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KR - Page 64

  • Mann

    Thomas Mann

    un apolitique contre l'esprit occidental

    [Ci-dessous : Heinrich et Thomas Mann, deux frères ennemis qui se réconcilieront dans les valeurs libérales et occidentales. Inspiré par Dostoïevski, en particulier par le Journal d'un écrivain, T. Mann avait pourtant développé une critique radicale du libéralisme démocratique occidental et montré combien il était susceptible d'engendrer la corruption]

    heinri10.jpgIl y a plus de 75 ans, pendant l'automne de 1918, alors que les soldats allemands commencent à battre en retraite sur le front occidental, les intellectuels allemands lancent une dernière offensive, non militaire mais littéraire. Tandis que les troupes de l'Entente se rapprochent des frontières du Reich et qu'éclate là-bas la “Grève générale de l'armée vaincue”, plus connue sous le nom de Révolution de Novembre, un écrivain allemand attaque littéralement au corps à corps la notion occidentale de démocratie mondiale et défend bec et ongles la dignité de l'Obrigkeitsstaat allemand. Son nom ? Thomas Mann (1875-1955), le célèbre auteur des Buddenbrooks, un bourgeois cultivé, de tradition libérale et éclairée, pour qui la défense et le maintien de la culture doit être l'objectif du politique.

    Ses Considérations d'un apolitique ont été la réaction à un choc culturel, ressenti par d'autres intellectuels allemands, lorsque l'Allemagne en 1914 est non seulement encerclée par des armées ennemies, mais est aussi victime d'une campagne planétaire de diffamation, « comme s'il lui pleuvait de la m... dessus ». Ensuite, ces Considérations étaient le produit d'une querelle philosophique qui l'opposait à son frère Heinrich, un “littérateur de civilisation” francophile, qui couvrait l'Empire allemand de ses sarcasmes.

    Une montée au front symbolique

    Après avoir publié quelques travaux préparatoires, comme Gedanken im Kriege (Pensées de guerre), Friedrich und die große Koalition (Frédéric et la Grande Coalition), Briefe an die Zeitung “Svenska Dagebladet” (Lettres au journal “Svenska Dagebladet”), Gedanken zum Kriege (Pensées sur la guerre), Thomas Mann, « en guerre au service des idées depuis plus de deux ans », frappe un grand coup pour « soutenir l'héroïsme des soldats allemands par des arguments intellectuels et des formules efficaces ». L'écrivain, qui avait été réformé et en avait gardé mauvaise conscience, estimait que ses écrits étaient des contributions à la mobilisation intellectuelle et constituaient une montée au front symbolique. La virulence de la polémique littéraire avec son frère Heinrich et quelques écrivains des puissances de l'Entente lui a fait deviner l'horreur de la bataille de matériel : « Me voilà au milieu d'une pluie de terre sale, d'une grêle de fer, de la fumée asphyxiante et jaunâtre d'une bombe au gaz ». Pourtant, T. Mann était tout simplement dans ses papiers, et non dans les orages d'acier.

    Mais “l'effet” qu'eut cet essai volumineux de plus de 600 pages, paru peu avant la fin de la guerre, sur toute une génération fut tel, qu'Armin Mohler a compté le Thomas Mann des Considérations... comme l'une des figures de proue de la Révolution conservatrice. Pour en comprendre toute la portée, nous devons quelque peu “oublier” ce “maître” qu'il est devenu plus tard, ce “maître” qui se taillait un costume de “libéral éclairé". Examinons ses premières idées, celles d'un “apolitique”.

    La protestation allemande contre l'Occident et la romanité

    Pour T. Mann, comme pour la plupart des écrivains allemands de sa génération, c'est-à-dire ceux qui ont commencé leur carrière vers 1900, cette guerre est davantage que la collision entre les égoïsmes concurrents des grandes puissances ; elle est bien plutôt une « nouvelle irruption... de ce très vieux combat allemand contre l'esprit occidental ». Cette guerre actualise dès lors une vieille opposition inscrite dans l'histoire : l'opposition vitale entre la Kultur et la Zivilisation, soit l'opposition entre l'Allemagne et le monde occidental, anglo-français.

    En s'appuyant sur Dostoïevski, T. Mann décrit l'esprit occidental comme un avatar de « l'idée universelle romaine d'unifier l'humanité toute entière ». Le catholicisme, dans cette optique, aurait conservé la « tradition politique impériale [romaine] » et la révolution française n'aurait été qu'un changement de forme, si bien que la « colonisation de l'écoumène habité » par l'impérialisme de la civilisation n'aurait été que « la dernière forme de l'idée unificatrice romaine ». La lutte contre l'Entente, alliance mondiale, a connu ses prémices dans le combat livré par Arminius contre Rome, dans la longue opposition des Empereurs germaniques à la Papauté, dans les mouvements de libération nationale de 1813 contre Napoléon et dans le processus d'unification de l'Allemagne qui aboutit en 1870, pendant la guerre contre la France.

    L'esprit germanique est un esprit de protestation contre les « idées de l'Ouest, contre les Lumières qui sont une pensée dissolvante et contre la civilisation qui détruit les ressorts naturels des peuples ». La lutte engagée par l'Allemagne contre l'Entente est une lutte au corps à corps contre le « libéralisme mondialiste », est un acte de résistance « contre la décomposition, par le rationalisme, des cultures nationales » et contre leur nivellement « en vue de former une civilisation homogène ». Si cette « planète espérantiste et pacifiée » — ce que l'on appelle aujourd'hui le One World — se réalise un jour, nous sombrerons dans un ennui mortel : « Des autobus volants hurleraient au-dessus d'une humanité vêtue de blanc, adoratrice bigote de la raison, unifiée après la mort de tous les États, unilingue, arrivée par la technique au dernier stade de souveraineté, télévisualisant tout par des procédés électriques (!) ».

    Une civilisation de flux et de vagabondages

    Au conflit politique opposant l'Entente à l'Allemagne, correspond le conflit spirituel entre une civilisation qui entend se globaliser et une pluralité de cultures qui entendent conserver leurs ancrages nationaux, lesquelles se sentent menacés dans leur spécificité par la dynamique égalisante, éradiquante et niveleuse de cette civilisation de flux et de vagabondages. À la base de la dynamique de la civilisation, nous avons un cocktail idéologique mêlant l'eudémonisme social au désir de s'assurer un confort personnel par le biais de toutes sortes d'artifices techniques. Si cette dynamique de civilisation est facilement définissable, en revanche, qu'est-ce qu'une culture, aux yeux de Mann ?

    D'après Nietzsche, la culture est « avant tout l'unité de style esthétique, plastique et artistique dans toutes les expressions vitales d'un peuple ». T. Mann reprend cette définition à son compte et explicite la culture comme l'expression d'une « unité compacte, d'un style, d'une forme, d'une attitude mentale, d'un goût » ; ensuite, explique-t-il, la culture « reflète une certaine organisation du monde par l'esprit ». Comme chez Nietzsche, où cette idée était implicite, la culture, pour T. Mann, n'est pensable qu'en termes de différAnce (*), c'est-à-dire qu'elle n'est pensable que sous une multiplicité de modalités sans cesse en devenir. À ce propos il écrit :

    « L'instance porteuse de l'universel, c'est-à-dire de l'humain en général, n'est pas “l'humanité” en tant qu'addition d'individus, mais la nation ; et la valeur de ce produit national, ancrée dans le spirituel, l'esthétique, le religieux, non captable par des méthodes scientifiques mais se déployant sans cesse au départ des profondeurs organiques de la vie nationale, c'est ce que l'on appelle la culture nationale. Dans ces profondeurs résident la valeur intrinsèque, la dignité, l'attrait et la séduction de toutes les cultures nationales. La valeur d'une culture se situe précisément dans ce qui la différencie des autres, car c'est justement cette différence, cette différenciation permanente qui fait que la culture est culture, est originalité, se démarque de ce qui est commun, simplement commun, à toutes les nations et n'est par là même que simplification de civilisation ».

    Culture et civilisation chez Mann et Spengler

    Dans les langues anglaise et française, culture et civilisation sont synonymes. En Allemagne, l'usage différent et différenciant de ces concepts signale un contraste, que l'on repére depuis Kant et que les tenants des diverses formes de conservatisme ont instrumentalisé dans leurs critiques de la société moderne. La tension que ces divers conservatismes perçoivent entre culture et civilisation est différemment appréciée et jugée par les uns et par les autres. Chez T. Mann, l'opposition culture/civilisation est un conflit éternel, incontournable et récurrent, tandis qu'Oswald Spengler, dans son Déclin de l'Occident, paru à peu près au même moment que les Considérations..., estime que la civilisation prend logiquement le relais de la culture. Pour Spengler, effectivement, la culture obéit à des réflexes organiques et vivants, alors que la civilisation obéit à des ressorts abstraits, construits, mécaniques et techniques, mais toute culture finit par sombrer dans un stade de civilisation, ce qui la conduit au déclin, voire à la disparition.

    Contre le phénomène de politisation croissante

    Pour Spengler, c'est une fatalité historique qui conduit au déclin de la culture au profit de la civilisation ; pour Mann, ce sont des circonstances actuelles qui menacent la culture allemande. Le déclin, apporté par la civilisation, menace la « culture bourgeoise essentiellement apolitique » de l'Allemagne en imposant une politisation croissante de tous les domaines de l'existence ainsi qu'une démocratisation progressive de la vie publique : hyper-politisation et démocratisation sont pour Mann de quasi synonymes car la « politique est la participation à l'État, est zèle et passion du plus grand nombre pour l'État ». Pour Mann, un tel engagement imposé à tous les citoyens indistictement n'est pas souhaitable car la vocation de l'homme n'est nullement de s'épuiser complètement dans la politique et dans le social. La culture et la Bildung allemandes, justement, mettent plutôt l'accent sur la religion, la philosophie, les arts, la poésie et la science. T. Mann adhère à un principe qu'avait énoncé le jeune Nietzsche : « Les États où d'autres que les politiciens doivent s'impliquer dans la politique sont mal agencés et méritent de périr de ce trop-plein de politiciens ».

    Cet hypertrophie du rôle des politiciens est typique des démocraties occidentales, surtout de la France de la Troisième République, si chère à Heinrich Mann, le frère francophile qui suscite la polémique : aux yeux de T. Mann, cette Troisième République est victime « de la concurrence écœurante entre les cliques, du déclin de la moralité politique, du grouillement épais de la corruption et des scandales ». Dans un tel système, il n'y a pas d'autre principe que “malheur au vaincu, qu'il paie !” et ceux qui ont du bagoût et savent jouer des coudes tentent leur chance pour aller s'abreuver dans l'auge de la politique. Ces messieurs n'ont nul besoin de trimbaler un bagage culturel ni d'être des héritiers obligés. Au lieu de s'efforcer d'introduire en Allemagne le sordide commerce des parlementaires, des politiciens et des partis, « qui empesteront toute la vie nationale avec leurs politicailleries », on ferait mieux, pensait Mann, de conserver le maximum de l'Obrigkeitsstaat monarchique, parce que celui-ci garantit au moins un « gouvernement indépendant », davantage capable de protéger les « intérêts de tous » et de « soustraire l'administration au désordre des querelles créées par les partis ».

    Déjà dans ses Gedanken im Kriege, T. Mann avait défendu avec acharnement la monarchie constitutionnelle allemande contre ses critiques de l'intérieur et de l'étranger. Il avait défendu le point de vue « que l'Allemagne avec sa jeune et forte organisation, avec son système d'assurance sociale pour les ouvriers au chômage, avec la modernité de toutes ses institutions sociales, était en fait un État bien plus avancé » que la République bourgeoise française, « malpropre et ploutocratique ».

    Bien sûr, toute cette polémique contre l'Occident en général et contre la France en particulier n'était par très originale. Mais T. Mann ne visait pas l'originalité. Au contraire : il se réfère sans cesse à Schopenhauer, à Wagner, à Nietzsche et à Paul de Lagarde, qu'il cite abondamment, lorsqu'il évoque « la falsification de la germanité par l'importation d'institutions politiques totalement étrangères et non naturelles ». Cette « avancée brutale de la démocratie », mise en branle par le libéralisme du XIXe siècle, apparaît à T. Mann définitivement victorieuse, inéxorable.

    Pour un Volkstaat bismarckien !

    T. Mann admet cependant la nécessité et la légitimité d'une démocratisation bien dosée des institutions de l'État, car il faut tirer les conclusions irréfragables de tous les changements qui sont intervenus en économie et en politique internationale. Il souhaite la réalisation d'un Volksstaat taillé à la mesure du peuple allemand, au lieu de l'importation d'une « mauvaise et déficiente démocratie » de modèle occidental. La solution optimale aux yeux de Mann, serait de forger une nouvelle mouture de « l'alliance entre la monarchie et le césarisme », selon le modèle bismarckien. En effet, l'ère bismarckienne a imposé en Allemagne le régime politique qui lui convenait le mieux et a rendu le peuple heureux et prospère. Quant à la démocratie, elle est depuis toujours « l'humus sur lequel croît le césarisme » ; puisse-t-elle dès lors, par l'action « d'un grand homme de trempe germanique », recevoir un « visage acceptable ». Parce qu'il n'y a plus un Bismarck et parce qu'on en attend un second, « il faut faire du Maréchal Hindenburg le Chancelier du Reich », car il est « une figure de fidélité immense de réalisme et de sobriété ». T. Mann déclare dans les Considérations... qu'il ne s'opposerait pas à un tel régime fondé sur l'épée.

    Pour le Thomas Mann des Considérations..., il s'agit de contrer « l'invasion intellectuelle et politique de l'Entente », après « l'invasion militaire ». Il craint un « changement structurel dans l'âme allemande, une transformation de fond en comble du caractère national germanique ». Depuis ces réflexions, une autre guerre mondiale, menée par l'Occident, a terrassé l'Allemagne ; l'occidentalisation politique y a progressé de façon plus fondamentale encore. Mais cette deuxième occidentalisation a reçu le plein aval d'un T. Mann, exilé sous le nazisme en Californie. Mais cela c'est une autre histoire...

    Dans cet article, j'ai voulu mettre l'accent sur son conservatisme d'inspiration nationaliste, qu'il a résumé lui-même : « Être “conservateur”, c'est vouloir maintenir la germanité de l'Allemagne ».

    ► Peter Rosenow, Vouloir n°134/136, 1996. (article extrait de Junge Freiheit n°40/1994)

    * : Nous reprenons ici la graphie très particulière de Derrida, car la définition que philosophe donne du processus incessant de différenciation à l'œuvre dans le monde semble correspondre au mieux à l'idée exprimée par Mann. (NDT)

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    LA JEUNESSE “APOLITIQUE” DE THOMAS MANN

     

    mann-t10.jpgAttaqué par un publiciste américain qui l'enjoignait à s'expliquer sur ses prises de position nationalistes lors du conflit précédent, Thomas Mann, alors en exil depuis 1938 aux USA, répondit par une lettre circonstanciée et diffusée en janvier 1944 commençant par ces mots : « On me reproche que mes opinions d'alors étaient celles d'un homme mûr. La maturité est une notion bien relative ; tout homme ayant quarante ans n'est pas toujours mûr (...) Je voyais dans l'Allemagne un pays qui vivait dans des conditions intérieures et extérieures extrêmement pénibles ; un pays qui, à l'instar d'un artiste, éprouvait constamment des difficultés. Je m'identifiais à lui ce qui n'était autre que la forme et le sens de mon patriotisme des années de guerre (...) Mes histoires auda­cieuses de 1914 sont sans aucun doute une réaction aux nom­breuses et violentes insultes proférées contre la philosophie et la culture allemandes ». Il s'agissait alors pour la censure américaine que Thomas Mann, prix Nobel 1929 de littérature et inlassable propagandiste anti-nazi revienne sur son passé de prosateur nationaliste et dissipe les derniers soupçons, de conservatisme anti-occidental que l'unité et la continuité de son œuvre artistique aux accents politiques incontestables laissaient suggérer.

    L'auteur, il est vrai, n'avait jamais fait silence de ses conceptions toutes personnelles en matière d'État, de société, de démocratie, de droits et de devoirs de l'homme face à ses responsabilités, lesquelles dans leur libéralisme et leur virulent anti-totalitarisme semblaient davantage guidées par l'amour d'une Allemagne bismarckienne emplie de luthéranisme, de romantisme et de nietzschéisme que par une véritable adhésion à l'idéal démocratique weimarien, amor fati abordée avec opportunisme et circonspection pour sauver en priorité les restes d'une glorieuse Kultur allemande sauvagement caricaturée par le national­-socialisme, « cette chose fondamentalement fallacieuse ».

    Né en 1875, deuxième fils d'un riche négociant en grain de Lübeck, rigide et tout dévoué à l'ordre bourgeois wilhelminien, et d'une Brésilienne passionnée, légère et artiste, Thomas Mann, sa vie durant imprègne son œuvre de ce dualisme ontologique, cherchant à concilier en un ordre social nouveau les valeurs conjuguées de la respectabilité du bourgeois allemand et de la liberté d'artiste, dont les Buddenbrook écrit en 1901, évocation de la désagrégation et de la décadence d'une famille bourgeoise hanséatique au XIXe siècle, sera le point d'orgue. Pris de court par la guerre, il l'abordera comme la révolte ultime des valeurs allemandes contre le poison occidental, qu'il synthétisera à la fin du conflit par un fort volume, Considérations d'un Apolitique, ouvrage à la charnière entre le vieux conservatisme hérité du XIXe siècle et la droite moderne qu'incarneront les nationalistes-révolutionnaires de la revue Die Tat (le Tat-Kreis), dont il ne prendra ses distances qu'avec l'assassinat en 1922 de Walther Rathenau (« Il nous incombe — que nous le voulions ou non — de défendre l'État. Il est entre nos mains ; nous devons servir sa cause — la République n'est rien d'autre que cela »), extrait de son discours Von deutscher Republik prononcé à Berlin, salle Beethoven, devant le président Ebert, sans pour autant tout à fait renier ce livre, le justifiant dans Mon Temps comme le « roman éducatif expérimental », « l'explication polémique du monde conservateur et nationaliste sans engagement définitif » portant en germe son roman-clé, La Montagne Magique, écrit en 1924. D'autres intellectuels allemands émigrés ne manqueront. pas de lui en faire le reproche, ce qui fit dire à Armin Mohler, avec une ironie non dissimulée, « c'est notre Maurras, mais un Maurras qui a mal tourné ». Son spécialiste et biographe, Herbert Wiesner, écrira quant à lui, que sans l'avènement de Hitler « il eût été un véritable représentant du conservatisme ». De quoi alimenter la controverse quand on songe que de son discours de soutien au jeune régime de Weimar, Von deutscher Republik, il écrira à Emst Bertram qu'« il ne faut pas prendre toutes ces paroles au pied de la lettre ». L'image du littérateur illuminé et universaliste que véhiculent les manuels serait-elle donc usurpée ? Pour en savoir plus, revenons sur la jeunesse « apolitique » de T. Mann.

    L'esprit allemand contre les idées de l'Ouest

    Lorsque surgit la mobilisation à l'été 1914, T. Mann va sur ses 40 ans. Réformé, il supporte mal le fait de ne pas être au feu, et s'applique d'autant plus à mettre sa plume au service du Reich que ce bourgeois cultivé pour qui la culture est l'objectif premier de toute politique est choqué au plus haut point par le déferlement de haine qui accompagne la campagne mondiale de diffamation lancée contre l'Allemagne (« les Huns »). Enfant déjà, il avait entrevu dans le « Général Dr von Staab » l'image des principales arcanes de l'autorité wilhelminienne, professeurs, Junkers, ministres à la tête desquels le monarque s'employait de toutes ses forces à protéger la sphère artistique, culturelle, « l'âme », de l'Allemagne. La sombre perspective d'une possible défaite de l'Empire le provoque à s'investir dans le domaine politique, ce dont il s'acquitte avec toute la rage que lui inspirent les propos de son propre frère, Heinrich Mann, son aîné, lui aussi écrivain estimé, francophile, ouvertement hostile à l'Empire et célébrant dans le « cadeau de la défaite » allemande l'avènement tant attendu de la victoire civilisatrice démocratique.

    Mann publie successivement un recueil, Pensées de Guerre (Gedanken im Kriege) en 1914, Frédéric et la Grande Coalition (Friedrich und die grosse Koalition) en mai 1915, petit opuscule où il établit un parallèle entre la guerre et l'art, l'artiste et le guerrier s'activant en union à la destruction du carcan occidental, et justifie la violation de la neutralité belge en référence à l'occupation de la Saxe durant la guerre de sept ans. Suivent ses Lettres au joumal “Svenska Dagebladet” (Briefe an die Zeitung “Svenska Dagebladet”), un nouveau recueil de Pensées sur la Guerre (Gedanken zum Kriege). Et, en octobre 1918, paraissent les Con­sidérations d'un Apolitique, épais ouvrage de 600 pages rédigé de novembre 1915 à mars 1918 où T. Mann, sachant l'Alle­magne perdue, prépare le lendemain de la défaite en fustigeant la notion de « démocratie mondiale », défendant la dignité de l'État allemand et les motivations profondes de cette guerre, dernier avatar de la gigantesque lutte que se livrent depuis l'antiquité l'esprit germanique et l'universalisme romain-catholique, dont la Révolution française n'est que la laïcisation, la « dernière forme de l'idée unificatrice romaine ». Arminius contre Rome, Witukind contre Charlemagne, Gibelins contre Guelfes, le réveil du natio­nalisme allemand contre Napoléon Ier et la naissance de l'État allemand à travers le désastre français de 1870 prennent ici une résonance nouvelle, une filiation à travers les siècles dont le 11 novembre 1918 n'est que la triste conclusion. Mann transcende la guerre en une révolte de la spiritualité germanique opprimée, l'esprit allemand contre les idées de l'Ouest, l'engagement contre la civilisation qui « détruit les ressorts naturels des peuples ».

    La figure du bourgeois-artiste

    Nourrissant sa pensée des œuvres de Nietzsche, Dostoïevski, Schopenhauer, Wagner, Tolstoï, de Lagarde, Gœthe, Schiller (mais aussi Rousseau), Mann, opposant parallèlement à Oswald Spengler “Culture” et “Civilisation”, stigmatise l'idéal mondialiste et entend exalter la résistance contre le rationalisme aride de sa philosophie réductrice, préfiguration de l'État « unilingue ». Il écrit : « La valeur d'une culture se situe précisément dans ce qui la différencie des autres, car c'est justement cette différence, cette différenciation permanente qui fait que la culture est culture, est originalité, se démarque de ce qui est commun à toutes les nations et n'est par là-même que, simplification de civilisation ». La culture pour cet artiste qui se veut d'abord enraciné, constitue le rempart suprême, unité de style, de forme et de conception du monde en perpétuelle ébullition créative, contre la pétrification civilisationnelle, la mécanicisation intellectuelle, l'abstractionnisme libéral. Ce pourquoi, le professeur Edmond Vermeil, auteur de la somme Doctrinaires de la Révolution Allemande 1918-1938 (NEL, 1948), placera Thomas Mann aux côtés de Walther Rathenau et le Comte Hermann von Keyserling comme représentant de l'idéalisme allemand, avec qui il partage pour finalité de son art la rénovation spirituelle du monde contemporain, nouvel humanisme réconciliateur de l'être et de la pensée, de la puissance et de l'esprit.

    Et c'est tout naturellement dans la figure du bourgeois-artiste que Mann place ses espoirs, seul à même d'atteindre à l'équilibre primordial de la vie classique qu'il exaltait déjà dans les Buddenbrook, noumène et phénomène, chose en soi et monde des réalités distinctes. Discipline héroïque d'exaltation collective du Beau et domination des contraires héritée de Nietzsche où l'homme vrai, « Herr der Gegensätze », applique la morale tragique de celui qui fait face aux réalités aussi pénibles soient-elles de l'existence, à mille lieues des sirènes du progrès universel, refuge de toutes les faiblesses, de toutes les démagogies, « qui sacrifie à ses rêves utopiques les passions, le dur granit de la réalité et les leçons de combativité qu'elle nous prodigue » (Edmond Vermeil). Son message se veut exhortation au dépassement positif de la défaite et de ses conséquences dans le ressourcement des origines. Sustine et abstine...

    Les Allemands lui préfèreront Hitler, et il partira

    Pris dans la tourmente des événements, T. Mann écha­faude en parallèle à ses Considérations un programme ou­vertement plus politique, incursion nouvelle pour lui. Face au rouleau compresseur libéral, il élabore en réponse à la dislocation du régime l'idée d'une nouvelle aristocratie (car il ne revient pas à tout le peuple de lutter, qui doit d'abord aspirer à enrichir le patrimoine spirituel, religieux, artistique national) regroupée en un Directoire placé au-dessus de la nation, selon le concept de l'Obrigkeitsstaat monarchique repris de Luther, source d'indépen­dance et d'impartialité insensible aux appels de la corruption démocratique, de l'immoralité politicienne, visant particulièrement du doigt la « malpropre et ploutocratique » République française. Césarisme bismarckien, despotisme éclairé, son Obrigkeitsstaat ne s'oppose en rien à la démocratie vraie, qu'il conçoit comme un socialisme spécifiquement et authentiquement germanique (« Être “conservateur” ?, c'est vouloir maintenir la germanité de l'Allemagne »), les initiatives populaires devant être soutenues par un État au sommet duquel il verrait tout à fait le maréchal Hindenburg, cette « figure de fidélité immense, de réalisme et de solidité ». Les Allemands lui préféreront Hitler, et il partira...

    Prônant la révolution allemande parmi les premiers, c'est à lui que revient le privilège d'avoir introduit en 1921 la notion de « Révolution conservatrice » dans son Anthologie Russe, qui fera florès par la suite. Il n'est dès lors pas étonnant que, et ce dès 1917, T. Mann se tourne vers la Russie qu'il considère comme une alliée contre l'Occident — cela malgré sa méfiance à l'égard de Lénine, lui aussi fils de la Raison —, une Russie hé­ritière d'une histoire tout aussi tragique et tendue entre la glèbe et l'absolu divin, en quête d'une régénération. « Il est révolutionnaire comme la morale, en ce sens qu'il brise la croûte superficielle que la civilisation forme au-dessus de la nature mouvante. Il est conservateur dans la mesure où, maîtrisant la barbarie, il maintient héroïquement un ordre vivant et toujours menacé » dira de lui Edmond Vermeil.

    « Là où je suis, c'est l'Allemagne »

    Mis en contact en 1919 avec l'éphémère République de Munich, ou il était venu s'établir à la mort de son père, en 1901, il désapprouvera finalement la participation des écrivains Ernst Niekisch et Erich Mühsam au Gouvernement des Conseils, ce­pendant que son frère Heinrich se chargera de l'éloge funèbre de Kurt Eisner. Hostile au prophétisme tant libéral que soviétique, son rêve de « pays du milieu », ni belliciste ni pacifiste, troisième voie personnaliste, synthèse de l'humain et du national comme il devait la signifier lors de sa première justification aux Considérations d'un Apolitique, dans sa Lettre ouverte à Hermann von Keyserling parue en 1920, sombrera avec la nouvelle décennie.

    L'apparition du phénomène national-socialiste, antithèse absolue du Génie Allemand, provoquera chez lui son virage vers le centre libéral, tendance prédominante de la République de Weimar, décidant de jeter dans les institutions naissantes tout le poids de sa prose pour combattre la « barbarie teutonisante » (dixit Edmond Vermeil), le grégarisme militarise outré, l'exacerbation démesurée du prussianisme étriqué qui lui avait déjà fait désavouer les thèses spenglériennes, considérant le pangermanisme à la fois comme ennemi de l'esprit européen classique et de l'Allemagne elle­-même. Son rejet méprisant de la plèbe nationale-socialiste, pâle copie du fascisme italien (autre importation occidentale) et son biologisme nordicisant, « cette idéologie des profondeurs de gymnase en furie », à l'antisémitisme forcené (il avait épousé en 1905 une Israélite, Katia Pringsheim) ne pouvait que l'inciter à fuir et apposer le silence sur ses propos initiaux contenus dans les Considérations d'un Apolitique, sans totalement les désavouer, les retouchant seulement quelque peu dans une version qu'il fera paraître en 1922. Ne disait-il pas encore lors de son arrivée aux USA en 1938, après 5 années d'exil passées en Suisse chez son plus fidèle ami, Hermann Hesse : « Là où je suis, c'est l'Allemagne ».

    ► Laurent Schang, Nouvelles de Synergies Européennes n°33, 1998.


    *-*-*-*-*-*-*-*-*-*

    Pièces-jointes :

     

    « Le rôle équivoque joué par certains mythes dans ces processus d'irrationalisation n'autorise pourtant en aucun cas à conclure que la fonction mythique inclut et impose, en tant que telle, une dérive fanatique et totalitaire. Un écrivain aussi notoirement anti-nazi que Th. Mann (1875-1955) contribua à montrer le contraire : que la démythologisation d'une culture la prive de possibilités d'équilibration inconsciente et imaginaire d'une toute autre portée que le travail de pondération dévolu à la Raison (Joseph et ses frères, 1933-1943). Dans cette perspective, ouverte par Nietzsche, s'inscrivent aussi bien les travaux du psychanalyste CG Jung (Présent et avenir, 1957, Un mythe moderne, 1960), de l'historien des religions M. Eliade (Aspects du mythe, 1962), que la mythocritique élaborée par G. Durand (Figures mythiques et visage de l'œuvre, 1979) dans le sillage de E. Cassirer (Philosophie des formes symboliques, 1923-1929). Ainsi donc la “crise de la culture” affectant le XXe siècle découle-t-elle aussi bien de la rationalisation ou de l'évacuation de la pensée mythique traditionnelle, que d'une “mythologisation” de la Raison. »

    ► F. Bonardel, L'irrationnel, PUF/QSJ.

     

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    DAVOS : De la montagne magique à celle des vanités



    kirchn10.jpgDeux livres ont contribué au mythe globalisé de Davos : le premier a été écrit par Thomas Mann, le second par le rédacteur en chef de Harper's Magazine. À lire pendant le Forum [de Davos].

    La montagne magique et La montagne des vanités : les 2 ouvrages ont pour même décor cette station dont on n'articule plus les kilomètres de pistes skiables ou centimètres de couche neigeuse mais le nombre de soldats, gardes de fortification et policiers en faction.

    Au début du siècle dernier, Hans Castorp, un jeune bourgeois allemand, se rend pour quelques jours à Davos auprès de son cousin Joachim, en traitement dans un sanatorium. Envoûté par l'esprit du lieu, le personnage central de La montagne magique de Thomas Mann restera 7 ans dans la station grisonne.

    À la fin du siècle, en 1998, Lewis Lapham, un journaliste américain, débarque à Davos pour participer à un symposium sur « la bonne santé du libéralisme ». La magie n'opère plus. Comment pourrait-il en être autrement dans un camp retranché ? La station grisonne inspire à cet hôte médusé La montagne des vanités, un reportage ironique et corrosif qui nous fait pénétrer dans les coulisses du World Economic Forum.

    La découverte de « La montagne magique », cette œuvre de quelque 800 pages commencée en 1912 et publiée en 1924, je la dois à la remarque vexatoire d'un de mes profs d'allemand. S'adressant à notre classe, il aimait assener : « Si vous aviez un autre niveau, je vous aurais fait lire le chef d'œuvre de Thomas Mann, mais là... ». Il n'en fallait pas davantage pour m'inciter à acquérir au plus vite sa traduction française.

    Dès les premières pages, la magie est au rendez-vous. Avec une extrême liberté d'esprit, Mann ausculte, depuis les hauteurs de Davos, le monde et ses problèmes. C'est un témoignage à la fois symbolique et réaliste qui passe en revue tous les aspects de notre civilisation : politiques, économiques, sociaux, philosophiques, religieux, esthétiques.

    À l'époque, Davos hébergeait des malades venus du monde entier et représentait une sorte de communauté internationale vivant en vase clos. Dès son arrivée, le jeune Hans Castorp délaissera la vie superficielle et fébrile qui avait été la sienne jusqu'alors pour se préoccuper de sa culture et de sa formation. Disposant de loisirs illimités, il va lire, observer, méditer, se livrer à de longues promenades silencieuses dans la neige. Au cœur de ses investigations figure « l'être humain ».

    À l'image de l'Allemagne de Weimar déchirée par les idéologies, Mann a pris soin de placer aux côtés de son anti-héros 2 intellectuels en perpétuel conflit : Settembrini et Naphta. Le premier apparaît humaniste, défenseur du progrès par la raison alors que le second est présenté comme un apologue de l'irrationnel. En dialecticien, Castorp s'emploiera à faire la synthèse de leurs points de vue contradictoires.

    Et puis, pour agrémenter le tout et tenir le lecteur en haleine, il y a la délicieuse Madame Chauchat, pensionnaire mariée à un Russe, dont Castorp tombe amoureux dès la première rencontre. Tout ce petit monde, confronté à l'omniprésence de la mort, déconnecté de « la vie normale », se nourrit de spéculation. La déclaration de guerre de 1914 viendra arracher Castorp à cet envoûtement de la montagne magique pour le conduire sur les champs de bataille.

    En 1981, Hans W. Geissendörfer a porté à l'écran Der Zauberberg avec Christoph Eichhorn dans le rôle de Castorp et Marie-France Pisier dans celui de Madame Chauchat (le cinéma de Davos projette ce film assez régulièrement). Le voir, c'est regretter que Visconti, après Mort à Venise, une autre œuvre maîtresse de Mann, n'ait pas réalisé son projet d'adapter La montagne magique. Sans être médiocre, le film allemand évoque un peu une publicité glacée pour le splendide Hôtel Schatzalp où il y été tourné. Alors que Mann et Visconti savaient si bien témoigner de la lente dégradation des valeurs bourgeoises.

    Après le Davos de Thomas Mann, passons à celui de Lewis Lapham. Le journaliste américain, se déplaçant en train de Zürich à Davos pour participer au Forum, se remémore le célèbre roman de Mann. Il se rappelle les personnages qui arrivaient là-haut porteurs des divers types de sagesse conventionnelle, à la mode dans l'Europe de cette période, et avec l'espoir de se guérir non seulement de leur altération physique mais aussi de leur dégradation spirituelle. « Je descendis à Davos-Platz, une station après celle où était descendu Castorp un jour de l'été 1907 et, bien qu'aucun cousin tuberculeux ne m'attendît avec un cabriolet de couleur jaune tiré par 2 chevaux, il ne me fallut pas longtemps pour apprendre qu'on m'avait attribué une chambre au Schazalp, un ancien sanatorium, celui-là même où Mann avait installé ses phtisiques... »

    De lieu béni de la réflexion pour le prix Nobel de littérature, Davos est devenu, à lire le rédacteur en chef de Harper's Magazine, « le haut lieu de 70% de la production mondiale d'autosatisfaction », un carnaval immoral où « tous savaient bien que la libre entreprise était un autre nom de Dieu ». Dans son opuscule jaune, La montagne des vanités (paru aux éditions Maisonneuve & Larose), il décrit un club d'apôtres impuissants à juguler les méfaits de leur créature, obnubilés par le tout-marché. « Ils ne veulent pas se voir tels qu'ils sont, de simples factotums qui entretiennent la chauffe d'une fournaise aveugle et impitoyable. »

    Informations et anecdotes s'entrelacent. Au vitriol, il dénonce un monde où la privatisation des gains va de pair avec la nationalisation des pertes. Voici une peinture politiquement très incorrecte des « grands » qui nous gouvernent et qui en savent, à l'en croire, aussi peu sur les sautes d'humeur de l'économie mondiale que le barman du Schatzalp qui leur propose un alcool de prune ou une fondue savoyarde...

    G. Grimm-Gobat, janv. 2001.


    ♦ À lire : « Thomas Mann ou la domination des contraires », D. Magne, in Nouvelle École n° 41.