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À CONTRE-TEMPS - Page 157

  • Schrenck-Notzing

    In memoriam : Né à Munich le 23 juin 1927, Caspar von Schrenk-Notzing, dont l'arrière-grand-père, l'industriel Gustav von Siegle, fut député national-libéral au Reichstag, est surtout célèbre pour avoir fondé en juillet 1970 la revue Criticón, dont l'influence fut considérable dans la jeune génération des intellectuels  « de droite » d'après-guerre. Le premier numéro de cette revue contenait d'ailleurs un portrait d'Arnold Gehlen et un texte de présentation signé Armin Mohler. C. von Schrenk-Notzing, dont le premier livre (Hundert Jahre Indien) est paru en 1961, est aussi l'auteur de Charakterwäsche (1965), critique argumentée de la  « rééducation » du peuple allemand par les Américains. Il a ensuite publié Zukunftmascher (1968) et Demokratisierung (1972), avant de devenir en 1996 le maître d'œuvre d'un important Lexikon des Konservatismus. Il nous a quitté le 25 janvier 2009.

     

    Portrait de Caspar von Schrenck-Notzing,

     

    éditeur de “Criticón”, rénovateur du conservatisme


    schren10.jpgSon pseudonyme est “Critilo” : ce qui a une signification profonde. En effet, “Critilo” est une figure du roman El Criticón (1651-57) de Bal­tasar Gracián. Le titre de ce roman, Caspar von Schrenck-Notzing l'a repris pour le donner à sa célèbre revue d'inspiration conservatrice, Criticón. À travers tout le roman El Criticón, Baltasar Gracián déve­loppe une théorie du regard, où “voir” signifie réceptionner le monde avec étonnement, mais cette réception par les yeux est une toute autre chose que l'opinion du vulgum pecus: elle vise bien plu­tôt à aller dénicher, avec méfiance, les vrais visages qui se ca­chent derrière les masques, à mettre au grand jour les cœurs qui se dissi­mulent derrière les vêtements d'apparat. Ces principes d'El Criticón sont les fils con­ducteurs qui nous permettent de juger l'œuvre pu­blicistique du Ba­ron Caspar von Schrenck-Notzing.

    Celui-ci est publiciste, éditeur, rédacteur, maquettiste, correcteur, archiviste, excellent commentateur de l'actualité et éditorialiste dans sa revue. Depuis plus de trois décennies, Caspar von Schrenck-Notzing se consacre à mettre sur pied un réseau conservateur. Car il faut promouvoir, dit-il, la cause du conservatisme en publiant des revues, en introduisant publications et articles d'inspiration conser­vatrice dans les circuits de diffusion et dans les organes qui font l'o­pinion. Il faut promouvoir le conservatisme en créant des acadé­mies privées et des bibliothèques, des maisons d'édition, des radios, des télévisions et des agences de presse, sinon il n'y aura jamais de “renversement des opinions” en faveur d'un néo-conser­vatisme moderne. Jusqu'ici, les mouvements conservateurs ont été marqués par de longues suites de disputes entre profes­seurs sans chaires, discutant interminablement autour de chopes de bière dans leurs bistrots favoris. Rien de constructif n'en est évidemment ressorti. Aucune coopération raisonnable ne peut s'ensuivre.

    L'œuvre de Schrenck-Notzing est surtout dirigée contre la dictature de l'opinion collective. Les contre-courants culturels, les personna­lités originales voire marginalisées et les “partisans” en marge des grandes idéologies dominantes le fascinent. Infatigable, pendant toute sa vie, Schrenck-Notzing a lutté contre la machinerie journa­listique qui jette de la poudre aux yeux, qui noie le réel derrière un écran de fumée idéologique. Ses livres, tels Charakterwäsche (1965), Zukunftsmacher (1968) et Honorationendämmerung (1973) sont devenus des classiques de la littérature conservatrice et sont... con­testataires justement parce qu'ils sont conservateurs. L'an passé, il a édité un ouvra­ge de référence essentiel, le Lexikon des Konser­vatismus (1996), excellent panorama des multiples facettes de cette mouvance con­servatrice.

    En s'appuyant sur les écrits de Baltasar Gracián, Schrenck-Notzing nous dit : « Si, comme au XVIIe siècle, la communauté ne peut plus maîtriser le chaos, mais, au contraire, l'incarne, alors l'homme ne peut plus opposer au conformisme aveugle que la raison déchif­frante ; la condition humaine se reflète bien, dans ce cas, dans la si­tuation du temps, car l'obligation de faire fonctionner son intelli­gence est en l'homme, chaotique par nature, comme un diamant au beau milieu d'un plat de méchants légumes et de vilains navets ».

    Schrenck-Notzing est né le 23 juin 1927 à Munich. Il est le fils d'un champion hippique, qui, pendant un certain temps, dirigea l'écurie des chevaux de course de l'armée. Il est aussi le petit-fils du méde­cin pionnier de la parapsychologie, Albert von Schrenck-Notzing. Et l'arrière-petit-fils de Ludwig Ganghofer.

    ► Peter D. RICHARD, Nouvelles de Synergies Européennes n°30/31, 1997. (article paru dans Junge Freiheit n°26/97)

     

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    Un ouvrage de référence capital !

    Le Lexikon des Konservatismus de Caspar von Schrenk-Notzig



    konservatismus.jpgLe monde politique peut nous apparaître sombre, être à nos yeux l'espace de toutes les déficiences générées par les idéologies dominantes, il y a toutefois lieu de se réjouir aujourd'hui. Et j'ai ressenti de la joie lors de la dernière Foire du Livre à Francfort [octobre 1996], lorsque j'ai découvert, dans le stand de l'éditeur Leopold Stocker de Graz, l'ouvrage collectif, dirigé par Caspar von Schrenck-Notzing, Lexikon des Konservativismus. Pour la culture politique du monde germanophone, pour les germanistes qui s'intéressent aux idées politiques, ce livre de référence constitue indubitablement un enrichissement. Il y a peu, le journaliste et essayiste Claus Leggewie, qui publie la plupart de ses ouvrages dans la maison de gauche Rotbuchverlag, émettait un jugement : Der Geist steht rechts ! (L'esprit est [désormais] à droite !). Fallait-il une nouvelle preuve pour étayer ce jugement ? Alors, cette preuve magistrale, c'est le Lexikon de Schrenck-Notzing, le directeur de la revue munichoise Criticon. Il contient plus de 300 articles consacrés à des personnalités ou à des thématiques. Sa parution indique que les idées étiquettées "conservatrices" sont bien vivantes aujourd'hui dans l'espace linguistique germanique. Le tour d'horizon qu'offre cet ouvrage part de l'antiquité et aboutit à l'actualité : un véritable réexamen des idées qui inscrivent la durée et la continuité dans leurs démarches, un travail collectif qui réinterprète et réactualise ces corpus doctrinaux conservateurs avec une remarquable pertinence.

    Objectif du Lexikon : rendre explicite la démarche conservatrice fondamentale, qui est d'organiser la résistance contre cette "pression de l'éphémère" (Botho Strauss) et remettre sans cesse en évidence "the permanent things" (T.S. Eliot).

    Cette démarche est plus nécessaire que jamais, dans la mesure où tous peuvent constater dans leur vie quotidienne les conséquences catastrophiques de l'application politique des idées des Lumières. Heinrich Leo, qui appartenait à l'aile la plus radicale de la Burschenschaft, soit les Schwarzen de K. Follen à Iéna, polémiquait contre ces idéaux "éclairés" en les appelant auf-kläricht. Elles sont devenues une menace pour la vie sur la planète, pour la survie des peuples. Il est donc grand temps de retourner à des stabilités conceptuelles plus solides et plus ancrées dans les mémoire et dans l'histoire. Mais malgré l'ampleur des désastres économiques et écologiques provoqués par l'application du programme "illuministe", le danger le plus grave, suscité par les Lumières, reste indubitablement la destruction des valeurs et la mort de toute forme de spiritualité.

    Je ne veux pas dire par là que le "conservatisme" est derechef un anti-rationalisme, il est bien plutôt l'opposition la plus conséquente de la rationalité traditionnelle à la rationalité moderne. Il revendique les droits de la religiosité et de la transcendance contre les prétentions de l'immanentisme, il s'oppose à toutes les destructions entraînées par une pensée qui propage sur la planète entière l'idée fallacieuse d'un individu totalement autonome, détruisant du même coup toute notion équilibrée d'un ordre social et communautaire viable, généreux et solidaire, sans proposer d'alternative sensée à ces legs de la tradition. Gadamer nous a évoqué cette problématique en nous expliquant que le préjugé fondamental de l'Aufklärung, était "le préjugé contre tous les préjugés, ce qui conduisait à dévaloriser toutes les formes traditionnelles".

    Quant à l'essence du "conservatisme", Hans-Christof Kraus la définit de manière fort claire et explicite dans sa rubrique "Conservatisme allemand". La pensée conservatrice, explique-t-il, comprend "quatre éléments centraux" (p. 120) :

    1. Le Tout passe avant les parties, ce qui signifie que le bien commun passe avant le bien personnel et les intérêts de chaque individu qui appartient à cette communauté.
    2. L'ordre du monde a été créé par Dieu et est dès lors d'essence divine.
    3. L'ordre divin est en soi structuré hiérarchiquement, ce qui signifie que les individus isolés sont inégaux en tant que parties de ce Tout.
    4. Chaque partie du Tout est un microcosme dans un macrocosme, ce qui signifie qu'elle est un reflet d'un ordre supérieur qui l'englobe.

    Si tels sont les axiomes du conservatisme [et non nécessairement de la Révolution conservatrice, ndt], on ne s'étonnera pas que l'équipe rédactionnelle de ce Lexikon considère Platon « comme le philosophe conservateur le plus conséquent actuellement » (F. Romig dans la rubrique consacrée à ce philosophe grec, p. 425), car il démontre magistralement que « l'affinité intérieure entre l'Être, l'Homme et l'État (polis) ou, en d'autres termes, l'unité de l'Être, de l'Homme et de l'État (polis) est ce sur quoi repose toute justice et tout ordre juste » (p. 428). Cette perception platonicienne a été reprise d'une part par les grands penseurs politiques romains (not. Cicéron) et d'autre part par les Pères et les doctrinaires de l'Église, pour aboutir à l'idée de "Saint-Empire romain [de la nation germanique]". Celle-ci est la forme apicale la plus élevée sur le plan politique qui ait existé jusqu'à présent (à ce propos, la rubrique Reich de Christoph von Thienen-Adlerflycht est très instructive !).

    À l'ère moderne, ce fut surtout l'idéalisme allemand de Kant, Fichte, Schelling et Hegel qui a guidé la pensée conservatrice vers de nouveaux sommets intellectuels en Europe occidentale. Au XXe siècle, enfin, c'est l'Autrichien Othmar Spann et son école "révolutionnaire-conservatrice" qui offre le système de pensée le plus élaboré (p. 519).

    Le Lexikon dresse véritablement un bilan de la pensée conservatrice, tout en annonçant son retour sous les feux de la rampe. Il nous explique comment fonctionnent les conservatismes des pays voisins de l'Allemagne (États-Unis, France, Suisse, Autriche) et évoque une quantité de figures de proue anglaises, russes, espagnoles, italiennes ou ibéro-américaines. L'équipe rassemblée par Schrenck-Notzing a réussi à démontrer clairement que le "conservatisme" n'est pas une simple réaction épidermique et momentanée contre les courants de pensée actuels, comme l'affirment bon nombre de dogmatiques inféodés à "l'Internationale des Libéraux éclairés", en prétendant que le conservatisme n'existe que dans la mesure où il s'oppose au libéralisme (c'est ce que tente de démontrer Stephen Holmes dans son ouvrage Anatomy of Antiliberalism). Bien au contraire, le conservatisme entend être le véhicule d'une force spirituelle agissante à travers toutes les époques historiques, une force qui tente de maintenir ce qui est éternel, ce qui transcende les âges, ce qui est immuable en dépit des contingences, une force qui cherche à orienter le temporel vers l'éternel.

    Pour les conservateurs religieux, "l'Église", avec sa constitution fortement hiérarchisée, autoritaire et donc non démocratique, est « l'institution catéchonique » (p. 306) qui constitue, en tant que societas perfecta ou "société parfaite", l'archétype de toutes les autres structures sociales, donc également de l'État. Tant l'État que les autres "entités" sociales présentent, d'après la doctrine sociale des catholiques, des principes constitutifs analogues à ceux de l'Église (unité, totalité, pluralité, différences, inégalité, rangs, échelons, personnalité supra-individuelle, liberté, subsidiarité, sens du sacrifice, don total de soi et identité) (cf. pp. 303 à 306). Si tels sont les principes constitutifs de toute société viable, il est évident que l'idée motrice de la révolution soixante-huitarde, où un Willy Brandt entendait "démocratiser" toutes les aires sociales, est contraire à l'ordre naturel et est intrinsèquement fausse.

    Cette affirmation d'un faisceau de principes constitutifs conduit à la vision conservatrice de la société, qui implique que toutes les structures sociales soient le reflet d'un ordre transcendant la temporalité, qui n'a pas été "fabriqué" par l'homme. Tous les 250 auteurs, philosophes et écrivains conservateurs, abordés dans ce Lexikon, témoignent, par leurs œuvres, de cet ordre éternel, réalisé dans la temporalité.

    Ce Lexikon nous résume de manière parfaitement instrumentalisable dans le débat politique ou dans toute discussion à bâtons rompus, la portée et la pertinence des concepts-clefs de l'idéologie conservatrice, tels institution, corporatisme, État, Terroir (Heimat), nation, liberté, droit, constitution, légitimité, valeurs, bien commun, justice, holicité (Ganzheit), élite, hiérarchie, autorité, fédéralisme, subsidiarité, ou, dans une perspective critique, idéologie des Lumières (Aufklärung), libertarisme, totalitarisme. Avoir réécrit la définition de ces termes politiques essentiels et éternels est une belle gifle au visage des soi-disant "gardiens de la constitution", en réalité des doctrinaires de l'actuelle political correctness qui, dans le dernier rapport des services de sûreté allemands (1995, p.124), avaient désigné les termes de communauté populaire, de fidélité, d'héroïcité, de conscience de la liberté, d'honneur et de décence, comme des « vocables dépourvus de tout contenu de vérité ». Cette assertion, pour le moins étonnante, se référait à un jugement de la Cour constitutionnelle fédérale (allemande) de 1952.

    Ce Lexikon est le cadeau idéal pour toute personne qui s'intéresse aux jeux politiques, pour les étudiants qui préparent des examens, pour les vieux briscards qui ne capitulent pas devant les idéologies dominantes, mais ne parviennent toujours pas à mettre de l'ordre dans leurs pensées, pour les enseignants qui veulent communiquer à leurs élèves des définitions claires et précises. Bref, ce Lexikon est un instrument de combat indispensable, y compris pour orienter utilement ceux qui se sont engagés aujourd'hui dans la lutte politique immédiate dans les parlements ou pour les journalistes politiques, qui ont la volonté de discipliner leurs critiques de la gabegie ambiante.

    ♦ Caspar von Schrenck-Notzing (dir.), Lexikon des Konservatismus, Leopold Srocker Verlag, Graz, 1996

    ► Gerhoch Reisegger, Vouloir n°134/136, 1996. (recension tirée de Aula, la revue des Burschenschaftler autrichiens, n°11, 1996)

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    Le déclin de la pensée conservatrice et la renaissance de la nation

     

    Toute mouvance politico-idéologique est la ré­sultante d'une situation politique donnée. Elle articule les aspirations d'une classe sociale iden­tifiable et développe ses concepts en opposition à l'univers mental d'un ennemi concret. La base sociale d'une mouvance politico-idéologique en est à la fois le récipient et le moule : si la forme meurt, ou si le contenant se brise, l'esprit peut-­être survivra mais il ne fera que virevolter sur les décombres d'un passé dont il se réclamera d'abord sur un ton tragique, puis sur le mode nostalgique, enfin de façon grotesque.

    L'esprit alors sombre dans l'arbitraire, il devient la proie d'aspirations naguère encore étrangères, qui se servent de lui comme d'un paravent idéo­logique lorsqu'elles vont pêcher des âmes aux lisières de leur terrain de chasse. L'esprit devient une arme au service de forces nouvelles, tantôt celles-ci, tantôt celles-là, avec d'autant plus de facilité que sa forme même se défait, que ses contours deviennent flous, incertains. Il se transforme alors en auxiliaire utile de décisions qui lui sont étrangères, et lorsque ces dernières, s'étant servi de lui, parviennent à leurs fins, il lui arrive de croire que leur victoire est la sienne.

    Le conservatisme allemand : un cadavre mercenaire

    C'est précisément le destin de la pensée conser­vatrice en Allemagne que d'avoir fait un bout de chemin avec des orientations étrangères, voire adverses. Plus encore que les idéologies concurrentes, dont la base sociale s'est effritée plus lentement et plus tardivement (1), elle a succombé à l'érosion intellectuelle et au plon­geon dans le n'importe-quoi. En Allemagne, le conservatisme est mort en 1870-1871 (2), avec le déclin de l'aristocratie foncière, au plus tard lors de la fondation de l'empire bismarckien, mais les conservateurs, eux, ont survécu. Ils sont devenus les objets, souvent actifs certes, des processus politiques et de l'évolution de la société. Plus l'acte de décès du conservatisme était ancien, plus l'idéologie conservatrice deve­nait fortuite, improvisée et lacunaire, et plus s'imposait à l'esprit la question de savoir ce qui pouvait bien encore être « conservateur ».

    Déjà, sous la République de Weimar, les ré­ponses abondaient. Dans celle de Bonn, tout dé­bat sur le conservatisme s'ouvre encore par des tentatives de définition qui s'organisent chaque année, selon un rituel immuable, autour de son­dages pour des revues, de symposiums, d'anthologies, etc... ; la plupart du temps avec les mêmes orateurs qui ne font que répéter avec componction ce qu'ils disaient déjà 3, 5 ou 10 ans auparavant.

    Trois grandes étapes politiques jalonnent le dé­clin de la pensée conservatrice : la fondation du Reich allemand, la phase finale de la République de Weimar et la création de la République fédé­rale. À chaque fois, le conservatisme fut partie prenante et agissante : sous Bismarck comme force, avant et sous Hitler comme facteur, avec Adenauer comme climat intellectuel. En s'alliant au courant politique incarné tout à tour par ces dirigeants, le conservatisme essaya toujours de sauver la mise à court terme. Comment d'ailleurs eût-il pu faire autrement : ses principes s'étaient évaporés et n'étaient plus applicables au réel. À chaque fois, bien qu'avec toujours moins de conviction, il crut pouvoir décider du cours des événements, du moins en partie, et fut réguliè­rement victime délit force à laquelle il croyait s'unir alors qu'il se livrait à elle pieds et poings liés. Après chaque liaison, d'abord heureuse, puis malchanceuse, il retomba affaibli et dés­emparé, essayant en vain de faire un minimum de clarté sur ses propres structures et sur sa substance. C'est invariablement à lui que furent imputés les errements, réels ou supposés, d'un partenaire bien plus puissant qui l'avait entraîné dans sa course.

    Le Reich bismarcko-wilhelminien, coupable — dit-on — de la Première Guerre mondiale, aurait été, selon la lecture contemporaine, un système « conservateur ». Le Reich hitlérien, dont le ca­ractère criminel et la fin sanglante étaient, dit-on encore, prévisibles dès le début, n'aurait été que l'exacerbation d'un conservatisme militant puisque, pour l'idéologie dominante, le « fascisme » est contenu en puissance dans l'idéologie conservatrice. Même le parti et le gouvernement du pauvre Helmut Kohl se voient aujourd'hui appelés par leurs adversaires poli­tiques, de façon volontairement diffamatoire mais qui fait mouche, les « conservateurs ». Comme souffre-douleur, le conservatisme a pour lui l'éternité. Mais cela ne prouve en rien son existence.

    Le conservatisme à la remorque du libéralisme, de Weimar et du nazisme

    L'alliance avec Bismarck, ci-devant conservateur ultra, amena le gros des conservateurs à accepter le césarisme, lequel paie toujours tribut à la dé­mocratie et à la souveraineté populaire (3), à hausser les épaules quand une couronne légitime (celle du Hanovre) fut mise à la trappe, à s'accommoder du socialisme d'État avec tous ses effets centralisateurs et bureaucratiques et à célébrer les fastes du nationalisme et de l'étatisme. En acceptant comme « moindre mal » la Révolution d'en haut contre la Révolution d'en bas (qui menaçait déjà), le conservatisme a perdu dès cette époque sa liberté d'action et sa capacité à mettre en œuvre une stratégie propre. C'est un pragmatisme instruit par sa propre mi­sère qui l’a poussé à la « trahison ». Avec la se­conde phase de l'Empire, c'est-à-dire le wilhelminisme, dont la façade militaro-junké­rienne arrive encore aujourd'hui à berner de nombreux observateurs, le conservatisme se mit à la remorque du libéralisme. C'est justement parce qu'il arborait un profil politique bas que le libéralisme put réaliser en Allemagne son pro­gramme avec toute la frénésie qui le caractérise : expansion économique, impérialisme, construc­tion d'une flotte de guerre. La politique d'encerclement de l'Allemagne fut la réponse de l'étranger à son ascension trop tardive, laquelle, à l'instar de celle, plus précoce, de l'Angleterre et de la France, ne fut guère qu'un déchaînement d'énergies libérales. Quant à l'« étatisme » de fa­çade de l'Allemagne, il était là pour donner bonne conscience aux réactions émotionnelles de l'étranger.

    Après 1918, le conservatisme perdit assez rapi­dement ses illusions monarchistes et s'essaya à la critique du wilhelminisme, y compris à sa substance libérale. Confronté à la faiblesse de la démocratie et du libéralisme, il comprit que cette faiblesse était complice de l'oppression et de l'exploitation de la nation allemande par les puissances victorieuses. Ces dernières, grâce au diktat de Versailles et à la SDN de Genève, pratiquaient elles aussi le libéralisme et la démo­cratie, mais, à l'égard de l'Allemagne, dans un sens machtpolitisch. Du coup, il devenait im­possible de lutter contre Genève et contre Ver­sailles avec des méthodes libérales. Or, l'antilibéralisme de la Révolution conservatrice, désormais forcée de saper le statu quo, n'était pas logique avec lui-même : cet antilibéralisme-là a toujours été dirigé contre la structure politique interne de la République, jamais contre le libéra­lisme économique en tant que tel. Non seulement celui-ci devait être maintenu, mais il fallait en­core le renforcer : le grand capitaine d'industrie fut célébré au nom du darwinisme social. Hugo Stinnes devenait le Messie. Mieux : ce libéralisme autoritaire s'alliait, de façon plus ou moins dif­fuse, avec les idéologies corporatistes du Ständestaat (4). Il s'agissait, selon la formule de Moeller van den Bruck, de « créer des choses qui vaillent la peine d'être conservées » : Dinge schaffen, deren Erhaltung sich lohnt. Cette for­mule, qui renferme, paraît-il, la substantifique moelle de la Révolution conservatrice, pouvait être approuvée par n'importe quelle formation politique ! C'était une formule creuse, dépourvue de force mobilisatrice.

    Les masses, puisqu'elles existaient, ne pou­vaient être mises en mouvement par une idée qui n'était qu'un mélange d'éléments obscurs em­pruntés à un passé romantisé et à une actualité grisâtre. Et le bavardage sur « la prise en compte du concret » dont les conservateurs avaient, pa­raît-il, l'apanage sur les autres, n'y changeait rien. Pour une révolution, de 2 choses l'une : soit elle a des idées politiques simples (en parti­culier quant à l'ordre qu'elle veut instaurer) qui s'imposent d'elles-mêmes (les contradictions et la complexité du réel, cela se règle après la vic­toire). Soit elle arbore une idée floue, élastique, interprétable à volonté et s'adressant à une masse suffisamment nombreuse. L'idéal est la combi­naison des 2 : illusion de la clarté et illusion de la défense des intérêts de chacun, lesquels se rejoignent harmonieusement dans la commu­nauté du peuple. Or, sur ces 2 points, la Ré­volution conservatrice fut déficitaire. Elle se condamna donc à « suivre » passivement une révolution plus puissante qu'elle, mieux : une ré­volution réelle dont elle pensait naïvement qu'elle se laisserait contrôler et manipuler.

    Après le nazisme, un conservatisme culpabilisé

    [Du nazisme par opportunisme à la défense des valeurs occidentales par la démocratie chrétienne : voilà bien les multiples métamorphoses du conservateur bourgeois au cours de l'histoire allemande de ce siècle. Le graphiste A. Paul Weber, ami du « national-bolchevique » Niekisch et illustrateur de ses revues, a très bien su croquer cette métamorphose en 1967 dans le dessin ci-contre, intitulé La mue.]

    weber-10.jpgInutile d'expliquer ici que le national-socialisme fut une force anti-conservatrice, une force fondamentalement révolutionnaire, du « jacobi­nisme brun », si l'on veut, du « Rousseau appliqué », selon l'expression de Hans Freyer. Les conservateurs ont attendu jusqu'au lende­main du 20 juillet 1944 pour s'en apercevoir. Beaucoup même attendirent l'après-guerre ! Ils en conçurent un tel sentiment de culpabilité qu'ils mobilisèrent tout leur sens des antiquités historiques pour sortir du placard le conserva­tisme de papa, celui du XIXe siècle. Se mé­prenant totalement sur le caractère nécessaire, inéluctable, de ce qui leur arrivait, ils passèrent leur temps à commémorer le conservatisme ba­varois, prussien, autrichien, hanovrien, catho­lique, etc..., y trouvant d'ailleurs matière à po­lémiques internes : à qui incombait la faute, quand et comment tous leurs malheurs avaient commencé... Bref, un combat d'ombres chi­noises en petit comité. Les yeux fixés sur le na­tional-socialisme avec d'autant plus d'horreur qu'on leur reprochait leur collaboration (réelle), ils reconnurent en lui l'Ennemi, celui que déjà leurs ancêtres combattaient : l'État-Moloch, la Grande Machine, la Bête des Profondeurs, « un certain degré de misère avec promotions et uni­formes su roulement des tambours » (Burck­hardt), avec « le final en point d'orgue : le despotisme sur ses ruines » (Niebuhr).

    Tout cela était certes fort plausible, mais les conservateurs n'en revenaient, tout compte fait, qu'aux idylles de leurs grands-pères : eux aussi n'avaient embrassé ces marottes que lorsqu'ils furent défaits. Idylles sur lesquelles venait d'ailleurs se greffer la « théorie du déclin » : de l'absolutisme à Hitler, ce n'était qu'une marche ininterrompue vers le malheur, dont l'aboutissement nécessaire est le communisme, déjà installé sur les bords de l'Elbe. On ne tarda pas, cependant, à s'apercevoir que la situation était à ce point désespérée qu'on ne pouvait faire retour ni au conservatisme du XIXe siècle (la séparation fut d'ailleurs pénible) ni à la Révolu­tion conservatrice, d'autant plus qu'entre-temps, celle-ci était devenue la nouvelle bête noire des conservateurs.

    Le « réalisme » et Adenauer

    On décida donc d'être « réaliste », ce qui, en l'occurrence, signifia choisir le moindre mal, c'est-à- dire Adenauer. Le communisme, que l'on combattait encore dans les années 50 avec tout le pathos d'une théologie politique vieille de plus d'un siècle, était désormais l'ennemi. Mieux : il était l'ennemi incarné, idéal au contraire de l'autre ennemi, défunt celui-là : le national-socialisme. S'appuyant sur Adenauer, les conservateurs purent ainsi caresser subrepti­cement leurs tendances anti-nationales et anti­-étatiques. Hitler n'avait-il pas été un représentant de l'idée nationale et étatique ? Les conservateurs ne virent pas qu'Hitler était tout autre chose qu'un nationaliste : c'était un impérialiste de la race pour qui le peuple allemand était de la ma­tière première et qui ne se soucia guère de son sort en 1945. En même temps, il avait été le fos­soyeur le plus sûr de l'idée d'État. Car de 2 choses l'une : ou il existe une relation entre la protection et l'obéissance, ou il n'y a pas d'État. Prisonniers de leurs réactions émotionnelles, ja­mais totalement surmontées et désormais réacti­vées, les conservateurs se rallièrent à la thèse des rééducateurs : Hitler, c'était « l'État » et la « nation ». Du coup, tous les appels à une inter­vention ordonnatrice de l'État, à une politique efficace, à une administration sachant s'imposer, le cas échéant, de façon autoritaire, furent dé­noncés comme dangereux, fascistoïdes, totali­taires, etc... Dans ce concert, ce sont les conser­vateurs qui braillaient le plus fort, oubliant par là même de balayer devant leur porte.

    Du libéralisme à la « permissive society »

    Il reste que dans les années 1945-1949, il était difficile de prévoir les conséquences d'un libéralisme hostile à l'idée de nation, fait d'impuissance et de soumission empressée, qui n'était pas sans rappeler celui de la République de Weimar. Ces conséquences étaient bien en­tendu programmées avec Adenauer, cet ancien ennemi juré du Reich. Les impératifs de la re­construction, l'immense réservoir de discipline de l'Allemagne et le « principe de l'expérience » (Prinzip Erfahrung), cher à Schelsky, camouflèrent, quelque temps encore, la décom­position de la nation et de l'État. En outre, jusqu'aux années 60, les patriarches avaient les rênes du pouvoir bien en mains : Adenauer, Heuss, Schumacher, Kaisen, Ernst Reuter, etc... Nul ne s'avisa alors que ces politiciens étaient ceux de la phase déclinante de Weimar, des hommes prédestinés à inaugurer la grande restauration libérale, elle qui ne reconnaît aucune frontière dictée par l'État et par l'esprit national. C'est elle qui a préparé l'intégration de la ma­jeure partie de l'Allemagne à l'Occident et le remplacement de Vaterland (patrie) par Abendland (Occident), lequel dégénéra rapi­dement en permissive society.

    On ouvrit toutes grandes les portes à un libéra­lisme économique échevelé, indifférent aux bar­rières nationales ou étatiques. Le tout avec la bé­nédiction plus ou moins avouée des conserva­teurs qui récolteront dans les années 60, avec ahurissement, ce qu'ils avaient contribué à se­mer. Bien entendu, ils étaient — et sont res­tés — parfaitement inconscients de leur part de responsabilité. Ils s'empressèrent de s'allier avec ceux qn'Armin Mohler appelle les « Kerenskis de la Révolution culturelle », de Topitsch à Lübbe. Leur seule devise était : « on ne va pas plus loin ! ». Ils voulaient bâtir sur les sables mou­vants de l'ordre existant les bunkers à partir desquels s'élancerait la contre-offensive. Ils s'imaginaient naïvement trouver un point d'appui quelconque dans cette réalité. Autrement dit, c'est dans l'économie de marché forcenée d'une masse à qui l'on avait extirpé la conscience nationale et inculqué le primat du « social », que devaient refleurir discipline, droi­ture, volonté de défense, éthique familiale, in­sensibilité aux sirènes de la décadence, re­foulement de l'égoïsme de masse, résistance aux facilités des ersatz d'existence. Or, quiconque plaide pour l'économie libérale de marché et le système des besoins à satisfaire sans songer à réguler ces forces, par définition expansives, au moyen d'une « idée incontestable », c'est-à-dire un principe supérieur, se condamne à des com­bats d'arrière-garde sans issue.

    L'idéologie conservatrice du « moindre mal » a engendré le déclin actuel

    [Faire carrière : leitmotiv obsessionnel du « miracle économique » et du néo-libéralisme à l'allemande. Cette obsession, avec tous ses effets pervers pour le fonctionnement naturel des institutions sociales (famille, communauté villageoise, communauté de travail, etc.), a également été la cible du cinéaste Fassbinder. Avant lui, A. Paul Weber avait fustigé le carriérisme dans un dessin de 1968 (ci-dessous). Avec le carriérisme s'évanouissent tous les grands rêves communautaires du mouvement de jeunesse Wandervogel du début du siècle.]

    career10.jpgEn fin de compte, il s'imagine être « conser­vateur » et « national » alors qu'il  ne fait que renforcer la soumission aux États-Unis — et se retrouve du même coup intellectuellement en deçà du mouvement pacifiste. Car celui-ci, au moins, sait fort bien que la République fédérale est un pays occupé, qu'elle souffre d'un déficit de souveraineté aux effets potentiellement mor­tels, et que les États-Unis sont nos ennemis. Même si le mouvement pacifiste en arrive à des conclusions absurdes, il reste idéologiquement, pour ce qui concerne le diagnostic du mal, fort en avance sur les conservateurs.

    Tout ce qui offusque les conservateurs n'est pas exclusivement certes, mais dans une large me­sure tout de même, le résultat de la dénationali­sation, de l'illusion européenne, de la foi dans le primat de l'économie et du bien-être, de l'abandon naïf à une Loi fondamentale qui n'est qu'un « cadeau » des vainqueurs et un esclavage accepté avec zèle par les vaincus. Ce n'est pas ici le lieu de critiquer la partitocratie et le parlemen­tarisme. Il reste qu'il n'y a pas de massification et de « déclin culturel » sans destruction de l'identité nationale. Il n'y a pas de disparition de l'éthique sociale sans dénigrement ni démantè­lement de l'État, lequel, finalement, ne peut fonctionner que dans une nation qui se veut elle-­même. Il n'y a pas de sous-culture de masse américaine sans destruction de la tradition, à la­quelle coopèrent avec zèle l'État en place et ses fonctionnaires puisque c'est la condition même de leur carrière et la garantie de leur pouvoir. Dans ce système de faiblesse confortable — je dirais presque : jouissive — aucune ligne de dé­fense n'existe plus. En effet, le « moindre mal » a toujours suffisamment mauvaise conscience pour capituler bientôt sous la pression du plus grand mal, alors même que celui-ci a été identi­fié.

    Avec la CDU, plus rien à défendre ! Avec une optique national-révolutionnaire, un avenir à construire !

    L'itinéraire de la CDU, qui incarne toujours, aux yeux de nombreux conservateurs, le « moindre mal », illustre parfaitement cette loi d'airain de la planche savonneuse : « on ne connaît que trop, écrit Ernst Jünger, le visage de la démocratie sur le tard, celle où la trahison et l'impuissance ont lissé leurs stigmates, où tous les ferments de dé­composition, tous les éléments morts, allogènes et ennemis ont magnifiquement prospéré ; assurer à tout prix la pérennité du système, voilà leur objectif secret » (5). Situation où il n'y a plus rien à défendre, à tenir, à conserver...

    Si les conservateurs veulent encore sauver quelque chose de ce qui leur est cher, il ne leur reste qu'à renouveler le programme de la Révo­lution conservatrice en le précisant, en le concrétisant et en le radicalisant. Tout est dans le comparatif : pour transposer dans le concret le pays qu'ils recherchent dans leur âme meurtrie, ils devront, s'ils veulent le contempler, se muer en nationaux-révolutionnaires. Bien sûr, Bonn n'est pas Weimar, mais rien n'empêche de considérer ce nouveau Versailles et ce nouveau Genève (« l'Occident », « l'Europe », la « réédu­cation ») pour ce qu'ils sont : Bonn, c'est un Weimar à la puissance dix, un super-Versailles ! Or, la reconquête de la nation, seule possibilité de sauver ce qui reste du conservatisme, se heurte, outre aux blocages que nous connais­sons, au simple fait qu'avant 1933, cette re­conquête était relativement facile parce que les couches supérieures de la société d'alors étaient exploitées par leurs « sœurs de classe» des pays victorieux tandis qu'aujourd'hui, devenues par­tie prenante du système, elles sont elles aussi à la mangeoire. C'est la raison pour laquelle le combat doit s'amorcer « à la base » et non « par le haut ». L'anticapitalisme doit être authentique et non, comme avant 1933, mi-embarrassé mi-dé­magogique.

    Il n'y a plus de nationalisme anti­communiste qui soit possible !

    L'entreprise, cependant, apparaît insurmontable parce qu'en Allemagne, la nation est venue « d'en haut » et « de droite », espaces où, depuis l'équipée hitlérienne, d'ailleurs souvent mal in­terprétée, aucune mobilisation n'est plus pos­sible. Autre chose : il est de plus en plus question de « tentatives » de fonder un parti national. Mais ces projets commettent l'erreur de donner la priorité au combat anticommuniste, ce qui, tout compte fait, n'est qu'un retour à Adenauer et au premier Strauss. Or, ce genre de nationalisme ne mène strictement à rien : la clé de la réunification allemande se trouve au Kremlin, pas dans les orangeries californiennes ! La volonté et la force d'aller l'y chercher sont l'affaire des Allemands et pour cela, ces derniers doivent être prêts à passer des arrangements avec le super-grand de l'Est. Bien sûr, cette volonté, qui doit toujours rester attentive aux périls, n'est pas une panacée, mais sans elle, rien ne peut se faire.

    L'actualité nous force à ajouter que toute exi­gence de réunification qui n'inclurait pas un tel arrangement et n'approuverait pas explicitement la neutralité d'une Allemagne restaurée dans son intégralité territoriale, sera bien évidemment re­jetée par les Russes. On l’a vu au printemps et à l'été 1987. Mais si l'on exige qu'il soit mis fin à la « division de l'Europe » (comme si l'Europe était une unité au même titre que l'ancienne Al­lemagne), moyennant la réunification allemande sous un chapiteau « européen », cette exigence, vue de Moscou, ne pourra être interprétée que comme une déclaration de guerre implicite, même si ce genre de fantasmes tient plutôt du discours d'arrière-salle de café. Ce genre de « propositions » sur la réunification allemande est anti-nationale, étant donné sa vision du passé de l'Allemagne.

    La gauche a servi les intérêts américains !

    La gauche, en fait, n'a toujours pas compris qu'elle s'est laissée utiliser comme appendice de la rééducation et donc comme servante des inté­rêts américains. Son pseudo-anti-américanisme consiste en réalité à reprocher aux vainqueurs de ne pas vivre leurs propres impératifs catégo­riques. Knut Nevermann et Hans-Jürgen Krahl sont tout aussi victimes de la « pédagogie so­ciale » que Volker Rühe ou Gerold Tandler. L'hypertrophie moralisatrice d'un côté, le nou­veau culte du « juste milieu » de l'autre, se com­plètent finalement, leur affrontement n'étant en fin de compte que le débat entre 2 méthodes différentes de se mettre à plat ventre.

    Pourtant, la tâche est aussi démesurée que la dé­faite est totale, comme est totale l'inconscience quant à la situation de l'Allemagne sous ce su­per-Versailles. Le premier pas doit être une rup­ture mentale, voire psychique et affective avec l'entreprise « République fédérale » ; le second un effort de réflexion sérieuse. Les craintes, les pa­linodies et les scrupules des conservateurs, ce prosaïsme terre-à-terre soit-disant « réaliste » sont parfaitement stériles. Comme toujours, les grandes choses ne viennent que du foisonnement de la vie qui, elle, n'a jamais réellement fécondé la pensée conservatrice et qui, aujourd'hui, se consume dans la mesquinerie de la gestion au quotidien. « Je crois et je soutiens, écrivait Clau­sewitz, qu'un peuple n'a rien de plus haut à res­pecter que la dignité et la liberté de son exis­tence..., que la souillure d'une lâche soumission est indélébile... et je tiens la fausse intelligence avec laquelle les petits esprits veulent échapper au danger pour la chose la plus funeste que puissent inspirer la crainte et la peur » (6).

    L'acte de naissance d'une nation est souvent la guerre civile. Il y a fort à parier que l'acte de sa reconquête ne soit pas autre chose puisque le pire ennemi de la nation est une partie de celle-ci. Ce n'est pas là du romantisme de western, c'est une déduction plausible après reconnaissance du terrain de la crise. Inter faeces et urinam nasci­mur ! Pendant plus d'un siècle, les conserva­teurs ont montré des dons pour la méta­morphose. Ils ont toujours été les dindons de la farce, qu'ils fussent aveugles, mal-voyants ou bien lucides. Pourquoi ne réussiraient-ils pas à se sacrifier en s'abolissant enfin comme conser­vateurs afin de ressusciter comme nationaux-ré­volutionnaires ? Après tout, ce sont eux, sans doute, qui perçoivent le mieux la dépravation de la société contemporaine, qui ont à son égard les réactions émotionnelles les plus fortes. Pour la première fois, une chance réelle s'offre à eux : être à l'avant-garde !

    ► Günter Maschke, Vouloir n°56/58, 1989. (Tr. fr. : Jean-Louis Pesteil. Texte paru dans l'anthologie intitulée Der Pfahl I, Matthes & Sein, Munich, 1987)

    • Notes :

    • (1) II n'y a pas de socialisme sans un prolétariat qui a une conscience de classe ; il n'y a pas de croyance au progrès sans petite-bourgeoisie en progrès ; il n'y a pas de libéra­lisme sans une bourgeoisie active ; il n'y a pas de conservatisme sans une aristocratie détentrice des terres. Certes, l'histoire est bien plus complexe que ne l'affirment ces lieux communs du marxisme vulgaire. Mais ceux qui les écartent en viennent finalement à produire des idées bi­zarres : ils imaginent que ces idéologies de base peuvent être élargies à plaisir sans qu'elles ne perdent ni cohérence ni consistance. Pour comprendre comment s'est opérée la dissolution de la pensée conservatrice, dissolution qui est le résultat de la dissolution de sa classe porteuse, lire : Panajotis Kondylis, Konservativismus : Geschichtlicher Kampf und Untergang, Stuttgart, 1986.
    • (2) Les conservateurs de la vieille garde, en Prusse, étaient pleinement conscients de cet état de fait mais ils n'en voulaient pas moins demeurer crispés sur leurs posi­tions perdues. Lire : Hans Joachim Schoeps, Das andere Preussen : Konservative Gestalten und Probleme im Zeitalter Freidrich Wilhelms IV, Honnef/Rhein, 1957.
    • (3) C'est aussi la principale réticence des frères von Ger­lach à l'égard de Bismarck. De l'autre côté de la barrière, dans le monde de la gauche, la révérence du césarisme adressée à la démocratie est notée avec un sobre sentiment de triomphe. Voir : Proudhon, La Révolution sociale démontrée par le Coup d'État du 2 décembre, 1852.
    • (4) À ce propos, il convient de se référer à une étude très sérieuse et pleine de sarcasmes, due à la plume du natio­nal-socialiste Justus Beyer : Die Ständeideologien der Systemzeit und ihre Überwindung, Darmstadt, 1942.
    • (5) Ernst Jünger, Der Arbeiter, Herrschaft und Gestalt, Hamburg,1932, S. 236.
    • (6) Carl von Clausewitz, Bekenntnisdenkschrift (Februar 1812) ; je cite d'après une édition contemporaine, intitulée Schriften, Aufsätze, Briefe, Bd. 1, Hrsg. Hahlweg, Göttingen, 1966, pp. 688 et suivantes.