoi il gêne (Peter Sloterdijk le traiterait de “cynique”). Car l'ordre politique institué après 1945, tout comme ceux qui l'ont précédé, a besoin d'illusion pour se légitimer. Or, la critique sociale de ces 25 dernières années, cri­tique marxiste comprise, n'a nullement remis en question ces illusions fondamentales ; elle s'est bornée à déplorer leur inadéquation au réel en appelant, dans la foulée, à transformer... le réel. C'est sous ce dernier aspect qu'il paraît intéressant, voire salutaire, de se pencher sur Gumplowicz et son œuvre.

    2. Rappel biographique

    Ludwig Gumplowicz est né en 1838 à Cracovie dans une famille juive considérée. Après des études au lycée de sa ville natale, il étudie le droit (de 1858 à 1861) à Cracovie et à Vienne. Ayant obtenu son doctorat, il s'inscrit au barreau de Cracovie. Les 12 années suivantes seront une période d'activisme politique : Gumplowicz adhère au mouvement démocratique de Pologne et participe, bien que discrètement, au soulè­vement de 1863. En 1866, une chaire d'enseignement à l'université de Cracovie lui est refusée, probablement, conjecture Goetze (4), « à cause de ses origines juives ». Lorsque les projets politiques et littéraires qu'il formait depuis 1869 et dans lesquels il s'était largement engagé, seront réduits à néant, en 1874, par la défection du principal de ses financiers, Gumplowicz se résignera. Désormais, il se consacrera exclusivement à la recherche scientifique. Son ouvrage Rasse und Staat (La race et l'État) sera accepté comme thèse d'enseignement par l'université de Graz et Gumplowicz deviendra maître de conférences en droit administratif. Chargé de cours en 1882, il ne sera professeur de droit public qu'en 1892.

    En 1883 paraît l'ouvrage que Gumplowicz lui­-même considère comme la pièce maîtresse de son œuvre : Der Rassenkampf (tr. fr. : La lutte des races, 1893). D'autres ouvrages importants se succéderont à une cadence rapide : Grundriβ der Sociologie (éléments de sociologie, 1885 ; tr. fr. : Précis de sociologie, 1896), Die sociologische Staatsidee (la notion d'État en sociologie, 1892), Sociologie und Politik (1892 ; tr. fr. : Sociologie et politique, 1898) et Allgemeines Staatsrecht (droit constitutionnel général, 1897 ; version augmentée du Philosophisches Staatsrecht, 1876). Le suicide de son fils aîné, en 1897, interrompt cette activité. Il faudra attendre 1905 pour que paraisse Geschichte der Staatstheorien (histoire des théories sur l'État). En août 1909, Gumplowicz met la dernière main à So­zialphilosophie im Umriss (précis de philosophie sociale). Atteint d'un mal incurable, il se suicide avec sa femme, devenue aveugle.

    Son Précis de philosophie sociale est important non seulement parce qu'il récapitule les thèses de Gumplowicz mais aussi parce qu'il est représentatif d'une certaine démarche, d'une certaine logique personnelle (6).

    Dans les dernières années de sa vie, L. Gumplowicz n'a plus guère quitté Graz. Il n'a jamais connu personnellement Gustav Ratzenhofer, son contemporain autrichien, pourtant souvent considéré comme son “disciple” et dont nous reparlerons. Il serait toutefois excessif de voir dans cet “isolement” l'une des raisons du mauvais accueil réservé à ses thèses (7).

    3. Les fondements de la sociologie de L. Gumplowicz

    ♦ Le monisme

    Le fondement philosophique des théories de L. Gumplowicz est le monisme. L'attitude moniste propose de dépasser le dualisme classique de l'esprit et de la matière en démontrant que le « monde des phénomènes psychiques » obéit lui aussi aux lois naturelles. Autrement dit, le monisme veut montrer que « les phénomènes mentaux qui affectent l'esprit d'un individu ne sont que des émanations de la matière, c'est-à-dire la conséquence de lois physiques » (8). Or, « cette démonstration n'a pas été en mesure, dans un passé très récent, de faire la preuve de l'emprise de lots naturelles immuables sur les phénomènes sociaux. Car toujours, le phénomène de la liberté humaine, qui devrait, semble-t-il, ordonner et régenter à sa guise les rapports sociaux, s'intercale entre les phénomènes “mentaux”, dominés par les lois matérielles, et le monde du social, ce qui brouille les cartes » (9).

    Aux 3 mondes « empiriques » (inorganique, organique et psychique), Gumplowicz ajoute un quatrième : le social. La doctrine moniste n'est fondée que si elle parvient à démontrer l'existence de lois générales également applicables au monde des phénomènes sociaux. Faute de quoi, le monisme reste « une hypothèse tout aussi indémontrée que le dualisme » (10).

    Un tel argumentaire vise à légitimer la sociologie comme science nécessaire à l'accomplissement d'un monisme devenu propriété intellectuelle de tout le monde. Dans la foulée, Gumplowicz manifeste une conception de la science très proche des attitudes modernes : « À mesure que progresse la connaissance, ces classifications se modifient également puisque l'on découvre sans cesse de nouveaux critères de classification, plus pertinents puisqu'ils touchent à l'essence même des phénomènes » (11).

    Ici apparaît en filigrane un leitmotiv qui imprégnera toute son œuvre et sera dicté moins par des préoccupations naturalistes que par des considérations sociologiques : la négation du libre arbitre individuel.

    ♦ Les lois générales

    Gumplowicz s'est attaché à définir des « lois générales » dont relèvent les faits sociaux (mais pas exclusivement) ; ce sont :

    • a) La loi de causalité :

    « Tout phénomène social est la résultante nécessaire de causes sociales préexistantes. Il n'existe aucun phénomène social qui dériverait fortuitement du vide des caprices individuels. Le principe de la cause suffisante vaut également dans le domaine social » (12).

    • b) La loi d'évolution :

    « Tout phénomène social n'est qu'un moment, une étape, d'un développement qui a un début et une fin, même si cette dernière est encore imprévisible. Toute organisation sociale, tout État, toute société, tout droit, toute branche de l'économie, subit une évolution dont on peut discerner clairement les prémices, le dévelop­pement et souvent même le déclin et la chute » (13).

    • c) La loi de régularité d'évolution :

    Toute évolution comporte « une série de phases identiques ou semblables » (14).

    • d) La loi de périodicité :

    Tout processus évolutif se déroule « comme un cycle existentiel allant de la naissance au déclin et à la chute en passant par des phases de consolidation et de perfectionnement » (15).

    • e) La loi de complexité :

    « Les faits sociaux qui nous entourent sont toujours des “complexes”, c'est-à-dire des phénomènes composites constitués à partir d'éléments plus simples » (16).

    • f) La loi d'interaction de l'hétérogène :

    Les groupes sociaux « sont en interaction réciproque. Au fond, cette interaction est toujours identique à elle-même, elle surgit de la même impulsion et obéit à la même loi, même si ses manifestations prennent des formes variables selon la nature des groupes concernés selon l'époque et les circonstances » (17).

    • g) La loi de finalité générale :

    « Toute organisation sociale, tout devenir social, sert un but précis. On peut discuter la valeur ou la moralité de ce but. La loi de finalité générale signifie simplement que jamais l'action ou le devenir ne sont gratuits » (18).

    • h) La loi d'identité fondamentale des forces : « L'interaction des éléments hétérogènes composant tout complexe social est manifestement la résultante de certaines forces inhérentes à ces éléments ou nées de leur contact réciproque. Ces forces demeurent iden­tiques à elles-mêmes dans chaque domaine d'observation » (19).

    • i) La loi d'identité fondamentale des phéno­mènes :

    « En tout temps et en tout lieu, le droit apparaît selon un processus fondamentalement identique. Il en va de même des États, des langues, des religions, etc... De même, les faits économiques sont dominés par les mêmes forces et sont toujours de même nature, même si leur forme varie selon les époques et les circonstances » (20).

    • j) La loi de parallélisme :

    « À tous les niveaux d'observation, on rencontre, disséminés, des phénomènes semblables » (21). Ce parallélisme est (provisoirement) défini comme une loi tant que l'on n'aura pas défini un principe premier fondamental ».

    Pour Gumplowicz, la sociologie a donc pour objet de « démontrer que ces lois générales sont applicables aux faits sociaux et d'indiquer quelles situations et formes sociales particulières ces lois générales génèrent dans le domaine social, et quelles lois et normes sociales ar­ticulières résultent de ces lois générales » (22). À noter que Gumplowicz rejette explicitement l'utilisation, dans le domaine social, d'analogies empruntées par ex. au domaine organique » (24), attitude au demeurant indispensable à la légitimation de la sociologie comme discipline indépendante, sous peine de voir celle-ci confisquée par la biologie.

    ♦ Le groupe social, objet de la sociologie

    L'objet de la sociologie selon Gumplowicz, c'est le « groupe social » : die soziale Gruppe. L'objet ainsi identifié, Gumplowicz introduit une double délimitation : d'une part, il récuse la conception « panhumaine » de la société comme une « mystification » (25) : cette philosophie sociale abstraite, potentiellement « panhumaine », et dont l'Aufklärung fut un avatar particulièrement virulent, il la juge insoutenable sur le plan empirique. D'autre part, l'individu fait problème : il ne peut être objet d'analyse sociologique puisqu'il est entièrement déterminé par le groupe social auquel il appartient. Sur le problème de l'individu, Gumplowicz a souvent exprimé ce point de vue, avec toutefois des variantes : conséquence somme toute logique de sa né­gation du libre-arbitre (négation d'ailleurs intéressante lorsqu'on aborde le problème du point de vue scientifique : Gumplowicz n'apporte là aucune réponse convaincante). Gustav Ratzenhofer a relativisé la négation du libre­-arbitre chez Gumplowicz en soulignant le rôle de la personnalité individuelle dans les grands processus historiques. C'est l'une des rares divergences théoriques entre les 2 auteurs autrichiens.

    Pour Gumplowicz, sociologie est synonyme de « science de l'État » (Staatswissenschaft). Jusqu'ici parent pauvre des disciplines juridiques, celle-ci acquiert droit de cité comme « science naturelle pure dans le domaine des faits sociaux » (26). En tout temps et en tous lieux, l'État est une pluralité de groupe sociaux dont chacun poursuit ses propres intérêts, entre en lutte avec ses voisins et les utilise dans la poursuite et la défense de ces intérêts particuliers » (27). C'est l'« antagonisme » entre groupes sociaux qui fonde l'existence vraie de l'État ; c'est cet antagonisme qui constitue le processus naturel du développement de l'État, conséquence inéluctable du contrat passé entre groupes sociaux hétérogènes (28). À cette théorie fondée sur les « groupes sociaux », Gumplowicz donne le nom barbare de « groupisme » (Gruppismus), par opposition au socialisme et à l'individualisme.

    Sur le plan terminologique, les désignations des groupe sociaux sont diverses : Gumplowicz emploie indifféremment les mots « race », « ethnie » ou « tribu » (Stamm) et « classe ». Le terme de « race », si l'on excepte certains écrits de jeunesse, n'est donc pas envisagé par Gumplowicz dans le sens anthropologique même quand il étudie la genèse de l'État. On peut donc s'étonner à juste titre de plusieurs contre-sens grossiers à son propos, y compris chez un auteur comme Gaetano Mosca (29) dont les thèses sont pourtant, à bien des égards, très proches de celles de Gumplowicz. Après tout, l'actuelle défaveur à l'égard de Gumplowicz est peut-être une bonne chose : cela limite les possibilités de contre-sens, qui sont déjà suffisamment nombreuses...

    « Partout, dans la vie sociale, certains groupes humains, qui éprouvent entre eux un fort sentiment d'appartenance, cherchent à faire valoir ce facteur d'unité dans la lutte pour la domination » (30). Ce phénomène, que Gumplowicz appelle « syngénisme », est la résultante de plusieurs facteurs ; sa prégnance augmente avec le nombre des facteurs et diminue avec l'importance du groupe. « À l'extérieur, le syngénisme se traduit par le rejet de l'étranger, qui prend les proportions d'une xénophobie absolue et qui, comme le sentiment d'appartenance collective, est systématiquement inculqué à l'individu par l'éducation de groupe » (31).

    Chez Gumplowicz, le « point de départ de toute analyse sociologique » (32) est l'hypothèse polygéniste qui, par opposition notamment au créationnisme chrétien, part du principe que l'humanité est apparue en des points différents du globe et admet l'existence intiale d'une pluralité d'ethnies différentes. Gustav Rat­zenhofer et le sociologue américain Lester F. Ward, avec lequel Gumplowicz entretenait une correspondance amicale, étaient sur ce point d'un avis différent et donnaient la préférence à l'hypothèse monogéniste (33). Il est vrai que la fidélité de Gumplowicz à l'hypothèse polygéniste, et la fonction de « fondements de la sociologie » qu'il lui assigne, ne sont pas des éléments clés de sa pensée sociologique.

    4. La genèse de l'État

    L'apport principal de L. Gumplowicz est sa théorie de la genèse de l'État que, conformément à la loi d'identité fondamentale des phénomènes, il devait considérer comme applicable à tous les phénomènes de même type. À l'origine de toute socialité humaine (en vertu de la loi de périodicité, non d'une conception li­néaire de l'histoire), Gumplowicz place la horde, « groupe humain encore mû par les instincts biologiques et naturels les plus élémentaires, propres à l'homme comme à l'animal, groupe humain dont l'existence, et l'ordre social qu'il instaure, ne résultent pas encore de bouleversements sociaux ou d'évolutions complexes. L'existence d'une telle “horde” obéit encore totalement aux pulsions les plus natu­relles, inhérentes à l'être humain » (34). Outre le besoin d'apaiser sa faim et d'étancher sa soif, Gumplowicz perçoit la satisfaction de l'instinct sexuel comme « le moteur le plus puissant dans la vie des hordes humaines primitives » (35).

    Matriarcat, gynécocratie, mariage-rapt, andocratie

    La promiscuité est la forme primordiale des relations intersexuelles. « Dans le système de la communauté des femmes, il n'y a pas de pères, tout simplement parce qu'en général, ils sont inconnus. Le seul lien de parenté par le sang (...) reste par conséquent la réalité brute de la maternité. Aussi, dans le système primitif de la communauté des femmes, la seule famille pos­sible est celle de la mère, c'est-à-dire l'appartenance manifeste et constatable des enfants à leur génitrice. D'où l'autorité de celle­-ci sur ses enfants et sa “famille”. D'où la gynécocratie et le droit maternel ou matriarcat » (36). Gumplowicz explique le passage à l'androcratie comme une conséquence du rapt (Raubehe), première apparition d'une relation exogame. « Compte tenu du statut, extrêmement défavorable de l'homme au sein de sa propre horde, la femme étrangère présente de nombreux attraits : elle ne partage pas les privilèges dominateurs des femmes indigènes, elle est la propriété, voire “l'esclave” et la “servante” de son “maître”, elle lui est soumise et lui appartient totalement. Il n'est pas étonnant que les avantages d'une telle innovation favorisèrent la généralisation très rapide du rapt des femmes puisque c'est cette pratique qui fonda l'émancipation des hommes dans le troupeau primitif » (37).

    Quant au stade de développement de la tribu (Stamm) antérieur à la fondation de l'État, Gumplowicz le considéra d'abord comme celui de la « race » au sens anthropologique. Plus tard, il rectifia le tir en apercevant dans la tribu un « conglomérat ethnique » doté d'une structure hiérarchique et d'une stratification sociale. La division du travail entre maîtres et serviteurs, les distinctions fondées sur la naissance, sont strictement maintenues, même chez les tribus très primitives » (38). « Perçue sous cet angle, tout comme la domination d'une classe sur une autre, la tribu présente les prémices de l'organisation de l'État dont elle ne diffère plus que par la moindre complexité des différences sociales et par la mobilité et l'instabilité de l'ensemble. On peut voir dans la tribu l'embryon de l'État en errance libre, certes, mais où se profilent déjà les contours de la future organisation étatique » (39).

    La soumission de tribus étrangères fonde l'État

    Cependant, on ne trouve chez Gumplowicz aucune définition claire et nette de la horde, de la tribu, de la race, qui illustrerait des différences perçues comme le résultat d'un saut évolutif. L'État apparaît « quand un groupe social en soumet un autre et quand un groupe fonde et organise cette domination. Dans ce processus, les dominants, toujours minoritaires, suppléent à leur infériorité numérique par la surenchère dans la discipline guerrière et la supériorité de l'esprit » (40). « Jamais et nulle part les États ne se sont fondés autrement que par la soumission de tribus étrangères par une ou plusieurs tribus alliées ou unies » (41). Gumplowicz oppose une fin de non-recevoir aux théories du “contrat social” selon lesquelles l'État aurait été fondé, par ex., pour instaurer le bien-être général ou “réaliser le droit”. « Tout État cristallise des institutions qui visent la domination des uns sur les autres, et cette domination est toujours celle d'une minorité sur une majorité. L'État est par conséquent la domination organisée d'une minorité sur une majorité » (42). Gumplowicz reparle ici d'une « hétérogénéité ethnique entre dominants et dominés » (43), sans toutefois pré­ciser si la notion d'ethnie doit être comprise au sens anthropologique ou sociologique.

    [Ci-dessous : Ibn Khaldoun. Ludwig Gumplowicz lui consacre tout un chapitre (Aperçus sociologiques, XI, 1900) : « Je voulais montrer que longtemps, non seulement avant A. Comte, mais encore avant G. Vico que Gœthe avait eu le malheur de découvrir et dont les Italiens ont voulu faire de force le premier sociologue d’Europe, un pieux "moslem" avait étudié à tête reposée les phénomènes sociaux et exprimé sur ce sujet des idées profondes : ce qu’il a écrit est ce que nous nommons aujourd’hui sociologie » (p. 225). Cf. « Le génie d'Ibn Khaldoun », F. Valclérieux, in : éléments n°126, 2007]

    arton811.jpgCette théorie de la genèse de l'État, appelée « théorie des strates » (Überlagerungstheorie), n'est pas nouvelle. Elle a même une solide tradition et, du vivant même de Gumplowicz, elle était débattue sous de nombreuses variantes dont on peut citer, à titre d'exemple, la variante “biologique” du comte de Gobineau (1816-­1882). L'historien et constitutionnaliste arabe Ibn Khaldûn (1332-1406), pour qui l'acte fon­dateur de l'État était la conquête des villes par les nomades, aura une influence très importante sur la pensée de L. Gumplowicz (44). L'histoire de l'ancienne France, et bien sûr des Îles Britanniques, montre que ces théories des strates ne sont nullement fantaisistes ou mythiques : ces pays, qui furent le théâtre de mouvements migratoires violents, se prêtent bien, historiquement et sociologiquement, à une analyse des effets de la « stratification ». La France, par ex., connut pendant des siècles une « controverse franco-gauloise » qui, au gré de l'engagement et des sympathies de chacun, attisait, et justifiait sur le plan idéologique, les affrontements politiques au nom soit du « substrat celte » soit des envahisseurs germaniques qui s'y étaient « superposés ».

    5. L'État et son développement

    À l'origine de tout État, on a donc 2 classes antagonistes dont l'une, minoritaire, domine l'autre, majoritaire.

    « Tous les actes de l'État ont leur source dans la classe ou le groupe dominant qui en assure l'exécution sous une forme ou sous une autre en s'appuyant sur les classes dominées ou en entraînant ces dernières. Ces “actions globales” (Gesamtaktionen) sont dirigées vers l'extérieur, le plus souvent contre d'autres États ou groupes sociaux. Leur but est invariable : briser les agressions, accroître la puissance, et donc agrandir le territoire. Bref, conquérir. Ramenés à leur principe premier, tous ces actes sont inspirés par la Lebensfürsorge, autrement dit la survie » (45).

    Le trait constitutif de l'État est donc la volonté d'expansion. Gumplowicz tourne ici le dos à toutes les théories “harmonistiques” de l'État pour qui la fonction ou du moins le but de l'État est de régler ou d'apaiser les conflits. Mais les théories organistiques, totalisantes, ou comme on les appellera plus tard, völkisch (dont la plupart admettent aussi un besoin naturel d'expansion de l'État, tout en donnant de celui-ci une définition différente), sont également incompatibles avec les caractéristiques intrinsèques de l'État selon Gumplowicz. Cependant, son apologie du conflit, et donc de la guerre, n'est pas une offensive psychologique en direction de sujets politiques fatigués qu'il s'agirait de revigorer, comme le voudraient ceux qui condamnent sans appel ce type de démarche. Gumplowicz reste impartial. Il n'est préoccupé que de connaissance scientifique. Face à lui, il ne sert strictement à rien de jouer au moralisateur et de hocher la tête... [cf. ces 2 textes parus dans Krisis n°33, 2010 : L. Gumplowicz, « La guerre relève de la “lutte universelle” », 1883 ; Gaston Bouthoul, « La guerre ne relève pas de la “lutte universelle” », 1951]

    Avec l'émergence de l'État, la lutte violente cède le pas à la politique. Celle-ci n'est rien d'autre qu'une lutte mobilisant des moyens pacifiques : calcul et ruse (46). Or Gumplowicz n'explique pas de façon convaincante pourquoi “la politique” n'apparaît qu'avec la fondation de l'État et non dès le stade de la tribu où, pourtant, se manifestent déjà divergences et différenciations au sein du groupe. En fait, comme il le souligne volontiers lui-même, le recours à la violence ne disparaît nullement avec l'apparition de l'État. Sa définition de la politique, il l'applique à la politique extérieure et intérieure :

    « Tous les actes d'un gouvernement considérés comme “de politique intérieure” ne sont en réalité que l'action d'un groupe social contre d'autres groupes sociaux et donc, pour le gouvernement et le groupe social qu'il représente, c'est de la politique extérieure et elle n'est pas fondamentalement différente de n'importe quelle politique extérieure. Quant aux groupes sociaux qui constituent le peuple, ils mènent eux aussi un combat permanent et pacifique : ils pratiquent, chacun à sa manière, selon sa position et ses moyens, une politique vis-à-vis de la classe dominante représentée par le gouvernement. Les différents groupes s'allient contre le gouvernement ou bien soutiennent celui-ci dans sa lutte contre d'autres groupes » (47).

    Très vite, le développement de l'État s'accompagne de l'émergence d'une classe moyenne qui s'intercale entre dominants et dominés. La recherche d'exemples et de preuves historiques a suscité, parmi les tenants de cette thèse, un débat sur le point de savoir si cette classe moyenne se recrute (même si c'est pour s'en distancier) dans les classes existantes ou bien si elle est “importée”. Les avis convergent, en revanche, sur la fonction de la classe moyenne : du fait de l'importance et de la complexité croissantes de l'État, c'est elle qui assure la transmission : elle est la classe dans et par laquelle s'exprime la puissance à l'égard des dominés. Elle joue par là même un rôle de “tampon” : elle est la cible directe de la résistance des dominés.

    Le développement de l'État entraîne une différenciation de plus en plus ténue : « Le groupe dominant se scinde très vite en monarchistes et en féodaux, donnant naissance à la politique monarchiste et féodale. De son côté, la classe moyenne se décompose en artisans, marchands et industriels, puis en travailleurs agricoles et en ouvriers ». (48). Ces 3 groupes, classe dominante, classe moyenne et classe dominée, Gumplowicz les appelle « groupes primaires » et les groupes nés d'une différenciation plus poussée « groupes secon­daires ». Pour lui, l'instauration d'un ordre de souveraineté (Herrschatsordnung) conditionne la division du travail et la culture. Les bas travaux, ceux que nul n'accomplit de plein gré, sont attribués autoritairement, ce qui donne à la classe dominante le loisir de se consacrer à des activités culturelles plus nobles. C'est pourquoi, dans la définition de la propriété selon Gumplowicz, la libre disposition des choses compte moins que la libre disposition des êtres.

    Dans la mesure où un État est composé de groupes sociaux différenciés au sein desquels joue le phénomène de syngénisme, les catégories de la politique étrangère valent aussi en politique intérieure, à ceci qu'en politique intérieure, les intérêts individuels sont davantage sublimés en nécessités collectives génératrices d'identités d'intérêts artificielles. Nous avons vu que toute politique de groupe vise la préservation des intérêts et la montée en puissance du groupe. Mais cet objectif réel n'est exprimée ouvertement que par les groupes inférieurs, les plus incultes, les plus frustes. Les classes et groupes supérieurs essaient toujours de camoufler le véritable objet de leur combat : la puissance. Ils proclament alors des buts idéalisés, prétendent lutter “dans l'intérêt général” (49). Par sa position, sa place dans l'État, chaque groupe est obligé de proclamer certains principes, qui servent ses objectifs et d'invoquer certaines idées sociales présentées comme des “vérités” (50) [Richard Gaston note que pour Gumplowicz la théorie du combat économique des classes (Marx) et celle du combat pour le droit (Jehring), loin de s'exclure, peuvent se compléter]. À chaque groupe social correspond un principe : le monarchisme au souverain, le féodalisme à l'aristocratie, le libéralisme à la bourgeoisie, le cléricalisme aux cléricaux, le capitalisme aux grands entrepreneurs, le socialisme aux travailleurs et l'agrarisme aux paysans. 

    Quand Gumplowicz théorise le phénomène de l'État national

    Cette conception, nous l'avons vu, suppose que les groupes sociaux soient constitués selon le principe d'un syngénisme parfait. Gumplowicz lui-même discerne des tendances contraires, mais ces tendances ne font que transposer le problème sur un autre plan :

    « Puisque tout ordre étatique engendre de la culture et que toute sphère culturelle, par le biais d'agents socio­psychiques spontanés comme la langue, la religion, les mœurs et le droit, se transforme et s'émancipe en nationalité, il s'ensuit que le développement et la coexistence d'une pluralité d'États produit également une pluralité de nationalités. Et comme le simple fait de la nationalité commune, nouvelle base des relations entre “nationaux” regroupe ces derniers en une entité sociale, il est clair que cette entité s'approfondit et se renforce avec la multiplication de ces relations communes. L'État national acquiert ainsi une puissance accrue dans l'agression extérieure et une force de ré­sistance plus grande dans la défense. Mais comme, au fil du temps, les États nationaux s'opposent à d'autres États nationaux, les rapports de force initiaux resurgissent avec une prégnance accrue, et comme l'éternelle volonté de puissance habite aussi les États nationaux, il est inévitable que dans leur affrontement sans cesse renouvelé, les uns éclatent et les autres se renforcent » (51).

    Dans la théorie de Gumplowicz, l'État national n'est donc nullement l'aboutissement obligatoire du développement étatique, mais sa cohésion interne plus solide lui permet, en principe, de mieux s'affirmer. Dans son expansion, l'État national trouve ses limites dans sa capacité d'assimiler (ou de ne pas assimiler) d'autres nationalités. À propos de la nationalité, et dans la logique de Gumplowicz, il faut d'ailleurs se demander si la nationalité est le résultat d'un processus authentique de formation d'une identité d'intérêts entre dominants et dominés à l'égard de l'extérieur, ou bien si elle ne représente que la domination égoïste d'un principe de groupe. Gumplowicz paraît opter pour la première hypothèse.

    6. La critique de la démocratie

    Un auteur qui affecte d'autorité des principes politiques à des groupes sociaux ne peut qu'être sceptique à l'égard de toutes les illusions “intégrationnistes”, que ce soit l'idée de Volksgemeinschaft, ou communauté du peuple, ou l'idée démocratique. Il faut d'ailleurs, dans un premier temps, distinguer, à l'exemple de Carl Schmitt, entre parlementarisme et démocratie (52). Le parlementarisme est un slogan tra­ditionnellement utilisé par certains groupes sociaux désireux de participer au pouvoir, mais sans pour autant associer à l'entreprise les groupes sociaux qui les composent. À l'époque moderne, la démocratie au sens où nous l'entendons aujourd'hui n'apparaît sur la scène politique qu'avec la Révolution française avant d'être confisquée notamment par les programmes libéraux. Le libéralisme « signifie moins liberté que libération ou délivrance (Be­freiung) ; quand la classe moyenne proclame la première, elle ne pense en réalité qu'à la seconde, à savoir à son propre affranchissement du régime absolutiste et féodal qui lui fait om­brage. Son arme est le rationalisme, qu'elle dirige contre les privilèges de la féodalité. Or, elle ne peut triompher que si elle parvient à gagner l'appui des masses. C'est pourquoi elle prend soin de formuler son programme libertaire en termes si généraux qu'il semble en effet qu'elle lutte aussi pour la liberté des masses. L'idée de liberté rend au libéralisme le même service que le patriotisme ou la fidélité dynastique au monarchisme. Mais ce service, elle ne le lui rend pas très longtemps : à peine la victoire acquise, à peine l'espace juridique élargi aux dépens du monarchisme, les masses, exploitées aussi par la classe moyenne, exigent qu'elle tienne ses promesses ; elles veulent la réalisation des mots d'ordre libéraux : liberté, égalité, fraternité. Cela, le libéralisme ne le peut et ne le veut pas. Il est incapable de tenir ses promesses. Alors survient le socialisme, qui proclame la faillite du libéralisme » (53).

    Du vivant de Gumplowicz, les principes démocratiques, en pleine assomption de nos jours, n'étaient encore qu'en gestation. C'est pourquoi on ne trouve chez lui aucune critique cohérente de la démocratie. Par contre, les amorces de critique abondent :

    « Il est sidérant de constater à quelles inepties suicidaires les masses (toujours stupides par définition) peuvent être amenées. On ne saurait donc considérer le scrutin universel direct, qui s'impose de plus en plus, comme un mécanisme raisonnable et efficace, mais plutôt comme un outil entre les mains des partis politiques, mais aussi de l'absolutisme et du clergé, dans leur lutte pour la domination, chacun misant sur la stupidité des masses » (54).

    Gumplowicz a été fasciné par Bismarck.

    « Par liberté — a-t-il dit un jour —, chacun n'entend que sa propre liberté, pas celle des autres. La liberté, c'est le devoir des autres de s'abstenir de revendiquer une quelconque restriction à la liberté de mon groupe. Bref, par liberté, ils entendent domination. La liberté de parole est la liberté des orateurs, la liberté de la presse, c'est la prépondérance des salles de rédaction ; la liberté du culte, très souvent, n'est que la domination des prêtres et ce, quelque soit la religion » (55).

    7. Le droit et la morale

    Dans la théorie de Gumplowicz, c'est le groupe social qui fournit le cadre de référence du phénomène moral. La définition de l'objet de la sociologie comme science exclut d'entrée de jeu l'individu, ce qui n'empêche pas Gumplowicz de lui consacrer de temps à autre une tirade amusée. Le droit apparaît « avec la rencontre d'éléments sociaux hétérogènes, lorsque la simple coutume, la morale des uns ne suffit plus à maintenir la cohérence du nouvel ensemble, précisément parce que cette morale des uns n'était pas la morale des autres » (56). « C'est toujours par le jeu d'action-réaction (Druck-­Gegendruck) de 2 partis représentant leurs groupes sociaux respectifs, jeu qui s'exprime dans la revendication et le refus, que s'établit finalement, à travers une longue lutte (parlementaire ou non), le compromis, la délimitation réciproque des sphères de puissance, bref le droit. Telle est la genèse sociale du droit » (57).

    Le droit élabore de nouvelles règles de convivialité, de Zusammenleben, qui ont fait leurs preuves comme “compromis”. (Ce compromis pouvant naturellement, dans les cas extrêmes, lors de la fondation d'un État par ex., revêtir une forme très simple et très radicale à la fois : ainsi, lorsque les dominants imposent intégralement leurs conceptions. Mais il reste que le droit, produit de l'apparition de l'État, apparaît comme un stade de développement de très haute complexité). Ce droit génère une morale nouvelle, qui définit les « modalités de la coexistence pacifique » (58). Gumplowicz précise que ce processus est irréversible, que le droit n'est pas influençable par la morale mais uniquement par les faits. Comment, dès lors, expliquer qu'une modification de la conscience publique — et de la morale — puisse saper et détruire le droit existant ? On peut observer ce phénomène tout au long de l'histoire. Gumplowicz a recours a une astuce : il affirme que dans ces cas-là, la nouvelle situation de fait a créé un droit nouveau qui n'est pas encore du droit positif et qui, en tant que tel, a modifié la morale. Grâce à ce tour de passe-passe, il explique également le cas où un nouveau droit écrit n'a pas transformé la morale parce qu'un droit non écrit, correspondant à la situation de fait existait déjà... Les développements de Gumplowicz concernant le droit et la morale restent superficiels et manquent de précision dans le maniement des concepts. D'une manière générale, on peut les rapprocher des thèses de Vilfredo Pareto sur le relativisme des valeurs.

    8. La vision cyclique de l'histoire

    Pour Gumplowicz, l'histoire obéit â la loi de périodicité exposée plus haut. Nous sommes donc en présence d'une conception cyclique que l'on oppose traditionnellement à l'idée d'un développement linéaire ou ascendant.

    Poursuivant son idée sur l'évolution de l'État, Gumplowicz entrevoit le moment où les dominés parviennent à imposer la liberté et l'égalité. À ce stade, le sort de l'État est scellé ; ses éléments constitutifs n'étaient-ils pas, justement, la servitude et l'inégalité sociale ? (le parallèle est ici saisissant avec la théorie marxiste sur le dépérissement de l'État, mais Gumplowicz en tire des conclusions différentes).

    « Ce curriculum vitae social de l'État se présente comme cycle social entre 2 pôles d'anarchie. Car si l'anarchie a assisté à la naissance de l'État, elle triomphe également à sa chute. Heureusement, la victoire de l'anarchie ne dure jamais très longtemps : du chaos social naît, au travers d'actes violents, voire sanglants, un nouveau gouvernement, un nouvel ordre étatique, et l'évolution sociale recommence » (59).

    L. Gumplowicz a réexaminé a plusieurs reprises, dans un sens critique, sa conception de l'histoire, peut-être parce que Lester Ward et Gustav Ratzenhofer, sociologues proches de lui, campaient sur des positions différentes. Contrairement à Gumplowicz, Ratzenhofer, par ex., est parfois appelé dans les livres de sociologie un « optimiste sociologique » (sociologischer Optimist) (60) pour qui le but de l'État est la civilisation, le principe éthique de sa politique le triomphe de la justice et le but principal de la civilisation, l'économie... Sur ce point, Ratzenhofer se démarque radicalement de Gumplowicz qui, sur le thème de la justice, cite lapidairement le Thrasymaque de Platon (République, Livre IV) : « J'affirme en effet que la justice n'est rien d'autre que ce qui avantage le plus fort » (61). La conception de l'histoire chez Gumplowicz peut donc être qualifiée de “pessimiste” (et Gumplowicz examine d'ailleurs ce “reproche” qui lui a été si souvent adressé) (62). Mais cette étiquette ne signifie pas grand chose et ne mérite pas une analyse approfondie dans le cadre de cette étude. Il suffit d'évoquer l'abondante littérature consacrée au “pessimisme” d'un autre auteur qui, à cet égard, restera l'exemple-type : Oswald Spengler...

    9. La place de Gumplowicz dans l'histoire des idées et conclusion

    [Ci-dessous : Vilfredo Pareto, autre grande figure qui nous aide à nous débarrasser des nuisances idéologiques. Selon lui, la dynamique sociale est le reflet d'une lutte entre élites ascendantes et déclinantes. Ce qu'il appelle la circulation des élites. La victoire des élites ascendantes assure la survie d'une société. La victoire des élites déclinantes précipite une société dans les affres du déclin]

    vilfre10.jpgNous avons évoqué, au début de cette étude, l'impact scientifique et philosophique de la pensée de Gumplowicz, avec tout ce que le terme d'“impact” peut avoir d'euphémique. À ces développements, il n'y a pas grand chose à ajouter. De son vivant, Gumplowicz était en contact avec Ratzenhofer, sociologue autodi­dacte, et Lester F. Ward. Ces contacts furent la source d'influences réciproques. Parmi les principaux élèves de Gumplowicz, citons Franz Oppenheimer, mais aussi le sociologue italien Franco Savorgnan qui publia dans les années 20 une édition complète des œuvres de Gumplowicz. Enfin, les théories et les analyses de Gumplowicz sont à mettre en parallèle avec celles de nombreux contemporains (quand nous parlons de contemporains, il s'agit plutôt d'une datation globale que de concordances biographiques rigoureuses).

    L'analyse de l'État et de son évolution balaie bien des illusions. Elle rappelle celle de la fameuse triade de l'école sociologique italienne : Vilfredo Pareto, Gaetano Mosca et Roberto Michels. On n'exagère pas en qualifiant, avec James Burnham, Gumplowicz de “machiavélien” ! Quant à la vision cyclique de l'histoire, on en retrouve l'expression philosophique chez Nietzsche et la traduction kulturphilosophisch chez Oswald Spengler.

    En revanche, on ne saurait considérer véritablement décisif l'impact de la autrichienne de l'époque sur ses théories. Certes, l'État plurinational de la monarchie danubienne fournissait à Gumplowicz une solide base de travail empirique, mais dans l'ensemble de son œuvre, ces facteurs ne sont pas déterminants : même, sa période de “militantisme” politique n'a pas, semble-t-il, laissé de traces très profondes sur ses travaux scientifiques, si l'on fait abstraction de certaines influences — difficile à ­prouver du reste — sur son état d'esprit. Il n’en demeure pas moins que L. Gumplowicz, grand pourfendeur d'illusions, oblige à questionner des tabous qui, encore (voire surtout) aujourd'hui, obèrent et limitent le champ des sciences sociales. Se frotter à la sociologie, c'est faire progresser notre savoir.

    ► Fabian Avenarius, Orientations n°12, 1990.

    (texte d'une allocution prononcée lors d’un séminaire interne du comité de rédaction d'Orientations et de Vouloir, avril 1988, tr. fr. : Jean-Louis Pesteil)

    ◘ Notes :

    • (1) Quelques titres complémentaires : Dicter Goetze : Die Staatstheorie von Ludwig Gumplowicz (thèse) Heidelberg 1969 (Goetze) ; Jürgen Hohmeier : « Zur Soziologie Ludwig Gumptowicz' », in : KZfSS 22 (1970), pp. 24 ss. ; D. Goetze : « Einige Ergänzungen zur “Soziologie L. Gumplowicz” von J. Hohmeier », in : KZfSS 22 (1970), pp. 784 ss. ; Gerald Mozetic : « Ein unzeitgemässer Soziologie : L. Gumplowicz » ; in KZfSS 37 (1985), pp. 621 ss. (Mozetic).
    • (2) Mozetic p. 632.
    • (3) Ludwig Gumplowicz : Geschichte der Staatstheorien ; Innsbruck 1926, pp. 520 ss. (Geschichte).
    • (4) Goetze p. 2.
    • (5) Goetze p. 3.
    • (6) voir en particulier l'apologie du suicide dans Sozialphilosophie im Umriss, Innsbruck 1910, p. 151.
    • (7) Mozetic p. 633.
    • (8) Ludwig Gumplowicz : Grundriβ der Soziologie,Innsbruck 1926, p.  15.
    • (9) Grundriβ p. 15.
    • (10) Grundriβ p. 16.
    • (11) Grundriβ p. 1.
    • (12) Grundriβ p. 18.
    • (13) Grundriβ p. 18.
    • (14) Grundriβ p. 19.
    • (15) Grundriβ p. 20.
    • (16) Grundriβ p. 20.
    • (17) Grundriβ p. 22.
    • (18) Grundriβ p. 23.
    • (19) Grundriβ p. 23 s.
    • (20) Grundriβ p. 25.
    • (21) Grundriβ p. 25.
    • (22) Grundriβ p. 28.
    • (23) Grundriβ p. 19.
    • (24) Sozialphilosophie p. 12.
    • (25) Mozetic p. 623.
    • (26) Sozialphilosophie p. 35.
    • (27) Sozialphilosophie p. 37.
    • (28) Sozialphilosophie p. 36.
    • (29) Gaetano Mosca : Die herrschende Klasse, Munich, s.d., p. 101 et 272.
    • (30) L. Gumplowicz : Der Rassenkampf,Innsbruck 1883 p. 243.
    • (31) Goetze p. 17.
    • (32) Grundriβ (2ème éd., Vienne 105), p. 140.
    • (33) cf. Goetze, pp. 57 ss. et 66.
    • (34) Grundriβ p. 83.
    • (35) Grundriβ p. 84.
    • (36) Grundriβ p. 84.
    • (37) Grundriβ p. 87.
    • (38) Goetze p. 20.
    • (39) Rassenkampf p. 202.
    • (40) Grundriβ p. 94 ss.
    • (41) Grundriβ p. 99.
    • (42) Grundriβ p. 97.
    • (43) Grundriβ p. 99.
    • (44) voir à ce sujet Goetze pp. 93 ss.
    • (45) Grundriβ p. 95.
    • (46) Sozialphilosophie p. 69.
    • (47) Sozialphilosophie p. 70.
    • (48) Sozialphilosophie p. 92.
    • (49) Sozialphilosophie p. 70 s.
    • (50) Sozialphilosophie p.94.
    • (51) Grundriβ p. 163 s.
    • (52) Carl Schmitt : Die geistesgeschichtliche Lage des heutigen Parlamentarismus, 4ème éd. Berlin 1969.
    • (53) Sozialphilosophie p.106 s.
    • (54) Ludwig Gumplowicz : Allgemeines Staatsrecht, Innsbruck 1907, p.
    • (55) Geschichte p. 336.
    • (56) Grundriβ p. 211.
    • (57) Ludwig Gumplowicz : Die soziologische Staatsidee,Graz 1892, p. 110.
    • (58) Grundriβ p. 212.
    • (59) Sozialphilosophie p.67.
    • (60) par ex. chez Goetze, p. 60.
    • (61) Grundriβ p. 210.
    • (62) Sozialphilosophie p.83.

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    Une anthologie exceptionnelle des écrits de Ludwig Gumplowicz !

    books?id=l-QsStjpZFEC&printsec=frontcover&img=1&zoom=1&edge=curl&imgtk=AFLRE71lWvGws1RAlPu6G5iSzNlw7ecbimg6ltsPd3DcnG9fM1RmBuYm1MN7DuU9RySY3eYk294I4MtgMyA4PWShYc75l17CeaUrd-N3U8hCufLaRsiZdRYBon nombre de citations de notre collaborateur Fabian Avenarius sont extraites du Grundriß de Gumplowicz lui-même. L'anthologie que nous recensons ici, éditée et in­troduite par Emil Brix, constitue une excellente introduction à l'œuvre du grand sociologue judéo­polono-autrichien. Cette anthologie reprend les textes suivants : 1) à propos de concepts de base des sciences politiques et sociales : a) Race et État ; b) les illusions so­ciales ; c) extrait de « La lutte des races » ; 2) à propos de la Wel­tanschauung sociologique de Gum­plowicz : a) Monisme et sociologie ; b) lois générales de la sociologie ; c) la Weltanschauung sociologique ; d) l'histoire de l'humanité est la vie de l'espèce ; e) la politique dans les processus sociaux ; 3) à propos des illusions du droit et de la politique : a) l'État de droit ; b) le socialisme ; c) l'anthropologie politique ; 4) à pro­pos de la politique dans la Vieille-­Autriche : a) les problèmes sociolo­gique de la politique autrichienne ; b) la monarchie ; c) l'État et la na­tionalité ; d) la politique de l'Al­lemagne et de l'Autriche vis-à-vis des Polonais et des Slaves ; e) l'idéal […] Cette anthologie est suivie d'une bibliographie.

    ♦ Emil BRIX (Hrsg.), Ludwig Gumplowicz oder Die Gesellschaft als Natur, Hermann Böhlaus Nachf, Wien / Köln / Graz, 1986, 365 p.

     

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    Né à Cracovie dans une famille juive de la classe moyenne, Ludwig Gumplowicz (1838-1909) participe au soulèvement de la Pologne (1863). Après des études à l'université de Vienne où il passe son doctorat de philosophie de l'histoire, il enseigne le droit public à l'université de Graz (Autriche), de 1875 à sa mort (par suicide le 20 août 1909). Influencé par l'école positiviste française (Auguste Comte, Adolphe Quételet), Gumplowicz, qui cherche à dégager la sociologie aussi bien de l'histoire et de la philosophie que de la biologie, peut être considéré comme l'un des fondateurs de la sociologie. Sa recherche d'un critère unique de l'analyse sociale le conduit à privilégier la notion de « groupes sociaux » ; le fondement de la vie sociale est l'interaction (le conflit) entre groupes : communautés, nations, classes, groupes ethniques et races. Les groupes sociaux sont essentiellement homogènes (ils sont liés par un réseau d'« influences sociales » ; ce concept est proche de celui de « liens naturels » étudié par Tönnies, mais Gumplowicz ne le limite pas à une forme d'organisation sociale) parce qu'ils ont en commun les mêmes intérêts concrets. Le changement social intervient lorsque plusieurs groupes hétérogènes entrent en contact (c'est l'essence du sozialer Prozess). De son analyse générale de l'action sociale (Grundriss der Soziologie, 1885), Gumplowicz tire une analyse des conflits sociaux (Der Rassenkampf, 1883) où l'on retrouve l'influence de Gobineau, et qui lui valut longtemps d'être classé parmi les auteurs “racistes”, et une analyse du conflit de classe, proche à la fois de celles de Marx et du sociologue italien Mosca (« Der Klassenkampf », in Ausgewählte Werke, 1926). Redécouverte par la sociologie américaine grâce aux efforts de Lester Ward, de Harry Barnes, de Schumpeter et de l'école de Chicago, l'œuvre de Gumplowicz reste étonnamment moderne, annonçant l'étude de la dynamique des petits groupes, l'étude de la fonction du pouvoir et de l'organisation dans la structure sociale (Histoire des théories de l'État, Geschichte der Staatstheorien, 1905), et prenant en considération la base non rationnelle des croyances collectives et des conduites de masse.

    ► Notice Thésaurus  in : Encyclopédie Universalis ©, 1985]

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    ◘ Qu’est-ce que l’État ?

    Pour ce qui concerne les fins de l’État, les professeurs de droit politique, cherchant à les préciser pour les faire entrer dans la définition de ce même État, ont écrit que celui-ci est une union ou une collectivité se proposant tel ou tel but, par ex. l’établissement du bien-être général, la réalisation du droit, etc. Inadmissible, tout cela. Il n’y a aucun État que l’on ait fondé dans l’un quelconque de ces desseins, et il existe beaucoup d’État auxquels une pareille définition ne convient pas, attendu qu’ils ne tendent en quoi que ce soit à aucun de ces buts ; cependant ce sont des États. La vérité est que toute domination organisée prend, avec le temps, lorsque les conditions de développement sont favorables, les tendances correspondant aux buts en question. Tout État peut donc, dans certaines circonstances, être utile à la réalisation de ces fins, telles que le droit, le bien-être etc., et même à partir de certain degré de dévelloppement il se met à leur service. Mais une définition de l’État ne doit pas viser seulement un certain degré de développement et doit convenir aussi à des États qui n’ont jamais atteint ou qui n’atteindront jamais ce degré. Il faut donc avoir une définition exacte de l’État, s’abstenir de préciser aucun de ces buts. Les introduire dans une définition, cela n’aboutit qu’à masquer les faits que voici : le but unique de la fondation de l’État a été d’abord la domination d’un certain nombre d’hommes sur d’autres hommes, et l’organisation visant ce but unique arrive, par une nécessité naturelle, à des résultats qui n’avaient été ni prévus, ni encore moins voulus par les fondateurs. On n’a pas le droit d’attribuer à ceux-ci, comme ayant été dans leurs intentions, ces résultats nécessaires et naturels du développement de l’État. Ces fondateurs d’États, comme tous les hommes, n’agissent jamais que dans leur intérêt immédiat, mais le développement social arrive, bien au dessus des égoïstes efforts des hommes, à ses résultats prescrits par la nature.

    Indépendamment du caractère de domination — domination d’une minorité sur une majorité —, il y a encore un autre caractère qui rentre dans l’essence de l’État et qui avait échappé aux professeurs de droit politique, bien qu’on puisse incontestablement l’observer dans tous les pays et à toutes les époques, chaque fois que s’organise une domination : c’est l’hétérogénéité ethnique des dominateurs et des dominés.

    ► Ludwig Gumplowicz, Précis de sociologie, L. Chailley, Paris, 1896, pp. 195-196.