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fascisme

  • Balabanoff

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    Bruno GRAVAGNUOLO:

    Angelica Balabanoff: du Duce à Lénine

    Angelica Balabanoff était une “libertaire” qui ne faisait pas de compromis. Cette révolutionnaire venue d’Ukraine a fini par se mettre au service de despotes, au nom même de ses principes, ce qui est un paradoxe. De 1880 à 1965, elle a mené une vie extraordinaire. Un livre récent esquisse sa biographie.

    Le destin d’Angelica Balabanoff a été tragique et paradoxal: cette révolutionnaire ukrainienne, fille d’un riche propriétaire terrien juif, fugue, très jeune, et quitte Tchernigov, pour partir à la recherche d’elle-même. Dans cette quête, elle est devenue une icône du socialisme révolutionnaire européen à cheval sur deux siècles. Les vicissitudes de cette existence, Amedeo La Mattina, journaliste à la “Stampa” en Italie, les raconte avec toute la rigueur et la précision voulues dans son livre “La vita di Angelica Balabanoff. La donna che ruppe con Mussolini e Lenin” (Einaudi, 314 pages, 20 euro; “La vie d’Angelica Balabanoff. La femme qui rompit avec Mussolini et Lénine”). Il y a beaucoup d’amertume dans ce destin surtout parce qu’Angelica a cru aux despotes au nom d’une utopie libertaire qui refusait tout compromis. Désillusionnée, se sentant trahie, elle a finit par confier cette utopie à ce qu’elle détestait le plus dans sa tendre jeunesse, le réformisme ministériel (celui de Saragat). Désarmée par les médisants, oubliée au terme de sa vie, elle n’a jamais renié ses choix (mis à part au moment où elle était consumée de douleur à la mort de sa mère dont elle s’était séparée pour vivre sa propre vie).

    D’Octobre à Saragat

    Entre sa naissance en Ukraine vers 1880 et sa mort solitaire à Rome en 1965 s’est pourtant déroulée une vie extraordinaire. C’est donc cette existence que nous narre La Mattina, avec, pour toite de fond, l’émergence dans toute l’Europe du socialisme, des racines du fascisme, avec la révolution d’octobre 1917, le fascisme, la guerre et l’anti-fascisme. Beaucoup de femmes exceptionnelles ont été les amies d’Angelica, comme l’anarchiste Emma Goldmann, Rosa Luxemburg, Anna Koulichiov, Clara Zetkin, etc. Ces amitiés sont le fil d’Ariane de la vie d’Angelica, les étapes aussi de toute la tragédie du 20ème siècle.

    Parmi les atouts de cette biographie, citons surtout la capacité, dont l’auteur fait montre, à éclairer les rapports qu’Angelica a entretenus avec les despotes. Ce qui permet de saisir l’esprit qui les animait. Il y a d’abord Mussolini qu’Angelica a véritablement introduit dans les milieux révolutionnaires à Zürich en 1902, où le futur Duce errait parmi les émigrants et les proscrits subversifs de toute l’Europe. Pour ceux qui connaissaient déjà les grands du socialisme de l’époque, les Turati, Labriola et Kautski, Benito Mussolini apparaissait comme un paumé qui se gobait. Perdu, sans style ni manières, sans le sou, sans rôle à jouer, toujours furieux et désespéré, personne ne le prenait au sérieux. Angelica va prendre le futur Duce en mains, non seulement elle le formera en philosophie, lui fera saisir ce qu’est le socialisme, mais elle lui fera prendre conscience de sa valeur. Elle tombera amoureuse de cet Italien rustique et en deviendra sans doute l’amante, donnant force et puissance à cet ego tourmenté et blessé, piquant au vif la volonté de grandeur encore frustrée qui gisait en lui. Mussolini admettra sa dette dans une conversation avec Yvonne de Begnac: “Sans la Balabanoff, je serais resté un petit fonctionnaire, un révolutionnaire du dimanche”. C’est donc Angelica qui donnera l’impulsion première à tous les succès politiques ultérieurs du futur Duce, à commencer par la victoire des maximalistes lors du congrès socialiste de Reggio Emilia en 1912. Cette année 1912 fut la première où Mussolini joua un rôle de premier plan, notamment en s’opposant à la guerre de Libye, pour devenir rapidement, par la suite, directeur du journal “Avanti”.

    En octobre 1914, toutefois, Mussolini trahit les idées qu’Angelica Balabanoff avait tenté de lui inculquer: il passe d’abord à ce que l’on nommait la “neutralité active” pendant la première guerre mondiale puis opte carrément pour l’interventionnisme. Qui plus est, dans la vie de Benito, déjà marié à Rachele, apparaît une nouvelle femme: Margherita Sarfatti, issue de la haute bourgeoisie juive et “moderniste”. Ce sera elle —répudiée plus tard quand Mussolini sera influencé par l’antisémitisme— qui initiera le Duce aux arts et aux avant-gardes du 20ème siècle, notamment au futurisme qu’il aimera avant de retourner à l‘”ordre esthétique”. C’est ainsi que Mussolini, homme toujours en colère et en révolte, a pu convertir son impétuosité plébéienne initiale en un révolutionnarisme conservateur et populiste concret, qui deviendra bien vite le fascisme. Nous avons donc une curieux mélange de subversion par le haut et par le bas chez un homme, au départ marginal, qui n’a pour but que le pouvoir tandis que l’Italie libérale pré-révolutionnaire et pré-fasciste était en crise profonde. Mussolini fut dominé et sauvé par les femmes: ce sont elles qui l’ont fait homme et despote. Nous avons là, plus que probablement, une clef pour comprendre le 20ème siècle italien et le Ventennio fasciste, une clef que nous fournit le livre de La Mattina sur Angelica Balabanoff. Cet ouvrage constitue une source plus vraie que bien d’autres pour comprendre le véritable caractère du Duce, natif de Predappio. Son fond personnel intime le porte à déployer un “transformisme d’assaut”, porté par un mimétisme psychologique de nature subversive.

    Russocentrisme

    Pour ce qui concerne les rapports Balabanoff/Lénine, les circonstances sont différentes. Angelica l’admirait mais s’en défiait tout autant: le leader bolchevique est “probe, ascétique et tranquillement féroce”, pense-t-elle de prime abord. C’est en tant que socialiste qu’Angelica adhère à ses thèses communistes, mais elle se détachera de lui dès 1921, quand elle s’est rendu compte que le bolchevisme était un despotisme russocentré, cynique, de surcroît terroriste et hostile à tout humanisme éthique. Mais malgré cette déception, Angelica Balabanoff restera marxiste et socialiste, montrant une intransigeance outre mesure: ainsi, elle s’oppose à Nenni et à toute unité avec les communistes italiens. Harcelée par les espions de Mussolini (qui la craignait toujours), elle émigre en Amérique, où elle témoignera de son socialisme libertaire et anti-réformiste. Quand elle revient en Italie, elle quittera le PSI pour adhérer au PSDI de gauche. Ce sera la ennième désillusion, une grande leçon qui prouve, une fois de plus, son “impolitisme”. Angelica Balabanoff est surtout un témoin capital pour comprendre à quelles écoles ont été s’abreuver les dictateurs et pour connaître leur psychologie.

    Bruno GRAVAGNUOLO.

    (ex: http://www.ariannaeditrice.it/articoli.php?id_articolo=37619/ ).