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VOULOIR - Page 236

  • Crowley

    ac-03410.jpgPlus célèbre que connu, Aleister Crowley est à la gnose ce que Carlos Castaneda est au (néo-)chamanisme, autrement dit avant tout une des nombreuses icônes culturelles s'inscrivant dans le sillage de ces mouvances contestataires qui, à partir des années 60-70, sur fond de déchristianisation avancée et d'autonomisation des conduites au sein de la société civile, ont proposé un palliatif à un individualisme en perte d'âme et de repères socio-historiques. Ce caractère iconique, aussi marginal soit-il, n'explique bien évidemment pas cette tendance contemporaine dite de “religion à la carte”, basée pour rappel sur 4 caractéristiques principales : une méfiance de tout contrôle ou cadre institutionnel au nom de la liberté de choix (posant le monde comme extériorité sans assumer sa complexité et dynamisme évolutif), une recherche de progrès individuel et d'épanouissement personnel revalorisant le corps, une expérimentation (à la manière d'une procédure de vérification scientifique), enfin une réinterprétation et une adaptation aux valeurs occidentales des éléments choisis, empruntés de façon diverse et variée à certains aspects des religions traditionnelles ou orientales, des mystiques anciennes, des pratiques ésotériques ou encore des pratiques nouvelles psychothérapeutiques. Approcher rétrospectivement Crowley par le biais de cette “nébuleuse mystico-ésotérique” n'était pas l'intention présidant le court et modeste dossier que lui consacra Vouloir en 1992 : démêler la légende de la réalité du personnage permettait de présenter pour elle-même, loin de tout sensationnalisme, une figure atypique et controversée de l'histoire de l'occultisme occidental, parfois classée hâtivement comme luciférienne (cf. Enquête sur le satanisme, M. Introvigne, Dervy, 1997). Car d'une part cette histoire dépasse de loin le cas de Crowley s'inscrivant dans une vogue à la fin du XIXe siècle qui, tout comme la littérature fantastique ou symboliste, en butte au scientisme, et d'autre part, ce serait surdéterminer Crowley que d'en faire un pionnier d'une sensibilité spirituelle actuelle, au demeurant non dénuée d'éléments intéressants et significatifs, nonobstant sa marchandisation (“marché de l'irrationnel” jetant son dévolu sur les consommateurs de spiritualité) et bien que la conception moniste du monde qu'elle véhicule parfois semblât surtout habiller des croyances sotériologiques au profit d'un cocon privé ou en vue d'exorciser des angoisses d'avenir, conception par ailleurs curieusement (et involontairement) en pleine contiguïté avec la conception néo-libérale d'une humanité abstraite, pour ne pas dire déracinée et dépolitisée. Pour constituer ce dossier, il a été donc fait appel à 3 personnalités très différentes venues d'horizons divers : Arnaud Guyot-Jeannin (essayiste se réclamant du traditionalisme intégral), Christian Bouchet biographe (par ailleurs publiciste et éditeur) et Philippe Pissier, esthète apolitique présentant son travail de traduction d'AC comme une apologie du cérémonialisme « thélémite » et ne partageant aucunement les engagements de nos 2 autres auteurs. 

    [Ci-dessus : L'un des portraits les plus connus d'Aleister Crowley à 38 ans, ici peint par Almanegra d'après une photographie servant de frontispisce à la revue The Equinox (sept. 1913) où le charisme de notre auteur y transparaît de manière particulièrement évidente]

    [Rappel : Droits réservés pour toutes les images non tombées dans le domaine public. Blog à caractère non-commercial]

     

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    Aleister Crowley, le crowleyisme et la traditionalite vraie

    À l'heure où l'occultisme de pacotille (sectes, New Age...) semble exercer un attrait non négligeable sur le monde contemporain, l'édition française du premier tome des grandes orientations théoriques et pratiques (Magick) d'Aleister Crowley en matière de magie intégrale vient à point nommé. Personnage énigmatique et sulfureux, A. Crowley ne doit en aucun cas être confondu avec ses disciples qui adoptent à son égard un fidéisme cadavérique, ridicule et incapacitant. Itinéraire d'un homme mystérieux et probablement mystificateur dont l'attitude prête à bien des confusions.

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    [Ci-dessous : A. Crowley en 1902, lors d'une expédition montagnarde]

    l_0bb710.jpgAucun doute n'est possible. Aleister Crowley, mys­tificateur de génie, fait partie de ces personnages uniques qui, une fois découverts, suscitent immé­diatement soit l'enthousiasme soit l'animosité. Il ne peut laisser indifférent.

    Afin de ne pas laisser subsister un certain nombre d'ambiguïtés, au fond bien légitimes, lorsqu'il s'a­git d'occultisme, de magie intégrale ou, plus géné­ralement, d'ésotérisme, on se doit de rappeler que la démarche crowleyienne consiste à se changer de l'intérieur par des rites qui doivent aboutir à un bouleversement plus général de l'existence. L'ex­périmentalisme crowleyien peut donc — ce que nous verrons par la suite — s'apparenter à ce que Spengler appelle « religiosité seconde », Guénon « contre-initiation » et Evola « néo-spiritualisme à re­bours », c'est-à-dire à la parodie de la métaphysique traditionnelle. Il n'empêche que Crowley a pour­suivi durant toute sa vie un objectif grandiose : la quête de l'unité primordiale. D'ailleurs, si l'attitu­de spirituelle — mais peut-on parler de spiritua­lité ? — laisse place à de nombreux artifices contre­-traditionnels, il ne faut pas pour autant faire l'im­passe sur l'évolution positive de Crowley. Très vite, il comprendra que l'introspection, la méditation, l'ontologie primordiale ne peuvent se conjuguer avec cette auto-justification collective, moderne, narcissique et exhibitionniste, qui ressort exclusi­vement du folklore stérile. Une analyse traditiona­liste et intégraliste est donc nécessaire à une meil­leure compréhension du paradigme crowleyien.

    Né le 12 octobre 1875 à Leamington dans le War­wickshire en Angleterre, Edward Alexander Crowley (il n'adoptera le prénom d'“Aleister” qu'au moment de son entrée à l'université) appartient à une famille aisée. Élevé et scolarisé dans les collè­ges de la secte protestante fanatique des “dar­bystes” ou “Frères de Plymouth”, il se révolte très rapidement contre celle-ci en dénonçant son carac­tère puritain et aliénant. Après le décès de son pè­re, qui survient le 5 mars 1887, et des études tou­chant à la chimie, à la médecine puis à la philoso­phie, à la psychologie et à l'économie, A. Crowley envisage de mener carrière dans le corps diplomatique. Finalement, il abandonne cette idée pour se destiner essentiellement à l'écriture, aux voyages, à l'alpinisme, à la littérature et aux scien­ces occultes.

    L'impact de la “Golden Dawn”

    croixg10.jpg[Croix de la Golden Dawn (Rose Croix Hermétique). S'inscrivant dans la mouvance occultiste propre au dernier tiers du XIXe siècle, la londonienne Golden Dawn (c'est ainsi qu'est communément désigné l'Ordre) se présentait comme une école consacrée à l'étude des sciences occultes (à leur systématisation, leur organisation) et à leur enseignement, et ce à destination des maîtres maçons]

    Grand voyageur, dandy, esthète bourgeois, Crow­ley a le loisir de visiter de nombreux pays et no­tamment Paris où il côtoie Auguste Rodin, Marcel Schwob et Somerset Maugham. Mais son grand bouleversement existentiel advient en décembre 1896. Se trouvant à Stockholm, il écrit à l'auteur occultiste A.E. Waite pour lui faire part de ses lon­gues interrogations sur les potentialités imma­nentes et transcendantes de l'homme qui, selon lui, sont endormies et qu'il suffirait de réveiller pour accéder à un niveau supérieur de l'être. Au même moment, il adhère à l'Église celtique.

    Tous ces questionnements se prolongent par la fré­quentation assidue en 1898 à Zermatt de Julian L. Baker qui l'intronise à l’Hermetic Order of the Golden Dawn in the Outer (Ordre Hermétique de l'Aube Dorée) fondée en 1888 par William R. Woodman, Wynn Westcott et Samuel Mathers [tous 3 par ailleurs membres d'un ordre maçonnique : la Societas Rosicruciana in Anglia]. Cette société secrète fonde sa méthode théorico-opérative — et non plus théorico-spécula­tive, comme c'est le cas pour la franc-maçonnerie moderne — sur les manuscrits rosicruciens alle­mands [1]. Synthèse de kabbale, de christianisme ro­sicrucien et de mythologie égyptienne, l'œcuménisme de la Golden Dawn a pour objectif principal d'apporter à l'individu profane, puis à l'initié, une connaissance croissante de type gnostique. De nombreuses personnalités dont William B. Yeats, futur Prix Nobel, Constance Wilde, l'épouse d’Oscar, Moina Bergson, sœur d'Henri [et épouse de S. Mathers], etc., sont mem­bres de la Golden Dawn [qui, de 1900 à 1905, finira par se disloquer suite à des conflits internes].

    C'est la même année [1898] que paraît son premier recueil : Aceldama qui se ca­ractérise par un satanisme assez proche de celui de Charles Baudelaire dans Les Fleurs du mal. Frater Perdurabo, nom mystique de Crowley au sein de la Golden Dawn, multiplie toutes les expériences existentielles possibles, notamment sexuelles, qui sont autant de moyens de recherches introspectives. Initié en maçonnerie après avoir avoir été initié à la magie par Allan Bennett, il pratique a­vec une réelle intensité spirituelle le Yoga en Inde du Sud. Le bouddhisme exerce sur lui un attrait considérable. Il se marie finalement le 12 août 1903 avec Rose Kelly.

    crow3410.jpgEn 1904, alors qu'il se trouve au Caire avec sa fem­me, celle-ci a une vision du Dieu Horus qui lui de­mande de prévenir son mari afin de l'invoquer. Crowley invoqua Horus. C'est alors qu'un être d'apparence humaine, “Aiwaz”, lui dicta le Liber Legis (Livre de la Loi). Quelques années plus tard, ayant rompu avec S. Mathers, il part en Chi­ne afin d'expérimenter la magie d'inspiration jambliquienne.

    Et par conséquent d'accéder au troisième ordre. Crowley est maintenant Magister Templi. Son de­gré d'initiation est tel qu'il décide enfin de fonder en 1901 sa propre organisation : l'Astrum Argentinum (Astre d’Argent) à laquelle fait suite une revue se­mestrielle, The Equinox [1909-1913]. On peut dénombrer 88 membres faisant partie de l'organisation. L'orien­tation pratique de l'A.A. est tout-à-fait différente de celle de la Golden Dawn, dont Crowley ne fait plus partie. Résolument hostile à la pratique col­lective, Crowley estime que seule la pratique indi­viduelle engendre la vraie réalisation spirituelle.

    aleist10.jpgSéparé de son épouse en 1909 parce qu'elle buvait trop, A. Crowley part avec un membre de l'Astrum Argentinum en Algérie. Les expériences sexuelles qu'il a dans ce pays lui permettent d'en­trevoir cognitivement le rapport de la sexualité à la magie. Il prend acte d'une dimension supérieure de la sexualité jusqu'ici inconnue : la dimension métaphysique. Cette “métaphysique du sexe” se base sur la recherche de l'androgyne principiel, c'est-à-dire parvenir à ce que les potentialités na­turelles et transcendantes de l'homme et de la fem­me soient effectives et trouvent dans cette différen­ciation ontologique l'unité ; arriver par la diversité à s'intégrer à l'unité ; ne faire qu'un. Cette unité primordiale de l'être va de paire avec une puissan­ce conçue non comme vitalisme physique mais comme ascétisme métaphysique dont la doctrine tantrique est la meilleure illustration.

    [Ci-dessous : Représentation publique en 1910 du “rituel d'Éleusis” avec Crowley entouré des membres de l'A.A. Un “happening” avant l'heure ? NB : la colorisation des vêtements cérémoniels n'est pas fidèle aux indications données dans le Liber Vesta]

    rites10.jpgQuelques mois plus tard, en 1910, Crowley et les membres de l'Astrum Argentinum sont couverts d'injures par la presse et les milieux intellectuels notamment. Cette campagne de dénigrement fait suite en effet aux représentations publiques d'un rituel dit « rituel d'Éleusis » que donnèrent Crowley et quelques-uns de ses disciples.

    Mais Crowley, imperturbable, continue son destin. Initié en 1911 à l'Ordo Templi Orientis dont la création remonte à 1895, Crowley est maintenant un initié de très haut rang. Pendant l'été 1916, il se proclame “Mage”. Maître Thérion est né.

    Drogué à l'héroïne et à la cocaïne, Maître Thérion poursuit une cure de désintoxication à Fontaine­bleau en 1922. Résidant toujours en Italie sous le gouvernement fasciste, Crowley en est finalement expulsé le 1er mai 1923 en raison de la campagne de presse montée par la femme d'un de ses disci­ples [Raoul Loveday], mort quelques mois auparavant d'une enté­rite. Il se rend alors en Tunisie. Fondée quelques années plus tôt, l'abbaye de Thélème meurt à la fin de l'année 1924, malgré tous les efforts de Crowley pour la maintenir en vie.

    [Crowley and Maria Teresa Ferrari de Miramar en août 1929]

    aleist11.jpgFinalement, retiré en France, à Paris tout d'abord, il fait la connaissance de Gurdjieff. Puis il s'installe quelques mois plus tard à Chelles. Pas long­temps. En application d'un décret ministériel du 5 février 1929, Crowley est expulsé de France. Ma­gick est tout de même édité à Paris par un impri­meur anglais. Après un passage le 16 août de la même année à Leipzig où il épouse Maria Teresa Ferrari de Miramar, il décide de retourner dans son pays natal où il commence à rédiger ses mé­moires. Encore quelques voyages à l'étranger, et notamment à Lisbonne où il est reçu par son ami le poète Pessoa, une exposition de peinture et un suicide manqué qui fait grand bruit, marquent la fin de la vie d'A. Crowley. Il meurt en effet le 1er décembre 1947 d'une bronchite et de dégéné­rescence cardiaque.

    Ces éléments biographiques ne prétendent pas à l'exhaustivité. Ils sont des indices incontournables pour toute introduction analytique au phénomène Crowley.

    De quel Nietzsche se revendique Crowley ?

    spare10.jpg[Dessin de Austin Osmann Spare dont l'inspiration ésotérisante pourrait laisser accroire un épigone de Blake, illustrant sa tirade philosophique The focus of life : the mutterings of Aāos, 1921. AOS est par ailleurs considéré comme le père de la Magie du Chaos]

    Si la quête intérieure d'A. Crowley est fasci­nante, c'est parce que malgré ses multiples expé­riences irrationnelles et malgré toute la part de mystification qui en découle inévitablement, il se dégage de son individualité une rationalité unitai­re certaine qui emprunte la voie primordiale de la supra-individualité. Son nietzschéisme très mar­qué fait de lui une véritable exception qui le distin­gue des adeptes de la secte des “témoins d'Aleister Crowley”.

    Si le crowleyisme de stricte observance rejoint très souvent un néo-spiritualisme frelaté (mises en scè­ne grotesques, solennité communautaire folklori­que, initiation à rebours...), qu'en est-il exactement d'A. Crowley ? À cette question succède une autre question : de quel Nietzsche se revendique Crowley ? En effet, l'œuvre de Nietzsche n'est pas normative. De nombreux textes, aphoristiques, l'attestent. Il existe des nietzschéens de droite et des nietzschéens de gauche. Les premiers en font très généralement un philosophe traditionaliste (anti-moderne), tandis que les seconds en font un philosophe moderne (hostile à toutes les formes de religion). Quant à ses détracteurs, ils inversent les qualificatifs, négativisant ce que les nietzschéens jugent positif. De sorte qu'il n'est pas toujours facile de s'y retrouver. C'est certes ce qui fait la grandeur du philosophe de Sils-Maria, mais c'est aussi ce qui fait sa faiblesse.

    Le surhumanisme nietzschéen peut être soit inter­prété comme un vitalisme tellurique se distin­guant radicalement de l'antihumanisme traditio­naliste essentialisant, soit comme un ascétisme di­vinisant où la volonté de puissance s'harmonise avec le concept traditionnel — qu'on peut retrou­ver paroxystiquement dans la doctrine bouddhi­que — de maîtrise de soi. Or A. Crowley se trouve à l'intersection de ces 2 Nietzsche. Il est donc quasiment impossible d'apporter une réponse définitive à la question finalement centrale de no­tre brève étude : Crowley est-il un moderne ? On peut néanmoins avaliser le jugement de Julius E­vola dans Métaphysique du sexe :

    « Bien que la part de mystification et de satanisme ostentatoire (Crowley tenait même à se faire appeler la “Gran­de Bête 666”) soit, dans ses attitudes, encore plus grande que chez Naglowska, il ne fait pas de doute que cet homme possédait une force réelle que res­sentirent tous ceux qui entrèrent en contact avec lui ; il y a sur ce point plusieurs témoignages de personnes ne se laissant pas suggestionner facile­ment. Mais cette circonstance pose un préalable en ce qui concerne ses enseignements, car il est diffi­cile d'établir dans quelle mesure certains résultats éventuels étaient dus à des procédés objectifs, et jusqu'à quel point, au contraire, ils avaient pour condition fondamentale la constitution et la force très personnelles, particulières, de Crowley ».

    ► Arnaud Guyot-Jeannin, Vouloir n°94/96, 1992.

    • Note en sus :

    1) Cf. La Bible des Rose-Croix, Bernard Gorceix, PUF, 1970. Recension : L’existence dès le Moyen Âge d’une fraternité de la Rose-Croix est une pure mystification. Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que des sociétés de ce genre et de ce nom apparaissent, notamment, en France, l’Ordre Kabbalistique de la Rose-Croix et, un peu plus tard, l’Ordre de la Rose-Croix catholique fondé par le « Sâr » Péladan. Des plus anciens textes qui sont à l’origine de cette légénde, B. Gorceix donne une traduction précédée d’une substantielle et très intéressante préface où ces textes sont analysés et interprétés. Ils sont au nombre de 3, ont une réelle valeur littéraire et – anonymes – sont attribués au Souabe Johann Valentin Andreae. lls ont un très grand intérêt pour l'histoire de l'occul­tisme. Ils ont dû être composés dans les toutes premières années du XVIIe siècle et publiés de 1614 à 1616. Ils sont de très inégale étendue, deux assez brefs : Les Échos de la fraternité du très louable ordre de la Rose-Croix (15 p. in-12) et Confession (23 p.). Le troisième beau­coup plus volumineux (146 p.) porte le nom de Noces chimiques de Christian Rose-Croix en l'année 1459. Leur succès fut considérable. De nom­breuses éditions firent connaître à l'Eu­rope cette mythique fraternité et son prétendu fondateur Christian Rosen­kreuz ou Rose-Croix. Il importe de souligner le climat poli­tico-religieux sous l'influence duquel fut composée cette Bible rosicrucienne. C'est l'époque qui précède immédiatement la guerre de Trente Ans, période dominée par « l'étrange figure de l'empereur alchimiste de Prague, Rodolphe de Habsbourg » et troublée par de perpétuels conflits entre catholiques et protestants. Temps d'angoisse mêlée d'espérance. Appréhension de la fin du monde mais tentatives de réorganisation politique et de synthèses scientifiques. Un cycle du monde s'achève et Dieu va inverser le cours de la nature... Insistons de préférence sur le traité Noces chimiques, en raison de sa richesse et de sa beauté littéraire. C'est un roman, dans le genre des romans allemands de la Table ronde, contant des aventures analogues à celles, par ex., de Par­sifal : visite d'un château mystérieux où se déroulent des événements fabuleux. L'ermite Christian Rose-Croix reçoit la visite d'une femme d'une extra­ordinaire beauté, à la robe constellée d'étoiles d'or, qui lui apporte une invi­tation à des noces royales. Le voyage sera périlleux, semé d'épreuves dont il faudra triompher. Christian se met en route. Après toutes sortes d'aventures mer­veilleuses et angoissantes, glorieuses et pathétiques, il en vient à bout. Cependant il a commis une faute : un instant, en visitant la Tour d'Olympe, il a jeté les yeux sur le corps de Vénus étendue toute nue sur sa couche. Il en fait l'aveu pour libérer le gardien de la tour qui, jadis, avait commis le même péché. Il sera donc retenu à la place du gardien. Mais, au dernier moment, nous apprenons qu'en considération de la charité qui inspira son aveu il lui sera fait grâce et il pourra rentrer dans sa patrie. Tel est le thème visible, pour ainsi dire, exotérique du roman. Mais le titre même (Noces chimiques) nous avertit qu'il s'agit de bien autre chose, à savoir du grand œuvre, du « mariage philosophique du soufre et du mercure représentés ordinairement par un roi et une reine ». Et ce contenu alchimique n'est pas le seul ; dans ce premier symbole un autre est enclos. Une grande part des images et des épisodes dégagent un sens mys­tique. L'aventure se déroule durant la Semaine Sainte. Le roi succombe sous les coups d'un Maure qui représente le péché. Il est enseveli et il ressuscite.... Et dans cette double représentation il ne faut rien trouver de contradictoire. Dès le XVe siècle l'alchimie perd son caractère pratique pour devenir une phi­losophie hermétique. La pierre philosophale symbolise le Christ. « L'alchimie gorgée de christologie a su établir le parallèle entre la délivrance de la matière par la naissance du corps spirituel de la pierre philosophale et le mystère de l'union de la rédemption et de la résurrection » (p. LVI). Finalement les 3 traités sont « l'œuvre d'un jeune esprit vivement inté­ressé par les courants mystiques, alchimiques, spirituels qui agitent son temps. Son dessein est de regrouper les thèmes familiers à la spiritualité de l'époque autour d'un personnage imaginaire dans le genre de Faust, mais plus mythique encore, puisque Faust a existé ». Et, d'après l'auteur, « la Bible rosicrucienne est une étape de poids de la longue et pas­sionnante histoire qui reste à écrire et qui mène du Moyen Âge mystique à la philosophie moderne » (p. LXIV). — François d’Hautefeuille, Revue de Métaphysique et de Morale n°1/1973.

     

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    Aleister Crowley, révolutionnaire-­conservateur inconnu

    [Ci-dessous : AC vers 1910 en robe de cérémonie, couronne et tenant un bâton/sceptre, avec disposés sur la table coupe, épée, pentacle, cloche et huile sainte. La colorisation est ici librement inspirée]

    magus_10.jpgDe 1875 au début de la Première Guerre mondiale, l'Europe vécut à l'heure de l'occultisme. En France, sous l'influence de l'abbé Constant — mieux connu sous le surnom d'Éliphas Lévi­ — Stanislas de Guaïta et Joséphin Péladan furent à l'origine de groupes Rose-Croix et le docteur Gé­rard Encausse redonna vie à l'Ordre Martiniste. En Allemagne, Rudolf Steiner, Théodor Reuss, Leopold Engel et bien d'autres, furent les instiga­teurs qui de l'anthroposophie, qui d'une résurgence de l'Ordre du Temple ou des Illuminés de Bavière, qui de l'apparition d'obédiences maçonniques ir­régulières. Dans les pays anglo-saxons, la Théo­sophie d'H. P Blavatsky se répandit largement, tandis qu'une société comme la Golden Dawn s'a­dressait à un public plus restreint, plus cultivé aussi.

    Ce qui est particulièrement frappant, c'est que cet occultisme renaissant se lia étroitement à l'expres­sion d'idées politiques non conformistes, soit révo­lutionnaires de gauche, soit relevant d'un conser­vatisme radical ou d'un nationalisme völkisch. Ainsi les théosophes furent-ils liés tant au milieu des ex-communards français qu'au nationalisme naissant dans les colonies anglaises ; ainsi, les oc­cultistes allemands se partagèrent-ils entre socia­listes de gauche et militants völkisch ; ainsi, Mau­rice Barrès et Charles Maurras fréquentèrent-ils les Rose-Croix et le martinisme, où l'ambiance était ouvertement légitimiste ; ainsi, des maçons occultisants tels Reghini et Frosini se retrouvè­rent-ils parmi les premiers partisans du fascisme italien ; ainsi, les initiés britanniques prirent parti : certains pour le Sinn Fein (tel Yeats, qui par la suite fera l'éloge de Mussolini) et d'autres se reven­diquèrent du jacobisme militant (c'est-à-dire qu'ils étaient favorables à la restauration de la dynastie des Stuart). Parmi ces théurges engagés, une figu­re tranche. C'est celle d'un aristocrate baudelai­rien, touchant à tout et réussissant en tout, poète, scénariste, dramaturge, peintre, alpiniste, explora­teur, romancier, mais avant tout magicien, qui, de surcroît, s'affirma politiquement comme un au­thentique révolutionnaire-conservateur. Son nom ? Aleister Crowley.

    [nota bene : AC ne pouvait que s'éloigner de tout appareil maçonnique le subordonnant. En outre, suite à certaines polémiques, il ne joua aucun rôle dans la fondation de l'AMORC d'esprit très différent malgré des proximités d'inspiration dues à des sources communes]

    La jeunesse d'un magicien

    greent10.jpgEdward Alexander (il celtisera par la suite ce pré­nom en Aleister) [*] Crowley naît le 12 octobre 1875 à Leamington Spa dans le Warwickshire. Sa famille d'origine bretonne s'est fixée en Angleterre sous les Tudor. Son père est un riche brasseur et les Crow­ley mènent une vie aisée, avec de nombreux voya­ges sur le continent. Une vie qui est toutefois as­sombrie par l'appartenance à la secte protestante extrémiste des Plymouth Brethern. Orphelin à 12 ans, le jeune Crowley entre à l'université à 19 ans, d'abord à Londres puis à Cambridge, à la tête d'une imposante fortune qui lui permet de mener une existence peu commune pour un étu­diant : jeu d'échec (il est un des espoirs de sa géné­ration), alpinisme en solitaire, voyages lointains, poésies qu'il publie à compte d'auteur et en édi­tions de luxe, militantisme en faveur des Carlistes espagnols, vie amoureuse abondante hétéro- et ho­mosexuelle. C'est aussi durant ces années d'études qu'il découvre les sociétés secrètes, loges et con­venticules, d'abord avec l'Église celtique, puis avec l'Ordre Hermétique de l'Aube Dorée et l'obédience maçonnique de Memphis-Misraïm. Toute sa vie fu­ture est en gestation dans cette période où l'oisi­veté et la volupté l'emportent sur les études.

    [* : P. Pissier ajoute concernant cette graphie que c'est en s'inspirant du poème Alastor, or, The Spirit of Solitude (Alastor ou l'esprit de la solitude ; 1815) de Percy Bysshe Shelley qu'AC décida d'adopter le prénom « Aleister », réinterprétation gaélique d'Alastor pour s'inscrire dans la vogue du renouveau celtique que connaissait à cette époque la Grande-Bretagne]

    Une vue du monde gnostique

    [Ci-dessous : l'expédition du Chogori en 1902. De g. à d. : Wesseley, Eckenstein, Guillarmod, Crowley, Pfannl, Knowles. Désavoué par l'Alpine Club suite à l'expédition inconséquente de 1905 en Himalaya, Crowley cessera définitivement l'alpinisme]

    chogori-expeditionAprès sa sortie de Cambridge en 1898 et jusqu'à son décès en 1947, il sera un alpiniste reconnu qui effectuera plusieurs “premières” dans les Alpes, l'Himalaya, les montagnes mexicaines ; il sera un poète prolixe tant en anglais qu'en français, un ro­mancier et un nouveliste à succès, un séducteur impénitent, un explorateur qui parcourera au dé­but du siècle la Chine et la Birmanie à cheval et l'Afrique du Nord à pied... Mais avant tout, il dé­veloppera une pensée politique originale, étroi­tement liée à une vue du monde gnostique.

    Gnose, mysticisme, illuminisme, technique de réa­lisation spirituelle : tels sont les qualificatifs que l'on peut attribuer à ce que Crowley nomma la Ma­gick (en utilisant une graphie vieille-anglaise). Celle-ci n'est pas pour lui un moyen d'influer sur le réel grâce à certains rites et pratiques, mais la re­cherche d'un but ultime, l'atteinte d'un état où l'homme et Dieu ne sont plus qu'un. Cette magick, Crowley la veut une théorie scientifique, bien qu'il la double d'une révélation à l'origine d'une quasi-­religion.

    Le but ultime de la “magick” : l'union avec Dieu

    [The Magus © : Motif du bateleur ornant la première des 78 lames du tarot de Thot conçu par AC à la fin de sa vie et superbement illustré par Frieda Harris. Mais aucun des deux ne verra imprimé ce tarot Crowley-Thoth qui ne le sera qu'en 1969. L'hypothèse d'une origine égyptienne du Tarot ressort d'une tendance à l'égyptomanie propre au XIXe siècle car il date en fait de la fin du Moyen Âge en Italie]

    magus310.jpgDans l'ensemble de son œuvre, Crowley affirme l'i­dée que l'homme est un Dieu qui s'ignore et que seul le travail magique peut lui permettre de dé­couvrir cet état. La tâche de sa vie était de « rédiger un traité des méthodes par lesquelles l'homme peut atteindre la divinité », de démontrer qu'« il n'y a qu'une seule définition principale de l'objet de tout le rituel magique, c'est l'union du microcosme avec le macrocosme. Le rituel suprême et complet est par conséquent l'invocation du Saint Ange Gar­dien, ou, en langage mystique, l'union avec Dieu ». Affirmations qui rattachent A. Crowley à une longue chaîne de mystiques de Maître Eckart (« L’Être de Dieu doit être mon être. Dieu et moi, nous sommes un ») à Nicolas Berdiaev (« Découvrir jusqu'au bout l'homme, signifie découvrir Dieu »), en passant par les Soufis (« J'ai dit à mon seigneur : qui es tu ? Il m'a répondu : Toi ! »), Angelus Silesius (« Homme, ne reste donc pas homme, il faut monter le plus haut qu'on le peut. Chez Dieu il n'y aura que les Dieux de reçus »), Novalis (« Enfants de Dieu, germes divins nous sommes. Un jour nous serons ce que notre père est ») et bien d'autres.

    Pour A. Crowley, tout est « une projection de soi-même ». Donc Dieu n'est pour lui qu'un état de conscience que l'on peut atteindre en prenant d'a­bord conscience de la multiplicité de nos person­nalités (c'est la conversation avec son Saint Ange Gardien — un double de soi-même — et les rapports avec les bons ou mauvais esprits, émanations de notre psyché) puis en unifiant son moi. Pour obtenir ce résultat, A. Crowley, qui a­vait longuement séjourné en Inde [où il aurait mis au point une variante du bridge, le pirate-bridge], a proposé de pratiquer intensivement le yoga, il a aussi préco­nisé l'usage d'une magie rituélique — conçue dans son esprit comme un yoga occidental — et de diver­ses pratiques physico-mentales dans lesquelles le sexe et les drogues jouèrent un rôle non négli­geable.

    Une magie scientifique

    cover10.jpg[Ci-contre : couverture de The Equinox, « revue de l'illuminisme scientifique »]

    La luxueuse revue publiée par A. Crowley, The Equinox, portait comme sous-titre : « Notre mo­yen, c'est la science ; notre but, c'est la religion ». Cette affirmation en apparence paradoxale con­cernant une matière, la magie, habituellement considérée comme relevant de l'irrationalisme absolu, était pour Crowley d'une importance ex­trême. Il s'enorgueillissait en effet d'avoir introduit la méthode scientifique dans le travail magique : « je me fis un point d'honneur de ne jamais rien af­firmer que je ne pouvais prouver de la même ma­nière qu'un chimiste peut prouver la loi des poids combinés » ; « il est absolument nécessaire que tou­tes les expériences soient l'objet d'un compte rendu détaillé, soit durant leur déroulement, soit immé­diatement après. Il est très important de noter les conditions physiques et mentales de l'expérimenta­teur ou des expérimentateurs. L'heure et le lieu de l'expérience doivent être précisés, ainsi que le temps qu'il fait, et que toutes les conditions qui peuvent raisonnablement avoir un effet négatif ou positif sur l'expérience ».

    La Loi de thélème comme nouvelle religion

    crowle13.jpgLes 8, 9 et 10 avril 1904, au Caire, une voix sensée être celle de l'esprit Aiwass — mais qu'il reconnu ê­tre une manifestation de son moi profond —, dicta à A. Crowley le Liber Legis, composé de 3 chapitres et de 220 versets où se mêlent passages à résonances nietzschéennes, positions déclamatives d'un mysticisme sensuel et d'une métaphysique obscure, et indications préci­ses concernant d'éventuels rituels. À partir de l'été 1909, Crowley entreprit d'en faire l'évangile d'une nouvelle religion gnostique et messianiste : le thélè­misme.

    Cette nouvelle religion se caractérise par la cro­yance d'une évolution de l'humanité par éons. D'a­bord celui d'Isis, ère des sociétés matriarcales et des Dieux païens, puis celui d'Osiris, l'éon des Dieux agonisants dont le christianisme est le meil­leur, mais non le seul, exemple. Depuis avril 1904, celui d'Horus, le Dieu de l'extase et de la violence, Dieu de feu et de flamme, et dans environ 2.000 ans, l'éon de Maat. Il ne semble pas que Crowley ait cru à l'existence réelle de ces différents Dieux ; ils étaient plutôt pour lui des « aspects diffé­rents et variés d'une unité fondamentale, qui fina­lement se résout dans le néant ». Cependant, par son acceptation de cette “révélation” et par son souci de la faire connaître de tous, Crowley n'était plus un simple instructeur de magie, mais le pro­phète d'un nouveau système de pensée, d'un systè­me qui ressemble beaucoup à une religion, avec son panthéon, ses rites, ses fêtes, ses mission­naires — les membres de l'Ordo Templi Orientis­ et son église — l'Église Catholique Gnostique.

    Dans l'éditorial au numéro de 1919 de The Equi­nox, A. Crowley affirma ainsi « La Loi de Thé­lème » (c'est-à-dire le contenu du Liber Legis) of­frant une religion qui remplit toutes les « conditions nécessaires », mais sur ses vieux jours, il semble qu'il revint un peu sur cette idée ; il ne définit plus son système comme une religion que « dans la me­sure où une religion signifie un assemblement en­thousiaste de doctrine qui ne contredisent ni la science ni la magie ».

    Le mage et la politique

    A. Crowley a été crédité par de nombreux écrivains de l'occultisme alimentaire (parmi les­quels le couple infernal, Pauwels et Bergier, avec leur Matin des magiciens) des prises de position les plus aberrantes et les plus contradictoires : es­pionnage pour les empires centraux en même temps que pour la couronne britannique, sympa­thie envers le nazisme et soutien à la politique de Winston Churchill, etc. Pourtant une simple lectu­re de ses écrits leur aurait permis de se rendre compte qu'il s'est très clairement et franchement engagé dès sa jeunesse sur une ligne ultra-réac­tionnaire, et que la formulation de la Loi de thélè­me était inséparable d'un messianisme et d'une utopie politique.

    Aleister Crowley : un réactionnaire radical

    [Ci-dessous : AC à la fin des années 30. L'auteur de l'article note que le thélémisme peut correspondre à « un repli de l'action décevante dans le monde à l'action gratifiante sur soi. À l'impossibilité de changer le monde politiquement correspond le désir d'en changer magiquement la perception » (Crowley, Pardès, p. 78-79)]

    crowle12.jpgCrowley s'est lui-même défini comme un “réaction­naire conservateur”, définition que l'on ne peut considérer comme pleinement satisfaisante que si l'on précise qu'il ne voulait pas conserver un ordre établi mais défendait un régime politique — le stuartisme — et une forme sociale — le féodalisme aristocratique — disparus d'Angleterre depuis plus de 200 ans. Dans les écrits d'A. Crowley transparaît la société idéale dans laquelle il aurait souhaité vi­vre. Dans ses Confessions, il estime nécessaire l'existence d'un important substrat populaire, dans lequel la paysannerie serait majoritaire « guidée dans son évolution par les intelligentes classes gouvernantes ». Celles-ci formerait une aristocratie non entièrement héréditaire pouvant coopter ses membres mais refusant les anoblissements effec­tués par les monarques anglo-germains visant des couches sociales que Crowley méprisait : « Il y eut d'abord le gros bourgeois, puis le banquier, l'acteur de cinéma, et le comédien ». De surcroît, dans une telle société où n'existeraient plus les circuits de l'économie marchande et les comportement négatifs qui en découlent, régnerait l'abondance, une meilleure moralité et chacun aurait plus de loisirs. Ces loisirs sont pour Crowley indispensables — au moins pour l'aristocratie :

    « Je considère une classe qui a des loisirs comme l'uni­que champ où l'on peut faire pousser le meilleur type de blé. L'idée socialiste que chacun devrait travailler manuellement quelques heures chaque jour, si elle était appliquée, serait un frein pour toute la race. Tout travail mécanique dégrade, il est nécessaire qu'il soit effectué, mais il a comme conséquence de produire des classes dégradées. Égaliser les hommes de cette manière serait les a­baisser tous. (...) Tous les travaux les plus élevés requièrent une telle finesse et une telle délicatesse manuelle et mentale qu'une vie de loisir est abso­lument nécessaire ».

    [Ci-dessous : soutenez le Grand Élu pour 2012 ! Campagne présidentielle parodique du site américain AC2012]

    ac201210.jpgHomme de loisir, le véritable aristocrate serait aussi l'homme de l'inutile, celui qui pense que “la chasse vaut mieux que la proie”, ou, selon les termes de Crowley : « Il n'y a pas de but à atteindre, la récompense est la marche elle-mê­me » ; « la joie de la vie consiste dans l'exercice d'une énergie, dans un accroissement continuel, dans un changement constant, dans le plaisir des nouvelles expériences. S'arrêter signifie simplement mourir ». La société rêvée par Crowley est aussi une société de grande liberté. La disparition des libertés de l'a­ristocratie au profit du conformisme bourgeois est un des principaux reproches qu'il adresse à l'An­gleterre victorienne : « Victoria était une pure suffo­cation. Tant qu'elle vécut, il fut impossible de faire un simple pas dans n'importe quelle direction. Elle était un brouillard épais et immense, nous ne pou­vions pas voir, noue ne pouvions pas respirer. Et l'esprit de ce temps a tué tout ce que nous ai­moins ».

    Une société aristocratique comme celle envisagée par A. Crowley peut être en même temps une réelle démocratie organique : « Plutôt que d'accepter la démocratie comme une confusion dans une com­mune dégradation, nous devons comprendre que chacun est différent. L'humanité est une républi­que d'aristocrates, notre égalité est celle des orga­nes du corps ». À l'inverse, la démocratie occidenta­le n'a rien de commun avec celle de notre auteur. Les USA constituant l'exemple type de celle-ci, il leur adressera l'essentiel de ses critiques que l'on peut regrouper en 2 thèmes : la démocratie est avant tout le régime politique des marchands et la démocratie engendre l'universalisme, la standardi­sation et la stérilité.

    Pour Crowley, la démocratie américaine est parfai­tement symbolisée par la statue de la Liberté : « un projet rejeté d'une statue glorifiant le commerce et destiné au canal de Suez ». Pour lui, « c'est le propre de l'esprit américain de compter et comparer plu­tôt que de se contenter des satisfactions spirituel­les ». À juste titre, il voit dans la position des USA lors de la Première Guerre mondiale le propre de toutes les démocraties libérales :

    « Wilson avait été élu pour tenir l'Amérique hors du conflit mais le peuple en Amérique est un esclave qui ne compte pas dans l'esprit de ses maîtres. L'Amérique avait prêté des sommes fabuleuses aux Alliés, et ne les récupérerait pas si les Allemands gagnaient la guerre. L'Amérique n'attendait qu'un prétexte pour déclarer la conduite des Allemands intolé­rable et avoir une raison de participer au conflit ».

    La démocratie marchande est aussi pour Crowley l'universalisme niveleur :

    « L'irrémédiable calamité qui fait qu'il est maintenant un principe accepté de tenter de rendre la tyrannie internationale, de supprimer toutes les coutumes d'intérêt historique, et tout ce qui tend à la variété de la société hu­maine dans le but de construire un marché pour des produits standardisés. Le progrès de cette pestilence n'est que trop visible à travers le monde. Les hôtels standardisés et les marchandises standardisées ont envahi jusqu'aux districts les plus éloignés, et cela n'a été possible économique­ment que par la suppression forcée de la compéti­tion locale. Les exquis, dignes et confortables vête­ments des peuples lointains, de la Sicile au Japon, doivent céder la place à la vile camelote des usines étrangères, et cela est appuyé par une campagne internationale basée sur le snobisme. Les peuples sont persuadés qu'ils doivent se vêtir comme des ducs sportifs ou des présidents de banques. Un tel plan repose évidemment sur la destruction de tout ce qui fait l'originalité, le respect de soi, l'amour de la beauté et la référence pour l'histoire ».

    Cet uni­versalisme devient pour Crowley la pire des tyran­nies :

    « la tentative délibérée de standardiser les conditions sociales, de tarir l'originalité, d'ostraciser le génie, de discipliner la vie dans ses moindres détails, va faire de la terre de la liberté une colonie de bagnards et modeler la civilisation sur celle des fourmis ».

    De surcroît, A. Crowley voit dans les valeurs de la démocratie marchande un anti-eugénisme et la cause d'une dégénérescence de la race humaine. Celle-ci « grandit en stature et intelligence aussi longtemps que la sécurité fut acquise par la bra­voure, ainsi les plus forts et les plus doués étaient capables de reproduire leur espèce dans les meil­leures conditions. Mais quand la sécurité devint générale, à cause de l'altruisme, les plus dégénérés furent acceptés comme les enfants des plus forts ».

    Opposé à l'universalisme, Crowley ne pouvait que refuser le colonialisme, et lui opposer le modèle de l'imperium romain. Pour lui « où l'homme blanc met le pied, l'herbe de la liberté, et les fleurs de la bonne foi, sont foulés pour laisser la place au vice et à l'esprit commercial ». Cette position anti-colonialiste le conduisit à prendre publiquement parti pour l'indépendance de l'Irlande durant la Premiè­re Guerre mondiale et à garder des liens indirects avec certains activistes de l'IRA jusqu'au milieu des années 30. D'autres peuples opprimée reçurent aussi des marques de sympathie de sa part : les Cu­bains, les Tyroliens du sud en 1923, les Arméniens, etc.

    Crowley et le fascisme

    [Songs For Italy — "Parturiunt Montes – Nascitur Ridiculus Mus" - Solini, plaquette de 16 p. Cet écrit pamphlétaire, daté de juin-sept. XIX (année thélémite 19, soit 1923) suit de peu l'expulsion de Sicile. Il reprend quelques poèmes réprobateurs parus auparavant lors des débats entamés pour la réforme des lois ecclésiastiques]

    sfi-xi10.gifVis-à-vis du fascisme, Crowley fut tout d'abord en­thousiaste : « Depuis quelques temps, je m'intéres­sais au fascisme que je regardais avec une entière sympathie. J'étais satisfait du bon sens de son pro­gramme et son attitude vis-à-vis de l'église me ra­vissait » ; pour lui, lors de la marche sur Rome, « leur comportement était admirable. Ils faisaient la Po­lice dans la ville et empêchaient tous les troubles avec la plus grande efficacité». Mais cet enthou­siasme ne dura pas et le rapprochement entre Mussolini et le Vatican qui eut lieu dès la fin de 1922 firent d'A. Crowley un anti-fasciste con­vaincu qui brocarda Mussolini et ses partisans dans de nombreux poèmes, dont le plus marquant est sans doute Chemises noires :

    « Qu'il est pratique de porter une chemise
    Dont la couleur ne permet pas de voir les tâches,
    Qu'il est excellent
    D'arborer une chemise qui montre la couleur de son cœur,
    Quelle aide c'est d'avoir une chemise de cette teinte,
    Pour ceux qui se glissent la nuit, avec des couteaux,
    Pour faire leur sale besogne ».

    Cette position est particulièrement intéressante car elle reproduit exactement celle des francs-maçons italiens (Crowley était en contact étroit avec 2 de leurs principaux dirigeants : Frosini et Re­ghini) qui, eux aussi, soutinrent d'une façon très active le fascisme avant de passer progressivement dans l'opposition au fur et à mesure des rapproche­ments entre Mussolini et la papauté.

    Le “Liber Legis” comme base d'une pensée politique

    liber_10.jpgLe Liber Legis annonçait dans l'esprit de Crowley un monde nouveau dont l'instauration était inces­sante. Le thélèmisme contenait donc à la fois un messianisme et une utopie politique. Contrairement aux messianismes habituels, la vi­sion historique d'A. Crowley n'est pas liné­aire et n'a pas pour aboutissement la fin de l'histoire par l'établissement d'un paradis sur terre. Elle analyse au contraire — comme on l'a vu ci-dessus — l'évolution du monde comme une suc­cession incessante de 4 cycles, les éons.

    Dans l'esprit de Crowley, ces éons se succèdent comme des saisons et chaque changement d'éon est marqué par un “changement de temps” spirituel ; « un nouvel éon implique la fin de la civilisation existante alors ; changer la formule magique de la planète revient à changer toutes les sanctions mo­rales et le résultat est automatiquement désas­treux. Le culte du Dieu mourant introduit par Dionysos détruisit la vertu et la culture romaine. Vrai­semblablement, l'introduction du culte d'Osiris fut la cause première de la chute de la civilisation é­gyptienne ». L’éon d'Horus devait, lui, débuter par les tempêtes de « l'équinoxe des Dieux » et « la natu­re d'Horus étant force et feu, son éon sera marqué par la fin de l'humanitarisme. Le premier acte de son règne devant naturellement être de plonger le monde dans la catastrophe d'une guerre immense et sans pitié ». Ainsi A. Crowley, et ses disci­ples, crurent-ils sincèrement que les 2 guerres mondiales ainsi que les révolutions communistes étaient ces tempêtes équinoxiales.

    Si la pensée cyclique de Crowley est en conséquen­ce déterministe, elle laisse cependant une place importante à l'action humaine. En effet, si le dé­roulement des éons est immuable, par contre, il est possible de modifier, de contrer ou d'augmenter leur influence sur les civilisations terrestres. Esti­mant qu'une période plus ou moins longue se dé­roule entre le début d'un éon et l'établissement de la loi de celui-ci, Crowley estimait que les thélèmi­tes pouvaient, par leur action, réduire au mini­mum cette période de transition. S’il envisagea que la Loi soit imposée par la force par un ordre « enga­gé dans les affaires temporelles » et entrant en lut­te ouverte avec les partisans des « dieux déchus », dans les faits, il adopta, sa vie durant, une straté­gie de séduction. Ainsi, tenta-t-il de convaincre les personnalités les plus diverses de l'intérêt de la ré­vélation d'Aiwass. Cela par une politique très ac­tive d'articles, de missives et d'expéditions du Li­ber Legis aux décideurs : industriels, ambassa­deurs, hommes politiques, etc. Dans cette optique, il accorda un intérêt tout particulier à la révolu­tion bolchévique, espérant que celle-ci, en deve­nant mondiale, créerait un vide qui ne pourrait être comblé que par la Loi de thélème. Ainsi vit-on A. Crowley faire entrer clandestinement en URSS des exemplaires du Liber Legis, tenter de prendre contact avec Trotsky, rencontrer Thael­mann en 1931 et dédier un de ses poèmes à Léni­ne.

    L'utopie thélèmite

    tumblr11.jpg[A. Crowley (1917-18) par Leon Engers Kennedy, National Portrait Gallery, London. Parue en frontispice de The Equinox vol. III n°.1 en 1919, la toile est décrite ainsi : « Le Maître est représenté en Sa sainte méditation. L'Aura flamboyant autour de lui correspond à cette transe spécifique directement observée par l'artiste maîtrisant le pouvoir de la Vision Véritable »]

    La société qui, dans l'esprit d'A. Crowley, de­vait naître de l'établissement de la Loi du nouvel éon sur une partie ou sur la totalité de la planète, devait être régie par les préceptes du Liber Legis. Structuration des rêves du “higher self”, de l'in­conscient matérialisé de Crowley qu'était Aiwass, il est normal que cette société recoupe sa pensée ultra-conservatrice évoquée précédemment.

    Cette société devait avant tout être une société de liberté appliquant un des principaux préceptes du Livre de la Loi : « Fais ce que tu veulx sera le tout de la loi ». Le Liber LXXVII (voir ci-dessous) écrit par le maître en constituait en quelque sorte la “déclaration des droits de l'homme”. L'élite y serait composée des être humains ayant atteint l'illumi­nation et qui auraient dépassé le dualisme ; servis par une foule d'être humains non-éveillés, ils mè­neraient une vie luxueuse et oisive, comme le pré­voyait le Liber Legis. En 1943, près de 40 années après la révélation d'Aiwass, Crowley réflé­chissant sur celle-ci, remarquait qu'elle remplaçait le clan, la famille, l'État, par l'individu, et que « le livre annonce une nouvelle dichotomie dans la so­ciété humaine : il y a le maître et l'esclave, le noble et le serf, le loup solitaire et le troupeau ». Il voyait alors des prophètes d'une telle société dans Nietz­sche et dans Gobineau et affirmait que le Liber Le­gis annonçait « une société aristocratique, car il pla­ce chaque individu au centre de l'univers, en même temps que démocratique, car il admet que chaque homme est unique, souverain et seulement respon­sable vis-à-vis de lui-même ».

    ►Christian Bouchet, Vouloir n°94/96, 1992.

    • Du même auteur : Aleister Crowley (coll. Qui suis-je ?, Pardès, 1999) ; Aleister Crowley et le mouvement thélèmite (éd. du Chaos, 1998) [texte remanié d'un travail de thèse en 1994] ; Aleister Crowley, La Bête 666 (Camion noir, 2011). Sur l'auteur lui-même, signalons à titre anecdotique concernant ses travaux une polémique dont n'est resté avec le temps que l'amalgame entre choix de sujet (liberté de recherche) et credo politique (liberté de citoyen), cf. not. cet article prétendument hostile.

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    libero10.jpgLIBER LXXVII Oz.

    “La loi du fort est notre loi et le bonheur du monde” (AL. 11. 21) *

    “Fais ce que tu veulx sera le tout de la loi” (AL. 1.40)

    “Tu as nul droit que de faire ton vouloir. Faicts cela et nul autre dira nenni” (AL. 1.42-43)

    “Chaque homme et chaque femme est une étoile” (AL. 1.3)

    IL N'Y A DE DIEU QUE L'HOMME

    1. L'homme a le droit de vivre par sa propre loi : de vivre de la façon qu'il veut le faire ; de travailler tel qu'il le veut ; de jouer tel qu'il le veut ; de se re­poser tel qu'il le veut ; de mou­rir quand et comme il le veut.

    2. L'homme a le droit de man­ger ce qu'il veut ; de boire ce qu'il veut ; d'habiter où il veut ; de se mouvoir tel qu'il le veut sur la surface de la terre.

    3. L'homme a le droit de penser ce qu'il veut ; de dire ce qu'il veut ; d'écrire ce qu'il veut ; de dessiner, peindre, sculpter, gra­ver, mouler, construire, tel qu'il le veut ; de s'habiller tel qu'il le veut.

    4. L'homme a le droit d'aimer tel qu'il le veut ; “Prenez votre comble et vou­loir d'amour tel que voulez, quand, où, et avec qui voulez” (AL. 1.51).

    5. L'homme a le droit de tuer ceux qui entraveraient ces droits : “Les esclaves serviront” (AL. 11.58) ; “L'amour est la loi, l'amour soumis à la volonté” (AL. 1.57).

    Aleister Crowley.

    * AL. 11. 21 = Liber Legis, chapitre 11, verset 21.

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    ◘ Bibliographie :

    ♦ Œuvres de Crowley :
    ♦ Éléments biographiques :
    • CHURTON Tobias : A. Crowley The Biography : Spiritual Revolutionary, Romantic Explorer, Occult Master and Spy (2011)
    • BETA Hymenaeus : introd. au Liber ABA (1995)
    • BOOTH Martin : A Magick Life, A Biography of A. Crowley (2000)
    • HUTIN Serge : A. Crowley, le plus grand des mages modernes, Marabout, 1973 (rééd. Aleister Crowley, Arqa, 2005) [qqs imprécisions et divagation sur le rapport Crowley-nazisme] [cf. aussi L'Étrange vie du mage Aleister Crowley chez Alpha Int.]
    • KACZYNSKI Richard : Perdurabo : The Life of A. Crowley (2002)
    • REGARDIE Israel : The Eye in the Triangle (1970) 
    • SUTIN Lawrence : Do What Thou Wilt : A Life of A. Crowley (2000)
    • SYMONDS John : The Great Beast - The Life of A. Crowley (1951)
    • TEGTMEIER Ralph : A. Crowley : Die tausend Masken des Meisters (Droemer/Knaur, München, 1989) : Dans cet ouvrage sur Crowley, Ralph Tegtmeier explore les mille et une facettes de l'œuvre de la «Grande Bête 666». Tegt­meier, grand explorateur de l'oc­cultisme, a dirigé de 1979 à 1981 une librairie spécialisée dans l'ésotérisme et les sciences occultes. Il est le traducteur de plusieurs ou­vrages de Crowley et a rédi­gé une thèse de doctorat à l'Université de Bonn intitu­lée Okkultismus und Ero­tik in der Literatur des Fin de siècle (Occultisme et érotique dans la littérature fin de siècle). En français, on dispose de lui du Guide des musiques nouvelles pour le voyage intérieur (Le souffle d'or, 1988). Son ouvrage biographique aborde plusieurs thèmes essentiels dans le devenir de la pensée de Crowley. Notamment la critique du victorianisme anglais, le dionysisme de Crowley pendant son séjour universitaire à Cambridge, ses idées politiques (légitimisme jacobite, carlisme espagnol, celtisme, attitudes pro-irlandaises et pro-allemandes dans la presse neutraliste américaine de George Sylvester Viereck, etc. Tegtmeier aborde aussi le problème de la toxicomanie chez Crowley (« Le matin de l'héroïne, le soir, de la dinde froide »), celui de la sexualité comme « branche spéciale de l'athlétisme » ; enfin, l'impact de Crowley sur la musique rock, qui, outre ses textes de magie destinés à un très petit nombre, est sans nul doute, la seule influence qu'il aura eue, de façon durable mais médiate, sur le grand public et la jeunesse étudiante et ouvrière britannique, européenne et américaine. Tegtmeier adopte une démarche rigoureusement scientifique : il cite ses sources, analyse les textes, présente Crowley comme une figure littéraire, qui dit l'essentiel dans un langage très inhabituel. Enfin, Tegtmeier distingue ce qui, chez Crowley, est fondamental, durable et essentiel, et ce qui est pure parodie ludique, destinée à choquer les bourgeois victoriens, coincés dans leurs conventions puritaines.
    • WALDSTEIN Arnold : Crowley, le Saint de Satan, CELT, 1975 [biographie romancée fantaisiste]
    ♦ Études :
    ♦ Divers : 

     

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    David Bowie, lors de sa chanson « TVC 15 » à un concert en 1976, reprend à Crowley, par affinité pour son dandysme, sa gestuelle hiératique, ici la position initiatique « The Enterer » (Celui qui franchit l'entrée)


    ♣ Concernant l'usage de Crowley comme icône subversive par la scène musicale, mentionnons en français cette longue série d'articles du doxographe Stéphane François reprenant en partie les éléments présentés dans son pensum La musique europaïenne : ethnographie politique d'une subculture de droite :

     

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    LA MARQUE DE LA BÊTE (à propos de l'œuvre d'Aleister Crowley)

    ◘ Entretien avec son traducteur, Philippe Pissier

    pissie10.jpg♦ Aleister Crowley, personnage quasi-mythique du monde anglo-saxon, est le père de la renaissance magique au XXe siècle occidental. Cette “magick” – telle qu'il la nommait – nous éloigne définitivement de l'occultisme visant exclusivement les pouvoirs aussi bien que des considérations éthérées incapables de s'incarner au travers d'une praxis. La magick vise une transcendance résolument par delà le bien et le mal, et l'on peut dire que Crowley a tenté de ressusciter un tantra occidental, fleur baroque et vénéneuse poussant sur la carcasse en décomposition du christianisme. L'œuvre principale de cet homme qui se proclamait « La Grande Bête de l'Apocalypse » – nous verrons pourquoi­ – s'intitule précisément Magick. Le traducteur de cette dernière, Philippe Pissier, a accepté de répondre à quelques­-unes de nos questions.

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    • Peut-être conviendrait-il de commencer en situant quelque peu le personnage...

    magick10.jpgPP : Je vais essayer d'être le plus bref possible car le sujet est complexe et ce qu'il y a de plus intéressant chez Crowley — son approche de la transcendance — n'est pratiquement jamais abordé dans les textes qui lui sont consacrés en territoire francophone. Tout d'abord, il naît en 1875 dans une famille appartenant à une secte protestante ultra-fanatique : les Frères de Ply­mouth ou “Darbystes” ; ce qui joua à l'évidence un grand rôle dans sa haine profonde du christianisme. Je dirais qu'il fit ses premières armes dans l'invisible par la voie orphique : il ne cesse d'écrire de la poésie durant la première période de sa vie et fera paraître ses Œuvres Poétiques Complétes (1) à l'âge de 30 ans ! Ses influences capitales seront Baudelaire (il traduira d'ailleurs Les Paradis artificiels et Petits Poèmes en prose), Swin­burne et bien sûr William Blake, figure embléma­tique. Signalons, que son mépris de la morale sexuelle sous toutes ses formes lui inspirera une réponse poétique au Psychopathia Sexualis de Krafft-Ebing : White Stains [Taches blanches] (où il dresse un panorama de toutes les perversions sexuelles (de la nécrophilie à la bestialité), ces dernières n'étant pas pour lui d'ordre pathologique, mais participant bien au contraire d'un dépassement dionysiaque de l'être.

    Tout au long de sa vie, il poursuivra d'ailleurs la rédaction de textes de cette nature : ce qui lui assurera une solide réputation de pornographe et les attaques incessantes — jusqu'à sa mort — des journaux à scandale de l'époque. Pour ce qui est de l'acte poétique en lui-même, le vertige et quelquefois l'extase que ne manquent pas de provoquer — si l'auteur est authentique et conçoit l'écriture comme fonction sacrée — le jeu — le grand jeu et aussi le grand chant — avec les signes et le sens me semblent déjà très parents des états modifiés de conscience que sont censés induire les techniques d'exégèse kabbalistiques (3) que Crowley découvrira plus tard. Pour ce qui est de l'ésotérisme proprement dit, ce fut toujours pour lui un sujet d'attrait et il acquit une immense culture livresque dans le domaine.

    [Ci-dessous : William Butler Yeats, écrivain irlandais, sympathisant de l'IRA. Il était, comme Crowley, un initié, en révolte contre les fadeurs de l'ère victorienne et du positivisme de la Belle Époque. L'œuvre de Yeats fourmille de références aux rites d'initiation et à l'ésotérisme Son livre principal, dans ce sens, demeure A Vision]

    willia10.jpgMais le début de la grande aventure est pour lui la rencontre en 1898 avec une société — plus discrète que secrète soit dit en passant — initiatique nommée Hermetic Order of the Golden Dawn (4) (Ordre Hermétique de l'Aube Dorée), fondée quelques années auparavant par certains maçons de hauts grades de la Grande Loge Unie d'Angleterre. Cet ordre était opératif : je veux dire qu'il y était délivré une connaissance portant sur les aspects pratiques de la magie. L'un de ses fondateurs, MacGregor Mathers, était en effet un individu hyper-syncrétiste qui avait dépoussiéré de nombreux textes anciens de magie kabbalistique. C'est dans cet ordre que Crowley fera ses premiers pas dans la rituélie, aux côtés notamment de W.B. Yeats. Les raisons pour lesquelles il le quitta seraient trop longues à exposer ici, disons simplement qu'ayant rapidement retiré de l'ordre ce qu'il avait à en retirer, il se trouva bientôt voler de ses propres ailes et c'est en 1904, au Caire, que se produit l'événement capital de son existence : la révélation d'un livre sacré : le Liber AL vel Legis ou Livre de la Loi (5).

    Ce texte extrêmement poétique et aux accents fortement nietzschéens deviendra en quelque sorte sa Bible. Une Bible que bien des occultistes de l'époque regarderont comme une émanation directe du démon ! Il y est en effet exposé une philosophie violemment extatique, guerrière et libertine tout en étant ascétique. Le Livre de la Loi annonce la destruction de toutes les religions issues du passé, et s'oppose rigoureus­ement à tout ce qui est de l'ordre de l'abnégation, du sacrifice de soi. Nous sommes en pleine “volonté de puissance”.

    • Crowley se veut donc “prophète” ? 

    Précisément. Dans la pensée de Crowley, le monde est soumis à une succession de cycles qu'il nomme “éons”. L'Éon d'Isis correspond à l'Âge Matriarcal ; il est suivi de l'Éon d'Osiris, le Père, qui, lui, correspond à l'essor des religions patriarcales, christianisme, islam, etc. ; et enfin de l'Éon d'Horus, le Fils, dont Crowley prétend être justement l'annonciateur, le prophète, du fait de sa réception du texte sacré de cet âge : le Livre de la Loi. Ce document le désigne expressément comme “The Beast” que l'on traduit généralement par la Bête mais que l'on peut également rendre par Antéchrist. Pour Crowley, le fait que Saint Jean, dans son Apocalypse, perçoive la Bête comme maléfique vient de son incompréhension de la nécessité du remplacement d'un éon par un autre qui l'annule tout en le transcendant.

    • Quelles seraient les caractéristiques de ce nouvel éon censé débuter en 1904 ?

    [Ci-dessous : AC en prêtre d'Osiris. Jacques Mousseau invitait à distinguer l'homme Crowley de l'objet de sa quête : « il semble bien qu'il y ait eu en Crowley deux personnages : l'un, extérieur, qui voulait frapper l'imagination, forçait la mise en scène et songeait à satisfaire ses passions ; l'autre, plus intérieur, qui possédait le secret d'une certaine puissance qu'il manifestait rarement » (Planète n°19, 1964)]

    fig03_10.jpgHorus est non seulement le Fils dans la trinité égyptienne Isis-Osiris-Horus mais aussi le dieu de la guerre. Son âge marque l'anéantissement de l'humanisme (« Vous êtes contre le peuple, ô mes élus ! » ; Liber Legis, II, 25) ainsi qu'une infantilisation générale de l'espèce humaine se signalant par l'éclatement de conflits mondiaux et de catastrophes de toute nature. L'analogie avec le Kali-Yuga hindou est manifeste. Mais ce qui est capital, c'est la modification des paramètres de l'initiation : il ne s'agit plus désormais d'un dépassement via le sacrifice de soi ou le renoncement mais de quelque chose qui s'apparenterait plus à certaines branches du tantrisme ou à certaines sectes gnostiques des débuts du christianisme. Le point le plus important est la découverte de ce que Crowley nomme la Vraie Volonté. « Do what you will shall be the whole of the Law » (Fais ce que veux sera le tout de la Loi) est l'une des principales phrases-­clés du Liber Legis. Cette “Vraie Volonté” est sans aucun rapport que ce soit avec toutes les petites volontés humaines, trop humaines, générées par les divers contextes (sociaux, familiaux, etc.) qui programment littéralement l'individu à un “sous­-destin” occultant son véritable devenir. Et donc, tout l'édifice de pratiques mises au point ou améliorées par Crowley vise à un décapage de ces scories (que l'on peut dire “qliphotiques” pour employer une terminologie hébraïque) ainsi qu'à orienter l'individu vers un “dépassement permanent” de lui-même, jusqu'à l'inconnaissable néant, le zéro infini de la Kabbale qui, chez la Bête, est connu comme féminin, plus précisément il est représenté par la déesse égyptienne Nuit. Les pratiques auxquelles j'ai fait allusion — et dont la plupart sont reproduites en appendice de Magick (6) — peuvent être extrêmement contraignantes. Il existe des techniques pour contrôler tout acte, parole ou pensée, telles celles du Liber III vel Jugorum qui recommande de s'entailler le bras à l'aide d'un rasoir chaque fois que par ex. l'on prononce un mot courant que l'on s'était juré d'éviter. Ou alors, le magicien doit adopter consécutivement plusieurs personnalités totalement différentes et parfaitement jouer son rôle, ce afin de détruire les limitations de sa psyché. Le but est d'arriver à une surhumanité.

    Par ailleurs, l'on peut dire que, dans sa pensée, tout individu qui ne s'est pas délivré des illusions du monde phénoménal relève de la sous-humanité. Crowley considère que « tout homme et toute femme est une étoile », et toute étoile possédant sa course, déterminée par la Vraie Volonté, plus elle est ignorante de cette dernière, plus elle dévie de son orbite et a donc de chances de rentrer en conflit avec les étoiles voisines. La propre inconséquence d'un individu par rapport à son dépassement personnel ne nuit pas qu'à lui-même : elle nuit à l'ensemble et contribue au chaos, fût-il organisé. Or, dans l'optique thélémite, il ne s'agit aucunement de se plier à une aberration extérieure qui entraverait le développement de l'être : il convient de se battre quelque puisse être la taille de l'ennemi. C'est en quelque sorte une question d'honneur spirituel. Je citerais quelques phrases du Livre de la Loi :

    « Ceux qui cherchent à te piéger, à te renverser, attaque-les sans pitié ni merci et détruis-les complètement. Vif comme un serpent foulé, tourne-toi et frappe ! Sois même plus meurtrier que lui ! Entraîne leurs âmes vers un tourment terrifiant : ris de leur effroi, crache sur eux ! » (Liber Legis, III, 42).

    • Après ce que vous venez de dire, comment situeriez-vous Crowley sur le plan expressément politique ?

    Incernable, la politique est quelque part trop étriquée pour lui. Il renvoie dos à dos fascisme, communisme et dindons de la farce démocratique dans sa préface au Livre de la Loi. Cependant, il eut au cours de sa vie des positions précises sur certains points et celles-ci pourraient sembler contradictoires car s'élevant au-dessus des clivages habituels mais il ne faut pas oublier qu'il voyait le social par rapport à des valeurs métaphysiques et non l'inverse. Quoiqu'il en soit, son engagement le plus net sera celui pour l'indépendance de l'Irlande.

    Notamment, le 3 juillet 1915 à New York, il brûlera son passeport britannique au pied de la statue de la Liberté et prononcera un discours véhément lors duquel il jurera de « lutter jusqu'à la dernière goutte de mon sang afin de libérer les hommes et femmes d'Irlande ». Il maintint longtemps des rapports avec les nationalistes d'Eire, et fréquenta entre autres le révolutionnaire Gérard Hamilton.

    On a beaucoup fantasmé, surtout en France, sur ses relations avec l'Allemagne. Il sera collabo­rateur, durant la Première Guerre qu'il passa à New-York, de 2 journaux pro-allemands, The Fatherland et The International, où il publiera aux côtés de textes de propagande d'autres axés sur la thaumaturgie ! Je crois qu'il est important de comprendre qu'à un certain niveau de conscience tout ce qui se produit dans le phénoménal tient du ludique et qu'à ce moment on peut se permettre énormément de choses, à plus forte raison en temps de guerre.

    De plus, pour ajouter à l'aspect romanesque du personnage, précisons que l'historien Francis King prétend que Crowley fut “honorable correspon­dant” de l'Intelligence Service et jouait donc un double jeu : sa fiche aurait été exhumée après les délais légaux. Pour ce qui est des rapports avec le national-socialisme : il n'y en eut pas contrairement aux affirmations gratuites de certains auteurs alimentaires. Et dans les faits, les 2 ordres initiatiques dirigés par Crowley, l'Astrum Argentinum (A.A.) et l'Ordo Templi Orientis (O.T.O.), furent interdits dans l'Allemagne du Troisième Reich.

    • Pourtant, il semble qu'il y ait eu des collusions entre la G.D., l'O.T.O. et la Thulé-­Gesellschaft dans l'élaboration ésotérique de la “vision du monde” nationale-socialiste ?

    window10.jpgIl ne s'agit là que de simples rumeurs ou d'allégations sensationnelles généralement reprises par les divers auteurs d'ouvrages alimentaires portant sur le renouveau de la magie au XXe siècle. Citons surtout le fameux Matin des Magiciens (1960) de Pauwels et Bergier qui laisse clairement supposer une connection Golden Dawn / Crowley / Thulé / National-Socialisme. C'est quasi aberrant. L'on ne peut prêter de “vision du monde” à l'Aube Dorée dont l'enseignement consistait surtout en un syncrétisme de connaissances ésotériques relativement habile à certains égards et quelque peu aventureux à d'autres. Sous sa forme d'origine, la G.D. n'existait plus à l'époque de la genèse du national-socialisme et l'une de ses ramifications, l'Inner Light que dirigeait Violet Firth alias Dion Fortune, appelle­ra à le combattre sans restriction. Quant à Crow­ley, il n'éprouva aucun intérêt particulier envers lui. Ceci dit, et ce ne semble pas être une légende, Hitler aurait lu le Livre de la Loi et l'aurait ap­précié ! Il est vrai que toute personne sensible à une transcendance de nature guerrière ne peut que le parcourir avec joie ! Mais dans les faits, les ordres de Crowley, l'OTO et l'AA, furent in­terdits en Allemagne comme les autres sociétés secrètes, discrètes, maçonniques ou paramaçon­niques. En 1935, Kart Germer, qui jouait un rôle important chez les thélémites teutons, fut arrêté et emprisonné au KZ d'Esterwegen en raison de ses liens avec Crowley. Par ailleurs, la “vision du mon­de” de la Bête et du national-socialisme ne coïn­cident guère dans la mesure où leur conception de l'excellence ou de la déchéance individuelles ne relèvent pas des mêmes critères.

    • Au sujet de ces Ordres, pouvez-vous nous en toucher un mot et résumer leur situation actuelle ?

    kellne10.jpgL'OTO fut fondé en 1895 par un industriel viennois nommé Kart Kellner (1851-1905) [ci-contre]. Celui-ci, au cours de voyages en Orient, avait étudié la magie sexuelle sous la direction de tantrikas hindous et d'un soufi. Il était persuadé que celle-ci était le véritable secret de l'Ordre du Temple. D'où l'intitulé “Ordre des Templiers de l'Orient” : Templiers en raison de cette référence et Orient car la connaissance de Kellner en était issue. En 1912, le Grand Maître d'alors, Theodor Reuss, rencontra Crowley avec qui l'entente fut immédiate : il le fit Grand Maître de l'OTO pour la Grande-Bretagne et l'Irlande. Peu à peu, Crowley apposera sa marque — la marque de Thélème, la marque de la Bête — aux rituels d'initiation et aux enseignements de l'OTO et pour finir en deviendra le chef mondial. La structure de l'OTO est para-maçonnique et son hiérarchie est basée sur les chakkras de la physiologie occulte hindoue. Après la mort de Crowley (1947), l'OTO connut quelques déboires pour être finalement réveillé dans les années 70 par l'un de ses disciples, Grady MacMurtry dont les efforts assurèrent à l'ordre un développement international. Actuellement, il existe une branche française, et une seule dotée de cette filiation, qui prospère : l'Oasis Sous les Étoiles.

    [Ci-dessous : Otz Chiim ou l'arbre de vie, diagramme kabbalistique constitué de 10 sphères, appellées "sefirot" (émanations divines), et de 22 chemins spécifiques reliants les sphères entres elles. La cabale théosophico-théurgique, courant principal de la cabale espagnole médiévale attentive à l'efficace des pratiques rituelles, est radicalement étrangère à la cabale prophétique bien qu'on en trouvât une forme médiane chez Aboulafia. Cf. ER Wolfson, Abraham Aboulafia, cabaliste et prophète, Éclat, 1999]

    kabbal10.jpgPour ce qui est de l'AA, sa structure hiérarchique se fonde sur l'Arbre Séphirotique de la Kabbale. C'est-à-dire que chaque grade correspond à une Séphirah donnée, elle-même significative d'un état ontologique. L'AA, à la différence de l'OTO, ne fut pas restructurée par la Bête mais est sa création propre. La lecture du cursus de l'AA, à savoir “Une Étoile en Vue” (appendice II de Magick), est fort impressionnante : à chaque grade, des tests d'une intense sévérité sont prévus, il s'agit réellement d'une chaîne magique d'où toute forme de défaillance est proscrite. Qui plus est, afin d'éviter que le rapport initiatique ne dégénère en relation sociale, chaque membre ne connaît que celui l'y introduisant et celui par lui­même introduit dans l'Ordre. Il va de soi que des secticules se réclamant de l'AA, comme on en trouve quelquefois, tout en optant pour réunions collectives et publicité ne sauraient participer que de la charlatanerie.

    • Quel est l'apport de l'Orient dans l'œuvre de Crowley ?

    ac-cey10.jpg[Ci-contre : AC à Ceylan alors colonie britannique (l'actuel Sri Lanka) en sept. 1901. Début août 1901 il avait rejoint son ancien ami Allan Bennett devenu depuis un an moine aspirant bouddhiste et le gourou shivaïste Shri Parananda (P. Ramanathan). Il pratiqua intensément le Hatha Yoga qui donne une large place aux postures (āsana), au contrôle du souffle (prānayāma), à la concentration mentale (dhāranā) mais minimise la métaphysique du yoga centrée sur la réalisation du corps subtil. Cet apprentissage du contrôle du corps, de la pensée, du souffle & des émotions marque un tournant important dans la vie du mage car il lui fournit un entraînement psycho-physiogique propice à ses objectifs : « Par méditation je n’entends pas seulement "penser à" quelque chose, aussi profondément que ce soit, je parle de l’absolue restriction de l’esprit à la contemplation d’un unique objet, qu’il soit grossier, subtil, ou entièrement spirituel. Or le véritable cérémonial magique est orienté précisément vers ce but, et constitue un splendide terrain d’entraînement pour ceux qui ne sont pas encore des athlètes mentaux accomplis. Par le geste, la parole, et la pensée, en quantité comme en qualité, l’unique objet de la cérémonie est sans cesse indiqué » (Béréshith, 1903). Début octobre, après 2 mois de cette pratique constante, Crowley a rejoint, dit-il, l'état de dhyāna qu'il décrit dans le Book Four (1911) comme une transe hypostasiant sujet et objet. Après ce succès, Crowley interrompit ses exercices, probablement satisfait des résultats obtenus. Fin novembre il quitta Ceylan pour se lancer à la conquête du K2]

    Il y a bien sûr le Yoga auquel la première partie de Magick (8) est d'ailleurs consacrée. Il l'étudia à Ceylan en compagnie d'un ex-membre de la Golden Dawn devenu moine bouddhiste, Allan Bennett. La pensée chinoise elle aussi influença grandement la Bête et elle retraduisit directement du chinois le Yi-King, le Tao Teh King et le Khing Kang King de Ko Hsuen. Les 2 premiers viennent d'être traduits en français et sont en instance de publication. Ce qui est évident, c'est qu'il a parfaitement saisi le message d'après lequel l'intellect, la raison, est le grand adversaire et Crowley n'est vraiment pas avare de “coups de bâton” dans le cadre de ses exposés sur la magick : « L'esprit est le grand ennemi ; donc, en invoquant avec enthousiasme une entité que nous savons ne pas exister, noue châtions cet esprit » (Magick, partie III, chap. 2). Nous ne sommes plus dans la magie classique où l'Archange Ratziel est considéré aussi réel que pouvait l'être Richelieu. Ceci dit, comme il est de toute manière évident pour Crowley que le phénoménal est illusoire, le monde des entités métaphysiques n'a aucune raison de l'être plus que ce dernier et en conséquence il n'est plus d'objection sérieuse à toute l'aventure magique — surtout lorsqu'avec le recul on s'aperçoit qu'elle s'avère considérablement moins aventureuse qu'un grand pourcentage des activités humaines.

    • Quelles sont les principales étapes de cette aventure dans le système de Crowley ?

    [Ci-dessous : AC en 1934, à 59 ans]

    greens10.jpgIl s'agit de la “Connaissance et Conversation du Saint Ange Gardien” (9) (ou Moi Supérieur), expérience correspondant à la sixième Séphirah de l'Arbre de Vie, Tiphereth, et du “Passage de l'Abîme” (10) donnant accès à la troisième Séphirah : Binah. La rencontre avec le Saint Ange Gardien (que Crowley nomme quelquefois le Bien­-Aimé, ce qui nous rappelle évidemment Saint Jean de la Croix) est de fait une communion extatique avec notre vraie personnalité, demeurant inconsciente tant que nous n'avons pas levé les voiles nous en séparant. Le Passage de l'Abîme, lui, implique une totale annihilation de toute forme de personnalité opprimant et limitant notre vrai moi ainsi qu'un mariage mystique se contractant cette fois non plus avec nous-mêmes mais avec l'impersonnalité de l'Univers. Une fois ce passage effectué, nous avons affaire à un “Enfant de l'Abîme” complètement libéré de toute contradiction interne. Le sujet est extrêmement complexe : il me faudrait des pages et des pages et bien des années de travail intérieur en plus pour vous préciser l'écart ontologique entre ces 2 étapes.

    • Qu'objectez-vous à ceux qui, se référant à la pensée traditionnelle, con­sidèrent Aleister Crowley et ses émanations comme symptomatiques de ce que Spengler qualifiait de deuxième “religiosité” ?

    [AC à 70 ans, Hastings, 1945]

    final010.jpgJ'y objecterais que le système intiatique mis au point par Crowley se défend de lui-même ! Il ne s'agit en aucun cas d'une sous-mystique ou d'une thériaque à l'usage des médiocres ou des déséquilibrés : point de consolation. S'il fallait situer la Bête par rapport à ce qu'on nomme la Tradition — qui, on s'en doute, a peu de choses à voir, du point de vue ontologique, avec les perroquets “traditionnalistes” — elle serait à considérer comme l'initiatrice d'une praxis spirituelle précisément adéquate au Kali-Yuga, et donc en phase avec la Tradition et sa doctrine des cycles. Pour ce qui est des émanations de Crowley, c'est un autre problème : celui du maître et des disciples. Ceux-ci répètent-ils son enseignement ou le vivent-ils ? Pour s'en assurer il faudrait être dans le secret de leur conscience. Ceci dit, comme pour tous les grands aventuriers de l'esprit, il est certain que la plupart de ceux qui les suivent resteront toujours “derrière” !

    • Il semblerait, à en juger par l'absence quasi-totale de traductions, que l'œuvre d'Aleister Crowley fasse encore peur aux éditeurs français. Comment expliquez-vous ce phénomène ?

    Pour être franc, toutes les rumeurs touchant à l'aspect sexuel de la doctrine thélémite, en plus de celle concernant le national-socialisme (et d'autres plus délirantes relatives à d'hypothétiques sacrifices humains !), ont créé dans le milieu ésotérique français, de nature assez frileuse et même veule, un véritable réflexe de panique à la simple évocation de son nom. Ce, au point que certaines maisons refuseront d'en publier des traductions par crainte pour leur réputation : il faut bien avouer qu'au niveau du courage intellectuel, celui des éditeurs français de textes ésotériques frôle le zéro absolu de la Kabbale. Je pense qu'une fois Magick publié, le public découvrira quelle infrastructure de mensonges a été mise en place autour de Crowley dans ce pays, et que les choses rentreront peu à peu dans l'ordre, dès lors que le masque grand-guignolesque dont on l'a affublé s'effondrera de lui-même. 

    • Quand et où votre traduction de Magick est-elle censée paraître ?

    Dans le courant de cette année. Plusieurs personnes sont intéressées, mais dans tous les cas de figure, il s'agira d'un éditeur important.

    ► propos recueillis par Hugues Rondeau & Éric Stetten, Vouloir n°94/96, 1992.  

    • nota bene : une version revue et corrigée par P. Pissier serait prévue prochainement chez l'éditeur bruxellois ESH (géré par Jamila Antar).

    • pour prolonger : Le Point Hors-série n°2 : Les textes fondamentaux de l'ésotérisme (2005, ou relié en co-édition av. Tallandier, 2007) 

    ◘ Notes :

    • (1) Collected Works of Aleister Crowley, Society for the Propagation of Religious Truth, Foyers ; 3 volumes parus respectivement en 1905, 1906 & 1907
    • (2) White Stains, Leonard Smither, Londres, 1898
    • (3) Consulter à ce sujet L’Expérience poétique de Rolland de Renéville, Gallimard, 1938
    • (4) Cf. The Magicians of the Golden Dawn par Ellic Howe, Routledge and Kegan, Londres, 1972 ; The Golden Dawn : Twilight of the Magiciens par R.A. Gilbert, Aquerian Press, 1983
    • (5) Régulièrement réédité par les éditions Weiser, New­ York. Traduction française disponible auprès de la section française de l'OTO : “Oasis Sous les Étoiles” (Paris)
    • (6) Magick : Part One : Mysticism & Part Two : Ceremonial Magick ; Wielend and co., Londres, 1913. Part Three : Magick in Theory and Practice, Lecram, Paris, 1929
    • (7) Gallimard, 1960
    • (8) Consulter aussi « Eight Lectures on Yoga », OTO, Londres, 1938
    • (9) Consulter La Magie Sacrée d'Abramelin le Mage, présentée par Robert Ambelain, Niclaus, Paris, 1959
    • (10) Consulter « The Vision and the Voice », The Equinox, vol. I, n°6 ; réédition, Sangreal, Dallas, 1972

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    ♦ DOSSIER MAGIE ♦

     

    ac-pos10.jpgPrésentation du dossier : Peut-on considérer l'occulte comme une catégorie critique ? C'est là le parti-pris muséographique d'une exposition en cours (L'Europe des esprits ou la fascination de l'occulte, 1750-1950) qui se tient jusqu'au 12 février 2012 au musée d'Art moderne et contemporain de Strasbourg et qui balaie 4.000 ans de confluences entre occultisme, art, littérature et science, de l'Égypte ancienne au surréalisme. On retrouve cette même audace transgressive dans la lecture de Crowley par le regretté Sarane Alexandrian, auteur et critique littéraire proche du surréalisme mais par-dessus tout passeur, qui consacra d'ailleurs au mage le dernier chapitre de son Histoire de la philosophie occulte (Seghers, 1983, Payot, 1994) qui complètera le récit biographique offert à lecture plus bas. Cette approche revalorisant l'ésotérisme en contrepoint à une utopie moderniste présente un enjeu avant tout esthétique, éclairant toute une face cachée de la culture occidentale : les contre-modernités font encore partie de la Modernité ; elles troublent d'autant qu'elles peuvent faire montre de sa part d'Ombre.

    Il y a bien là quelque chose qui touche aux structures anthropologiques de l'imaginaire auxquelles Gilbert Durand a consacré son œuvre. Que vaut cette « quatrième dimension spirituelle » (Maetrelinck) si elle n'assume pas en même temps cette historicité que le processus de sécularisation a rendu plus vive ? Comparer l'efficace des conduites magiques chez les peuples premiers et ce qui est entendu en Occident par magie ne peut faire l'économie de ce moment décrit par Foucault dans Les mots et les choses où ces derniers se détachent à la fin du Moyen Âge du symbole devenu refoulé culturel pour en rester à un rapport bivalent. 

    podcast

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     ♦ En guise d'introduction :

    magick12.jpgAleister Crowley est quelque peu connu comme poète en Grande-Bretagne, il l'est beaucoup plus comme magicien. Pour l'opinion courante, il fut un magicien noir, un dangereux aven­turier de l'occulte, voire un adorateur du démon. Et Crowley lui-même a toujours insisté sur un point : la discipline qu'il enseignait, qu'il pratiquait, c'était la Magie ; il employait alors souvent une graphie archaïque : magick au lieu de magie. Cependant, il ne semble guère s'être occupé de ce qu'on appelle vulgairement magie. Selon lui, la magie n'était pas un ensemble de recettes et de pratiques, plus ou moins étranges, ridicules ou sinistres, c'était essentiellement une, ou plutôt, LA méthode de “réalisation spirituelle” (attainment). C'est ainsi qu'il déclare :

    « Je me suis consciemment voué au Grand Œuvre, entendant par là l'œuvre de devenir un être spirituel, libre des contraintes, des hasards et des déceptions de l'existence matérielle. Je me suis trouvé en difficulté pour dénommer ma méthode... Théosophie, spiritualisme, occultisme, tous ces termes impliquent des connotations indésirables. J'ai donc choisi le mot de magie comme étant, par essence, le plus sublime et, à l'heure actuelle, le plus discrédité de tous les termes possibles. J'ai juré de réhabiliter la magie, de l'identifier à ma carrière propre et d'amener l'humanité à respecter, aimer et croire ce qu'elle a méprisé, haï et craint » (Magick, p. XVI).

    ► Pierre Victor (pseud. de Pierre Barrucand), extrait de : « Aleister Crowley et sa magie », in : La Tour Saint Jacques n°11/12, 1957.

     

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    ◘ Aleister Crowley

    ac66610.jpgAu terme de ce panorama sommaire du “satanisme, nous fournirons quelques aperçus sur Aleister Crowley, ce qui nous offrira d'ailleurs une transition naturelle vers le sujet à traiter au chapitre suivant. Crowley était une per­sonnalité sans nul doute supérieure aux figures considé­rées jusqu'ici. Si nous l'associons au courant sataniste, c'est parce que lui-même nous invite à le faire. En effet, Crow­ley s'était donné le titre de « Grande Bête 666 », qui dési­gne l'Antichrist de l'Apocalypse ; il appelait chacune des femmes qu'il choisissait comme compagne et dont il se ser­vait la « Femme Écarlate », expression qui correspond, toujours dans l'Apocalypse de Jean, à la “Grande Pros­tituée” associée à la “Bête”. La qualification d'« homme le plus pervers d'Angleterre », que lui décerna un juge lon­donien à l'occasion d'une affaire judiciaire, doit avoir pro­curé un grand plaisir à Crowley, tant était prononcé, chez lui, le goût du scandale. Pour scandaliser, il ne reculait d'ailleurs devant aucun masque et aucune mystification.

    Des invocations employées dans des cérémonies prési­dées par Crowley du genre de celle-ci : « Toi, soleil spiri­tuel ! Satan ! Toi œil, toi volupté ! Crie fort ! Tourne la roue, ô mon Père, ô Satan, ô Soleil ! », paraissent con­firmer sans moyen terme le satanisme, fût-il mêlé à d'autres éléments (référence au “Soleil spirituel”). On doit pourtant estimer que Crowley n'a pas mis Satan à la place de Dieu, étant donné la haute estime qu'il avait pour des traditions, comme par exemple la Kabbale, qui vénèrent une divinité, même si celle-ci est conçue dans une pers­pective métaphysique et non religieuse. En définitive, comme dans d'autres cas envisagés, le satanisme ostenta­toire de Crowley ne repose que sur une opposition au christianisme en tant que doctrine qui condamne les sens et l'affirmation intégrale de l'homme ; cependant, l'arrière­-plan, ici, n'est pas naturaliste, mais initiatique et « ma­gique ». Crowley se livra à l'évocation de forces péril­leuses, mais il semble que dans son cas les conditions pour affronter des expériences de ce genre étaient remplies, en premier lieu parce que cet homme, personnalité excep­tionnelle, était naturellement prédisposé à avoir des con­tacts avec le suprasensible, tout en possédant aussi un “magnétisme” particulier ; en second lieu à cause de son rattachement à des organisations assez sérieuses de ca­ractère initiatique. Il s'agit, tout d'abord, de l'Hermetic Order of the Golden Dawn, dont Crowley fit partie, même s'il le quitta ensuite pour fonder l'Ordo Templi Orientis (O.T.O., avec des réminiscences templières, le Baphomet templier ayant été exhumé lui aussi). Ce der­nier Ordre, toutefois, utilisa bon nombre des rituels magi­ques de la Golden Dawn, rituels destinés à communiquer avec les « Maîtres Secrets » et avec certaines entités ou « intelligences ». Crowley poursuivit le même but, au point qu'il attribua l'origine du Liber Legis, résumé de ses doctrines, à une entité qu'il avait évoquée au Caire, Aiwass, laquelle aurait été une manifestation de l'égyp­tien Hoor-Paar-Kraat, le « Seigneur du Silence ». Il faut admettre que, d'une manière générale, tout cela ne se ramenait pas à des fantasmes et que certains contacts de Crowley avec un monde suprasensible mystérieux furent bien réels.

    Ce n'est pas le lieu de s'arrêter sur la vie de Crowley, qui fut très mouvementée et singulière. Outre la pratique de la magie (il a écrit : « J'ai réhabilité la magie et je l'ai identifiée au cours même de ma vie »), Crowley fut poète, peintre, alpiniste. Il affronta notamment les plus hauts sommets de l'Himalaya, le K2 et le Kanchenjunga. Il se livra aussi à de nombreuses expériences avec des dro­gues, écrivant d'ailleurs un Diary of a drug friend, qui parut en 1922 (1). Nous nous contenterons ici de décrire brièvement les doctrines et les techniques de Crowley. Con­cernant le Liber Legis, on peut mettre de côté la polémi­que antichrétienne et paganisante, quasiment obligatoire dans de tels courants. On lit notamment : « Homme, sois fort ! Jouis de chaque chose et de cha­que extase, sans craindre qu'un Dieu doive te condamner pour cela » (II, 22). Mais, concrètement, à l'individu est indiquée une doctrine qui se résume en 3 principes.

    ♦ Le premier est : « Fais ce que voudras sera la plénitude de la Loi — Do what thou will shall be the whole of the law ». Il ne faut pas s'arrêter à la lettre de cette norme, comme s'il était prescrit à l'homme de faire tout ce qui lui plaît (c'est le sens du Fay ce que vouldras de Rabelais), car Crowley se réfère au vrai vouloir, qu'il faut découvrir en soi-même et réaliser. Cette découverte et cette réalisation seraient l'essence de l'Œuvre (le disciple doit jurer devant la « Grande Bête 666 » qu'il se consacre à l'Œuvre). Seuls ceux qui en sont capables — affirmait Crowley — sont vraiment des hommes et des maîtres, les autres n'étant que des « esclaves » (vraisemblablement du point de vue inté­rieur, tout d'abord). Du reste, Crowley a dit avoir suivi une discipline, une « morale plus rigoureuse que toute autre malgré une liberté absolue par rapport à tout code de conduite conventionnel ». C'est dans la même perspec­tive qu'il faut comprendre le corollaire « The only sin is restriction », c'est-à-dire que le seul péché est la restric­tion, évidemment à l'égard de ce vouloir.

    ♦ Le second principe, c'est que « tout homme est une étoile », en ce sens qu'un principe en quelque sorte trans­cendant se manifesterait ou s'incarnerait en lui. En règle générale, cette idée va au-delà d'un simple naturalisme « païen ». On pourrait rappeler la doctrine du « Soi » [True Self], dis­tinct du Moi ordinaire. Ce second principe est donc clai­rement mis en relation avec la conception spéciale du « vouloir » dont on a parlé plus haut. Crowley reprend notamment la théorie antique des « deux démons », parle d'une conduite de vie destinée à évoquer le « bon démon », sans céder aux tentations qui mettraient au con­traire à la merci de l'autre démon, conduisant ainsi à la ruine et à la perdition. Le premier démon inspirerait le juste usage des techniques magiques. On a l'impression qu'il s'agit ici, de nouveau et sous une forme dramatisée, du principe profond postulé par la conception de l'être humain en tant qu'« étoile » (ou en tant que « dieu »), dont la présence est la condition requise pour affronter les expériences risquées de cette voie.

    ♦ Enfin, le troisième principe s'énonce ainsi : « La loi est l'amour, l'amour soumis au vouloir » (Love is the Law, love under will). On entend ici par « amour » essentielle­ment l'amour sexuel. On passe ainsi du domaine doctri­nal à celui des techniques, où se présentent les aspects du cas Crowley qui peuvent alarmer le plus le profane, en ceci qu'ils confèrent à l'ensemble une problématique colo­ration orgiaque (ce qui ne signifie pas qu'on puisse déjà parler de “satanisme” au sens propre).

    [Ci-dessous : Leila Waddell accompagnant au violon la représentation des Rites d’Éleusis en 1910]

    img20810.jpgSur la voie prêchée par Crowley et suivie par lui, l'usage du sexe, outre celui des drogues, joue un rôle de premier plan. Mais il faut reconnaître que, dans l'ordre des inten­tions du moins, il s'agissait d'un usage “sacré” et magi­que du sexe et des drogues, à l'instar de ce qui était pra­tiqué dans plusieurs traditions antiques. Le but, consciem­ment poursuivi, était d'obtenir des expériences d'ordre suprasensible et d'établir des contacts avec des « entités ». Dans cette perspective, les choses se présentent tout autre­ment que dans certains milieux marginaux du monde con­temporain, où il est seulement question d'évasions, de sen­sations et de “paradis artificiels”. « Il existe des dro­gues — écrit Crowley — qui ouvrent les portes du monde caché sous le voile de la matière » : cette formulation est cependant imparfaite, parce qu'en principe on ne devrait pas parler de drogues sic et simpliciter (quelles qu'elles soient), mais d'un usage très particulier de ces drogues, usage lié à des conditions précises et difficilement réali­sables.

    On peut en dire autant du sexe comme technique, au-delà de la généralité de la « religion orgiaque » annoncée par le Liber Legis, avec même une référence au « grand dieu Pan ». Pour Crowley, l'acte sexuel revêtait le sens d'un sacrement, d'une opération sacrée et magique ; à la limite, il cherchait dans l'étreinte sexuelle une espèce de « rup­ture de niveau », grâce à laquelle il se retrouvait « face à face avec les dieux », ce qui signifie que des ouvertures sur le suprasensible se vérifiaient. Il est important de noter que, dans ce contexte et dans d'autres contextes, Crowley a parlé de choses « qui pour toi sont des poisons, et même des poisons au suprême degré », à « transformer en nour­riture ». Crowley expliqua l'issue négative de la voie indi­quée par lui pour certains de ses disciples par des « doses de poison trop fortes pour pouvoir être changées en nour­riture ». De nouveau, la condition requise est la posses­sion d'une personnalité exceptionnelle, puisqu'il est dit, à propos des drogues, qu'elles ne sont une nourriture que pour l'« homme royal ». Quant à la sex magic, la techni­que souvent indiquée était celle de l'excès : il fallait par­venir, dans l'orgasme et l'ivresse, à un état d'épuisement porté jusqu'à l'extrême limite « compatible avec le fait de pouvoir continuer à vivre » (2). Dans le domaine des céré­monies d'évocation également, le « poignard magique », employé avec tout l'arsenal traditionnel de symboles, for­mules, riches vêtements, pentacles, etc., symbolisait le fait d'« être prêt à tout sacrifier » (3). Il est question, dans le rituel secret de l'Ordo Templi Orientis crowleyen, rituel appelé De arte magica (chap. XV), d'une « mort dans l'orgasme » appelée mors justi (5). La limite extrême de l'épuisement et de l'ivresse orgiaques est décrite aussi comme le moment d'une possible lucidité magique, de l'état de transe clairvoyante chez l'homme ou la femme. Ainsi, le Magic report of the Beast 666 parle de jeunes femmes ardentes et transportées, qui, tout à coup, « sans que rien l'eût annoncé, tombèrent dans un calme profond difficile à distinguer de la transe prophétique et commen­cèrent à décrire ce qu'elles voyaient » (5).

    Naturellement, il est impossible de dire ce qui se mani­festait dans des expériences de ce genre, avec quels plans de l'invisible les pratiquants entraient en contact. Chez Crowley, en tout cas, la présence de certaines orientations magico-initiatiques précises est évidente, de même que sont évidentes les références à des rites ou à des enseignements de vieilles traditions. Avec lui, on est loin des expériences irréfléchies, incontrôlées, avec la sexualité débridée et les drogues auxquelles se livrent des milieux de jeunes qui vivent en marge du monde contemporain ; on passe à quel­que chose de plus sérieux, mais par là même, de plus dan­gereux aussi. Crowley eut des disciples, qui furent soumis, dans le cadre de la « Loi de Thélème » annoncée par le mage, à toutes sortes d'épreuves et de disciplines. En 1920, il fonda aussi en Sicile, à Cefalu, une « abbaye magique », mais fut aussitôt expulsé d'Italie après l'arrivée du fascisme au pouvoir, à cause de ce qui se serait déroulé dans cette “abbaye.

    Il semble cependant que le destin n'ait pas été le même pour tous. Ceux qui étaient assez forts pour tenir bon, pour ne pas s'écrouler, affirment être sortis régénérés et renforcés de ces expériences faites avec la « Grande Bête 666 » ; mais on parle aussi d'autres personnes, de fem­mes surtout, qui furent détruites, qui finirent même dans des maisons de santé ; il semble aussi qu'il y ait eu des suicides. Pour ces cas, Crowley prétendait que les person­nes en question n'avaient pas été capables d'opérer la transmutation magique des forces évoquées ou auxquelles on avait ouvert la voie (ou encore que les doses de poi­son avaient été trop fortes pour être transformées en nour­riture) ; il ajoutait que cela les aurait brisées. Quant à Crowley lui-même, il sut garder bon pied bon œil jusqu'au bout, finissant sa vie en 1947, à l'âge de 72 ans, en pos­session de toutes ses facultés. En dehors de ses disciples, plusieurs personnalités, y compris d'un certain rang (par ex. le fameux général de blindés Filler), furent en con­tact avec lui. Étant donné l'atmosphère générale de nos jours, il est normal que Crowley continue à exercer une forte fascination et que ses livres soient souvent cités.

    Si les horizons de Crowley paraîtront préoccupants et obscurs à beaucoup, il faut dire que lorsque l'on consi­dère les choses objectivement, l'élément proprement “sata­nique” — malgré tout ce dont la « Grande Bête 666 » faisait théâtralement étalage — ne nous semble pas très important dans son cas. Les teintes sombres qui y corres­pondent ont moins de relief que ce qui, au fond, présente un caractère magique et partiellement initiatique.

    ► Julius Evola, Masques et visages du spiritualisme contemporain, extrait du ch. IX, tr. fr. P. Baillet, Pardès, 1991.

    • Notes :

    • 1. En ce qui concerne l'aspect biographique, cf. J. Symonds, The Great Beast : The Life of Aleister Crowley, Londres, 1952 ; pour certains aperçus sur les doc­trines de Crowley, cf., du même auteur, The Magic of Aleister Crowley, Lon­dres, 1958 et l'article « The Face and Mask of A. Crowley », in : Inquiry, 4, 1/6, 1949. Depuis, de nombreux livres sur Crowley ont paru, signe de l'intérêt qu'il suscite encore, longtemps après sa mort. Il semble que Somerset Maugham se soit inspiré, au moins en partie, de Crowley pour écrire son roman Le Mage.
    • 2. J. Symonds, The Magic of A. Crowley, cit., p. 48, 130-131.
    • 3. Ibid., p. 215.
    • 4. Ibid., p. 131.
    • 5. Pour d'autres indications sur la magie sexuelle, cf. notre ouvrage Métaphy­sique du sexe, cit., not. le dernier chapitre (qui contient aussi des aper­çus sur Crowley).


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    ◘ Un libérateur de l'amour

    [Ci-dessous : portrait d'Aleisler Crowley. Le dessin est dû à sa propre plume et la signature, comme on le remarque, est “phallique”. Il ornait les 2 volumes de : The Spirit of Solitude : An Autohagiography (subsequently re-antichristened The Confessions of Aleister Crowley), The Mandrake Press, Londres, 1929]

    an-ide10.gifS'il ne fallait évoquer qu'un seul maître de la magie sexuelle, il s'agirait assurément d'Aleister Crowley (1875-1947), qu'Alexandrian décrit comme l'un « des hommes les plus extraordinaires du XXe siècle et comme l'une des figures primordiales de la Gnose moderne. Le très controversé Crowley fut en effet le plus grand théoricien et praticien de la magie sexuelle, qui est, rap­pelons-le : l'art de produire, de contrôler, d'utiliser, d'intensifier tous les effets de la sexualité, du désir au plaisir, pour influencer la réalité quotidienne.

    Personnage sulfureux, Crowley fut appelé “l'homme le plus pervers du Royaume Uni” par les plus hautes autorités anglaises, en raison de ses nom­breux excès :

    « Il a certainement eu dans son existence près des mille et trois maîtresses de la liste du Don Juan de Mozart, en y comptant les prostituées qu'il endoctrinait si bien que certaines ne se faisaient pas payer par lui. Mais ses conquêtes féminines relevaient d'une ambition mystique de l'absolu, et jamais il n'a fait l'amour seulement pour le plaisir. Il visait beaucoup plus dans l'étreinte : une entrée en communication avec les dieux de l'Égypte et de la Grèce, éternellement vivants, un sacrifice cosmique attirant la chance » (La Magie sexuelle).

    C'est en 1900, rapporte Alexandrian, que Crowley eut la révélation de son pouvoir spirituel et du moyen de l'accroître par la sexualité, au même titre qu'il eut la particularité « d'assumer sa vie sexuelle religieusement, mais en combinant plusieurs religions avec une science extraordinaire ». A. Crowley ne fut donc pas, pour Alexandrian, le « sataniste » que l'on a décrit avec animosité, mais :

    « cet homme prodigieux, qui voulut fonder une religion de l'Amour et de la Liberté (...) Un poète dionysiaque, convertissant ses ex­périences vécues en hymnes, en drames rituels et en récits initiatiques ; un toxicomane encore plus original que Thomas de Quincey et Henri Michaux ; un Anglais excentrique plein d'humour noir, comme ceux qu'ont révérés les surréalistes. Par-dessus tout — poursuit l'écrivain —, ce fut un “libérateur de l'amour”, démontrant par sa vie et par son œuvre que la sexualité, au lieu d'être une gymnastique profane, peut servir à une activité sacrée permettant aux couples de bénéficier de l'aide des forces invisibles ».

    La masturbation est conçue par Crowley, comme une action de grâce envers les organes géni­taux de l'homme et de la femme. Le 19 août 1917, relate Sarane, sous l'em­prise de l'éther : « Il se masturba sur ce thème : “Commémoration générale des vulves du passé” (...) Jusqu'alors les hommes se masturbaient par manque de femme et pour évacuer un surplus de semence : avec lui, des initiés prirent conscience qu' on pouvait le faire pour se concilier les forces divines gouver­nant l'univers ».

    Crowley employa la sexualité avec frénésie : « cherchant à jouir dangereu­sement, à travers un paroxysme faisant craquer les nerfs de ses partenaires ; on peut lui reprocher d'avoir utilisé des adjuvants artificiels (alcool, drogue), alors que Randolph se limitait aux excitants naturels (couleurs, parfums). Ce personnage prodigieux reste celui qui a le mieux réalisé l'hypnose sexuelle permettant à un couple d'explorer le monde invisible, l'amant servant d'opérateur et l'aimée de médium ».

    Sarane Alexandrian, ou Le grand défi de l'imaginaire, par C. Dauphin chez L'Âge d'homme, 2006. [recension] [article-hommage]


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    L'Art royal et sacerdotal d'Aleister Crowley

    podcast

    crowle10.gifAleister Crowley, le maître de la Gnose moderne, a été également le plus grand théoricien et praticien de la magie sexuelle, qui est l'art de produire, de contrôler, d'utiliser, d'intensifier tous les effets de la sexualité, du désir au plaisir, pour influencer la réalité quotidienne. Il a assumé sa vie sexuelle religieusement, mais en combinant plusieurs religions avec une science extraordinaire. Né en 1875 à Leamington en Grande-Bretagne, fils d'un brasseur de bière qui était le chef d'un groupe de fondamentalistes chrétiens, les Frères de Plymouth, neveu d'un théologien qui enseignait à Londres la Bible aux enfants, il fut élevé dans un puritanisme intransigeant. Chaque fois que sa mère le suspectait de s'être masturbé, elle le traitait d'Antéchrist et le faisait jeûner. Si bien qu'il se révolta, lut l'Apocalypse et pour défier les puritains qui en faisaient leur référence, déclara qu'il serait la Bête 666 chevauchée par la Grande Prostituée de Babylone vêtue de rouge, et rechercha désormais pour compagne cette « femme écarlate » (il en aura 9 pendant sa vie).

    Crowley fit ses études à Cambridge, et, héritant d'une grande fortune en 1896, publia un recueil de poèmes, White stains (taches blanches), dont le titre fait comprendre qu'il les comparait à des pollutions nocturnes. Commençant par un sonnet à la Vierge Marie, c'est une suite d'hymnes d'érotisme mystique recommandant le déchaînement de la sexualité. Crowley ne fut pas un illuminé comme Vintras, mais un inspiré, un poète dans la tradition de lord Byron et de Swinburne, qui se voulut l'animateur d'une communauté qui serait tout le contraire des Frères de Plymouth.

    Il y eut en Europe au XIXe siècle des associations initiatiques, d'une haute tenue intellectuelle, qu'il ne faut pas confondre avec ce qu'on appelle aujourd'hui « les sectes ». Alors que les sectes sont trop souvent dirigées par des mystificateurs abusant des têtes faibles, les associations initiatiques, comme celle des Cathares ou des Templiers, sont des écoles de perfection enseignant une philosophie religieuse approfondie. Tel fut l'Ordre de la Golden Dawn (l'Aube dorée) à Londres, auquel appartinrent le poète Yeats, le romancier Bram Stocker (auteur de Dracula), l'historien de la magie noire Arthur E. Whaite, l'actrice Florence Farr et bien d'autres personnalités. A. Crowley y entra en 1898, en prenant pour nom d'initié Frater Perdurabo (en latin : « Je persévèrerai ») et y acquit toutes les notions qui lui permirent de fonder en 1905 sa propre association initiatique, l'Astrum Argentinum, ayant pour devise : « Chaque homme et chaque femme est une étoile ». Son Évangile fut Le Livre de la Loi (The Book of the Law) que lui avait dicté son ange gardien Aiwass, lors de son voyage de noces en Egypte avec sa première « femme écarlate » Rose Kelly.

    L'idée centrale de la doctrine de Crowley, c'est que les dieux du paganisme existent toujours, tapis dans l'ombre, et exercent encore une influence sur les événements. Le monothéisme ne les a pas fait disparaître à jamais : ceux de l'hindouisme ont d'ailleurs des millions de fidèles leur vouant un culte public. L'initié qui a recours à eux, en combinant leurs pouvoirs à des principes du christianisme primitif, dispose d'une chance accrue. Les dieux que révérait Crowley étaient ceux de l'Égypte pharaonique depuis Thot (le dieu de l'écriture) jusqu'à Seth (le dieu de la destruction des apparences). Il se croyait appelé à les ressusciter dans une religion moderne qui serait celle de Râ-Hoor-Khuit (forme guerrière d'Horus), ayant pour Trinité IAO (Isis-Apopis-Osiris). Il leur associait des dieux gréco-romains, comme Hermès-Mercure, Zeus-Jupiter. Tout en accordant de l'importance à Isis et à Vénus, il mit au-dessus d'elles Babalon — qui n'était autre que Barbélô, “la Première Pensée de Dieu” pour les gnostiques, qu'il assimilait à la Grande Prostituée de Babylone de l'Apocalypse. Les actes d'adoration de Crowley à Babalon furent si convaincus et fervents qu'elle apparaît comme l'archétype de la Féminité.

    666_n10.jpgJ'ai qualifié A. Crowley de “Don Juan métaphysique” parce qu'il chercha plus que l'amour dans les nombreuses femmes qu'il séduisit. Certaines, à son contact, se transformèrent en médiums lui communiquant des messages d'entités invisibles, comme la danseuse Mary d'Asté Sturges, alias soeur Virakam, qu'il mettait en transe pour la faire entrer en relation avec Ab-ul-Diz, un magicien mort. La réputation de Crowley lui valut la visite en 1912 de Théodor Reuss, Grand Maître de l'OTO (Ordo Templi Orientis), association allemande ressuscitant l'idéal des Templiers, qui lui proposa d'en diriger la section britannique, nommée Mysteria Mystica Maxima. Crowley accepta, devint Frère Baphomet dans l'OTO, qui comportait 9 degrés d'initiation pour les adeptes le huitième et le neuvième degrés les instruisaient dans la magie sexuelle. Crowley s'y intéressa d'autant mieux qu'il avait été initié au yoga tantrique en novembre 1901 à Madura dans le temple de Shiva, où il avait pratiqué le coït hiératique (maithuna) avec 2 prostituées sacrées.

    D'après le rituel de l'OTO, l'acte sexuel peut servir à réaliser un vœu ou faire arriver un événement dans un futur proche, si on l'accomplit en exécutant des gestes spéciaux et en prononçant des paroles sacramentelles, dans une chambre aménagée en temple. La masturbation doit être un entraînement à cet idéal. C'est pourquoi le huitième degré de l'OTO, celui où il fallait être passé maître pour accéder à l'enseignement du neuvième degré sur le coït, était l'apprentissage de la masturbation magique. On s'y préparait en faisant vœu de chasteté au début de l'initiation, ce qui impliquait au septième degré « une abstinence de tout acte sexuel grossier, quel qu'il soit ». Crowley a écrit, pour réglementer toutes les formes de la sexualité, plusieurs traités dont les titres en latin, les citations avec des mots grecs, sanscrits ou hébreux, langues qu'il savait bien, prouvaient qu'ils n'étaient pas fantaisistes, mais fondés sur des textes sacrés. Son traité de la masturbation s'intitula De nuptiis secretis deorum cum hominibus (Des noces secrètes des dieux avec les hommes), parce qu'il y montra comment se masturber divinement, et non pas banalement ou vulgairement.

    D'abord, il faut se masturber dans un temple (comme pour faire l'amour). Une simple chambre de bonne peut être un temple si on place le lit à l'est et la tablette du dieu à invoquer à l'ouest (cette tablette est une planche où son nom, inscrit en écriture des mages, est entouré des symboles qui lui correspondent). Au centre est l'autel qui n'est pas nécessairement une pierre cubique aux faces illustrées d'hiéroglyphes, comme dans les messes gnostiques célébrées par Crowley à Cefalu. Une table sera un autel si elle est couverte des objets cultuels nécessaires : vase à libations, pantacle, épée magique, fiole d'huile d'Abramelin le mage (mélange d'huile d'olive, d'huile de myrrhe, d'huile de cannelle et d'huile de galanga, symbolisant l'Arbre de Vie, pour des onctions purificatrices). 

    ► Sarane Alexandrian, La sexualité de Narcisse, Le Jardin des Livres, 2003. [extraits]

    sarane10.jpg♦ Sur l'auteur :

     

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    ♦ Présentation du texte :


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    [Ci-contre : couverture de Jef Banc pour Supérieur Inconnu n°15, 1999. Le titre est « inspiré du martinisme (système occultiste créé sous la Révolution française par Louis-Claude de Saint-Martin), où le qualificatif de “supérieur inconnu” correspondait au plus haut grade de l'initiation » (L'Aventure en soi, 1990, p. 236)]

    Sarane Alexandrian réussit sans doute l'un des meilleurs portraits de la Bête, un portrait passionnant et dépassionné, qui balaie les fantasmes entretenus tant par les anti-crowleyens que par certains thélémites incapables de discernement. Cette biographie synthétique nous peint un homme exceptionnel, un poète de la vie, un questeur inconditionnel, un aventurier, au sens le plus noble du terme. S. Alexandrian nous parle d'un Don Juan métaphysique qui explora les potentialités psychologiques, magiques et métaphysiques de la sexualité, et vécut une transcendance de celle-ci. Bien sûr, ses ennemis s'acharnèrent sur cet aspect, ils s'acharnèrent souvent avec une telle violence, de tels débordements, que l'on peut s'interroger sur leurs réelles motivations et sur leur état mental, symptômes d'une société malade de ses restrictions. S. Alexandrian, que l'on ne pourra accuser de vision partisane, rétablit une juste image du personnage :

    « [...] Crowley, même à travers ses outrances, était un authentique directeur spirituel, guidant une ascèse libératrice. [...] Et c'est cet homme prodigieux, qui voulut fonder une religion de l'Amour et de la Liberté, que l'on ne cesse de présenter depuis un demi-siècle comme la pire figure du satanisme contemporain. [...] A. Crowley ne fut pas un “sataniste”, comme l'ont propagé des folliculaires qui ne l'ont pas lu. Ce fut un humaniste distingué, sachant le latin, le grec, l'hébreu et le sanscrit, et ayant étudié à fond l'histoire des religions ; un poète dionysiaque, convertissant ses expériences vécues en hymnes, en drames rituels et en récits initiatiques ; un toxicomane encore plus original que Thomas de Quincey et Henri Michaux ; un Anglais excentrique plein d'humour noir, comme ceux qu'ont révérés les surréalistes. Par dessus tout, ce fut un “libérateur de l'amour” – pour reprendre le titre d'un livre où j'ai présenté les meilleurs –, démontrant par sa vie et par son œuvre que la sexualité, au lieu d'être une gymnastique profane, peut servir à une activité sacrée permettant aux couples de bénéficier de l'aide des forces invisibles. »

    (Lettre du Crocodile)

     

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    Aleister Crowley, le maître incompris de la gnose moderne

     

    « Ma Muse est la fille d'Hermès et la maîtresse de Dionysos », A. Crowley, Confessions, 1930

     
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    [ci-dessus : extrait sonore de la voix d'A. Crowley, 1920, marmonnant en sabir énochien l'invocation du premier Æthyr ou premier plan de réalité. Ci-dessous : Ken Russell (1927-2011) dans le rôle du mage, essai filmique confidentiel de 2010. Photo : Philip Weaver © 2010 Imperium Pictures]

    ken-ru10.jpgAleister Crowley est un des hommes les plus extraordinaires du XXe siècle, où l'on a pourtant vu défiler des grands originaux en tous genres. Si ses excès lui valurent de son vivant une réputation scandaleuse — le Lord Chief of Justice en Angleterre l'appela même « l'homme le plus pervers du Royaume Uni » —, ses connaissances et ses expériences l'ont fait reconnaître comme l'un des 3 maîtres de la Gnose moderne avec René Guénon et Julius Evola, apportant un enseignement différent du leur et non moins important. En fait, il y a 2 aspects qui se confondent en A. Crowley : un poète de la lignée des romantiques anglais, lord Byron, Shelley, Swinburne, que leur non-conformisme et leurs aventures amoureuses firent aussi accuser de perversité ; et un mage prétendant exercer des pouvoirs spi­rituels acquis dans l'étude des grimoires et des clavicules. Le poète est secon­daire, selon Colin Wilson (1) ; il en va autrement du mage, qui a fait un emploi exemplaire de la magie sexuelle et a montré comment on peut influer de cette façon sur le destin.

    Né le 12 octobre 1875 à Leamington, dans le Warwickshire, A. Crowley était le fils d'un riche brasseur de bière, Edward Crowley, qui était en même temps le chef de la secte puritaine des Frères de Plymouth. Son enfance fut marquée par l'intolérance religieuse de ses parents. On le baptisa par immersion, en le plongeant dans une baignoire. Il dut accompagner son père dans ses tournées de prédication exaltée, et subir la bigoterie fanatique de sa mère ; elle le condamnait au jeûne et le traitait d'Antéchrist à la moindre faute. Il n'entendait parler que du Diable et de l'Apocalypse. À sa puberté, pour le détourner du péché de chair, sa mère lui dit que les femmes n'avaient pas de jambes. Si bien qu'il se glissa un jour sous la table où étaient assises 2 visiteuses, les sœurs Susan et Emma Cowper, et souleva leurs longues jupes pour vérifier. Il fut sévèrement puni. Quand son père mourut en 1887, sa mère s'installa à Londres près de son frère Tom Bond Bishop, qui enseignait la Bible aux enfants de manière à les épouvanter. La famille de Crowley lui fit ainsi détester le christianisme en le lui présentant comme un système tyrannique et ennemi du plaisir. Il réagit par la révolte et la provo­cation. À 14 ans, il eut ses premiers rapports sexuels avec une servan­te sur le lit de sa mère, pour bafouer celle-ci pendant qu'elle était à l'église.

    [Illustration pour The Masque of the Red Death d'EA Poe par Aubrey Beardsley, 1894–1895]

    ab-0110.gifCrowley entra en 1895 à Trinity College de Cambridge, où il se signala par ses excentricités verbales et vestimentaires. Il prenait modèle sur le dandysme d'Oscar Wilde, parce qu'à cette époque « il était criminel d'ad­mirer L'Éventail de lady Wïndermere ». Ses poètes préférés étaient Milton, lord Byron et Shelley ; son livre de chevet The Arabian nights de Richard Burton, le voyageur qui s'introduisit à la Mecque déguisé en Arabe. Héritant une grande fortune à la mort de sa mère en 1896, Crowley publia à compte d'auteur Aceldama, « poème philosophique, par un gentleman de Cambridge », et se livra à ses 3 passions : les échecs, l'alpinisme et le sexe. Il a dit de sa jeunesse : « Ma vie sexuelle était très intense. Mes relations avec les femmes étaient entièrement satisfaisantes » (2).

    Afin de protester contre l'éducation puritaine brimant les désirs sexuels, il écrivit les poèmes érotiques de White stains (Taches blanches), censés être d'un poète assassin, George Archibald Bishop, « névropathe du Second empire », dont il traçait la biographie en préface. Non content de lui donner le nom de son oncle détesté, Crowley en fait un échappé des Frères de Plymouth se réfugiant en France. D'où plusieurs poèmes en français, comme Volupté : « Clitoridette m'amourette / Ôte ta jolie robe d'or / Tes roses bas, chemise nette / Et découvre pour moi le con / Ce con que j'aime aux che­veux noirs », etc. Commençant par un sonnet à la Vierge Marie et se termi­nant par un Chant du Saint Esprit plein de « curieux blasphèmes », ce recueil comprenait une ode à la Vénus callipyge, une satire contre le maria­ge, Contra conjugium, et un éloge de l'homosexualité, A ballad of passive paederasty. En effet, le jeune poète était alors fasciné par un travesti anglais, le danseur Herbert Charles Jerome Pollitt, qui se faisait appeler Diane de Rougy [en hommage à Liane de Pougy] lorsqu'il s'habillait en femme.

    Naturellement, cette œuvre impertinente d'un dandy de 23 ans suscita l'indignation de la presse. Pour répondre aux critiques, Crowley donna une conférence dans l'hôtel particulier de sa maîtresse Veronica Lind. Il voulait prononcer son discours entre 2 femmes nues tenant chacune un flambeau. mais il dut se borner à parler devant une tenture hindoue repré­sentant un phallus. Sa conférence intitulée La misère sexuelle en Grande-Bretagne, par le docteur Aleister Crowley, rescapé de l'université de Cambridge, fit sensation. Comme le dit Arnold Waldstein : « Grâce au scandale provoqué par la publication de ce petit livre, A. Crowley avait trou­vé sa voie. La magie sexuelle était le seul moyen de régénérer l'Occident » (3). Un chimiste de sa connaissance l'introduisit dans l'Hermetic Order of Golden Dawn (l'Ordre hermétique de l'Aube dorée), auquel étaient affi­lié l’actrice Florence Farr, le poète W.B. Yeats, les romanciers Bram Stoker (l'auteur de Dracula), Arthur Machen et Algernon Blackwood.

    Le Grand Maître (ou Imperator) de l'Ordre était Samuel L. Mathers, dit MacGregor Mathers, spécialiste de la Kabbale, dont les livres, ainsi que ceux d'un autre membre de la Golden Dawn, Arthur E. Waite, historien de magie noire et de l'alchimie, instruisirent Crowley en ces domaines. Il fut reçu dans l'Ordre le 18 novembre 1898, au cours d'une cérémonie où il porta une robe blanche, ceinte à la taille d'une triple corde, et une cagoule noire sans ouverture pour les yeux. Chaque adepte avait un surnom en latin : le sien fut Perdurabo (je persévérerai). Devenu Frater Perdurabo, Crowley étudia avec soin le livre saint de la confrérie, La Magie sacrée d'Abramelin le mage, que Mathers avait traduit en anglais à Paris. Ce sont les instruc­tions qu'Abramelin, un kabbaliste juif du XVe siècle, donne à son fils Lameth pour se faire obéir des démons et des génies du monde invisible (4). Crowley se pénétra de ce texte, et alla aussi étudier au British Museum les Livres d'ÉnochJohn Dee (1527-1608), l'astrologue de la reine, Elizabeth Ier, consigna les révélations que lui faisaient les anges en langage énochien par l'intermé­diaire de son médium Edward Kelley.

    Ayant fait l'acquisition du manoir de Boleskine, situé près du Loch Ness dans les Highlands, Crowley y reçut ses hôtes en kilt écossais, entouré de joueurs de cornemuse, en se donnant le titre de lord Boleskine. Sa chien­ne lady Etheldreda, qui avait la fureur d'égorger les brebis du voisinage d'un seul coup de dent, était sa seule compagnie. Ce fut là qu'il tenta d'invoquer les démons des 3 mondes selon le rituel d'Abramelin. Il eut pour assistant Bram Stoker, venu pêcher le saumon et jouer aux échecs avec lui, mais qui l'aida aussi dans sa première opération magique sur sa terrasse. Les séances durèrent 9 jours et se passèrent fort mal. Crowley nota dans son journal que les démons Oriens, Païmon, Ariton et Amaymon échappèrent à son contrôle et que le dieu égyptien Typhon, qu'il appela à son secours, parvint difficilement à les dompter.

    [Ci-dessous : Allan Bennett]

    benett10.jpgIl rentra à Londres, dans l'appartement qu'il avait loué à Chancery Lane au nom du comte Vladimir Svareff (pseudonyme sous lequel il publia son poème Jezabel). Deux pièces de cet appartement étaient le temple blanc, avec 6 miroirs, et le temple noir, ne contenant qu'un autel et un squelette. Il y hébergea au printemps 1899 un ingénieur électricien membre de la Golden Dawn, Charles Henry Allan Bennett dit Frater Iehi Aour, qui se droguait par cycles : un mois à l'opium, un mois à la morphine, un mois à la cocaïne, un mois au chloroforme et ainsi de suite. L'ascétisme de Bennett l'impressionnait : « Il regardait les plaisirs de la vie (et par dessus tout ceux de l'amour physique) comme des illusions diaboliques ». Pour guérir cet ami de son asthme, Crowley invoqua l'esprit Buer, dont la fonction est d'aider les malades. Il n'y réussit pas et s'accusa de n'avoir pas su durant ce temps s'astreindre à la continence : « Beaucoup d'auteurs insistent sur l'importance de la chasteté absolue de l'opérant. Pendant quelques mois j'ai désobéi à cette injonction avec une séduisante sirène mariée à un colonel de l'armée des Indes » (5). Allan Bennett partit l'année suivante pour Ceylan où il se désintoxiquera et deviendra le moine bouddhiste Bhikkhu Ananda Mettayya, revenant plus tard en Angleterre afin d'y propager le bouddhisme.

    UN DON JUAN MÉTAPHYSIQUE

    coyle110.jpgAu cours d'un séjour de 9 mois au Mexique, en 1900, Crowley eut la révélation de son pouvoir spirituel et du moyen de l'accroître par la sexua­lité. Il loua à Mexico une maison dominant le parc de l'Almeda et engagea une jeune Indienne pour le servir. Il essaya d'abord d'acquérir l'invisibilité en faisant, devant un miroir, les conjurations de la « lampe de la lumière invisible » jusqu'à ce que, en auto-hypnose, il ne vit plus son reflet. Il se crut devenu invisible et le vérifia en revêtant une tenue théâtrale pour sortir : « Je fus capable de faire une promenade dans la rue avec une couronne d'or et une robe rouge vif sans attirer l'attention » raconta-t-il. Colin Wilson dit : « Il possédait seulement l'étrange pouvoir de provoquer une sorte d'aveu­glement chez ceux qui le regardaient » (6).

    Ensuite, dans un quartier populaire de Mexico, Crowley s'éprit d'une pauvresse dont le visage bestial lui sembla promettre une séance de luxure débridée. Il passa l'après-midi chez elle à des jeux sexuels frénétiques, et lorsqu'il fut épuisé, mais non rassasié, son cerveau fiévreux et exacerbé par le désir lui remémora le chant de Vénus de Tannhäuser, tel qu'il l'avait entendu chanter à Covent Garden par une prima dona américaine qu'il avait failli épouser. Il regagna sa maison près de l'Almeda et pendant 66 heures, sans manger ni dormir il travailla à refaire le livret de l'opéra de Richard Wagner pour en donner sa « version poétique et magique ». Cet afflux d'énergie créatrice lui venait de ses rapports avec cette créature hyper-sensuelle. C'est à cette occasion qu'il prit conscience de la connexion entre la sexualité et le génie.

    [Ci-dessous : Shri Parananda (1851-1930), le yogi de Colombo épris de théosophie]

    sp10.gifAprès d'autres aventures au Mexique, où son mentor était don Jésus Medina, haut dignitaire de la franc-maçonnerie écossaise, Crowley se rendit à Ceylan pour y retrouver Allan Bennett qui, tout en se préparant à revêtir la robe jaune bouddhiste, était le précepteur des fils d'un yogi de Colombo. Crowley découvrit auprès de lui le yoga, puis il visita l'Inde et se fit initier au tantrisme en novembre 1901 à Madura dans le temple de Shiva par 2 maîtres, Shri Agamaya Parâhamsa et Brama Sen Pratab, qui lui fournirent 2 prostituées sacrées ou shaktis, l'une étant la djana-mudra (femme de connaissance) et l'autre la maha-mudra (grande femme), afin de pratiquer le maithuna (coït hiératique). Avec ces femmes couvertes chacune de 8 parfums (nard sur la tête, keora sur le cou, champa et hina sur les seins, musc sur le pubis, jasmin sur les mains, santal le long des cuisses et safran sur les pieds), Crowley s'adonna toute l'après-midi aux rites sexuels du yoga tantrique.

    Ensuite il rejoignit son ami l'alpiniste Oscar Eckenstein à Rangoon pour faire avec lui l'escalade du Chogo-Ri, un pic de plus de 8.000 mètres au nord du Cachemire, dans la chaîne du Karakoram. Cette expédi­tion fut un demi-échec, mais elle révèle que l'alpinisme était pour lui, comme pour Julius Evola, un symbole de son ascension spirituelle. Il voulait avoir périodiquement la sensation qu'il se dirigeait vers les hauteurs.

    Poursuivant son voyage initiatique, Crowley arriva en mai 1902 à Honolulu, et dans un hôtel de la plage de Waikiki rencontra une belle Américaine, Alice, de dix ans son aînée, femme d'un magistrat d'Hawaï venue se reposer avec son petit garçon. Il la séduisit en lui expliquant comment il réussissait à ne pas souffrir de la piqûre des moustiques : « La méthode est de les aimer ». Il couchait sans moustiquaire et les invitait à se régaler de sa chair. Reconnaissants de son stoïcisme, ceux-ci le laissaient bientôt en paix. L'Américaine ne résista pas à ce séducteur peu commun, et leur liaison de quelques semaines inspira à Crowley son livre de sonnets, Alice : an adulter.

    L'odyssée de Crowley se termina par un séjour à Paris, de novembre 1902 à avril 1903, où il se lia avec Rodin, « plein d'amour pour ce superbe vieil homme et son œuvre colossale », et fut l'hôte de Marcel Schwob et de sa femme Marguerite Moreno dans leur appartement de l'île Saint Louis. À Montparnasse, Crowley eut 3 maîtresses : « une lady anglaise avec une passion pour l'éther », une acrobate, et un modèle, Nina Olivier, à qui il dédia d'ardents poèmes : « Mon adoration pour Nina fit d'el­le la fille la plus célèbre du quartier durant une douzaine d'années » pré­tendait-il (7).

    thothc10.jpgDe retour en Angleterre avec toutes sortes de notions nouvelles, Crowley cormnença à fonder sa gnose. Il combattit Yeats qui, dans la Golden Dawn, imposait une tendance gaélique prochrétienne. Mais Pierre Victor lui prête aussi ce motif : « Il semble qu'il y ait eu entre les deux poètes une rivali­té sentimentale au sujet d'une jeune irlandaise : Althoea Gyles » (8). Ayant été nourri par ses parents de l'Apocalypse, Crowley retourna ce texte contre le dogme chrétien. Jean de Patmos (qui n'a rien à voir avec l'apôtre Jean) y pré­disait l'apparition de 2 bêtes monstrueuses, l'une ayant 7 têtes et 10 cornes, symbolisant l'empire romain, l'autre ressemblant à un dragon et cor­respondant au nombre 666 (valeur numérique du nom de Néron César en lettres hébraïques). Cette bête aux 7 têtes portait une femme appelée Babylone, qui était en réalité Rome, quintessence des vices du paganisme. « Cette femme était vêtue de pourpre et d'écarlate, parée d'or, de pierres pré­cieuses et de perles... Sur son front était écrit un nom allégorique : Babylone la grande, mère des impudiques et des abominations de la terre » (9). Cet écrit annonçait par analogies, vers l'an 95, qu'un nouvel empereur romain féroce comme Néron allait s'opposer au christianisme, aidé par la puissance de Rome « grande prostituée, assise sur les grandes eaux, avec laquelle les rois de la terre ont forniqué » ; mais que finalement cet adversaire redoutable serait vaincu.

    Interprétant à sa façon ces symboles, Crowley se surnomma lui-même la Grande Bête (ou Méga Thérion en grec) 666, en tant que fondateur d'une gnose qui abolirait le christianisme, et fit de la « grande pros­tituée » une déesse du nom de Babalon, amalgame de Babylone et de Barbelo, la mère lubrique des archontes de l'univers de chez les gnostiques. La Femme Écarlate, chevauchant la Bête pour la guider, était la représentante de Babalon, dont le prophète de la nouvelle religion devait s'assurer la protection. Dès lors Crowley fera des invocations à Babalon aussi ferventes, aussi sincères que celles d'un prêtre égyptien à Isis ou d'un moine byzantin à la Vierge Panagia, et il rechercha pour compagne une Femme Écarlate, capable de stimuler par son mysticisme érotique l'inspiration d'un mage. Comme un tel rôle féminin est difficile à assumer, il aura succesivement plusieurs « femmes écarlates ».

    rose-k10.jpgLa première fut Rose Kelly, sœur du portraitiste Gerard Kelly, peintre de la Royal Academy, qui invita Crowley en juillet 1903 dans la propriété de sa mère à Strathpeffer en Écosse. Crowley y fit la connaissance de Rose, jeune veuve libertine qui lui confia qu'elle hésitait à se remarier avec un Américain qu'on attendait bientôt pour ses noces, parce qu'elle était la maîtresse d'un homme marié. Elle ne savait lequel des deux préférer. « Tout ce que vous avez de mieux à faire, c'est à faire, c'est de m'épouser » lui conseilla-t-il (10). Ses arguments furent si persuasifs qu'elle accepta au bout d'une heure. Crowley, profitant des facilités de la législation du comté, l'emmena le lendemain à Dingwall où ils se marièrent le matin (11). « Ma femme était charmante, mais ce n'était pas une compagne intellectuelle » dira-t-il de Rose. Toutefois sa nature nerveuse, ses dispositions de médium la rendaient apte à des expériences de théurgie. En quelques semaines de relations conjugales si intenses qu'il les qualifia de « débauche continue », il l'endoctrina pour en faire une Femme Écarlate.

    stele-10.gif[Ci-contre : Stèle de la Révélation ou stèle d'Ânkhefenkhonsou datant de -680/-670]

    Ils partirent pour l’Égypte, en vue de coucher ensemble dans la Chambre royale de la Grande Pyramide, afin d'y invoquer le dieu Thot. Il loua une villa dans la banlieue du Caire, et en mars 1904, devant la fenêtre de leur chambre, il convoqua les sylphes d'après le rituel d'Abramelin. Rose, qui était enceinte, entra en transe, eut des visions et répéta : « Ils t'attendent, ils t'attendent ! » Les jours suivants, surexcitée, elle coopéra avec conviction à son cérémonial d'invocation des dieux de l'Égypte : le 18 mars, elle lui dit qu'il avait offensé Horus et lui apprit comment ce dieu exigeait d'être invoqué. Le 23 mars, elle lui désigna instinctivement au musée de Boulak une stèle : ils découvrirent qu'elle représentait Horus, sous la forme de Ra-Hoor-Khuit et qu'il portait le nombre 666 sur le catalogue. Crowley en fera faire une copie qui sera la Stèle de la Révélation de son culte gnostique.

    Ce fut le 8 avril 1904 à midi, au cours d'une conjuration au Saint Ange Gardien, que Rose en extase prétendit être contactée par une entité invisible nommée Aiwass. Cet Esprit voulait dicter à Crowley le Livre de la Loi, conte­nant des instructions de la déesse Nuit, du dieu Hadit et du dieu Horus, pour qu'il restaure la religion de la Tradition parce qu'il était la réincarnation du « prêtre des princes » Ankh-af-na-khonsu (12). Interrogeant Rose, notant ce qu'elle entendait dire à Aiwass, le transformant dans son propre style de poète, Crowley fit ce jour-là le premier chapitre du Livre de la Loi. C'est un message de Nuit, « la Reine du Ciel », qui dit par la voix de son porte-parole Aiwass : « Le mot de la loi est Théléma. Qui nous appelle Thélémites ne se trompera pas, s'il regarde d'assez près le mot, puisqu'il recèle 3 grades, l'Ermite et l'Amoureux et l'homme de la Terre. Fais ce que tu voudras sera toute la Loi » (13).

    Le 9 et le 10 avril 1904, de midi à une heure dans leur « oratoire » dont la fenêtre donnait sur les 3 pyramides, Rose transmit à Crowley les 2 autres chapitres du Livre de la Loi que lui dictait Aiwass dans l'invi­sible. Ces textes, d'un lyrisme religieux exalté, rappellent à la fois les écrits prophétiques de la Bible et les papyrus magiques égyptiens, avec des rémi­niscences de Rabelais auquel Crowley avait dédié un poème en français dans White stains. Le rôle de Rose (devenue Ouarda) fut déterminant dans cet épisode. Si elle n'avait pas été là, jamais Crowley n'aurait écrit le Livre de la Loi sous la dictée de son Ange gardien. C'était un moyen de séduction et de possession de cette femme que de jouer devant elle l'inspiré recevant des messages du monde céleste. Les réactions de frayeur ou d'émerveillement qu`elle manifesta durant ces 3 séances firent jaillir des phrases qui n'au­raient pas été prononcées sans leur « duo médiumnique » (14).

    ac-19010.jpg[AC sur le plateau de Deosai (Himalaya) durant l'expédition du Kachenjunga en 1905]

    D'abord, Crowley fut réticent à ce Livre de la Loi réalisé de cette manière. Il n'en admettait pas ou n'en comprenait pas certains termes. Il le laissa de côté pour organiser l'ascension du mont Kangchenjunga, par le gla­cier de Yalung, avec 5 alpinistes et une trentaine de sherpas. Toujours le besoin d'aller vers les hauteurs après avoir prospecté les abysses ! Il partit en mai 1905 pour Darjeeling afin de faire les préparatifs de l'expédition. Elle fut désastreuse. Un de ses co-équipiers [Alexis Pache] mourut mystérieusement, ainsi que 3 coolies ; on accusa Crowley d'imprévoyance et même d'assassinat. À son retour, contesté dans la Golden Dawn, il s'en sépara et fonda son propre Ordre initiatique, l'Astrum Argentinum, enseignant à ses adeptes 2 pro­cessus : « la conversation avec le Saint Ange gardien » et « la traversée de l'abîme ». L'humanité était divisée en Éons, ères de 2.000 ans chacune, et l'Éon d'Horus venait de commencer : l'année 1904 était son an I, début de la religion gnostique des temps futurs. Le nom de l'Ordre émanait de ce précepte du Livre de la Loi : « Chaque homme et chaque femme est une étoi­le ».

    [Ci-dessous : La famille Crowley début 1910, avec Rose, Lola Zaza et Aleister]

    ac-cou10.jpgCette rupture donna lieu à un « duel occulte » avec MacGregor Mathers, chacun des 2 adversaires envoyant contre l'autre des démons qu'il invoquait par le rituel d'Abramelin. Rose, ayant accouché d'une fille nommée Nuit Ma Athathoor Hécate Sappho Jezebel Lilith, participa comme un témoin halluciné à ce duel. Elle prétendait voir les démons qui les atta­quaient à Boleskine, les décrivait à Crowley pour qu'il trouve une parade. Quand leurs chiens périrent empoisonnés, quand un domestique devenu fou voulut étrangler Rose, ils l'attribuèrent aux manœuvres d'envoûtement de Mathers. La raison de la malheureuse femme ne résista pas à ces perturba­tions : elle se mit à boire une bouteille de whisky chaque matin. Crowley emmena Rose et leur fille faire un voyage au Tonkin et en Chine, mais ils déci­dèrent de se séparer à Hong-Kong ; tandis qu'il continuait vers Shanghaï, elle retourna en Angleterre et l'enfant mourut de la typhoïde pendant le trajet [en Inde]. Ils eurent une autre fille, Lola Zaza [née durant l'été 1906], puis Crowley se désintéressa de sa femme pour avoir des relations amoureuses à distance avec Elaine Simpson (sœur Fidelis de l'AA), « chacun visitant l'autre alternativement ». C'est ce que les théosophes appellent « la sortie en astral ». Crowley voyait apparaître Elaine dans sa chambre, ou plutôt son corps astral, lumineux et partiellement transparent, plus petit que le corps normal, et avait des conversations avec elle qui, d'autres fois, le voyait lui-même surgir près de son lit (15).

    [Ci-dessous : affiche du film The Magician (1926) adapté de la nouvelle éponyme. En dépit de ses protestations par un écrit pseudonymique, AC se réjouissait clairement de ce double fictionnel qui amplifiait sa réputation sulfureuse]

    magici10.jpgCet adultère de son mari dans l'astral acheva de dérégler Rose qui, après avoir bu 150 bouteilles de whisky en 4 mois, dut être internée dans un asile d'aliénés. Crowley obtint le divorce [en 1909] grâce aux déroga­tions faites à Londres pour dissoudre un mariage contracté en Écosse. Ce fut en cette période que Somerset Maugham, à qui Gerard Kelly avait fait des confidences, écrivit contre A. Crowley sa nouvelle The Magician (1908), dont le héros est un occultiste dépravé, Olivier Haddo, coupable de divers méfaits. Mais A. Crowley n'était pas un charlatan, même ses détracteurs le reconnaissent. Colin Wilson affirma : « Ce n'était pas un penchant à l'ex­hibitionnisme qui le poussait à agir ainsi, mais un obscur et obsédant désir de trouver la vérité » (16). Et Pierre Mariel : « On peut lui imputer tous les vices et un nombre considérable de défauts. Il est au moins une vertu qu'on ne peut lui contester : une absolue, une intransigeante sincérité » (17). Crowley était un individu super-puissant qui se mouvait avec aisance dans le surnaturel, et assumait sans défaillance des expériences extrêmes qui faisaient craquer les nerfs de ses partenaires.

    En 1907, il publia Konx Om Pax (titre signifiant : la Lumière en extension), 4 « essais sur la lumière » ayant la forme de 3 récits ini­tiatiques et d'une tragi-comédie dont le héros, Ali Sloper, avait 120 ans. Le tout était parsemé de citations latines et de phrases en caractères arabes, hébreux, chinois ou en hiéroglyphes égyptiens. Ce mélange d'érudition et de fantaisie caractérise toute l'œuvre d'A. Crowley. Le Literary guide décla­ra : « Konx Om Pax est l'apothéose de l'extravagance » ; mais Herbert Vivian, dans le John Bull, précisa : « L'auteur est à l'évidence cette rare combinaison du génie : un humoriste et un philosophe ». En cette décennie, Crowley rédige à la fois des pièces de théâtre, des recueils de poèmes mystiques, des contes ésotériques, des livres cultuels. C'est un homme de lettres intarissable, aux multiples talents. Il va jusqu'à faire un traité d'érotologie sous le pseudonyme d'Abdullah al Haji, Bag-i-Muattar, comme s'il l'avait traduit du persan. Plus tard, Crowley divisa ses nombreux écrits en 5 classes : A. B, C, D et E. Ceux de la classe A, lui étant dictés par son Ange gardien, ne devaient pas être commentés. Seuls ses exposés théoriques de la classe B, ses récits et poèmes de la classe C, ses Instructions ou Rituels de la Classe D et ses Épîtres de la classe E pouvaient faire l'objet de commentaires.

    [Ci-dessous : Victor Neuburg. Dans The Magical Dilemma of V. Neuburg, Jean Overton Fuller évoque son tandem avec A. Crowley consistant à combiner une activité sexuelle avec la déclamation de textes anciens : « ils ont créé un rituel dans l’esprit de ceux qu’ils imaginaient avoir été pratiqués dans l’antiquité en se basant essentiellement sur des textes romains car ils pensaient que les traditions qu’on y devinait, remontaient à une Antiquité bien plus grande »]

    neubur10.jpgCrowley entreprit en 1908 sa première Grande Retraite Magique (Great Magical Retirement) avec un adepte bossu de 25 ans, Victor Neuburg, dont il disait : « C'était physiquement l'animal le plus impur que j'ai connu. Mais ses dons étaient surnaturels ». Ils allèrent ensemble en Algérie pour évoquer les Anges dans le désert selon les procédés des Livres d'Énoch de John Dee. Celui-ci se servait d'un cristal, conservé depuis au British Museum ; Crowley le remplacera par un gros topaze, enchassé au centre d'une croix peinte en rouge sang, dite Croix du Calvaire. En regar­dant fixement le topaze, il voyait des anges et dictait à Neuburg ce qu'ils lui révélaient. Cette fois, dans le duo médiumnique, il avait le principal rôle, parce qu'il était la femme. En effet, il commença à avoir avec Neuburg les rapports d'homosexualité passive qu'il recherchera plus tard avec d'autres.

    Lors des séances de conjuration, Crowley mettait une robe de lin jaune, traçait avec sa dague sur le sol le cercle magique et ses symboles, réci­tait les formules sacrées se terminant par ce commandement en langage éno­chien : « Zodocare, eca, od zocaremu ! » (« Venez, maintenant, et mon­trez-vous ! »). Le soleil, la solitude, le désir de s'étonner mutuellement, leur firent avoir d'étranges hallucinations. Ils crurent voir apparaître l'Esprit du Mal, Choronzon, qui avait menacé John Dee à Cracovie. C'est un démon qui change de formes continuellement : Neuburg le vit prendre la figure de Crowley, celle d'une femme qu'il avait aimée, celle d'un serpent à la tête humaine, etc. Il cria que Choronzon voulait l'attirer hors du cercle protec­teur pour l'anéantir. Crowley fit disparaître ce démon en écrivant le nom de Babalon sur le sable avec sa bague magique. Après maintes tribulations de ce genre, les 2 hommes furent retrouvés gisant sur une dune, à demi-morts de soif, par une patrouille française qui les amena à l'oasis d'El-Goléa.

    [Ci-dessous : Leila Waddell en 1910. Son nom est orthographié “Waddel” sur les brochures de l'AA]

    50512_10.jpgDe retour à Londres, Crowley commença en mars 1909 la publica­tion de The Equinox, revue semestrielle paraissant à l'équinoxe de prin­temps et à l'équinoxe d'automne, qui sera pendant 5 ans l'organe officiel de l'Astrum Argentinum. L'année suivante, il remarqua la jeune violoniste australienne Leila Waddell, venue à Londres pour être soliste dans l'orchestre de femmes The Waltz dream. Ils eurent aussitôt une liaison et elle devint sa deuxième Femme Écarlate, d'autant plus docile à ses désirs qu'elle prenait de l'anhalonium, dérivé du peyotl. Crowley inventa une série de 7 rites, les Rites d'Éleusis, et les célébra dans le Caxton Hall au cours de 7 mer­credis successifs, en octobre et en novembre 1910. Leila Waddell jouait du violon et Victor Neuburg dansait « la danse de Pan », lors de ces représen­tations visant à produire une extase religieuse. La salle était comble, bien que l'entrée fût de 5 guinées. Le magazine The Looking glass éreinta ce spectacle à plusieurs reprises, ce qui ne fit que renforcer la réputation d'ex­centrique ténébreux du maître.

    [Ci-contre : Mary Desti et son fils Preston Sturges, vers 1905]

    desti-10.jpgÀ l'automne 1911, Crowley rencontra la danseuse Mary d'Este Sturges [née Mary Estelle Dempsey, plus connue sous le nom ultérieur de Mary Desti], élève d'Isadora Duncan, et la séduisit sur le champ. C'était une superbe femme mi-Irlandaise mi-Italienne, au puissant magnétisme sexuel. Il l'accompagna en Suisse, et lors de leur première nuit d'amour au National Hotel de Zurich, celle-ci, surexcitée par l'alcool et le coït, eut une crise médiumnique où elle prétendit voir 5 Frères en robes blanches qui devinrent rouges, puis un vieillard tenant un sceptre et se disant le magicien Ab-ul-Diz. En même temps elle entendit une voix déclarer : « On apporte un livre pour Frater Perdurabo ». Comme Crowley s'apprêtait à publier son Livre de la Loi dans The Equinox, il est évident qu'elle souhaitait lui paraître une nouvelle Rose Kelly. Après s'être persuadé par un interrogatoire que Mary ne simulait pas, Crowley la baptisa sœur Virakam à la fin de cette séance.

    Pour vérifier son pouvoir de voyance, Crowley l'emmena à Saint-Moritz où il prit au Palace Hôtel une suite qu'il aménagea en temple. La nuit du 18 novembre 1911, en face d'un grand miroir, près d'une table recouverte de ses instruments magiques, Frater Perdurabo en robe rouge lut d'abord une invocation aux dieux inconnus copiée dans un papyrus copte du British Museum, tandis que Mary, en robe bleue et or, était agenouillée sur le parquet. John Symonds, le dernier confident de Crowley, a raconté la scène en précisant : « Mary qui avait été convenablement préparée par la boisson et le sexe, était dans un état de réceptivité aiguë, mais ce n'était pas un très bon médium ». En effet, Crowley dut la presser de questions pour en tirer des réponses sur Ab-ul-Diz. Il en fit néanmoins sa troisième Femme Écarlate (en gardant Leila Waddell, qu'il nomma secrétaire de l'Astrum Argentinum).

    Ensuite le couple alla s'installer dans la villa Caldarazo au Pausilippe, près de Naples, et là Crowley dicta à sa compagne son Livre Quatre (Liber Aba or Four book), où il employa pour la première fois le terme de magick. Le k qu'il ajoutait au mot anglais magic était l'initiale de ktéis, nom grec du vagin, et indiquait que la Haute Magie impliquait une uti­lisation sacrée de la sexualité féminine. Ainsi Mary, faute d'être une voyan­te efficace, lui communiquait par son vagin de jouisseuse des influx d'inspi­ration transcendante. La préface du Livre Quatre fut un journal de sœur Virakam qu'il écrivit lui-même. Leur séjour fut interrompu par une violen­te querelle ; ils regagnèrent Londres ensemble, et Mary d'Este s'amouracha peu après d'un aventurier turc qui ne tarda pas à l'abandonner. Crowley conclut : « Son hystérie devint chronique et incontrôlable ; elle se livra à de furieuses débauches alcooliques qui s'achevèrent en delirium tremens ».

    Après sœur Virakam, Crowley fréquenta la troupe des Ragged Ragtime Girls à Old Tivoli et partit avec les choristes au printemps 1913 à Moscou lorsqu'elles y donnèrent leur spectacle. Il rencontra dans un café moscovite une jeune Hongroise, « maigre comme une panthère famélique », Anny Ringler, avec qui il eut une liaison par gestes : « Nous ne pouvions converser en aucun langage humain. J'ignorais à peu près tout du russe et son anglais se bornait à quelques cris sans suite. Mais nous n'eûmes pas besoin de parler. L'amour entre nous fut d'une intensité ineffable » (21). Dès leur première étreinte, elle lui réserva cette surprise : « Elle ne pouvait res­sentir du plaisir que dans la douleur, et mes seuls moyens de faire son bon­heur étaient de lui infliger des cruautés qu'elle dirigeait elle-même ». Il est probable qu'elle lui demanda de la fouetter et de la suspendre au plafond : par les pieds, et qu'à son retour à Londres il recommença ce jeu avec des Anglaises masochistes, car Colin Wilson a dit « que Crowley recevait souvent des maîtresses chez lui et que parfois il les pendait la tête en bas dans la garde-robe ».

    LES POUVOIRS DE LA HAUTE MAGIE SEXUELLE

    promet10.jpgJusqu'ici, la magie sexuelle de Crowley a consisté en des relations avec des femmes instables que son pouvoir de magnétiseur transformait en médiums. Sa conception se modifia dès que Theodor Reuss, Maître de l'Ordo Templi Orientis (O.T.O.), lui rendit visite en juin 1912 pour lui proposer d'en être le représentant en Angleterre. Ce qu'il devint, sous le nom de Frère Baphomet, qui lui fut conféré lors d'un voyage à Berlin au siège de cet Ordre se recommandant des Templiers. Dans l'OTO, les pratiques d'érotisme sacré avaient été introduites par le fondateur Karl Kellner après s'être initié au yoga tantrique en Inde. C'est lui qui le prétendait, mais tout laisse croire qu'il en avait emprunté les notions au médecin américain Paschal Beverly Randolph, dirigeant la Fraternité d'Eulis à Boston. Selon celui-ci, l'acte sexuel exécuté rituellement peut influencer les événements à venir. Il permet même d'atteindre un but matériel, comme le succès d'une entreprise. L'OTO comportait 9 degrés d'initiation, et les 2 derniers étaient réservés à la maîtrise du sexe. Francis King dit : « Au huitième degré, on enseignait un mode particulier d'activité autosexuelle (que je qualifierai seu­lement de masturbation magique) » (22). Le IXe degré, considéré comme l'Art royal et sacerdotal, rendait les adeptes capables du Grand Œuvre érotique, où ils nommaient d'ailleurs leur pénis l'athanor, le vagin la cucurbite, le sperme la matière primordiale, et son mélange avec les sécrétions féminines l’amrita ou l'élixir. Ce sera désormais l'idéal de Crowley quand il fera l’amour avec des partenaires choisies exprès à cet effet.

    Il pensa qu'il lui fallait trouver une méthode, et travailla d'abord au Rituel suprême qu'il publia en 1913 dans le numéro 10 de The Equinox. L'acte sexuel doit se passer dans un « temple », qui peut se constituer en n'importe quel endroit ; il y faut un autel et un « vase des libations », récipient contenant du vin ou une infusion de plantes halluci­nogènes (23). Le couple humain se transformera en couple divin : « Les digni­taires, au nombre de deux, sont en quête de Nout et de Hadit par le moyen du vagin et du pénis. Pour ne pas être reconnus, ils adoptent l'apparence d'lsis et d'Osiris ». La même année, Crowley résuma les principes de sa magie sexuelle dans un article, Energized enthusiasm [L’enthousiasme galvanisé], développant ces 2 points : 1) L'acte sexuel est un sacrement ; 2) Le génie est une « sécré­tion mentale » qui dépend de la façon dont on assume sa sexualité. En jan­vier et février 1914, il expérimenta à Paris un rituel de magick, Construction de la Pyramide, durant lequel il eut des rapports homo­sexuels avec Victor Neuburg et Walter Duranty, journaliste du New York Time. Il en a dit, dans The Paris working : « Nous avons invoqué Mercure et Jupiter, et obtenu maints étonnants résultats ». Sa maîtresse française d'alors, l’actrice Jane Chéron, assista à une de ces séances, qui n'étaient pas encore significatives.

    Le 3 septembre 1914, A. Crowley fit dans son temple de Victoria Street à Londres la première des expériences de magie sexuelle qu'il a consignées dans Rex de Arte Regia, livre sans précédent, succession de comptes rendus précis d'une activité érotique sacrée. Chaque opération (nommée Opus) y est décrite en précisant l'heure, la position des astres, les caractéristiques physiques et morales de la participante, l'objet de la séan­ce : recevoir de l'argent, faire une rencontre décisive, etc. Les rapports sexuels sont exécutés sous l'invocation d'un dieu à qui il les offre comme un sacrifice humain, afin de se concilier ses faveurs. Il indique la technique copulative employée, la valeur du plaisir pris et même la quantité de l'effu­sion séminale. Il termine par l'examen du résultat : parfois l'événement sou­haité se produit 2 ou 3 jours après le coït. Si ce n'est qu'un incident approximatif, il inscrit : Douteux. Sa partenaire de l'Opus 1 fut Marie Naddingley, « une respectable femme mariée », dont il dit qu'elle est « aisément excitable et très piquante, et commet pour la première fois un adultère ». Objet du rite : sex-force et sex-attraction, c'est-à-dire l'intensification de son pouvoir de séduire les femmes et d'en jouir. Il note dans le procès-verbal : « Opération hautement orgastique et élixir d'une qualité de premier ordre ». Résultat : « Je prévois un plein succès pour la réalisation de mes prochaines expériences » (24).

    Le 6 septembre, il fait appel à une prostituée de Picadilly, Rose Richmond, 26 ans. Objet : « Connaissance des Mystères du IXe degré ». L'union sexuelle fut répétée 3 fois, avec des intervalles de 10 minutes. La fille, bien qu'épuisée, refusa d'être payée et n'accepta même pas un cadeau amical. Elle avait l'impression qu'elle s'était conduite en desser­vante d'une cérémonie religieuse, et non en créature de bordel. Crowley disait que les prostituées avec lui redevenaient sacrées, comme les hiérodules du culte d'Astarté en Phénicie. Résultat : il écrivit 4 textes concernant « les Mystères du IXe degré » sous l'inspiration de cette séance. Il connut 6 semaines d'abstinence à cause d'une crise de phlébite à la jambe gauche. C'est pourquoi son Opus 3 avec la chorus-girl Violet Duval, le 14 octobre, eut pour objet : « Santé ». Leila Waddell participa à l'expé­rience et les stimula l'un et l'autre par ses caresses. Durant la nuit, Crowley ressentit des symptômes alarmants à sa jambe, puis un mieux s'annonça le 17 octobre. « Trois jours après le rite j'ai eu la sensation de la santé » conclut-il.

    À ce moment Crowley s'exila aux États-Unis sans Leila Waddell, et ce fut le 7 novembre à New York qu'il fit son Opus 4, une masturbation de la main gauche en pensant à la Grande Déesse : Babalon per mentis imaginem manu sinistra. Objet : « Succès à New York ». Résultat : le 12 novembre, un collectionneur américain, l'avocat John Quinn, lui acheta ses manuscrits de magie à un haut prix. Le 14 novembre, l'Opus 5 est accompli avec la prostituée irlandaise Elsie Edwards, une matrone obèse. Objet : « La gloire du sacré Phallus et l'établissement du saint royaume en ce pays ». Il ne croit pas que cette action suffira : « L'inattractivité de la partenaire rendit l'opération malaisée ». Il lui en faudrait une plus qualifiée, comme Aimée Gouraud qu'il vient de rencon­trer : mais elle n'est pas facile à conquérir. Aussi le 21 novembre il a recours à la prostituée noire Florence Galy, sortie de prison depuis une semaine. Objet  : « Que lord Shaïtan, le maître de l'art de la goëtie, pousse Aimée Gouraud à devenir une Femme Écarlate ! » (25). Il indique : « L'opération, quoique fugitive, fut techniquement très proche de la perfection ». Résultat : douteux. Plusieurs séances seront nécessaires pour envoûter Aimée Gouraud.

    Le 23 novembre, avec une autre prostituée noire, Grace Harris, il fait un Opus pour obtenir de l'argent tout de suite. « Object : immediate money » écrit-il, mais il escompte un échec, car « l'opération, bonne comme concen­tration, fut médiocrement orgastique ». Pourtant, 2 jours après il reçoit une lettre inattendue contenant un chèque de 800 livres sterlings. Le 15 décembre sa partenaire est la prostituée hollandaise Lea Dewey, « grande et forte, mais non grasse ; le type musculaire d'une louve ; cheveux très sombres sur la tête, toison blondâtre au pubis ». Objet : « Pouvoir magique ». Il a changé d'appartement depuis son arrivée : « L'opération fut réalisée dans mon nouveau temple, où j'ai passé toute la matinée à invoquer Thot et Hermès ». La prostituée, impressionnée par le cérémonial, a peu de sécrétions sexuelles, ce qui fait écrire à Crowley : « Le Gluten de l'Aigle n'était pas abondant et le Lion ne s'est pas dissout dedans entièrement » (26). Il refait un Opus avec Lea Dewey le 20 décembre, toujours pour s'attirer la protection d'Hermès, mais il déplore : « J'ai perdu le contrô­le du binder » (nom sanscrit de la semence), c'est-à-dire qu'il a eu une éja­culation précoce. Le 23 décembre 1914, Crowley opéra avec Grace Harris en formant ce vœu : « Posséder le manteau de David et de Salomon ». Autrement dit : « Avoir le pouvoir d'écrire des prières phalliques équivalentes en littérature aux Psaumes et au Cantique des Cantiques ». Il écrivit après cette séance ses 3 Hymnes aux grands dieux du ciel. Le 30 décembre, avec Lea Dewey, il se donna pour objet : « Sex-attraction ». Il note : « L'opération fut réellement très bonne. Très orgastique, en gardant toutefois un parfait contrôle, tel que je n'ai jamais été capable d'en obtenir depuis l'Opus 2. Cela dura 40 minutes. L'élixir fut d'une qua­lité super-excellente ». Résultat : 2 jours après Aimée Gouraud lui télé­phone pour prendre de ses nouvelles.

    [Ci-dessous : The Chemical Wedding (les Noces chimiques) de Madeline Von Foerster, 2008]

    oeuf-a10.jpgOn commence à comprendre qu'A. Crowley fut le premier alchimiste de la sexualité. L'alchimiste de la Renaissance appelait l'union du soufre pur et du mercure-principe, dans le Grand Œuvre, « les noces chi­miques du Roi et de la Reine ». Il voulait fabriquer l'élixir au rouge per­mettant de convertir en or les métaux imparfaits. De même Crowley pensait que les rapports sexuels organisés rituellement étaient des noces chimiques produisant un élixir aux propriétés magiques. Le mélange du sperme et de la cyprine était la substance sacramentelle de l'opération. Il possédait la vertu de transmutation du possible en réel. Sa Haute Magie sexuelle est un rituel à 2. L'opération se passe dans une chambre transformée en « temple » par la présence d'un autel où Crowley a posé la Stèle de la Révélation. Il invoque d'abord le dieu qui pré­sidera à la séance. Il en définit l'objet à sa partenaire, car elle doit se concen­trer en même temps que lui sur le vœu à réaliser. Lorsqu'il dit le mot Accendat, les préliminaires de l'acte sexuel commencent. Il est parfois accompli sur le plancher, à l'intérieur d'un triangle qu'il a dessiné à la craie, avec des inscriptions cabalistiques. D'autres fois la femme est assise sur l'au­tel (comme dans le Rituel suprême) et enlace de ses jambes les hanches de l'opérateur debout ; le plus souvent, c'est le lit qui est le théâtre de l'Opus. Une fois l'orgasme atteint par les 2 partenaires, il recueille l'élixir dans le sexe de la femme, c'est-à-dire la semence masculine enrichie par la sécrétion génitale féminine. Il en fait une offrande au dieu invoqué, comme les gnostiques d'Alexandrie qu'a fréquentés saint Épiphane dans sa jeunes­se, qui priaient le Dieu inconnu en élevant vers le ciel leurs mains enduites des pollutions émises dans la copulation.

    Le 16 janvier 1915, avec Margaret Pitcher, jeune prostituée stupide ayant une « vulve pulpeuse et juteuse » (fine fat juicy yoni), son Opus eut encore pour objet : « Money ». Il y invoqua Ic-zod-heh-ca (le Grand Dieu du Nord, dans les Livres d'Énoch), et constata : « La cérémonie ne fut pas bonne, bien que la fille fut même plus concentrée que moi sur l'objet de l'opération. Mais l'élixir fut copieux, bien formé et d'une plaisante qualité ». Il recommença le lendemain, en offrant « une portion du sacrement » à Ic-zod-heh-ca, et se félicita de recevoir le surlendemain une lettre de Vancouver contenant 62,50 dollars. Le 26 janvier 1915, Crowley fit une opération de magie sexuelle avec Lola Grumbacher, veuve d'un aristocrate anglais, un peu hommasse, du signe du Scorpion, qu'il décrit ainsi : « Profil de Dante. Avoue avoir 37 ans ; c'est probablement exact. Étonnamment passionnée ». Objet : « Un riche mariage (avec Mrs Schlessinger) ». Le Mage n'a aucun scrupule à se servir d'une femme pour en conquérir une autre. Cette action érotico-magique plut tellement à la veuve qu'elle la recommença une heure après : « La cérémonie fut naturellement plus courte que la précédente. Elle était en même temps plus spontanée, fervente, ardente, orgastique : en fait assez idéale. Nos cris étaient simultanés. L'élixir dans les 2 cas fut abondant et d'une admirable quali­té. Cette opération fut au-dessus des normes européennes ». Le 29 janvier, Lola Grumbacher revint et lui donna un plaisir complet avec sa bouche quae in semen recepit et dedit. Cela le prit au dépourvu : « L'opération fut précipi­tée et l'esprit plutôt distrait ». Le résultat ne fut pas le riche mariage demandé, mais la conquête soudaine d'Aimée Gouraud.

    En effet, celle-ci se donne à Crowley le lendemain 30 janvier, à sa grande joie : « Je désire cette partenaire particulière depuis de nombreux mois ». C'était une femme mûre (« âge : environ 50-54 ans »), qu'il appela sa « sœur trois fois sainte trois fois illuminée trois fois illustre ». Elle se conduisit avec une ardeur remarquable : « La sœur T.H.T.I.T.I.S. a une Volonté comme le saint phallus lui-même ! » (27). Il commenta : « C'était très bon, à tous égards. Le ktéis de T.H.T.I.T.I.S. est préhensile à un degré éton­nant ! L'élixir était délicieux, avant un arôme d'une rare délicatesse. L'opération ne fut pas très orgastique, l'esprit restant dans un état confus. J'appréhendais de mésuser de ma force dans une si importante opération ». L'objet était une invocation à Thot.

    Ses ennuis financiers le harcelant, il fit plusieurs Opus pour avoir 20.000 dollars. Le 7 février 1915, en se masturbant tout en priant Babalon. Puis le 8 et le 11 février avec Lea Dewey, la seconde fois en notant : « L'opération fut excellente et énergique, orgastique mais bien contrôlée. J'ai formé l'image mentale de la chambre se remplissant avec des flots et des flots de grosses pièces de dix dollars, et cela s'est maintenu fort bien, même au sein de l'orgasme, qui était intense. Tout en me sentant aspiré par sa bouche suçant la mienne, je pouvais voir simultanément l'or envahissant la chambre ». Il précisa toutefois : « L'élixir était aussi fort que d'habitude, mais mon sens du goût était affaibli parce que j'avais reniflé de la cocaïne avant de commencer ». Résultat indirect : Leila Waddell, venant de Liverpool, lui apprend qu'elle a rencontré sur le bateau un officier qui l'a demandé en mariage, en lui disant qu'il possédait 20.000 dollars. Comme cette offre ne le concerne pas, Crowley recommence un Opus avec Lea Dewey, ayant pour objet : Mnydpwaw. C'est un mot du langage des anges qu'il prononce afin de leur demander de payer ses dettes en une semaine.

    Dans ses Confessions, il dit : « Quand Leila vint d'Angleterre me rejoindre, je reconnus instantanément qu'elle était une étrangère » (28). Cessant d'être sa Femme Écarlate, elle resta une partenaire contribuant à son objec­tif majeur : « Être un Grand Prêtre du Très Saint Phallus ». Il eut aussitôt avec Leila le 21 février un Opus ayant pour objet : « Sex attraction ». Le résultat se produisit le 5 mars : « L'opération a agi sur Mrs O.R. Drey et le même jour sur Doris Gomez ». Effectivement, le 19 mars, Doris Gomez se donne à lui et il précise : « L'opération fut longue, environ 3 heures avec de courtes interruptions ». Objet : « Approfondir les mystères du IXe degré ». Technique : caresses manuelles et buccales exclusivement, in manu dominae dum ejus cunnum linguebam. Le 26 mars, il reprend Lea Dewey avec cet objet : « Sagesse (wisdom) ». Il constata, en parlant de lui à la troisième personne : « L'opération dura une heure trois quarts, sans la moindre interruption. On était près d'at­teindre à une seconde naissance, mais la fatigue tomba soudain sur l'Alchimiste. Il a travaillé à un traité d'astrologie pendant exactement 18 heures, avec un court répit de 4 heures de sommeil agité » (29). On remarquera qu'il cherche, dans le coït magique, « une seconde naissan­ce ». D'après lui, l'opération de magie sexuelle se passe dans un état de « lucidité éroto-comateuse » (eroto-comatose lucidity) : c'est une agonie clairvoyante où l'on meurt pour renaître doté d'un pouvoir spécial.

    Le crâne rasé comme un ascète, gras, élégant, Crowley avait un ascendant hypnotique sur les femmes, avec ses yeux fascinateurs. Le 14 avril, Ethel Coosmaraswany, une Anglaise du Yorkshire mariée à un his­torien de Bombay, et faisant une carrière de chanteuse sous le nom de Raina Devi, prend contact avec lui. Il en dit seulement dans ses Confessions : « Je l'invitai à dîner et à passer la matinée suivante dans mon appartement : ainsi elle put me chanter en s'accompagnant d'un tambourin son répertoire de chants indiens du Cachemire ». Dans Rex de Arte Regia, il est plus explici­te : « L'opération commence le 15 avril au matin et se continue jusqu'au 16 dito. Cette opération est la plus magnifique de toutes celles que je puis me remémorer. L'orgasme a été tel qu'il a complètement aboli la mémoire de l'objet, mais je me suis trouvé à dire Namo Shivaya nahama Aum (le man­tra de la prière à Shiva) ». Ranta Devi dut repartir en Inde, mais il avait la promesse qu'elle reviendrait.

    [Ci-dessous : Jeanne Robert Foster, dite aussi Jane Foster, vers 1902, par Harrison Fischer]

    foster10.jpgCrowley en fut tellement heureux que le 20 avril il convoqua Grace Harris, la prostituée noire, pour une séance ayant cet objet : « Gloire à Dieu (Glory to God !) ». Technique : Inter mammas mulieris, c'est-à-dire qu'elle le masturba entre ses gros seins pendant qu'il priait Dieu de toute son âme. Le lendemain et le surlendemain, il eut des rapports sexuels avec Grace Harris qui avait ses règles dans le même but : « Gloire à Dieu ! » Contrairement à celui de ses parents, le Dieu de Crowley se réjouissait que ses créatures se servent du sexe dont il les avait gratifiées. Comme il aspirait à trouver une Femme Écarlate, il eut un Opus le 8 mai avec Viola, « une hideuse prostituée bovine et droguée », avec cet objet : « Se faire aimer d'une Femme Écarlate ». Dans le tantrisme, plus la femme est vile, plus l'opération magique est efficace. Résultat : le soir même on lui présenta Jane Foster, qui deviendra sœur Hilarion. Il racon­te : « J'ai été invité à dîner par un ami journaliste. Il avait convié deux femmes à me rencontrer, l'une connue comme poétesse, l'autre comme artiste. J'appellerai la première le Chat, la seconde le Serpent : Pasht et Apophis » (30) (Le Chat était Jane Foster et le Serpent Helen Hollis). Il ajou­te : « Dans le Chat, je vis mon idéal incarné ». Mais elle devait quitter New York pour 3 mois, et pendant ce temps, « endurant la torture de son absence », il eut des Opus, dont un par masturbation, pour s'en faire aimer.

    Du 22 mai au 30 mai 1915, Crowley eut 3 expériences d'homo­sexualité passive dans un Bain turc, sans les avoir cherchées, ne pouvant donc lui servir pour atteindre un but quelconque : « Ces opérations ayant été entreprises soudainement et par surprise, la Volonté du Roi n'était pas for­mulée consciemment et avec l'intensité habituelle » (31). Pour réagir, il eut recours à des prostituées comme Laura Brown, « horrible et fascinante métisse », et Lilian, « jeune petite putain grassouillette ». Objet : « Sagesse ». Résultat : « Étonnant succès : une bouffée d'énergie comme je n'en ai pas connue de semblable depuis mon arrivée à New York. Poésie, peinture, pro­jets de magazines, travail régulier., etc., tout en un bouquet ».

    [Ci-dessous : Charles Stansfeld Jones (Frater Achad). « Gallois de haute taille, au teint cadavérique » dira de lui Malcolm Lowry]

    jones310.jpgLe 8 juillet, Jane Foster revint à New York, mais bien qu'elle devînt sœur Hilarion, elle se refusa d'abord à Crowley : « Elle prétendait être dégoûtée par le côté sexuel de l'amour et elle me retourna sur des épines et des aiguilles de mille manières ». Il s'en vengea sur Helen Hollis le Serpent, plus cynique. Il lui téléphona de venir dîner dans son appartement : « Je ne lui fis aucune avance ; je fus brutalement direct ; et, pour comble, je lui infli­geai des douleurs physiques » (32). Ne voulant pas rester sur un échec avec Jane Foster, Crowley l'incita à un Opus afin qu'ils fassent ensemble un « enfant de l'abîme » (a Babe of the Abyss). C'est un enfant invisible, que la femme n'engendre pas de son utérus mais de son cerveau fécondé par l'intellect de l'homme, et qui assis­tera le couple tel un génie familier (33). Dans ce sens Crowley a écrit : « J'ai simplement désiré avoir un enfant du Chat, et j'ai accompli une série d'opérations magiques dans ce but ». La dernière servit à célébrer l'équinoxe d'automne, en prononçant le mot Nebulae pour favoriser « la naissance d'une étoile ». Neuf mois après, au solstice d'été, rencontrant Charles Stansfeld Jones, il eut le sentiment que c'était son « fils magique » venu vers lui sous l'effet de ses Opus avec sœur Hilarion. Il le nomma Frater Achad, et lui consacra son Liber Aleph où il lui dit : « Béni soit le lit où tu as été conçu et la matrice de ta douce mère, Hilarion ma concubine, sainte et adultère. Amen » (34).

    Le 6 octobre 1915, Crowley quitta New York pour un voyage sur la Côte ouest, de Détroit à San Diego, en passant par San Francisco, Chicago, Los Angeles. L'année suivante, il renoua avec la chanteuse Ranta Devi fai­sant une tournée, et le 22 et 23 avril 1916 ils accomplirent 2 Opus pendant qu'elle avait ses règles. Objet : « Gloire à Dieu ! ». Le 1er mai, à Philadelphie, où elle devait chanter, autre séance dans ce but : « Succès à son récital du lendemain ». Opération brève, mais élixir parfait. Résultat : « Grand succès ». Mais Ranta Devi était très orgueilleuse et n'acceptait pas d'être dominée par un homme : leur liaison en pâtit. Le 25 mai, à Washington, son Opus avec elle tendit à « faire un enfant » — dans l'astral, évidemment — ce qui n'aboutit pas à cause de « Mars en conjonction avec Neptune dans la huitième Maison ». Ils habitèrent ensemble Adams Cottage à Bristol, New Hampshire, et dans un Opus il demandera : « Une fille parfaite pour l'été ». Ranta Devi ne voulut pas être cette fille parfaite et il courut d'autres aventures.

    [Ci-dessous : Le court essai Absinthe : The Green Goddess (1918) vante un usage aristocratique de la “fée verte” qui fit tant de ravages parmi une classe ouvrière précarisée au XIXe siècle]

    absint10.jpgLe 23 juillet à Boston, devant faire une conférence sur Bernard Shaw, Crowley s'en assura le succès par un Opus à minuit avec Marie Roussel, pros­tituée canadienne, après avoir invoqué le dieu Hermès. Les opérations les plus curieuses de 1916 furent celles qu'il fit en vue d'une cure de jouvence. Il chercha d'abord à retrouver la jeunesse en juillet avec Alice Robertson, et crut avoir réussi : « J'ai toutes les caractéristiques de la seizième année... Je pense qu'il suffira de six opérations, sinon j'en viendrai à désirer une nurse et un petit train ». Mais il dut recourir ensuite à Gerda von Kothek, les 13, 25, 27, 29 et 30 septembre, les 3 et 4 octobre, avec pour objet « Jeunesse » ou « Santé ». Bilan des 7 séances : « Résultat adéquat et immédiat, mais seu­lement pour surmonter la nécessité actuelle ». Gerda von Kothek était une lesbienne militante. Elle fit partie (avec Belle Martin et Beatrice Abott) des 3 « homosexuelles exclusives » de sa liste de maîtresses (35). Cela prouve que toute femme, quelles que soient ses résistances dues à la frigidité ou au saphisme, peut devenir une prêtresse d'amour si elle a été initiée.

    Ses expériences de l'année 1916 se terminèrent le 13 décembre avec Eleanore Jackson, femme mi-noire mi-japonaise, « svelte, saine, excessive­ment active et passionnée ». Objet : « Santé ». Il reprit contact avec elle le 31 janvier 1917 en expliquant : « Cette longue abstinence est due à ma com­plète absorption dans le travail créateur ». En 1917, Crowley se partagea à New York entre 2 Femmes Écar­lates, l'une étant Anna Miller dite « la Chienne » (parce qu'il lui trouvait la tête du dieu-chacal Anubis), « fille de Pennsylvanie d'origine hollandaise, la seule personne sensée d'une famille de fous », dont il habita quelque temps l'appartement à Central Park West. L'autre fut Roddie Minor, femme mariée travaillant dans un laboratoire médical : « Physiquement, c'est un magni­fique animal, avec un esprit d'homme possédant de bonnes connaissances générales, et une compétence particulière en chimie et en pharmacie » (36). Elles furent l'une et l'autre capables d'excès, car Horus disait de la Femme Écarlate : « Qu'elle tue son cœur ! Qu'elle soit bruyante et adultère ! Qu'elle soit couverte de joyaux et d'habits luxueux et qu'elle soit sans honte devant tous les hommes » (37).

    Ainsi A. Crowley a disposé, pour ses opérations de magie sexuelle, d'un harem renouvelé chaque année, constitué de nombreuses prostituées (certaines le servant en véritables adeptes), mais aussi de bour­geoises et d'artistes cherchant à pénétrer les arcanes du High Magick Art à travers lui. Il passait alternativement de celle-ci à celle-là, comme le roi Salomon parmi ses 600 concubines, et il avait des favorites qui chan­geaient au gré des circonstances. On pourrait croire qu'A. Crowley fut un athlète sexuel infatigable ­mais son journal montre qu'il eut souvent des défaillances et que sa méthode lui permit de les réparer. Le 27 mai 1917, après une période de 4 mois d'abstinence, il eut un Opus avec la prostituée Mary Levinstein, avant pour objet : « Santé ». Il note : « Opération : mauvaise ; aucune érec­tion : éjaculation immédiate, petit orgasme, élixir mal formé. Sensation de soulagement seulement ». Le résultat fut pourtant « un grand succès appa­rent ». Il se sentit beaucoup mieux. Le 28 et le 30 mai, il eut 2 autres séances avec Anita, « demi-prostituée, mi-japonaise mi-irlandaise », où il eut le plus grand mal à jouir. Mais le 27 juin avec Helen Huljus, « prostituée amateur, mariée, du signe du Scorpion », l'opération fut bonne. Objet : « Parfaite santé phy­sique ». Résultat : « Mes troubles semblent commencer à diminuer depuis ce temps ». Ses Opus ne disposaient pas toujours les événements en sa faveur ; mais ils renforçaient son énergie vitale et rendaient son activité plus conqué­rante.

    [Ci-dessous : Crowley le visage bouffi par l'abus de drogues. Ses régulières cures de désintoxication, ainsi qu'une singulière endurance, lui permettront de donner tout au long de sa vie l'apparence d'un homme aux mille visages]

    crowle10.jpgPour ses performances, Crowley s'aidait de la drogue. Dans un Opus à New York en février 1915, il signale qu'il a pris de la morphine à très peti­te dose ; et dans un autre à la Nouvelle Orléans, en décembre 1916, qu'il commence à associer la morphine et la cocaïne. L'usage des stupéfiants avait sur lui un effet tantôt aphrodisiaque, tantôt inhibiteur. Il dit qu'un Opus en com­pagnie de Leila Waddell a raté parce qu'il était « nerveux et irritable à cause d'une expérience avec Hexrun » (nom qu'il donnait à l'opium). Ce qui lui réussissait le mieux, c'était la cocaïne : le 12 octobre 1917, il fit « une orgie de 8 heures 15 environ, d'une action continue, avec l'aide de la cocaï­ne et du brandy ». Objet : « Io Pan ! » (38). Il avait une toxicomanie expérimen­tale, assumée dans des intentions précises, non par aboulie. Colin Wilson l'analysa ainsi : « Les doses d'héroïne qu'il prenait auraient tué un homme normal. Périodiquement, il s'astreignait à une cure de désintoxication, c'est-à-dire qu'il décidait tout à coup de se priver de drogue. Cela durait des jours, et après une longue période de dépression et de souffrance, il se remett­rait à peindre et à écrire, comme à ses plus beaux jours. Puis il retombait dans son vice... » (39). Quand il ne se droguait pas, Crowley fumait une pipe de tabac imprégné de rhum : il vivait donc dans un éréthisme continuel.

    Dans son alchimie de la sexualité, Crowley donna un sens concret à la notion de « menstrues » que les alchimistes prenaient au figuré. Pour rece­voir de l'or, rien de mieux que de faire l'amour avec une femme qui a ses règles, car « l'or rouge » de la menstruation attirera par analogie le vrai métal précieux (40). Il préparait aussi des talismans, posés sur un autel, en les enduisant de l'élixir recueilli dans la cucurbite d'une partenaire menstruée. Francis King raconte : « Aleister Crowley détenait un talisman appelé Segelah (destiné à faire obtenir un grand trésor)... J'ai vu cet objet, aussi déplaisant que possible, car il est barbouillé de sperme séché et de sang menstruel. Crowley ne réussit jamais à découvrir un « grand trésor » sauf, comme le diraient ses disciples, dans un sens symbolique. Toutefois l'actuel possesseur du talisman s'en est servi pour dénicher des livres rares » (41).

    En janvier et février 1918, Crowley a fait 44 séances pour provoquer « le Grand Influx d'Aureum Rubeum », c'est-à-dire pour que lui vienne une grande fortune. Il habitait alors à University Place dans une pièce unique que divisait en 3 parties un triptyque qu'il avait peint en guise de paravent. Il commença par un Opus avec Anna Miller ayant ses règles, puis le samedi 19 et le dimanche 20 janvier il procéda à « la Grande Opération pour acquérir la Force magique » avec Roddie Minor et le musi­cien noir Walter Gray dit « le roi des Maures ». Le Roi noir (Walter) s'ac­coupla 3 fois avec la Reine blanche (Roddie) devant Crowley examinant leurs actes comme un alchimiste surveillant la combinaison du soufre et du mercure dans son athanor. Les 3 opérations furent exécutées à l'intérieur d'un triangle qu'il avait dessiné sur le sol, avec un H à 2 de ses angles et rien au troisième. C'était l'initiale d'Hermès qu'il invoqua pendant ces 2 jours. Les participants ayant pris successivement de l'anhalonium, de l'opium et du haschich, Roddie eut la vision du magicien Alamantrah, por­tant un enfant nu dans ses bras — Crowley pensa que c'était Horus — et disant : « Tout est dans l'œuf ».

    Le 28 février 1918, Crowley fit le bilan de ces 44 séances : « Neuf de ces actes furent spécialement bons ». Résultat : une avan­ce de 10 dollars pour Roddie et de 10 dollars pour Elsie Linckle (sœur Bazedon). Lui-même reçut 10 dollars et un de ses récits fut accepté. Ce n'était pas l'abondance espérée mais un simple encouragement à poursuivre ses expériences.

    En cette année 1918, il eut d'autres recrues pour sa Haute Magie sexuelle : Marie Lavrov, aristocrate russe en exil, mariée ; Dorothy Troxell, jeune fille à qui il attribua le nom mystique de Wesrun ; et Eva Tanguay, artiste. Cela n'allait pas sans rivalité et jalousie entre elles, c'est pourquoi le 22 mars il eut un Opus avec Marie Lavrov (sœur Olun) et Roddie Minor (sœur Achita), vers minuit. Objet : « Liberté ; pour tous les trois, dans les choses suivantes : pour moi, de dominer sans peur les vampires ; pour Olun de détruire son sens du péché ; pour Achita, de surmonter sa jalousie » (42). Il précise que cette partie de triolisme « esthétique, hystérique, pseudo-romantique, d'une technique exquise », fut l'aboutissement de plus de 2 semaines de préliminaires, à cause des inhibitions des 2 femmes. Résultat : réussite en tout point. Sœur Olun se conduira envers lui, lors d'un Opus le 24 mars, comme « la nouvelle Putain des Étoiles » (the new whore of Stars) ; et sœur Achita, dans 3 Opus en mai dont 2 notés p.v.n. (per vas nefandum, c'est-à-dire qu'il la sodomisa) se concentra si bien sur l'objet : « Succès auprès d'Eve Tanguay », qu'il eut celle-ci aussitôt.

    Il employa également sœur Achita, le 2 juin, dans un acte de magick ayant ce but : « Que 333 (Dorothy Troxell) devienne 888 ». Il expliqua : « 333 est le nombre du démon Choronzon, l'esprit de dispersion, d'impuis­sance et de mort ; 888, à l'opposé, est le nombre de la rédemption ». C'étaient de véritables prêtresses gnostiques qu'entendait former Crowley moyennant ses agissements les plus scabreux.

    [Ci-dessous : Leah Hirsig, en 1918 dans le studio de Crowley à Greenwich Village, New York. AC lui dédia en avril 1920 le poème Leah sublime exaltant sa féminité]

    alostr10.jpgIl fit la connaissance de la plus débridée de ses Femmes Écarlates au début de cette année. En effet, il reçut en janvier la visite d'une spécialiste du tantrisme, Alma Hersig, accompagnée de sa jeune sœur Leah, brunette au corps gracile d'éphèbe. « D'elle irradiait une indéfinissable douceur » constata Crowley qui, dès que Leah fut entrée, se jeta sur elle et la couvrit de baisers qu'elle lui rendit devant son aînée stupéfaite. Il la mordit même à la gorge et aux poignets, pour lui donner le « baiser du serpent » dont il s'était fait une spécialité.

    Les choses en restèrent là, car il ne revit plus Leah Hirsig jusqu'à un matin  de printemps où elle revint le surprendre alors qu'il était en train de peindre. Il la mit d'emblée toute nue pour faire un tableau d'elle. « Peignez-moi comme une âme morte » lui recommanda-t-elle. Ce portrait, qu'il intitula La Reine des âmes mortes, est aussi mauvais que les autres peintures de Crowley, plasticien peu doué. C'est ainsi que commença sa liai­son avec Leah Hirsig qu'il nomma sœur Alastrael, ou encore le singe de Thot. Ils allèrent habiter ensemble un studio à Washington Square, dont les 3 baies vitrées donnaient sur des arbres de la Cinquième Avenue.

    Cela ne l'empêcha pas de préparer une Grande Retraite Magique avec Roddie Minor dès le 18 juillet 1918. Ils descendirent l'Hudson en canoë jusqu'à Œsopus Island, dans le New Hampshire, et c'est là qu'elle eut sous l'influen­ce de Notre-Dame des Rêves (l'opium) d'autres visions du magicien Alamantrah, qu'il consigna. Crowley ressortit fatigué de cette épreuve, aussi fit-il 2 Opus, le 1er et le 2 septembre 1918, avec Madeleine George, femme mariée « petite, rousse et bien faite », en vue de restaurer son énergie magique.

    Ensuite, William Seabrook lui offrit l'hospitalité, en automne dans son domaine de Decatur près d'Atlanta : il en profita pour séduire sa femme Kate (43). Chez eux il apprit la fin de la guerre et décida de revenir en Angleterre. Il restait attaché à Roddie Minor, au point d'écrire : « Ma der­nière nuit à New York avant de regagner l'Europe se passa dans ses bras » (44). Il prit le bateau en janvier 1919, emmenant avec lui Leah Hirsig, sa septième Femme Écarlate (car il a cité Berthe Almeira Bruce comme « la sixième Femme Écarlate, précédant Leah », sans rien en dire de plus), pour de nou­velles aventures de High Magick Art.

    LA LOI DE THÉLÈME

    cefalu10.jpg[Ci-contre : villa sicilienne, ici dans les années 50 et présentement à l'abandon, ayant servi de refuge communautaire à AC jusqu'en avril 1923]

    Francis King dit que c'est à l'abbaye de Thélème que « Crowley a pra­tiqué le plus intensément la magie sexuelle de l'OTO » — affirmation discu­table quand on a lu Rex de Arte regia —, en raison de la personnalité de sœur Alastrael : « Il avait découvert en Leah Hirsig, professeur de chant à New York, la partenaire idéale ; dans un passage de son journal il appelle son vagin « la pompe à faire le vide brevetée Hirsig ». Ensemble, ils célébrèrent des cultes d'une nature telle que l'humanité les croyait disparus depuis deux mille ans » (45).

    Crowley ne retrouva pas à Londres les mêmes facilités qu'avant-guerre. L'Intelligence Service, à laquelle il appartenait par besoin d'argent, n'en voulait plus (46). Il passa en France et s'installa avec Leah Hirsig à Fontainebleau, 4 bis rue de Neuville, où elle accoucha d'une fille, Anna Lea dite Poupée. Il commença son Registre magique de la Bête en disant, le 26 décembre 1919 : « Je suis insatiable dans mon amour de Babalon. Cela m’obsède ». Il le prouva aussitôt. Comme nurse de sa fille il engagea Ninette Shumway, 25 ans, veuve française d'un Américain et ayant un fils de 3 ans, Howard. Dès le 20 février il fit un Opus avec Ninette in manu dominae — c'est-à-dire qu'il lui demanda de le masturber — et le 13 mars un Opus complet ayant pour objet : « Invocation à 93, nombre de Thélème ». Mais la villa de Fontainebleau, que fréquentaient des admirateurs, ne pouvait servir de cadre à l'abbaye de Thélème dont il rêvait. On lui proposa un lieu plus favorable en Sicile, à Cefalu : il y arriva en avril 1920, sous le nom de sir Alastair de Kerval, en donnant à Leah Hirsig celui de comtesse Lea Fackland. Ils étaient accompagnés de Ninette Shumway, dite Beauty, dont les rapports avec sœur Alastrael ne cessèrent d'être conflictuels, car elles se disputèrent le rôle de favorite.

    Crowley baptisa abbaye de Thélème une ferme située sur une pente couverte d'oliviers, au pied du mont Santa Barbara. Elle était composée d'un rez-de-chaussée de 6 pièces, celle du centre étant appelée le sanctum sancto­rum parce que ce fut la chapelle des occupants. Sur le carrelage rouge, où étaient tracés en blanc des figures magiques, se dressait un autel à 6 faces portant, entre 4 bougies, la Stèle de la Révélation, les instruments rituels, la fiole d'huile d'Abramelin, les « gâteaux de lumière » servant à la commu­nion. Les murs badigeonnés en noir étaient ornés de représentations phal­liques. Dans une autre pièce, « la chambre des cauchemars », Crowley avait peint des fresques agressivement pornographiques, dont une intitulée Les Lesbiennes. Il a révélé : « Les peintures érotiques ne stimulaient pas notre sexualité. Les descriptions et les illustrations des désordres sexuels nous dégoû­taient plutôt et nous refroidissaient » (47). On entrait dans la « chambre des cau­chemars » — de son propre mouvement ou sur ordre du maître — pour y disci­pliner ses désirs (« chevaucher le tigre », comme on dit dans le tantrisme).

    L'abbaye de Thélème ne contint jamais plus d'une quinzaine de rési­dents, ce qui n'avait rien d'une secte. C'était une petite famille de disciples réunis autour d'un Ipsissime (titre de Crowley dans l'Astrum Argentinum), qui les conviait au perfectionnement spirituel par la pratique d'un culte naturiste. Les femmes avaient les cheveux teints en rouge et une robe bleu ciel : les hommes se rasaient le crâne en conservant dessus un triangle de poils symbolisant le ktéis.

    Chaque matin, ils accomplissaient tous dans la chapelle le « rituel mineur du pentagramme de bannissement » (destiné à éloigner d'eux les mauvais esprits durant la journée) commençant par le signe de croix caba­listique : ils se touchaient le front de 2 doigts en disant Ateh (À toi), la poitrine en disant Malkuth (le Royaume), l'épaule droite en disant ve-Geburah (et le Pouvoir) l'épaule gauche en disant ve-Gedulah (et la Gloire). Ensuite, les Thélémites se tournaient vers les 4 points cardi­naux et traçaient chaque fois en l'air le « pentagramme de bannissement », en répétant le nom de Yawhé. Pour terminer, ils mettaient les bras en croix et évoquaient les archanges des 4 éléments : Raphaël (l'Air), Gabriel (l'Eau), Michaël (le Feu), Auriel (la Terre), en proclamant : « Devant moi, Raphaël ; derrière moi, Gabriel ; à ma droite Michaël ; à ma gauche, Auriel ; au-dessus de moi, l'étoile à six branches » (48). En plus de ce rituel, déjà usité chez les adeptes de la Golden Dawn, les Thélémites se livraient le matin, à midi, le soir et à minuit, à l'adoration du soleil sous ses 4 formes révérées en Égypte pharaonique : Râ, Hathoor, Tum et Kephra le scarabée ailé.

    À Thélème, Crowley cultiva son hermaphrodisme psychique, jus­qu'alors latent : il prétendit qu'il était moitié homme, moitié femme, et appela Alice Cusak la partie féminine de sa personnalité. Cela explique son Opus du 28 juillet 1920, où il dit qu'il fait une « orgie lesbienne » avec Leah : dans cette union, il était Alice Cusak et elle s'est conduite avec lui comme avec une femme, se limitant aux caresses qu'échangent 2 homo­sexuelles. À cela s'ajoute le développement d'un fantasme de Crowley qu'il avait déjà manifesté à New York lorsque, pour acquérir le pouvoir magique, il se masturbait en pensant qu'il était sodomisé par Hermès. Il se peignit dans cette situation de bardache avec ce dieu sur un mur de sa chambre. À la porte il avait mis cette inscription : Alice is ot at home. Il lui suffisait d'ajouter un n ou un h faisant not ou hot, pour que cela signifie : Alice n'est pas à la maison ou Alice est chaude à la maison, ce qui indiquait s'il s'y trouvait ou non sous son aspect féminin, et prêt ou non à être la femme dans un Opus.

    Le 26 septembre 1920, il nota dans son Registre magique de la Bête : « J'ai découvert la formule des Mystères de Dionysos... Je veux établir cela à Cefalu ». En effet, les prétendues débauches de Thélème furent des fêtes sacrées en l'honneur des dieux antiques, qu'il organisa d'après des indica­tions d'Hérodote et de Jamblique. Dans son livre Magick in Theory and prac­tice (publié en 1929 à Paris pour des souscripteurs), il décrivit ses rituels en spécifiant : « Le rituel suprême et complet est l'invocation au Saint Ange Gardien ; ou, dans le langage de la mystique, l'union avec Dieu » (49). Il préci­sa que dans la religion gnostique (c'est-à-dire combinant des notions du paganisme égyptien et hellénistique, de l'hindouisme et du christianisme), « il y a 3 méthodes principales pour invoquer chaque divinité : la dévotion, la cérémonie d'invocation et le hiérodrame ». Il les pratiqua toutes les 3 avec son entourage à Cefalu, où ses drames rituels impliquèrent tou­jours la purification et la consécration.

    Évidemment, de tels faits parurent des monstruosités aux journa­listes ignorant l'histoire des religions antiques. En 1921, dans un drame rituel pour invoquer le Grand Pan, Leah Hirsig, prosternée sur le sol, se fit couvrir par un bouc qui fut sacrifié ensuite. C'était un emprunt à Hérodote, rapportant qu'à Mendès des femmes se livraient à ce genre de zoophilie. Quant aux sacrifices animaux, que l'on cita comme des preuves de la bar­barie de Crowley, il les faisait en se référant à la Bible. Dans le Lévitique, Moïse prescrit en quelles circonstances, pour plaire à lawhé, il faut sacrifier un taureau, un bouc, des pigeons, etc. Crowley s'est contenté modestement à Cefalu de sacrifier un crapaud, un bouc, un chat et des oiseaux. Il n'est pas comparable à l'empereur chrétien Julien l'Apostat qui, lorsqu'il voulut res­taurer le paganisme de ses ancêtres, ordonna des hécatombes — c'est-à-dire des tueries de cent bœufs — en l'honneur de Jupiter.

    On a dit que pour punir les femmes à Cefalu il les obligeait à se tenir debout nues sur une hauteur, les bras en croix. Ce n'était pas une torture qu'il leur infligeait ; elles priaient, tout simplement. Les chrétiens des cata­combes ne priaient pas en joignant les mains, mais en mettant les bras en croix. Et ils étaient nus lors du baptême, y compris celui des adultes conver­tis. Ce mystique érudit connaissait le sens religieux de la nudité rituelle. Ainsi Élizabeth Fox, une actrice déprimée vint se réfugier à l'abbaye de Thélème et demanda à Crowley de la sortir de sa dépression. Il lui ordonna de faire une retraite dans un refuge au haut d'une falaise, où elle méditerait toute nue jusqu'à ce qu'il la fasse redescendre. Elle pourrait revêtir un burnous en cas de froid, et un enfant lui apporterait ses nourriture. L'actrice passa 3 semaines dans des sentiments extrêmes — peur, ennui, rancœur, etc. — et tout à coup elle se sentit remplie d'une grande paix intérieure. À la fin de sa retraite, elle avait trouvé l'équilibre que ne lui donnait aucun médi­cament. Crowley, même à travers ses outrances, était un authentique direc­teur spirituel, guidant une ascèse libératrice.

    Un autre grief contre Crowley fut son usage de la drogue à Cefalu, mais Colin Wilson, qui pourtant ne le ménage pas, l'en justifie : « Il était per­suadé qu'un initié ne pouvait se délivrer de l'emprise de la drogue qu'en en prenant librement tout en s'efforçant de dominer ses besoins. De sorte que des petits tas de cocaïne étaient disposés un peu partout dans les pièces » (50). Il voulait découvrir, afin de les combattre, les démons qui contraignent un toxicomane à se droguer. « Je note la vision du démon Parenthèse, qui est le serviteur de la cocaïne » écrivit-il après une prise (51). Crowley rédigea d'ailleurs à Cefalu un roman, Diary of a drogue friend (Journal d'un possédé de la drogue [tr. fr. : Journal d'un drogué, Camion noir, 2011]) dont les 2 héros sont un couple d'aristocrates esclaves de la drogue et s'en délivrant après l'avoir rencontré à l'abbaye de Thélème.

    Le 26 novembre 1922, à la suite de la publication de ce livre à Londres, le Sunday Express commença une campagne diffamatoire d'une violence inouïe contre Crowley, confiée au journaliste James Douglas qui ne savait rien de lui et qui le présenta sans preuves comme le chef d'une secte d'Adorateurs du Diable. Ce nom n'était même pas prononcé à Thélème, où Crowley célébrait des Mystères de Dionysos en s'inspirant des Bacchantes d'Euripide, et des messes gnostiques en invoquant des dieux égyptiens et grecs. Mais pour des puritains chrétiens bornés, comme l'avaient été ses parents, tout le paganisme gréco-romain relève du Diable, malgré les grands hommes qui l'ont pratiqué pendant des siècles.

    [Ci-dessous : photographie de Betty May en frontispice de Tiger-Woman : My Story, 1929]

    betty210.jpgLe décri de l'abbaye de Thélème n'empêcha pas Raoul Loveday et sa femme le mannequin Betty May de venir s'y établir à l'automne 1922. Cette présence fut une calamité pour la communauté. Betty May, à cause de son caractère, avait été surnommée à Londres la Tigresse. Elle ne cessa de se chamailler avec Leah et Ninette, qu'elle traitait de catins, et avec le maître qu'elle considérait comme un mégalomane obscène. Crowley et Loveday devinrent tous deux malades d'une hépatite, et pour qu'ils se guérissent le mage célébra une messe gnostique où il sacrifia un chat sauvage, afin d'of­frir son sang au dieu Esculape. Le 16 février, 1923, Raoul Loveday mourut de son hépatite, tandis que Crowley recouvrait la santé. Betty May repartit comme une furie pour Londres, et fit des déclara­tions au Sunday Express qui portèrent au paroxysme la campagne de presse contre Crowley. Ce journal, appuyé par le John Bull, s’acharna sur lui en des articles aux titres calomnieux : « Le Roi de la dépravation », « Un canniba­le en liberté », « Un homme que nous aimerions pendre », etc. Tout reposait sur les racontars d'une femme rancunière poursui­vant un dessein de publicité autant que de vengeance : en effet, elle en composa un livre à succès (52). Des observations vraies y étaient déformées, exagérées ou interprétées malignement. La presse italienne se fit l'écho de la presse anglaise sur l'abbaye de Thélème, et le vertueux Mussolini s'alar­ma d'avoir de pareils vicieux sur son territoire. Ordre fut donné par le Parti fasciste à la police de Cefalu pour expulser Crowley et les siens de Sicile en 1924.

    À ce moment, il n'avait plus de ressources, mais un de ses admira­teurs, Norman Mudd, indigné des attaques qu'il subissait, vint d'Angleterre pour lui offrir ses économies. Se réfugiant en Tunisie, Crowley loua une villa à la Marsa, station balnéaire près de Tunis, et y poussa sœur Alastrael, dont il était las, dans les bras de Norman Mudd. Il revint en France, habitant en 1925 à Paris dans un hôtel de la rue Vavin, puis dans une guinguette de Chelles-sur-Marne. Une jeune Américaine, Dorothy Olsen, s'éprit de lui et mit sa fortune à sa disposition ; il la ruina en un an, au cours d'un voyage en Afrique du Nord. C'est alors que l'Ordo Templi Orientis, dont le chef Theodor Reuss était mort, le nomma son Grand Maître, paya ses dettes et le fit venir en Allemagne. Il se rendit à Gera, dans le bassin de Thuringe, avec Dorothy Leah et Norman Mudd. Il réorganisa les loges de l'OTO et fonda 2 nouvelles sociétés secrètes, Saturnus et Gnosis. Il y rencontra une jeune fille de 19 ans, Martha, pour laquelle il abandonna Dorothy. Il retourna ensuite à Paris, où il écri­vit ses Confessions qu'il qualifia d'« autohagiographie », se donnant comme un saint de la Gnose.

    [Ci-dessous : AC et Pessoa se livrant une partie d'échecs en 1930 à Lisbonne]

    chess-10.jpgSon mariage avec la belle Maria Teresa Ferrari de Miramar, aristo­crate du Nicaragua ayant l'âge d'être sa fille, défraya la chronique mondai­ne. Il voulut vivre avec elle à Paris, mais il en fut expulsé comme persona non grata en mars 1929 ainsi que son secrétaire Israël Regardie. Crowley confia Maria Teresa à ce dernier (53), regagna Londres où il se lia avec une jeune alle­mande, Hanni Jaeger, qu'il emmena en août 1930 au Portugal afin d'y ren­contrer son admirateur Fernando Pessoa. Le couple descendit à l'Hôtel de l'Europe à Lisbonne, le 2 septembre, et eut une série d'Opus ayant tour à tour pour objet : santé, argent, succès dans le Grand Œuvre, la vita nuova. Hanni, à qui il faisait boire beaucoup d'alcool, eut des visions de la déesse Nuit, mais n'arriva pas à entendre sa voix. Le 13 septembre, au terme de l'acte sexuel magique, elle eut « une longue crise de sanglots hystériques ». Dans la nuit du 16 septembre, elle pleura en disant qu'elle renonçait à continuer la magick. Leur dispute fut si bruyante à minuit que le directeur de l'hôtel accourut et les somma de quitter la chambre.

    Hanni s'enfuit à Berlin, et A. Crowley, pour mystifier l'opinion, décida le 21 septembre de simuler son suicide avec la complicité de Pessoa. Celui-ci fit croire à 2 grands journaux portugais qu'il s'était jeté au lieu dit la « Bouche de l'Enfer ». Cette nouvelle s'amplifia en France et en Angleterre : l'hebdomadaire Détective fournit des détails sur ce pseudo-suicide et l'Oxford Mail dit que dans une séance de spiritisme à Londres un médium avait communiqué avec l'âme de Crowley mort. Mais soudain, Crowley apparut à Berlin en novembre 1930, venu s'y réconcilier avec Hanni, et faire une exposition de ses peintures à la galerie Porza. Le voir vivant alors qu'on le disait mort dans les journaux, cela effraya certains comme s'il avait res­suscité par ses pouvoirs de nécromancien !

    Il serait trop long ici de suivre ce pérégrin occulte, aventurier de l'ab­solu, en ses péripéties précédant la Seconde Guerre mondiale. En 1939 à Paris, il prononça une conférence sur le yoga au restaurant de la tour Eiffel, devant des gens du monde. Il interrompit soudain sa causerie pour s'écrier, à la stupéfaction de son auditoire sélect : « À bas le pape ! À bas l'arche­vêque de Cantorberry ! » [l'anecdote est relatée par Serge Hutin]. À cette époque, Salvador Dali ne faisait pas mieux dans la provocation.

    COMMENT ON DEVIENT UN MYTHE SOLAIRE

    [Ci-dessous : AC photographié dans les jardins de la résidence de Netherwood à Hastings, probablement en 1945 par Kenneth Grant. Il porte à la main gauche l'anneau d'Ankh-af-na-khonsu, le prêtre thébain de la XXVIe Dynastie dont il se disait la réincarnation. Cliché Bibliothèque Nationale de France ©]

    hastin10.jpgEn 1944, A. Crowley publia Le Livre de Thot, ouvrage sur les tarots, qu'il prétendait réinventer. Le critique John Symonds, apprenant qu'il s'était retiré dans la résidence de Netherwood à Hastings, s'y rendit pour l'interro­ger. Il s'attendait à rencontrer un demi-dieu, car il avait lu dans une publica­tion occultiste : « Aleister Crowley n'est pas un homme, ni même un spécimen de l'humanité : c'est manifestement un mythe solaire ». Il fut désappointé de se trouver devant un vieux gentleman à barbiche, en costume de tweed brun, qui le reçut entre une bouteille de brandy et une boîte de cigares, dans une pension de famille de l'époque victorienne aux murs couverts de lierre. Seul son regard le frappa : « Ses yeux n'étaient pas seulement grand ouverts ; ils étaient anor­malement écarquillés comme s'il se préparait à vous hypnotiser » (54). Il portait un insigne en or représentant le dieu Thot à tête d'ibis et il avait au médius de la main gauche un anneau gravé du hiéroglyphe de Ankh-af-na-khonsu. Peu à peu la conversation s'anima : « Nous commençâmes à parler de la fin du monde, un sujet qui semblait exercer sur lui une étrange fascination ». Pour Crowley, la fin du monde avait déjà eu lieu en 1904 et le monde n'en avait pas encore conscience. En repartant Symonds aperçut affiché dans le hall le règle­ment de la maison, inspiré par Crowley, dont le premier point stipulait : « Les visiteurs sont priés de ne pas déranger les fantômes ».

    [Ci-dessous : AC posant fièrement malgré le fait d'être diminué physiquement par la maladie, peu de temps avant sa mort fin 1947]

    acshor10.jpgLe témoignage de John Symonds, qui fera éditer plus tard avec ses propres commentaires des livres posthumes de Crowley, dissipe bien des balivernes répandues sur son compte. On avait été jusqu'à dire qu'il avait été un admirateur d'Hitler, alors qu'il passa la Seconde Guerre mondiale à Londres sous les bombardements, dans une modeste chambre de Jermyn Street, vivant en faisant des horoscopes et des talismans. Il envoya même à Winston Churchill un talisman qu'il avait composé pour préserver les Londoniens des bombardiers allemands. Il continuait d'initier les thélémites anglais, à qui il adressa l'Encyclique Artemis iota et une série de 80 lettres, Magick without tears (la Magick sans larmes).

    Aleister Crowley mourut le 1er décembre 1947 à Hastings d'une crise cardiaque, et aussitôt la presse redevint hystérique à son égard. On préten­dit que ses disciples avaient l'intention de « danser nu autour de son cer­cueil ». En réalité ses adeptes, venus de partout, se recueillirent avec digni­té dans la chapelle ardente où son corps fut exposé revêtu d'une robe blanche, rouge et or, avec une écharpe aux signes du zodiaque, la tête cein­te d'une couronne, et tenant dans ses mains un spectre et un glaive. Il n'y avait pas de quoi s'en moquer, comme firent des commentateurs : c'était sa tenue de Rose-Croix, société initiatique (et non pas secte), dont les principes sont respectables. Il fut incinéré au crématorium de Brighton, et durant la cérémonie, Louis Wilkinson récita son Hymne à Pan, et demanda à l'as­semblée quelle était toute la Loi. Les fidèles répondirent en chœur la formule sacramentelle de l'enseignement de Crowley : « Love is the Law, Love under will » (L'Amour est la Loi, l'Amour soumis à la volonté !).

    [Ci-dessous : Les mains d'Aleister Crowley faisant le Maha-yoni mudrā, geste mystique d’appel à la déesse-mère, qui prépare un couple à l'extase sexuelle sacrée dans le tantrique]

    42-mai10.jpgEt c'est cet homme prodigieux, qui voulut fonder une religion de l'Amour et de la Liberté, que l'on ne cesse de présenter depuis un demi-siècle comme la pire figure du satanisme contemporain. Cela a com­mencé avec le numéro spécial Satan des Études Carmélitaines en 1948, où dom Aloïs Mager, avec une horreur admirative, le dénonça comme un secta­teur du Diable en usant d'arguments d'une naïveté indigne d'un Bénédictin. Le bonhomme ignorait qu'un groupe de satanistes d'Amérique du Sud, dont le Grand Maître se faisait appeler Hermano Diablo, organisa une cérémonie jubilatoire pour se féliciter de la mort de Crowley. Parmi les cris de joie de ses comparses, Hermano Diablo clama : « Non, non ! Crowley n'était pas mauvais ; il était seulement détestable. C'était un exhibitionniste flagrant... un pseudo-sataniste et un traître » (55). Les sectes satanistes sont constituées de névrosés imbéciles, d'obscurantistes ignares qu'il est injurieux d'assimiler aux kabbalistes savants de la Golden Dawn et de l'Astrum Argentinum.

    Dans ses rituels, Crowley invoqua constamment Pan, Hermès (ou ses homologues Mercure et Thot), Isis et Osiris, Shiva, Jupiter, Ammon-Râ, Horus, mais il n'eut jamais recours au Diable et pour cause. Il a écrit : « Le Diable n'existe pas. C'est un faux nom inventé par les Frères noirs pour conférer une unité à leur méconnaissance confuse des esprits de dispersion. Un diable qui aurait une unité serait un dieu » (56). Pour lui, seuls les démons existent, dirigés par 4 princes (Satan, Lucifer, Bélial et Léviathan) et 8 sous-princes. Le plus dangereux de tous est Choronzon, qui apporte le chaos. Crowley croyait en Dieu et c'était au nom de Dieu qu'il ordonnait aux démons de lui obéir, dans ses conjurations au manoir de Boleskine. Ses ins­truments magiques, quand il opérait, étaient la dague, le sabre, le fouet et la cloche, parce que tous les démonologues ont dit que les démons ont peur de l'acier et du bruit des cloches. Pas un instant Crowley n'a ressemblé au doc­teur Faust signant un pacte avec le Diable (puisqu'il niait son existence), mais il a souvent rappelé John Dee faisant surgir par ses invocations des êtres du Qlifoth (nom du sous-monde démoniaque dans le langage des anges).

    Il convient de couper court aux élucubrations qui s'accumulent sur ce personnage légendaire. Même des revues qui lui furent favorables, comme Planète en 1964, lui ont consacré des articles fantaisistes reprenant les ragots de la presse fasciste. On cite son nom chaque fois que l'on évoque des sectes satanistes qui n'ont aucun rapport avec lui, comme l'Église de Satan fondée en 1966 à Los Angeles par Anton Szandor La Vey (mort en 1997, mais dont les disciples perpétuent encore les croyances dans une revue, The Black Flame) ; ou comme l'Église du Jugement dernier fondée à Chicago par Robert De Grimston, auteur de Humanity is the Devil. Son éthique n'est pas plus celle des groupes néo-païens d'aujourd'hui que celle de la Wicca (néo-sorcellerie anglaise), dont le chef de file Gerald B. Gardner s'inspira de Crowley pour rédiger son Évangile The Book of Shadows (Le Livre des Ombres) (57).

    en134410.jpgOn se trompe aussi sur son libertinage métaphysique. Le film de Guy Green The Magus, en 1968, où le rôle de Crowley était tenu par Anthony Quinn, fut traduit en français par Jeux pervers : on ramenait sa quête spi­rituelle à une dépravation de jouisseur vulgaire. Des groupes de rock (les Beatles, les Rolling Stones, Led Zeppelin, Black Sabbath) ont mentionné A. Crowley sur leurs pochettes de disques, parce qu'ils le prenaient pour un apologiste de l'homosexualité et de la drogue. S'il a usé de l'une et de l'autre, il les a tellement transcendées par sa mystique qu'on ne saurait le limiter à ces écarts. Il faut toujours se rappeler que, sur la porte de sa chambre à King's Road, A. Crowley avait gravé en sanscrit cet extrait du Shaktisangama Tantra : « Il n'existe pas de joyau supérieur à la femme ; il n'existe pas de condition supérieure à celle de la femme. Il n'y a pas de royaume, il n'y a pas d'ascèse qui puisse se comparer à la femme ; il n'y a pas, il n'y a jamais eu, il n'y aura jamais de lieu saint pareil à la femme ; on ne peut trouver de prière semblable à la femme... À travers le corps de la femme, l'homme doit adorer la divinité en devenant divinité lui-même ». On comprend dès lors pourquoi ce gnostique a eu tant de belles par­tenaires enthousiastes pour ses séances de Haute Magie sexuelle. Il les trans­portait avec lui vers des extases qui leur inculquaient la conscience du sacré de leur corps.

    On a commencé depuis peu à étudier A. Crowley sérieusement. Sa première biographie fiable fut publiée en 1951 par C. R. Cammell (58). Puis Robert Amadou le désigna comme « le plus grand, le plus inquiétant, et peut-être le seul magicien du XXe siècle occidental » (59). La revue des thélé­mites américains, Red Flame, éditée à Berkeley en Californie, celles des thé­lémites italiens à Milan, Primordia, et des thélémites russes, Myli Angel, ont fait des mises au point sur lui. En 1994, Christian Bouchet a soutenu une thèse sur sa vie et son œuvre à l'Université de Paris-VII, sous la présidence de l'ethnologue Robert Jaulin. Il fonda ensuite Thélèma, bulletin trimestriel du CIRETMA (Centre international de Recherches et d'Études sur le Thélémisme et les mouvements associés). Mario Pasi en Italie, Peter Koenig en Suisse, Philippe Pissier en France sont d'autres spécialistes du maître de l'Astrum Argentinum. Au Portugal, José Antonio Barreiros vient d'étudier les relations de Crowley avec Fernando Pessoa et avec Ian Fleming (le père de James Bond).

    [Ci-dessous : La Crucifixion de Frater Perdurabo, 1912. Crowley a dessiné ici un Grand Prêtre gnostique, dont l'enseignement associe la reli­gion égyptienne, le christianisme et le culte de Dionysos. Coiffé d'un pschent paré des cornes du taureau Apis, il porte au cou la croix chrétienne ornée d'une rose et à la main la la croix ansée des Égyptiens. Sa dague rituelle tient en respect les démons des 3 mondes et son bâton pastoral, terminé en croissant de lune, dissipe les sortilèges. IAO, dans la colonne de lumière, est le vrai nom du Dieu suprême (contenant l'lod, l'Alpha et l'Oméga, c'est-à-dire les principes de Tout)]

    888-es10.jpgEn conclusion, la réputation équivoque d'A. Crowley est une cristallisation sur son nom de tous les fantasmes des masturbés et des super­stitieux. Il l'a d'ailleurs bien cherché, par goût du scandale et de la provoca­tion. Quand il s'est nommé avec ostentation la Bête 666, il savait très bien que les fanatiques chrétiens allaient tomber à la renverse et que les idiots s'imagineraient qu'il était le Diable. Lui, il avait lu Renan, qui disait : « La Bête, c'est Néron, que l'on a cru mort, qui reviendra » (60). La monnaie à l'ef­figie de Néron, au temps de l'Apocalypse, était appelée « monnaie de la Bête ». Il faut savoir apprécier les outrances des poètes et des artistes. Celui-ci, qui voulut allier le pouvoir d'un hiérophante égyptien au faste d'un empereur romain, ne manqua pas de grandeur. On peut le trouver antipa­thique, mais on aurait tort de mésestimer sa personnalité hors du commun. Le destin de cet homme, qui se définissait comme « l'Esprit des solitudes » et « le Voyageur des immensités », a été essentiellement poétique.

    A. Crowley ne fut pas un « sataniste », comme l'ont propagé des folliculaires qui ne l'ont pas lu. Ce fut un humaniste distingué, sachant le latin, le grec, l'hébreu et le sanscrit, et avant étudié à fond l'histoire des reli­gions ; un poète dionysiaque, convertissant ses expérience vécues en hymnes, en drames rituels et en récits initiatiques ; un toxicomane encore plus origi­nal que Thomas de Quincey et Henri Michaux ; un Anglais excentrique plein d'humour noir, comme ceux qu'ont révérés les surréalistes. Par dessus tout, ce fut un « libérateur de l'amour » — pour reprendre le titre d'un livre où j'ai présenté les meilleurs —, démontrant par sa vie et par son œuvre que la sexualité, au lieu d'être une gymnastique profane, peut servir à une activité sacrée permettant aux couples de bénéficier de l'aide des forces invisibles.

     

    ► Sarane Alexandrian, Supérieur inconnu n°15, oct. 1999.

    ◘ Notes :

    • 1. Colin Wilson, L'Occulte (1971) traduit de l'anglais par Robert Génin (Albin Michel, 1973 ; rééd. Félin, 1990). Il y dit de Crowley : « C'était un romantique qui voulait croire à la magie comme Yeats croyait aux fées ». Avec le dramaturge John Osborne, C. Wilson appartient à la génération des « jeunes hommes en colère » [angry young men] de Londres [cf. son essai The Outsider (L'Homme en dehors, 1956), prônant un "nouvel existentialisme"], et est auteur lui-même de romans ésotériques.
    • 2. The Confessions of Aleister Crowley : an autohagiography, edited by John Symonds & Kenneth Grant, p. 142 (London, Jonathan Cape, 1969)
    • 3. Arnold Waldstein, Aleister Crowley (Paris, Celt, 1975)
    • 4. Cf. Robert Ambelain, La Magie sacrée ou Livre d'Abramelin le mage (Paris, Niclaus, 1959). Avant étudié jadis le manuscrit original à la Bibliothèque de l’Arsenal, je ne crois pas du tout à la traduction d'une œuvre en hébreu du XVe siècle. C’est manifestement un apocryphe français du XVIIIe siècle, dans l'esprit des Lettres cabalistiques de Boyer d'Argens.
    • 5. The Confessions of A. Crowley, op. cit. p. 181.
    • 6. Colin Wilson, L'Occulte, op. cit.
    • 7. The Confessions of A. Crowley, op. cit., p. 355.
    • 8. Pierre Victor, « L'Ordre hermétique de la Golden Dawn », in La Tour Saint-Jacques n°2, janv.-fév. 1956.
    • 9. Le Nouveau Testament, traduction nouvelle d'après les meilleurs textes (Société biblique de Paris, 1928).
    • 10. The Confessions of A. Crowley, op. cit., p. 364.
    • 11. Aujourd'hui encore à Gretna Green, ville du sud de l'Écosse, on peut se marier en une demi-heure, grâce à la simplification des formalités.
    • 12. C'était MacGregor Mathers, lors de l'intronisation de Crowley au grade de Philosophus de la Golden Dawn, en mai 1899, qui lui avait révélé ses vies antérieures : Crowley aurait été Ankh-af-na-khonsu ; le pape Borgia Alexandre Vl ; et le moine russe Ivan. Il n'est donc pas étonnant de le voir faire son voyage de noces en Égypte avec la persuasion, que partage Rose, d'y avoir été un prêtre thébain de la XXVle dynastie.
    • 13. A. Crowley, Le Livre de la Loi, traduit par Matthieu Léon et Philippe Pissier, avec en regard le fac-similé du manuscrit (Montpeyroux, les Gouttelettes de rosée, 1997).
    • 14. Cf. mon Histoire de la philosophie occulte, p. 281-285 (Pavot-Rivages, 1995). J'y appelle duo médiumnique la méthode permettant d'« explorer l'invisible par per­sonne interposée » et j'en donne pour exemple celui de John Dee avec Edward Kelley.
    • 15. Crowley s'initia à la théosophie avec Mabel Collins, auteur de The blossom and the fruit, qu'il a défini : « le roman qui a laissé une influence profonde sur mes anciennes idées de la magick ».
    • 16. Colin Wilson, L'Occulte, op. cit.
    • 17. Pierre Mariel, L'Europe païenne au XXe siècle (Paris, La Palatine, 1964).
    • 18. The Confessions of A. Crowley, op. cit. p. 575.
    • 19. The Equinox signale que c'était le couturier William Northam, dans le Strand, qui fabriquait les 11 sortes de robes des membres de l'Astrum Argentinum. Il y en avait une par grade : néophyte, zelator, practicus, adeptus major, etc. En cette occa­sion Crowley avait sa robe de magister templi, Mary la sienne d'adepta.
    • 20. John Symonds, The Magic of Aleister Crowley (London, Frederic Muller, 1952).
    • 21. The Confessions of A. Crowley, op. cit. p. 712.
    • 22. Francis King, Ésotérisme et sexualité, traduit par Janine Reigner (Payot, 1974).
    • 23. Crowley utilisait parfois un breuvage fait de jus de fruit et de peyotl, qui avait « un goût de pommes pourries », selon un témoignage.
    • 24. A. Crowley, The magical record of the Beast 666 (London, Duckworth, 1973). Ce livre contient, outre Rex de Arte regia, son Journal magique de Fontainebleau et de Cefalu.
    • 25. Invocation exceptionnelle, car « lord Shaïtan » comptait beaucoup moins pour lui que les dieux Thot et Hermès. Mais un gnostique veut tirer parti, sans discrimi­nation, de toutes les puissances du monde invisible.
    • 26. The magical record of the Beast 666, op. cit.
    • 27. Initiales de Thrice Holy Thrice Illuminated Thrice Illustrious Soror.
    • 28. The Confessions of A. Crowley, op. cit., p. 798.
    • 29. The magical record of the Beast 666, op. cit.
    • 30. The Confessions of A. Crowley, op. cit.
    • 31. The magical record of the Beast 666, op. cit.
    • 32. The Confessions of A. Crowley, op. cit.
    • 33. Faire à deux un enfant surnaturel, vivant dans l'astral, était un des 7 buts de la magie sexuelle de Paschal Berverly Randolph. Cela confirme que l'Art royal de l’OTO lui doit beaucoup.
    • 34. Liber Aleph, the book of wisdom or folly (Thelema publishing company, West Point, Californie, 1962). Ce Liber Aleph, terminé en mars 1918, n'a pas été publié du vivant de Crowley. Il cessa en 1924 de considérer Charles S. Jones comme son « fils magique ».
    • 35. Crowley a établi cette liste à 44 ans, le 31 mai 1919, dans son Registre magique de la Bête. Il y nomme beaucoup de maîtresses dont il ne parle pas dans ses Confessions, comme la poétesse algérienne Izeh Kranil (auteur d'Aux pieds de Notre-Dame des Ténèbres), Millicent Tobas, Kathleen Bruce, « à l'âme vicieuse et per­fide », Hilda Howard à qui il dédia La Princesse de Panormita, etc. Il y évoque « le vice secret de Mierka » et « l'incomparable beauté » d'Euphemia Lamb, entre autres.
    • 36. The Confessions of A. Crowley, op. cit.
    • 37. Le Livre de la Loi, op. cit.
    • 38. The magical record of the Beast 666, op. cit. Dans la magie sexuelle du IXe degré de l'OTO, il fallait toujours invoquer le dieu Pan avant de copuler. Crowley préfé­ra invoquer Hermès, en faisant parfois des actions de grâces à Pan pour honorer à travers lui le dynamisme universel.
    • 39. Colin Wilson, L'Occulte, op. cit.
    • 40. Il avait déjà défini le pouvoir magique du sang cataménial dans son Liber stel­lae rubeae (le Rubis étoilé), inspiré par ses rapports avec la romancière Ada Leverson, qui avait été une de ses maîtresses à Londres.

    • 41. Francis King, Ésotérisme et sexualité, op. cit.

    • 42. The magical record of the Beast 666, op. cit.

    • 43. Il a inscrit Kate Seabrook dans la liste de ses maîtresses, en déplorant ses « possibilités limitées ».

    • 44. The Confessions of Aleister Cromley, op. cit.

    • 45. Francis King, Ésotérisme et sexualité, op. cit. C'est le 20 août 1920 que Crowley parla de la Hirsig vacuum pump.

    • 46. L'Intelligence Service lui reprochait d'avoir déchiré son passeport anglais à New York, devant la Statue de la Liberté, le 3 juillet 1915. On le suspectait d'avoir reçu de l'argent d'un consul allemand pour faire ce geste provocateur.

    • 47. The Confessions of A. Crowley, op. cit., p. 866.

    • 48. Cf. Francis King et Stephen Skinner, Technique de Haute-Magie, traduction de Jean-Pascal Ruggiu (Guy Trédaniel. 1996).

    • 49. A. Crowley, Magick, edited by John Symonds and Kenneth Grant (London, Routledge & Kegan, 1975). Cette édition comprend 3 de ses traités, dont Magick theory and practice.

    • 50. Colin Wilson, L'Occulte, op. cit.

    • 51. The Magical record of the Beast 666, op. cit.

    • 52. Betty May, Tiger Woman (London, Duckworth, 1929).
    • 53. Il divorca peu après de Maria Teresa, qui croyait qu’il ferait d’elle une Grande Prêtresse du Vaudou, et dont John Symonds dit : « Elle fut désormais la prêtresse de rien et de personne ».
    • 54.
    • 55. Cité par John Symonds, op. cit.
    • 56. A. Crowley, Magick, op. cit. Cette opinion fut celle de Stanislas de Guaita avant lui. Il est curieux qu'il ne le cite pas.
    • 57. Cf. Massimo Introvigne, « Les Origines de la Wicca en Angleterre », in : Théléma n°5-6, sept-déc. 1998. L'auteur fait ressortir que la rencontre Gardner et Crowley eut lieu en 1946.
    • 58. Charles Richard Cammell, Aleister Crowley, the man, the mage (London, The Richard Press, 1951).
    • 59. Cf. « Amour et magie », numéro spécial du Crapouillot en 1958.
    • 60. Ernest Renan, L'Antéchrist, in : Œuvres complètes, t. IV (Calmann-Lévy 1949).


    Extrait de : The Inauguration of the Pleasure Dome sur une musique de Léos Janàček. Ce film expérimental aux accents surréalistes du marginal réalisateur Kenneth Anger (1954 pour la première version, 38 mn), dédié à A. Crowley qui est au demeurant toujours resté pour le cinéaste une source d'inspiration, et où l'écrivain Anaïs Nin joue le rôle d'Astarté et Marjorie Cameron celui de la Femme Écarlate, fut très en vogue dans les milieux américains arty des années 60-70 parce qu'en résonance avec le courants d'idées de prétendue libération des mœurs corrélatif à l'essor généralisé de la société de consommation.


    Occultisme et androgyne

    podcast

    alchim10.jpgdu tantrisme qu'il veut concilier avec la magie occidentale. Or l'on sait que le dieu Shiva enlaçant sa puissance féminine Shakti peut être considéré comme une unité androgyne. Ainsi certaines pra­tiques sexuelles du yoga tantrique où la femme est assimilée à l'énergie féminine Shakti et l'homme au flux mâle divin de Shiva se donnent-elles pour but de fondre dans l'unité cosmique la pola­rité de l'homme et de la femme en utilisant la pulsion sexuelle. C'est cette voie tantrique de la Main gauche — comme l'appelle Julius Evola — que prône Crowley. Il s'agit pour lui d'abolir la dualité par la noce des contraires :

    « Nous prenons des choses différentes et opposées et nous les unis­sons, au point de les obliger à Former une seule chose ; cette union est octroyée par une extase, en sorte que l'élément inférieur se dis­sout dans l'élément supérieur »

    et d'utiliser l'énergie dépensée dans l'union sexuelle à des fins spi­rituelles :

    « Plus est grande la polarité, d'autant plus sauvage sera la force du magnétisme et la quantité d'énergie qui se libère à travers l'étreinte sexuelle » (citations extraites du Liber Aleph de CrowIey, cité par J. Evola, Métaphysique du  sexe)

    C'est par le sexe que la transcendance vers le divin pourra se faire. Comme l'écrit J. Symonds, « le sexe était [pour Crowley] le moyen d'atteindre Dieu. Il était son moyen de consécration. Il accomplissait l'acte sexuel non pour obtenir un soulagement de ses instincts ou à des fins de reproduction, mais pour donner naissance à un courant nouveau, pour renouveler son énergie... Pour lui, l'acte sexuel était un acte magique et sacré, un sacre­ment ». L'acte sexuel entendu comme conjonction, comme transmutation de la dualité en unité lui apparaît comme devant conférer des dons spéciaux. Ainsi met-il le génie « en relation avec la sexualité, en particulier avec la sexualité mâle » et estime-t-il que « toutes les femmes géniales possèdent un élément, au minimum, d'hermaphrodisme dans leur constitution physique » (F. King, Ésotérisme et sexualité).

    La magie sexuelle de Crowley inspirée du tantrisme se lit, on le voit, comme une technique permettant la reconstitution de la puissance androgynique primordiale. Elle retrouve un rituel com­mun à de nombreuses sociétés anciennes visant par la coincidentia oppositorum à s'évader du devenir historique (1). La doctrine tantrique recouvre au demeurant certains aspects de l'imaginaire de Crowley. Il serait tentant en effet de considérer que le mage anglais a trouvé dans le tantrisme la légitimation reli­gieuse de quelques-unes de ses obsessions fondamentales, en par­ticulier celle de la femme destructrice. La voie de la Main gauche n'est pas sans risque. Pour l'individu mâle qui l'emprunte « le dan­ger est [...] de tomber sous la puissance du Yin de la femme et de "la mort suçante" dont parle Meyrinck, ou encore la vagina den­tata selon Ficin » (A. Chaleil, Les grands initiés de notre temps, Belfond, 1978, p. 200). Aussi, pour réduire ce risque, Crowley utilisa-t-­il dans ses pratiques des femmes différentes et cherchait à « cueil­lir ce qui vit derrière les apparences mortelles et animales de la femme et [à] atteindre une grande Déesse étrange, perverse, affa­mée, implacable ».

    Si certaines pratiques magiques de Crowley qui reproduisent des éléments de son imaginaire poétique trouvent dans le tan­trisme leur justification, d'autres, en revanche, s'en éloignent net­tement. Crowley introduit en effet dans sa magie l'homosexualité qui, nous l'avons vu, affleurait dans sa poésie. Les historiens en sciences religieuses qui se sont intéressés à Crowley n'ont pas manqué de s'en étonner. Francis King la considère comme ex­ceptionnelle dans la magie occidentale. J. Evola estime que, malgré les efforts de Crowley pour la justifier, elle est « sans aucune relation avec la métaphysique du sexe, étant donné que celle-ci présuppose la polarité bisexuelle » et écrit que « par le fait de l'inclusion, même sporadique, de l'homosexualité dans le sex-magic, naît le soupçon que chez A. Crowley, il s'agissait moins d'une véritable technique que d'une disposition person­nelle, innée, très spéciale, grâce à laquelle l'orgasme de l'étreinte sexuelle (tout comme l'effet des stupéfiants) en soi et pour soi, portait aux ouvertures de la conscience sur le plan suprasensible dont il parlait » (MdS [349]).

    Pour le sujet qui nous occupe, l'introduction de pratiques homosexuelles n'est toutefois pas sans intérêt. Elle semble définir la volonté de Crowley d'investir le féminin et de développer la partie femme de sa nature. F. King note en effet que dans les opérations de magie homosexuelle auxquelles se livrait Crow­ley c'est « son disciple Frater Lampada Tradam, Victor Neuburg dans le monde des hommes, qui jouait le rôle masculin (Crowley a toujours eu une attitude nettement féminine à l'égard des autres hommes). Le même auteur raconte en outre que, lors de céré­monies d'inversion sexuelle en 1914, Crowley aurait eu la révéla­tion qu'il était la réincarnation « d'une danseuse sacrée du nom d'Aïa, tandis que Neuburg était Mardoclès qui, en tant que candi­dat à l'initiation, subit l'épreuve d'une danse de séduction exécu­tée par Aïa » ! Plus tard lors de sa période sicilienne (1920-1923), il prêtera à l'aspect féminin de sa personnalité le nom d'Alys Cusack sous lequel il avait d'ailleurs écrit certains articles de The Equinox !

    Pour farfelues et extravagantes que puissent apparaître ces « incarnations », elles n'en témoignent pas moins du désir de Crowley d'intégrer en lui les 2 côtés de la sexualité en s'iden­tifiant à la femme. Ce désir repose, semble-t-il, assez naturelle­ment sur les éléments fournis par l'imaginaire androgyne de la décadence. Aïa n'est pas en effet sans rappeler Salomé ou les propres héroïnes maléfiques de Crowley. La femme qu'il s'ima­gine avoir été est une femme virile, comme l'homme qu'il inter­prète dans sa magie homosexuelle est un jeune homme féminin. Au-delà toutefois des thèmes décadents, la magie de Crowley qui repose sur la libération puis sur la transcendance spirituelle de toutes les potentialités sexuelles — l'inclusion de l'homosexualité offrant un surplus d'énergie — suggère la bisexualité de l'instinct sexuel.

    La magie sexuelle du maître anglais, stade limite de l'explosion de la sexualité qui a vu le jour à l'époque décadente, si elle s'éloigne de la doctrine mystique de l'androgyne tout en retrou­vant des éléments exotiques par sa sujétion aux pratiques tan­triques de l'Inde, débouche aussi sur l'idée de la bisexualité psy­chique, cette fundamentale Bisexualität dont la spéculation et les recherches psychanalytiques, à la même époque, tracent l'hypo­thèse.

    Frédéric Monneyron, L'Androgyne décadent : mythe, figure, fantasmes, Ellug, 1996.

    1. Que Crowley emprunte à l'alchimie le terme d'« opus », de « Grand Œuvre » pour désigner l'acte sexuel (voir J. Evola, Métaphysique du sexe) ne fait qu'appuyer cette interprétation, l'androgyne étant un des symboles du Grand Œuvre réalisé.

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    Aux sources de la magie moderne

    Les Mages hellénisésJ. Bidez & F. Cumont, réédition aux Belles Lettres de l'édition introuvable de 1938 (1973, 2 vol.) [2007, 1 vol.]

    mag-he10.jpgCette grande œuvre des 2 érudits belges, si longtemps épuisée, vient enfin d'être rééditée. L'événement est d'importance, non seulement pour les érudits, mais encore pour tous ceux qui attachent quelque importance aux sources de notre mysticisme et de notre ésotérisme. Qu'est-ce que la « tradition magique » ? Qu'est-ce qu'un mage ? Termes aujourd'hui vagues qui, pourtant, recouvrent des concepts antiques extrêmement précis. Le mage était, avant tout, le prêtre de Zarathoustra (Zoroastre), celui qui avait mission d'entretenir le feu sacré d'Ahura-Mazda et de connaître tous les sens des écritures cano­niques, principalement de l’Avesta. Au centre de cette question des « mages », Zoroastre. Personnage plus qu'à demi légendaire en Occident. Pourtant Zoraastre a bien vécu en Iran, il y a bien enseigné sa révélation.

    Si la prédication de Zoroastre eut un retentissement qui résonna au loin dans l'espace et dans te temps, lui-­même devint très vite un personnage mythique. Le dieu suprême du zoroastrisme est donc Ahura-Mazda : il siège dans l'éternelle lumière de l'empyrée. Face à Ahura-Mazda s'élève, menaçant, mais toujours vaincu, Ahriman, l'esprit du Mal. En partant de cette métaphysique élé­mentaire, toute une culture prodigieusement fertile en richesses spirituelles va naître. Bidez & Cumont suivent pas à pas la légende de Zoroastre, soulignent le contact si important entre les Grecs et les mages de la religion d'Ahura-Mazda. De ce contact naîtra une nou­velle culture, plus diversifiée, porteuse aussi d'un message ésotérique plus vaste et combien plus important pour l'avenir de la civilisation occidentale. Car du zoroastrisme hellénisé naîtront nombre de disciplines qui n'étaient pas contenues dans le message originel de l'Avesta.

    Une légende de Zoroastre se forme ainsi en Grèce : le prophète des Iraniens devient un archétype, celui du « mage » ; bientôt celui du « magiste », puis du « magicien ». En vieillissant, dit Littré, les mots déraisonnent ; mais les concepts aussi. Car, en partant de la théologie mazdéenne de la lumière incréée et infinie, les glossateurs grecs de Zoroastre finiront par défigurer tout à fait son œuvre. Toute une mythologie zoroastrienne sera vite mise en place. Le premier d'entre les « Zoroastriens » d'Occident fut sans doute Pythagore qui, pendant ses 12 années de captivité en Babylonie, put approfondir sa connaissance en « magisme ». Revenu en Grèce, établi à Crotone (Sicile), Pythagore ne cessera d'approfondir l'œuvre du maître.

    La magie occidentale peu à peu nais­sait, s'entourant du reste d'un ensemble de rituels de plus en plus complexes. De cette magie zoroastrienne dévoyée par les Grecs devaient surgir des dis­ciplines jusqu'alors peu pratiquées en Grèce, l'alchimie et l'astrologie. La légende veut que ce fût Zoroastre lui-même qui aurait fondé l'alchimie. Pourtant tout prouve, au contraire, que les écrits alchimiques zoroastriens sont beaucoup plus tardifs. Ce contact Orient-Occident devait poser des problèmes culturels énormes. C'est toute une conception du monde qui naissait de l'hellénisation du zoroastrisme. Là-dessus vint se greffer le culte du dieu solaire solaire Mithra ; tout le mysticisme diffus de l'Orient se préparait à recouvrir la Grèce. À l'époque romaine, les mages parfaitement hellénisés étaient déjà des maîtres en magie [cf. Hermetica philosophica]. L’alchimie, la médecine, l’astrologie devenaient les fondements du « magisme hellénisé ». Cette défiguration ne devait que s'accentuer au cours de l'Histoire.

    Lors de la rencontre avec le christia­nisme, le magisme fut peu à peu relé­gué, rejeté [cf. thème des rois mages développé dans les Évangiles apocryphes du Ve s.]. Une ère se terminait pour les mages hellénisés, une autre commençait, celle des gnostiques, autre produit du magisme iranien. De la métaphysique iranienne du double principe antagoniste (Ahura-­Mazda et Ahriman) devait naître une gnose sommaire, brutale.  La magie entrait dans sa période ultime, celle de la récupération com­plète des thèmes de l'antique religion héliaque des Iraniens à des fins occul­tistes. La magie moderne ne sera pas autre chose que la lente suite de la décadence de l'enseignement des mages hellénisés.

    Le livre de Biliez et Cumont est un limpide rappel de ces transformations du magisme en magie ; fidèles à la  la rigueur scientifique, ces 2 auteurs donnent en annexe plusieurs cen­taines de pages de documents magistes, d'astrologie et d'alchimie. L'ou­vrage reste unique, indispensable à la cornpréhension de l'ésotérisme occi­dental.

    Recherches sur l'action magique et ses représentations, Jacques Annequin, Belles Lettres, 1973.

    annequ10.jpgIl s'agit d'une étude fort originale sur la magie, ses techniques et ses pratiques aux Ier et IIe siècles ap. JC. Faisant en quelque sorte suite à  l'ouvrage fondamental de Bidez et Cumont — Les mages hellénisés —, ce livre nous apporte une excellente méthodologie de la magie à Rome et dans le monde romain au début au de de notre ère. La magie romaine est à la fois ce que la fois ce que nous appelons aujourd'hui occultisme, sorcellerie et théurgie. Nous sommes encore proches des ori­gines métaphysiques de la magie : elle demeure un art de communication cosmique, une technique des correspondances entre l'homme et le cosmos.

    Tout magicien est un initié : son initiation lui vient de sa rencontre avec l'« Esprit supérieur », avec l'ordre universel, le « cosmos ». Comme le prêtre, le nouvel élu s'identifie avec son dieu : c'est donc une doctrine de la sympathie universelle. L'initié est mis en rapport avec les planètes, les astres, il connaît le chiffre des choses, l'explication des mondes ; son vocabulaire est naturellement à double sens. Tout formule magique  revêt un caractère à la fois exotérique et ésotérique afin que chacun puisse la comprendre à sa juste mesure. Philostrate, dans son roman Apollonios de Tyane, met dans la bouche de son héros ces phrases qui définissent assez bien l'esprit dans lequel J. Annequin traite la magie romaine :

    « Les portes de la terre sont ouvertes, les portes du ciel sont ouvertes, la route des fleuves est ouverte, la route de la mer est ouverte ; mon esprit a été entendu par le dieu et par tous les génies, mon esprit a été entendu par l'esprit du ciel, par l'esprit de la terre, par l'esprit de la mer, par l'esprit des fleuves ».

    Donc, une fois une fois encore, nous constatons qu'il s'agit d'une doctrine des correspondances. Le magicien romain a à sa disposition toutes sortes d'amulettes, de symboles, de paroles, d'écritures pour agir sur les astres et les esprits. Mais un fait dépasse tous les autres autres en importance dans les pratiques magiques : le sacrifice. En fait toute la magie est à l'origine une doctrine du sacrifice. Le sacrifice peut revêtir des formes infiniment variées, mais son sens profond reste toujours le même : établir le contact entre le pratiquant et les puissances cosmiques. Il s'agit d'entretenir un mode de relations per­manentes avec la totalité de l'univers. Quand le magicien accomplit un rituel sacrificatoire, il répond à des règles rituéliques très précises. Rien n'est laissé au hasard ; tous les faits de la vie deviennent ainsi objet même du sacrifice, représentation du culte.

    J. Annequin nous guide ainsi, tout au long de son livre, dans le monde magique romain et hellénisé ; sous nos yeux s'élèvent des temples mystérieux, se dressent des person­nages déroutants. Un fait ne peut échapper à la lecture de cet ouvrage : si la magie médiévale est avant tout une magie de l'homme dans ses rapports avec ses semblables, à court terme, dirions-nous, la magie romaine semble douée d'une puissance méta­physique plus grande, car c'est l'homme comme expression du dieu sur la terre et au nom du cosmos tout entier qui est l'enjeu de la pratique occulte.

    ► Recensions parues dans : Question de n°3, Retz, 1974.

    Pistes bibliographiques

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    ◘ Jamblique

    b_jamb10.jpg[Ci-contre : Jamblique. « Dans les Mystères d'Égypte, il analyse la théurgie non pas comme un ensemble de rituels magiques à l'efficacité aussi mystérieuse qu'automatique mais comme le processus même de déification de l'âme, l'union avec l'Ineffable qui est au-delà même de l'unité intelligible. Si la contemplation peut être active et efficace, c'est qu'elle crée dans l'âme l'espace où l'efficacité divine peut avoir prise « note JL Vieillard-Baron (in : Hegel et l'idéalisme allemand, Vrin, 1999). En ce sens, la théurgie est avant tout mise en scène / animation ou “aristotélisation” du système contemplatif plotinien]

    Jamblique est le troisième maître de l’école néo-platonicienne, après Plotin et Porphyre. Il en recueille la succession au moment où l’école est aux prises avec un problème grave. Devant la montée du christianisme, un disciple de Pythagore et de Platon, tel que Jamblique, peut-il laisser périr les traditions religieuses de l’Antiquité, qui semblent faire partie de l’héritage culturel hellénique ? Par ailleurs, n’est-il pas urgent de revigorer cet héritage lui-même en puisant aux sources orientales dont il est issu ?

    C’est une opinion fréquente chez les philosophes de cette époque que la plus haute sagesse métaphysique et religieuse vient d’Égypte où Pythagore et Platon eux-mêmes sont allés chercher leur meilleure inspiration. Mais cette sagesse ne se présente pas sous une forme exclusivement spéculative. Elle se cristallise dans un ensemble de pratiques religieuses qu’on désigne sous le nom de “théurgie”. Les rites théurgiques sont des signes sensibles auxquels les puissances divines auraient conféré un pouvoir bénéfique.

    Alors que Plotin s’était tenu délibérément à l’écart de cette liturgie [exception faite de la prière de louange], que son disciple Porphyre avait oscillé de l’adhésion à la critique, Jamblique s’engage résolument dans la défense de la théurgie. Il va tenter de justifier le paganisme menacé en lui fournissant une base spéculative. Mais cette alliance imprime au néo-platonisme un caractère nouveau et inaugure une lignée dont Proclus, au Ve siècle, sera un remarquable représentant. Cette orientation vaudra à Jamblique l’admiration de l’empereur Julien dit l’Apostat, restaurateur du paganisme. Mais, finalement, elle amènera en 529 la fermeture de l’école d’Athènes par l’empereur Justinien, et l’expulsion du dernier néo-platonicien Damascius. L’opposition au christianisme était désormais considérée comme séditieuse.

    Jamblique, disciple de Pythagore et de Platon

    On sait peu de chose sur la vie de Jamblique. Né à Chalcis en Syrie, il fait ses études à Rome sous la direction de Porphyre. Bientôt Rome cesse d’être la capitale intellectuelle de l’Empire, et des foyers de pensée naissent ou renaissent à Athènes, Alexandrie, en Asie Mineure. Jamblique revient dans son pays natal et y fonde une école.

    Une partie de son œuvre est perdue ; seuls subsistent des fragments d’un Traité de l’âme. A. J. Festugière les a réunis, ordonnés et traduits dans La Révélation d’Hermès Trismégiste. Il faut en rapprocher un Protreptique, c’est-à-dire une introduction à la philosophie. Cet ouvrage porte la marque de l’influence aristotélicienne, et on soupçonne Jamblique d’avoir fait de larges emprunts au traité perdu du jeune Aristote, qui portait le même nom. Signalons ensuite un ensemble d’études néo-phythagoriciennes. Jamblique se présentait en effet comme pythagoricien aussi bien que comme platonicien. D’un recueil sans doute plus vaste subsistent une Vie de Pythagore (publiée par Diogène Laërce) et des traités sur les mathématiques. Enfin, le grand écrit théologique de Jamblique est son Traité des mystères d’Égypte.

    L’œuvre de Jamblique, assez disparate, ne peut être ramenée à un système. L’auteur procède par compilation plutôt que par construction. Il rapporte les doctrines qu’il admire et qui, souvent, sont hétérogènes. On devra donc se borner à y discerner 2 thèmes principaux et, en premier lieu, le thème à la fois néo-pythagoricien et platonicien de l’âme mathématicienne.

    L’âme mathématicienne

    Il faut se souvenir ici que Platon, dans le Timée, définit l’âme comme la médiation entre l’intelligible indivisible et la division du sensible. Ainsi l’âme assure-t-elle la liaison de l’univers par ses connexions internes. Elle déploie l’intelligible jusqu’à former la diversité des corps. Inversement, elle concentre le sensible pour le réintégrer, autant que faire se peut, dans l’intelligible. Or, telle est justement la fonction des mathématiques. Parce que leurs objets sont plus divisés que les pures idées, mais moins que les phénomènes, les mathématiques sont capables de rationaliser les phénomènes en phénoménalisant la pensée.

    La raison mathématique est donc un ordre moyen, mais actif en ce sens qu’il s’avance vers le sensible pour le ramener à l’idée. Il y a donc une nécessaire analogie ente l’âme et les mathématiques. « La notion de l’âme contient spontanément la plénitude totale des mathématiques ». Jamblique refuse de définir l’âme par un seul type d’intelligibilité mathématique, c’est-à-dire comme une figure, un nombre, un rapport ou tels mouvements astronomiques. Mais il ne veut pas davantage qu’on en fasse la somme de ces objets. L’âme est leur commun pouvoir de constitution et, à travers lui, elle s’accomplit elle-même. En projetant, à partir de sa substance, les raisons mathématiques, l’âme actualise sa fonction médiatrice. Elle se comprend et entre en possession d’elle-même.

    La théurgie

    Le second thème qui caractérise l’œuvre de Jamblique est celui qui constitue le principal objet des Mystères d’Égypte. Cet écrit se présente comme une réponse à une série de questions posées par Porphyre à un certain Anébon sur les dieux et les démons. C’est « maître Abammon » qui donne la réplique. D’après Proclus, ce nom est un pseudonyme de Jamblique. On aperçoit dans cet ouvrage, l’influence des écrits éclectiques d’Hermès Trismégiste, composés entre 100 et 300 de notre ère, et celle des Oracles chaldaïques, recueil philosophico-religieux publié par Julien le Théurge à la fin du Ier siècle, et qui déjà avait impressionné Porphyre.

    Le dessein de Jamblique est d’établir que la théurgie n’est pas un amas de superstitions, mais qu’elle est exigée par une théologie pleinement informée. Bien plus, la négliger serait admettre que l’homme peut se diviniser lui-même par les seules ressources de sa sagesse. Nous n’avons pas en nous-mêmes ce qu’il faut pour nous libérer ; nous n’y parviendrons que par une opération divine incommensurable à notre nature. Jamblique vise ici sans le nommer Plotin, qu’il soupçonne de rationalisme.

    La fin dernière de la théurgie et de tout culte divin est la déification de l’âme, c’est-à-dire l’union mystique avec l’Ineffable, qui est au-delà même de l’unité intelligible (VIII, II). Mais il n’est pas possible de parvenir immédiatement à ce terme suprême, et certainement peu d’âmes y parviennent. Il faut donc ménager des intermédiaires et gravir des degrés de culte de plus en plus purs. À ceux-ci correspondent des ordres différents de dieux et des niveaux distincts de l’âme. Par ex., un degré inférieur de culte exigera des sacrifices d’animaux, tandis qu’un degré plus élevé prescrira des invocations de noms divins proférés dans leur langue originelle, et non traduits en grec. Quel que soit son niveau, aucun rite n’entraîne chez les dieux une passivité ni ne confisque leur puissance au profit des fins personnelles de l’homme.

    L’efficacité des pratiques de la prière ne vient pas de notre initiative, mais de celle des dieux qui ont choisi les signes de leur pouvoir et nous portent à les mettre en œuvre. On n’est pas exaucé parce que l’on prie, mais on prie parce que la notion antécédente des dieux suscite à la fois la prière et le bienfait, qui finalement s’identifient.

    Il y a dans Jamblique plusieurs personnages : le néo-platonicien qui exprime sa mystique dans le langage de l’immanence ; le théologien littéral qui formule les communications divines dans le registre de la transcendance. Les 2 problématiques n’étaient peut-être pas inconciliables, et Proclus s’efforcera de les intégrer dans l’harmonie. Mais Jamblique semble osciller de l’une à l’autre sans trouver le point d’équilibre. En tout cas, son attachement aux traditions religieuses va marquer pour longtemps le néo-platonisme. Il sera considéré par ses successeurs comme un inspiré plus encore que comme un philosophe, le « divin Jamblique ».

    ► Notice de Mme Brigitte Boudon pour une conférence. Cette enseignante en philosophie a publié not. Symbolisme de la croix (2010), Symbolique de l'arbre (2010) et Symbolique de la Provence (2008) aux éd. du Huitième Jour.

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    La lubie de la magie

    [Ci-dessous : caricature de Joseph Michael Linsner ©, in : Our gods wear spandex : The secret history of comic book heroes de C. Knowles, 2007, p. 58]

    image_10.gifParmi les phénomènes contemporains dignes d'être notés, il y a celui constitué par tout le bruit qu'on fait autour de la “magie”. La magie est à la mode, et toute une littéra­ture disparate, mais aussi d'autres secteurs, comme le cinéma, se réfèrent à elle. Les ouvrages sur la magie se mul­tiplient. Il ne s'agit pas de ce qui attire le petit peuple, les couches les plus basses de la population, crédules et por­tées à la superstition, couches qui forment la clientèle des “mages”, voyantes et autres personnages d'annonces publi­citaires. Il s'agit en fait d'un phénomène “culturel”, comme ou dit aujourd'hui, qui mérite une certaine attention.

    Pour une interprétation générale, on pourrait se référer en partie aux causes qui ont engendré le néo-spiritualisme sous ses multiples variantes théosophiques, orientalisantes, “occultistes”, etc. On est ici en présence d'une tendance humaine à l'évasion, sous le signe de l'étrange et de l'inu­sité, en présence aussi d'une attitude incapable, par man­que de principes, de discriminer ce qu'il y a de positif dans ce “spiritualisme” et ce qu'il y a de négatif, son masque apparemment lumineux et son vrai visage, qui dans de nom­breux cas n'est pas du tout lumineux (nous avons entre­pris une telle analyse dans un livre qui a précisément pour titre Maschera e volto dello spiritualismo contemporaneo). Au début, 2 causes fondamentales ont favorisé le phénomène “spiritualiste” : d'une part, la conception de monde étouffante propre au matérialisme et au scientisme ; d'autre part, le fait que la religion dominante se soit montrée de plus en plus incapable de donner quelque chose de plus, quelque chose de transcendant, au-delà de ce qui est simple dogme, liturgie, dévotion, pratique confessionnelle. C'est pourquoi l'on a cherché ailleurs.

    Mais dans le cas de l'intérêt pour la “magie”, il y a quelque chose de spécifique, parce qu'elle présente un aspect plus actif et fait penser à un usage possible de forces suprasensibles pour obtenir des résultats concrets. Alors que le “spiritualisme” inconsistant et mysticisant a des traits féminins [entendus ici au sens symbolique de pure réceptivité], la “magie” possède des traits indiscutablement masculins [c'est-à-dire, au sens symbolique, comme donnant forme]. Pour autant, cela n'empêche pas qu'on se fasse à ce sujet des illusions.

    Si nous avons parlé, dans le titre de ces notes, de « lubie » de la magie, ce n'est pas à dire que celle-ci est pour nous superstition pure et simple. On pourrait déjà relever que, de fait, les recherches “métapsychiques” modernes ont établi, sous des contrôles scientifiques sévères, la réalité objective d'une série de phénomènes extranormaux. Cela suffirait à conférer un fondement à la “magie”, si les conditions correspondantes étaient différentes, donc si ces phénomènes n'étaient pas sporadiques et si souvent liés à des états de conscience réduite, comme ceux des médiums, mais étaient susceptibles d'être produits aussi par une méthode et dans un état de lucidité mentale parfaite. Cependant, en fonction précisément de ce déplacement essentiel, le danger existe qu'il faille parler pour la magie, pratiquement, d'une lubie.

    Une indication sommaire des conditions réclamées pour que la magie soit réelle, pourra intéresser aussi le lecteur non spécialiste. Ces conditions ont un caractère foncière­ment existentiel. Il ne s'agit pas de “secrets”, ni d'opéra­tions occultes spéciales que n'importe qui peut accomplir. Il s'agit en fait de voir en qui et dans quelle mesure il est possible de faire revivre un état intérieur et des rapports entre l'homme et le monde qui appartiennent pour une grande part au passé, à des cultures et à un milieu radicalement différents de ceux de l'homme d'aujourd'hui.

    Pour l'homme d'aujourd'hui, entre le Moi et la réalité, ou la nature, il existe une barrière. La réalité et la nature sont quelque chose qui existe en soi, dans une extériorité spatiale (la science positive, elle aussi, les considère essen­tiellement de cette façon). Ce n'était pas le cas, ou du moins ce n'était pas le cas dans une mesure égale, du monde dont la magie faisait organiquement partie. Cette barrière était alors mouvante, avec pour contrepartie une perception non exclusivement “physique” de la réalité. De chaque atté­nuation ou de chaque dépassement éventuel de cette bar­rière dérivaient d'ailleurs 2 possibilités. D'un côté, des forces invisibles de la réalité pouvaient envahir l'homme de l'extérieur, provoquant une lésion de sa personnalité (d'où ce que Frazer a appelé the perils of soul, « les dangers de l'âme », d'où aussi la raison d'être de tant de rites de pro­tection dans les cultures antiques et parmi les populations primitives). De l'autre, un mouvement en sens opposé était possible : ayant franchi la barrière, l'homme pénétrait dans la nature et agissait sur elle sous une forme “magique”. Des conditions analogues valaient également pour l'action sur d'autres êtres.

    Telle est la condition objective afin que la magie ne soit pas simple superstition ou suggestion, mais une chose sérieuse. Si nous avons parlé, songeant aux temps présents, d'une « lubie » de la magie, c'est parce que dans une société civilisée de type moderne la structure existentielle de l'homme et le milieu sont désormais fondamentalement différents de ceux indiqués plus haut. C'est pourquoi, en dehors de popu­lations exotiques restées “primitives”, on ne peut relever, à la rigueur, des possibilités magiques que dans nos cam­pagnes, chez des personnes en qui l'imagination a encore une puissance particulière, une certaine véhémence, parce qu'elle n'a pas été paralysée par l'intellectualisme hypertro­phié qui caractérise l'homme moderne civilisé, surtout celui vivant dans de grands centres urbains, où l'on constate en plus, comme on l'a fait remarquer à juste titre, une espèce de “pétrification” supplémentaire de l'aspect extérieur de la réalité naturelle, chose qui rend celle-ci encore plus impé­nétrable.

    Abstraction faite de cas exceptionnels de personnes qu'il faut considérer comme des survivances du précédent type humain, il faudrait donc être en mesure de réactiver l'état non dual dont nous avons parlé plus haut. C'est ce que les rituels magiques, en des temps moins reculés, ont cherché à faire, en produisant des formes d'exaltation et d'extase capables d'“ouvrir”, de rétablir les contacts. Aujourd'hui, il y a des gens qui se risquent dans cette aventure, en ten­tant parfois des incursions sans exclure le recours éventuel à des drogues, mais en ayant rarement des idées précises et un rattachement à une tradition. La voie la plus limpide, qui exigerait des formes particulières de préparation, de dis­cipline intérieure et de concentration mentale (dans une direction semblable, en partie, au Yoga), est empruntée bien plus rarement et attire moins, en ceci qu'elle est proche d'une véritable et difficile ascèse, et en outre parce qu'elle ne conduit pas souvent aux buts typiques de la magie.

    Voilà pourquoi, à considérer les choses conformément à la réalité, la magie, de nos jours, ne peut servir qu'à divaguer, ou bien comme ingrédient (fréquemment associé au sexe) auquel recourent ceux qui se mettent en chasse d'expériences aussi « intenses » que troubles. Celles-ci font pres­que toujours fonction de succédané pour pallier l'absence d'un sens de l'existence profond et solidement enraciné. Le tout, d'ailleurs, ne mène que très épisodiquement au-delà l'un domaine purement subjectif, tandis qu'est réel le péril de finir dans des formes spirituellement régressives, au point de s'ouvrir parfois inconsidérément à des forces “inferna­les”, lorsque se représentent les “dangers de l'âme” propres à d'autres époques, mais sans même qu'on s'en aperçoive.

    ► Julius Evola, Explorations (1974), Pardès, 1989.

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    L'amour sorcier

    ero-sorcellerieJe n'avais qu'une seule ambition : souligner, à travers les époques, l'omniprésence d'un lien unissant érotisme et ésotérisme ou, si l'on préfère, sensualité et mystère surna­turel. Il n'est pas possible d'hésiter : ce lien existe, tant dans les sociétés secrètes à tendances sataniques que dans les cas individuels de recours au surnaturel. Il existe en réalité ou en imagination. Les rares groupements ésotériques qui ne s'encombrent pas de problèmes sexuels sont soupçon­nés de mener à bien des orgies scandaleuses. Les cathares furent accusés d'obscénités. Les membres de l'abbaye de Thélème, à Céfalù, connurent la même accusation. Celle­-ci était juste, l'autre non. On voit que, bien plus que par sa réalité éventuelle, ce lien unissant surnaturel et érotisme intéresse parce qu'il renvoie à une attitude permanente de l’esprit humain. Une attitude sans doute dictée par l'envie, par un désir de vengeance vis-à-vis de ce qu'on ne possède pas. Le problème, uniquement psychologique, n’est pas à débattre ici. Préciser ce lien sort déjà quelque peu de notre propos. Néanmoins, en nous limitant au seul aspect descriptif de la question, il est possible de souligner un certain nombre de remarques.

    D'une part, la difficulté d'établir une relation de cause à effet entre érotisme et sorcellerie. Le cas d'Élisabeth de Ranfaing est exceptionnel. La passion sensuelle jouait le rôle de cause unique à ses débordements et accompagna ses crises d'hystérie. Le cas est déjà moins simple dans l'apparition de la sorcellerie médiévale. L'érotisme entre aussi au niveau de la cause, certes, mais il s'agit d'une cause et non de la cause. En outre, le problème se compli­que lorsqu'on examine le redoublement de sensualité qui suivit les premiers procès de sorcellerie. Ce redoublement n'est-il qu'une multiplication du besoin sexuel chez les femmes révoltées ? C'est peu probable si l'on se souvient de l'écho érotique qui naquit chez les démonologues et inquisiteurs. On voit que, face à un problème bien net, la sorcellerie, la force érotique est difficile à préciser. Il faudrait presque parler d'un érotisme interne et d'un éro­tisme externe, d'une sensualité inhérente aux participants aux Sabbats et d'une sensualité ressentie par ceux qui n'appartenaient pas au monde des sorciers. Déjà bien difficile, que devient la question à partir du moment où l'on voudrait considérer certains symbolismes sexuels qui s'extériorisent au cours des cérémonies initiatiques con­temporaines ? Que devient-elle, aussi, pour qui chercherait à examiner les substitutions érotiques au niveau de la cause sensuelle ? Le cas de Salem, où des gamines impubè­res jouèrent un rôle plus que sinistre, est fort délicat à analyser, étant donné que l'érotisme y joua son rôle, mais de manière discrète, masquée.

    Autre point développé, en filigrane. La sorcellerie, con­crétisation d'un sincère désir de révolte, est passée rapide­ment au rang de commerce lucratif. Autrement dit, le surnaturel est devenu un faux fantôme. Le satanisme prend des allures de foire foraine. La sorcière contemporaine ne croit plus en la puissance de Satan, à de rares exceptions près. Elle joue à l'illuminée satanisante pour jeter de la poudre aux yeux de quelques fidèles qui l'enrichissent. Monique Wilson veille sur le plus beau musée de sorcelle­rie du monde. Cet aspect déjà commercial de la sorcellerie laisse deviner les préoccupations majeures de Lady Olwen. On a prétendu que Crowley était un magicien sincère. Peut-être. Il est en tout cas certain que, pendant les années où il établit sa résidence à Céfalù, il tenta d'attirer pas mal de monde dans le seul but de renflouer ses finances assez désastreuses. Même Maria de Naglowska, en qui beaucoup voient une illuminée sincère, s'est servie de certains disci­ples pour pallier quelques difficultés matérielles. On a objecté qu'elle ne cherchait pas à s'enrichir et qu'elle désirait avant tout réunir certains fonds pour réaliser des intentions purement magiques et désintéressées. Je veux bien le croire. Mais nul ne pourra nier que, au moins partiellement, elle s'avéra une commerçante de la sorcel­lerie.

    Aux préoccupations matérialistes viennent parfois s'ajouter l'indifférence ou la moquerie des sorciers, voire même leur lassitude générale devant le monde. Pour eux, le satanisme est devenu un moyen de tromper leur ennui, une possibilité de fuir le monde dont ils ne supportent plus la grisaille. William Beckford et Sir Francis Dashwood appartenaient sans doute à cette race de noceurs qui recherchent, dans n'importe quelle aberration, l'espoir de quitter, pour quelque temps, l'ennui qui les assaille. On en revient aux rapports de cause à effet. Dans le cas de Dashwood, l'ennui débouchait sur l'érotisme et le surnatu­rel devenait un moyen de rendre quelque charme à une sensualité émoussée. Un maillon supplémentaire, l'ennui, vient se greffer sur la chaîne de cause à effet. Même suite à triple maillon dans la plupart des cas, de sorcellerie contemporaine.

    En fin de compte, ce qui frappe surtout, dans l'examen de l'union érotisme-surnaturel, c'est moins son côté perma­nent que son incessante transformation. Métamorphoses totales, à tel point qu'on pourrait prétendre que, depuis le XVIIIe siècle, pareil lien n'existe plus. Ou bien il faut parler de faux liens. Le surnaturel est devenu du guignol. Il peut donc sembler indécent de parler des rapports unissant érotisme et surnaturel, en plein XXe siècle. Tout au plus pourrait-on disserter sur l'emploi de l'érotisme dans un cérémonial de gamins. Malgré l'engouement con­temporain pour les sciences occultes, engouement qui res­semble d'ailleurs à une mode, on peut croire que le véritable satanisme agonise. Parallèlement, l'érotisme ne devient plus qu'un but en soi, qu'une satisfaction des sens rendue plus délectable par une mise en scène satanisante. L'érotisme était une cause, au début de la sorcellerie. Il devient un but. Le surnaturel était un moyen, une échappa­toire. Il est ravalé au rang de grand-guignol. Le sorcier était sincère. Il est devenu un cabotin. Les éléments subsi­stent, sans doute, mais au prix de quelles transformations !

    ► Jacques Finné, Conclusion de : Érotisme et sorcellerie, L'amour sorcier à travers les âges, Marabout, 1972.

    • À lire : La Sorcellerie, L. Obadia (Le Cavalier bleu, 2005) ; F. King, Ésotérisme et sexualité, Payot, 2004.


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    Mirbeau vu par Aleister Crowley

    cahier10.jpgLe prolifique poète anglais Aleister Crowley (1875–1947), auteur de White Stains (1898) [1] et rénovateur de l’ésotérisme (The Book of the Law, rédigé en 1904 et publié en 1938), n’a pas bonne réputation, c’est le moins qu’on puisse dire. Il jouit même d’une image de marque des plus sulfureuses, pour avoir bravé les convenances de l’establishment puritain de son temps et multiplié les œuvres hermétiques à prétention initiatique qui, pour le profane, ont toutes les apparences de la fumisterie. Son athéisme à la Shelley, son goût pour la provocation, l’humour très noir et la mystification, sa bisexualité assumée et son aspiration à l’hermaphrodisme, sa prédilection affichée pour la sodomie passive (2), son addiction à l’héroïne et à l’éther, son racisme cynique et son antisémitisme déchaîné, ses rituels, suspects de magie noire, pour maîtriser les forces spirituelles, après une expérience mystique et les révélations qu’il prétend avoir eues au Caire en mars 1904, sa tentative pour créer, en 1907, après avoir quitté la Golden Dawn, un nouveau mouvement occultiste syncrétique, Astrum Argentum, souvent qualifié de sataniste, bien qu’il ait toujours nié l’existence effective du diable, la fondation, à Cefalù, en 1920, d’une Abbaye de Thélème — par référence à la totale liberté accordée aux thélémites de Rabelais —, soupçonnée d’abriter les pires orgies et qui lui a valu d’être expulsé d’Italie par Mussolini en 1923, son surnom, en forme de défi, de Great Beast (3), car il s’identifiait à la Bête 666 de l’Apocalypse, et l’accusation, bien que totalement infondée, d’avoir pratiqué des sacrifices d’enfants, autant d’éléments qui ont contribué à donner de lui l’image exécrable d’un pervers indécrottable, d’un monstre moral (il se présentait même comme « the wickedest man in the world »...), d’un charlatan égocentrique et sans scrupules et d’un gourou aussi fascinant que dangereux, dont ont pu se réclamer aussi bien des hippies et des rockers de la contre-culture des années 1960 que la secte auto-baptisée “ Scientologie” (4).

    Cela n’a pas empêché Crowley d’être l’ami de Fernando Pessoa, de fréquenter Alfred Adler et Aldous Huxley, de recevoir les éloges de Joseph Conrad et d’avoir été un admirateur et même un chantre d’Auguste Rodin. C’est la fréquentation de ce dernier qui aurait pu le mettre en contact avec Octave Mirbeau en 1902 ou 1903, au cours de son séjour parisien, sans qu’aucune rencontre soit attestée pour autant. Mais, à défaut de l’homme, Crowley, qui lisait parfaitement le français, connaissait déjà l’écrivain, comme en témoigne ce passage de ses Confessions, relatif à son départ pour la Chine en 1904, où il se dit nourri de l’imaginaire du Jardin des supplices :

    « I went toward China, my veins bursting with some colossal bliss that I had never yet experienced. I boiled with love for the unknown, the more so that my brain was overcharged with grisly imaginings bred of Octave Mirbeau's Le Jardin des Supplices, combined with fervid actualities born of the feeling that I was (after all) treading, though reverently and afar off, in the footsteps of my boyhood's hero, Richard Francis Burton » (5).

    Alors qu’il n’est encore qu’un poète inconnu, marqué par l’héritage de Baudelaire — dont il a traduit les Petits poèmes en prose —, de Shelley et de Swinburne, Crowley est arrivé à Paris à la fin du mois d’octobre 1902 et y restera jusqu’en mars 1903. Il raconte ainsi son premier contact avec Rodin :

    balzac15.jpg« Mais, par bonheur, j'arrivai à Paris à un moment sans égal dans l'histoire de la France ; Rodin était attaqué pour sa statue de Balzac. Je fus présenté à Rodin et tombai immédiatement amoureux de ce vieil homme majestueux et de son œuvre colossale. Je persiste à penser que son Balzac est la chose la plus intéressante et la plus importante qu'il créa. C'était une nouvelle idée dans la sculpture. Il y eut, avant Rodin, certaines tentatives visant à transmettre la vérité spirituelle par des méthodes plastiques ; mais elles furent toujours limitées par l'obligation présupposée de "représenter" ce que les gens nomment "la nature". L'âme devait être servante de l’œil. On ne pouvait suggérer les relations d'un grand homme avec l'univers qu'en entourant son portrait plus ou moins photographique de ce qui constituait l’œuvre de sa vie. Nelson fut peint avec une longue-vue sous le bras et un arrière-plan de trois-ponts ; Wren avec un compas en face de Saint-Paul. [...] Rodin m'expliqua comment il avait conçu son Balzac. Il avait réuni tous les documents disponibles ; lesquels l'avaient réduit au désespoir. (Laissez-moi vous dire que Rodin n'était pas un homme, mais un dieu. Il ne possédait aucun intellect au véritable sens du mot ; le sien était virilité tellement surabondante qu'elle s'épanchait perpétuellement dans la création de nouvelles visions. Assez naïvement, je le fréquentais afin de puiser à la source des informations de première main sur l'art. Je n'ai jamais rencontré quelqu'un — blanc, noir, brun, jaune, rose ou moucheté de bleu — qui soit si complètement ignorant au sujet de l'art qu'Auguste Rodin ! Au mieux de sa forme, il aurait balbutié que la nature est la grande enseignante ou quelque autre platitude également puérile. [...] Le résultat fut que Rodin m'invita à venir à Meudon et à y séjourner en sa compagnie. L'idée était que je livre une interprétation poétique de tous ses chefs-d'œuvre. J'écrivis un certain nombre de poèmes, lesquels je publiai à l'époque dans le Weekly Critical Review, un effort pour établir une entente cordiale artistique. L'ensemble constitue mon Rodin in Rime. Ce livre est illustré par sept des dix lithographies réalisées à partir d'esquisses que Rodin m'offrit à cette fin » (6).

    Ce Rodin in rime, que le célèbre critique anglais William Ernest Henley encouragea Crowley à publier, parut à Londres en 1907, imprimé par The Chiswick Press, et illustré par 7 lithographies d’Auguste Clot — qui avait déjà gravé les dessins de Rodin illustrant Le Jardin des supplices —, d’après des aquarelles du sculpteur. On y trouve 42 poèmes de longueur diverse, inspirés par les œuvres de Rodin, dont 2 ont été traduits dès 1903 par Marcel Schwob, intermédiaire obligé entre le poète et le sculpteur, qui ne connaissait pas l’anglais (7). Parmi ces poèmes, un sonnet intitulé « Octave Mirbeau » suit de peu « Balzac » et précède « Socrate », alias « l’homme au nez cassé ». Une traduction française de l’ensemble du volume, due à Philippe Pissier, et qui ne semble pas avoir été publiée en volume, a été mise en ligne sous le titre Le Dit de Rodin, précédée par une préface d’André Murcie et illustrée par les lithographies originales de Clot. C’est à cette version que nous empruntons le texte français du poème consacré à Mirbeau reproduit ci-dessous, après l’original anglais.

    Dans ce sonnet, composé d’un huitain et d’un sizain, aux rimes embrassées (ABBA), selon le modèle italien et français plutôt qu’anglais (ABAB), Crowley tente de deviner (guess), à travers le buste du romancier par son grand ami et Maître à « l’œil de givre », les traits permettant de reconnaître l’auteur du Jardin des supplices et du Journal d’une femme de chambre. Il semble qu’il doute d’y être bien parvenu, puisqu’il se sent obligé d’indiquer en note les 2 titres auxquels il pense et que ses lecteurs anglophones ne connaissent pas forcément (8)... Ce qui semble le frapper, c’est le mélange fascinant de raffinement et de brutalité, de délicatesse esthétique et de « vice profondément ancré », de beauté et de sordide, de luxure et de meurtre : ne verrait-il pas, en ce Mirbeau, fantasmé par lui à travers le filtre de Rodin, une espèce de double ? Il n’est pas sûr que les mirbeauphiles soient facilement convaincus de la validité d’un tel rapprochement.


    ► Pierre MICHEL, Cahiers Octave Mirbeau n°16, mars 2009.

    • nota bene : Ce roboratif n°16 (376 p., 23 € franco de port) ainsi que les autres numéros annuels encore disponibles sur les 18 parus (1994-2011), sous la dir. du dévoué P. Michel, peuvent être commandés à : Société Octave Mirbeau, 10 bis rue André Gautier, 49000 ANGERS (France).

    ◘ Notes :

    • 1) Poèmes qualifiés de pornographiques et publiés à Amsterdam.
    • 2) Il a notamment rédigé A ballad of passive paederasty, dont toutes les strophes se terminent par : « A strong man’s love is my delight » (in : White Stains).
    • 3) C’est sous le titre de The Great Beast speaks qu’ont été recueillis, en CD, de très anciens enregistrements audio de Crowley. Quant à la biographie de Crowley par John Symonds, elle s’intitule The Great Beast — The Life of Aleister Crowley (Rider, 1951).
    • 4) Ron Hubbard, le romancier de science-fiction qui a fondé cette secte, a fréquenté l’Ordo Templi Orientis, que Crowley a dirigé pendant plus d’une décennie. [note imprécise : Crowley et Hubbard avaient juste un contact commun, l'ingénieur Jack Parsons, choisi par AC en 1942 pour diriger la Loge Agapé de l'OTO en Californie. Crowley, séjournant en Angleterre depuis sa banqueroute personnelle de 1935 et en contact épistolaire avec ce dernier, considérait par ailleurs non sans circonspection sa sensibilité libertarienne motivant son souhait de devenir outre-Atlantique le porte-parole officiel du thélémisme]
    • 5) The Confessions of A. Crowley, Arkana, 1989, chap. 54, p. 460.
    • 6) The Confessions of A. Crowley, chap. 42, pp. 338-340. Traduction française de P. Pissier, qui a également mis en ligne les lettres de Rodin à Crowley.
    • 7) Ces 2 poèmes sont intitulés « Balzac » et « Rodin » ; la traduction de Schwob est accessible en ligne. Marcel Schwob a rapproché le jeune poète anglais de Maurice Maeterlinck, dans un article paru dans L’Écho de Paris le 10 mars 1903 (cité par André Murcie, Le Dit de Rodin, loc. cit., p. 20).
    • 8) Le Jardin des supplices n’a été traduit en Angleterre qu’en 1938 ; quant à la première traduction anglaise du Journal...The Diary of a Ladys’s Maid — elle a bien paru en 1903, mais à Paris, chez un éditeur spécialisé dans l’érotisme, Charles Carrington, son prix était élevé et son écho outre-Manche a donc dû être extrêmement restreint.

    ***

    Aleister Crowley

    OCTAVE MIRBEAU

    Brutal, refinement of deep-seated vice
    Carves the coarse features in a sentient mould.
    The gardens, that were soft with flowers and gold
    And sickening with murder of lust to entice
    The insane to filthier raptures, carrion spice
    Of ordure for perfume, bloom there, fixed hold
    By the calm of the Master, god-like to behold
    The horror with firm chisel and glance of ice.

    Ay ! and the petty and the sordid soul,
    A servile whore's deformed debauchery,
    Grins from the image. Let posterity
    From Rodin's art guess Mirbeau’s heart, extol
    The lethal chamber men ere then will find
    For the pimp's pen and the corrupted mind.

    The Collected Works, New York, Gordon Press, 1974, vol. III, p.123.


    ♦ Traduction française de Philippe Pissier :

    La cruelle délicatesse du vice profondément ancré
    Grave les traits lourds dans une forme sensible.
    Les jardins (1), attendris de fleurs et d’or,
    Et écœurants de meurtrière luxure à même d’inciter
    Le dément à des extases plus viles encore, avec le fumet
    De l’ordure en décomposition pour parfum, là s’épanouissent, témérairement fixés
    Par le calme du Maître, qui, tel Dieu contemple
    L’horreur d’un œil de givre, tient le ciseau d’une main assurée.

    Oui ! Et l’âme mesquine et sordide,
    La débauche difforme d’une servile putain (2)
    Qui devant nous s’épanouissent. Que la postérité
    D’après l’œuvre de Rodin devine le cœur de Mirbeau,
    Et célèbre le cabinet mortifère que les hommes y trouveront
    Fin prêt pour l’âme dépravée et la plume du maquereau.


    1. Le Jardin des supplices, par Octave Mirbeau.
    2. Les Mémoires d'une femme de chambre, par Octave Mirbeau.

     

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    brahma10.jpgUne vieille légende hindoue raconte qu'il y eut un temps où tous les hommes étaient des dieux. Mais ils abusèrent tellement de leur divinité que Brahma, le maître des dieux, décida de leur ôter le pouvoir divin et de le cacher à un endroit où il leur serait impossible de le retrouver. Le grand problème fut donc de lui trouver une cachette. Lorsque les dieux furent convoqués à un conseil pour résoudre ce problème, ils proposèrent ceci : "Enterrons la divinité de l'homme dans la terre". Mais Brahma répondit : "Non, cela ne suffit pas, car l'homme creusera et la trouvera". ... Alors les dieux répliquèrent : "Dans ce cas, jetons la divinité dans le plus profond des océans". Mais Brahma répondit à nouveau : "Non, car tôt ou tard, l'homme explorera les profondeurs de tous les océans, et il est certain qu'un jour, il la trouvera et la remontera à la surface". Alors les dieux mineurs conclurent : "Nous ne savons pas où la cacher car il ne semble pas exister sur terre ou dans la mer d'endroit que l'homme ne puisse atteindre un jour". Alors Brahma dit : "Voici ce que nous ferons de la divinité de l'homme : nous la cacherons au plus profond de lui-même, car c'est le seul endroit où il ne pensera jamais à chercher". Depuis ce temps-là, conclut la légende, l'homme a fait le tour de la terre, il a exploré, escaladé, plongé et creusé, à la recherche de quelque chose qui se trouve en lui.