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politique - Page 3

  • Souveraineté

    dombrowski.heinrich.1Fonction qui incarne les valeurs supérieures et fondatrices liées à l'histoire, dans la conception-du-monde indo-européenne. La souveraineté, dans notre optique, appartient à la fois, au religieux et au politique, celui-ci étant subordonné à celui-là. Elle assure le destin du peuple sur le long terme. Présente dans une institution suprême dont les formes peuvent varier, les valeurs souveraines peuvent s'incarner du haut en bas de l'échelle sociale dans diverses instances (holisme), relativisant, hiérarchisant et se soumettant les autres valeurs, parfaitement légitimes de ce fait (cf. organicisme). La souveraineté ne se confond donc pas necessairement pour nous avec un État central, unificateur, individualisateur et égalitaire ; elle est même tout à l'opposé de l'étatisme contemporain, qui rend impossible toute autorité souveraine. Une communauté qui oublie le sens de la souveraineté est, à terme, condamnée à mort. [Lexique]

    [Ci-dessus : Heinrich Ier, gravure sur bois d'Ernst von Dombrowski, 1938/1940] 

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    ◘ Le principe de souveraineté

    gourme10.jpgL'une des premières définitions modernes de cette notion nous est donnée par Burlamaqui (1694-1748) dans ses Principes de droit politique.  Celui-ci retient 3 éléments essentiels :

    1. un DROIT de direction,
    2. assorti d'un POUVOIR de commandement, de contrainte,
    3. ayant une valeur UNIVERSELLE, c'est-à-dire que cette combinaison juridico-politique s'applique à tous les membres d'une collectivité politique donnée (cité, nation, monarchie, empire, etc.).

    La notion est définie par conséquent indépendamment du type de régime dans lequel elle s'applique. Cette définition retient notre attention essentiellement par son aspect moderne : c'est qu'elle utilise 2 concepts tirés du discours contemporains, à savoir le droit et le pouvoir politique. Il est à souligner cependant que la position originale de Burlamaqui constitue une rupture qui est à la fois historique et idéologique.

    Le droit médiéval, fortement soumis aux règles du discours scolastique, ne pouvait concevoir une théorie de la souveraineté qui ne fut principalement théocratique et déiste. Or, alors que les légistes catholiques s'appliquaient à dégager une conception métaphysique, Bulamaqui propose une définition politique et juridique, renouant ainsi avec la tradition publiciste romaine. En introduisant dans sa recherche des principes et critères non-religieux (pour simplifier, disons "laïcisé", bien que le terme soit impropre de notre point de vue), ce penseur genevois revendique un acte contestataire.

    L'originalité de cet "esprit contestataire" — qui va se développer au fil des siècles —  peut être étudiée à travers 2 exemples :

    • d'une part, la théorie du mandat. Si l'on reconnaît la dichotomie souveraineté/ pouvoir divin, à qui peut-on alors attribuer cette souveraineté étant bien entendu que celle-ci n'est concédée qu'à titre relatif et provisoire au souverain ? Et, par ailleurs, qui est à l'origine de cette attribution ?
    • d'autre part, le développement de l'idéologie démocratique de la souveraineté populaire. Cette idéologie, caractérisée par la notion de "contrat social", présente 2 versions : l'une post-scolastique (la doctrine des jésuites en est la plus brillante des représentations), l'autre républicaine (Hobbes, Rousseau).

    La théorie du mandat

    De la théorie du mandat peuvent être dégagées les esquisses idéologiques de ce qui était appelé à engendrer les grands principes de la pensée politique contemporaine. On y reconnaîtra, entre autres choses, les valeurs sous-jacentes aux idéologies égalitaires : dualisme, mécanicisme inorganique, attachement aux cadres logiques du droit privé.

    Cette théorie présente une structure trinaire évidente. Trois facteurs, 3 niveaux, interviennent en effet : le mandataire, le mandaté et l'attribut du mandat. Le mandataire est Dieu, ou la puissance divine dans le langage des légistes de l'époque ; le mandaté, celui qui exerce le pouvoir en vertu d'un mandat explicite découlant d'une procédure historique (le pacte de Dieu et du roi prend la forme du baptême — Clovis — ou du sacre — les Bourbons) ; enfin, l'attribut même du mandat est représenté par la souveraineté, qui est à la fois droit et pouvoir.

    Cette dialectique trinaire s'inspire d'une idéologie dualiste, essentialiste, qui apparaît clairement dans le schéma suivant :

    • Élément originel : Le mandataire = Dieu (A)

    • Éléments dérivés : Le mandaté = Roi (B) ; L'attribut = Souveraineté (C).

    La relation causale, telle qu'elle transparaît dans ce dessin, entre celui qui est la source de tout pouvoir (Dieu) et ce que nous avons appelé les "éléments dérivés" de la structure (le souverain et son attribut), est frappante.

    Ainsi, il n'existe qu'un rapport unilatéral entre l'élément originel et les éléments dérivés. Qu'est-ce à dire ? C'est que le souverain (l'État) n'est considéré que comme une instance soumise, déterminée. Simple super-structure dans le rapport trinaire que nous avons défini, il ne peut être une instance suprême. Au même titre, la souveraineté est conçue ici comme un pur "objet". Il n'est pas question de la valoriser, dans la mesure où elle participera de Dieu et du pouvoir politique temporel.

    Au fond, l'État est un "objet" divisé, la souveraineté politique une instance médiatrice ; seule la puissance divine est présentée comme "sujet" total, instance suprême parce qu'englobante. C'est ainsi qu'un légiste de l'époque médiévale a pu écrire que l'État n'était en tout et pour tout qu'un fidei commis...

    Une logique essentialiste, inorganique et déterministe

    Cette logique "essentialiste", selon laquelle Dieu serait l'essence de toute chose (cf. Saint Augustin, Thomas d'Aquin) conduit à dévaloriser le pouvoir politique, opération caractéristique du manichéisme chrétien. Non seulement l'État n'est qu'une structure objective, mais il représente chez les doctrinaires chrétiens, une anti-thèse, un mal nécessaire.

    Bien évidemment, la coloration donnée au pouvoir politique est négative. Si l'État est en possession de la souveraineté, il n'en a pas la propriété pleine et entière. Il n'est pouvoir que par accident et non par essence. En termes civilistes, il n'exerce pas un droit réel parfait de propriété.

    Qu'est-ce que cette souveraineté, émanée de Dieu et qu'il peut reprendre à tout instant ?

    Philologiquement, elle est superanum, c'est-à-dire supériorité. Pétris de droit romain et de droit canonique, les légistes de l'âge d'or du catholicisme sont les ardents défenseurs d'un ordre théocratique. Leur discours est moins idéologique que politique. Au service du pouvoir ecclésiastique, ils donnent à ce dernier un alibi intellectuel (1). Soulignons que cette dialectique n'est nullement organique. Elle relève au contraire d'une pure mécanique déterministe, dans laquelle l'homme n'a aucun droit.

    Logiquement, les rapports qu'entretient cette puissance divine avec le souverain sont purement hiérarchiques. L'influence platonicienne apparaît ici considérable. Si rien ne se conçoit hors de Dieu, le pouvoir politique n'est que titularisation et jamais propriété ab origine. C'est ainsi que l'écrivaient les frères Carlyle dans un essai intitulé A History of Political Medieval Theory in the West (1903-1936) en rappelant le vieil adage des barons anglais et saxons : Nolimus leges anglicae mutare.

    La souveraineté du peuple

    Il est inévitable que cette seconde partie apparaisse comme un raccourci par trop fulgurant d'une évolution qui, bien que sensible, fut lente. Cette dernière est typique des mouvements observables dans la vie des idées, qui passent successivement par des phases de contraction puis de décontraction. Rythme biologique que nous retrouvons dans notre analyse. À l'époque où nous reprenons notre étude, les discours touchant à la notion de souveraineté populaire se sont multipliés. L'émergence d'un État puissant, centralisateur et volontaire a favorisé une telle poussée. La théorie du droit divin est une expression de notre époque de changements. Elle fournit une base idéologique à l'absolutisme du XVIIe siècle.

    Deux inspirations sont à distinguer : l'une est d'origine chrétienne et représentée par les Monarchomaques et certains intellectuels jésuites (dont Francisco Suarez). L'autre est plus franchement laïque, entendons par là non directement attachée aux intérêts ecclésiastiques (Hobbes et le Léviathan, Rousseau et le Contrat Social). Penchons-nous tout d'abord sur la doctrine jésuite à travers les idées développées par Francisco Suarez (1548-1617).

    Des jésuites aux doctrines du contrat social

    Fidèles aux tendances égalitaires de leur doctrine dualiste - et de la théorie du mandat qui en est une expression particulière - ce sont des penseurs jésuites qui vont enclencher le mouvement qui débouchera sur la théorie du contrat social. Ce n'est là qu'un des multiples paradoxes apparents de l'histoire des idées. Certains auteurs ont voulu voir dans cette évolution une "laïcisation" de la théorie du mandat et il est évident qu'une tentative de dégagement du discours théocratique se manifeste timidement. Lato sensu, ils demeurent tout de même dans la ligne des héritiers de la pensée augustinienne et thomiste. Si les scolastiques perdent du terrain, la conception du monde dominante chrétienne se maintient. Les valeurs restent identiques. Quelles sont-elles ?

    • Première idée : L'homme est un être social. L'ontologie sociale de la doctrine aristotélicienne est reprise dans l'augustinisme, par la reconnaissance de l'individu comme réalité politique. Comme valeur, l'homme est un absolu dans l'histoire et la Cité de Dieu est reliée à la Cité Terrstre par une "sphère de conciliation" qui n'est pas sans rappeler Socrate ou Chrysippe.

    • Deuxième idée : Le mandataire n'est plus Dieu. Les monarchomaques sont les premiers à opérer cette substitution : la source du pouvoir n'est plus divine mais réside dans le peuple.

    Les intellectuels jésuites vont introduire une révolution dans les idées. Au vieux principes thomiste "nulla potestas nisi a Deo" est substitué l'idée selon laquelle "nulla potestas nisi a Deo per populum"...  Il s'agit là de quelque chose de révolutionnaire puisque c'est reconnaître au peuple au moins un rôle égal à celui de Dieu. Le "grand absent" (entendons le peuple) est désormais placé au premier rang. Ainsi pour le Cardinal Bellarmin (1542-1621), "tous les citoyens sont civilement égaux", ajoutant dans De Membris Ecclesiae, "le pouvoir a été donné au peuple et les hommes y sont égaux".

    Il est d'ailleurs suivi dans cette voie par Suarez, un autre père des jésuites : "la sphère de conciliation" est facteur de synthèse, synthèse de Dieu et du peuple. La souveraineté populaire est donc dans le cadre de cette "sphère" concrétisée par un contrat de tous entre tous. La filiation est incontestable (cf. J. Rouvier, Les grandes idées politiques, t. 1, Bordas).

    Deux aspects sont à distinguer :

    • La société, d'une part, fondée sur un rapport de droit privé, de nature synallagmatique. Cette influence du droit privé rejoint celle aperçue dans la théorie du mandat. Dans cette société, les hommes sont égaux, comme créatures de Dieu. Celle-ci est une exigence de la nature, devant être régie par une autorité, nécessité par le bien commun. Ce syllogisme thomiste réduit le pouvoir à un mal nécessaire et sa souveraineté à une simple délégation du souverain suprême (Dieu ; puis Dieu et le peuple ; le peuple enfin). Ce rapport autrefois nommé "pactum" induit une délégation de pouvoir.
    • En effet, le pouvoir résulte de ce "pactum subjectionnis". Il est mal tempéré en vue du bien commun ! Définir ce dernier est une tâche ardue mais il existe comme objectif.

    Le dualisme manichéen est conservé...

    Le dualisme manichéen est cependant conservé : le pouvoir demeure ce mal nécessaire. La cité des hommes, reflet dégénéré de la Cité de Dieu, réclame une caricature de pouvoir. L'exécutif, l'État, quelle que soit son appellation, est cette dernière. Le pacte est limité et partiel. Face à la société des hommes (valeur du bien), fondée sur un accord consensuel naturel (influence du jusnaturalisme), le pouvoir représente le pôle négati. C'est ainsi que nous arrivons à la théorie du contrat social, dont les principaux théoriciens furent Thomas Hobbes et J.J. Rousseau.

    Dans son ouvrage principal, Le Léviathan (1651), Hobbes (1588-1679) nous expose les principes qui l'ont inspirés. C'est surtout chez Spinoza qu'il a puisé son inspiration. Ce dernier, dans son Traité théologico-politique développe l'idée selon laquelle l'état originel de l'homme est celui de nature. L'état de nature se définit comme "la possession d'un droit qui s'étend jusqu'où s'étend la puissance déterminée qui lui appartient" et présente donc un caractère actif d'une pluralité de rapports de puissance (cette idée s'oppose en fait à l'idéalisme pacifiste et plat des intellectuels contemporains). La fin d'un tel état est la conséquence de l'apparition de ce que Spinoza appelle la "multitude", connaissant 2 formes principales : la cité et la république.

    À ce propos, Rousseau considérait que l'accroissement du nombre des individus est inversément proportionnel au degré de liberté dont ils jouissent. Cette conséquence du nombre en expansion (cf. chap. XVII du Léviathan),  comme pure quantité arithmétique, produit inéluctablement une société de discipline qui trouve sa justification dans sa fonction d'assurance. Hobbes définit cette fonction comme celle consistant à "donner la pais et la sûreté".

    La naissance de l'État totalitaire

    Le problème qui se pose n'est plus alors de limiter ce pouvoir mais de l'organiser au mieux des intérêts collectifs. Le philosophe investit celui-ci d'un droit illimité d'action justifié par sa fonction. Chaque acte souverain a pour auteur l'ensemble des sujets. D'où l'apparition du Leviathan, "le plus grand des monstres froids" dont parle Nietzsche. En termes de sociologie politique, c'est l'acte de naissance intellectuelle de l'État totalitaire, de la dictature moderne, qu'elle soit nazie ou stalinienne.

    On peut dégager chez Hobbes 2 idées dominantes, d'une part une méfiance a priori du pouvoir réhabilité mais condamnable tout à la fois, d'autre part une vue prospective quant à l'apparition de l'État moderne et de sa rhétorique égalitaire (cf. l'analyse brillante de B. de Jouvenel, Du pouvoir).

    Deux acteurs entrent en jeu : le pouvoir exécutif et l'individu, liés par un contrat en vertu duquel toute personne aliène, en toute connaissance de cause, la totalité de ses doits au profit d'avantages à terme. Dans ce jeu d'un genre nouveau, le providentialisme explicatif de la période médiévale disparaît au profit d'un style que nous qualifions de réalitaire. Le jeu n'est plus troublé par un tiers divin, il est immanent au monde d'ici-bas. L'émancipation est de ce point de vue radicale. Le rapport politique Pouvoir/ Peuple est valorisé, maladroitement. Il est encore contractuel, toujours marqué de la mauvaise conscience d'un péché originel, traduit par l'aliénation de l'individu. Notons pour finir que Hobbes insiste avec bonheur sur la dialectique du politique excluant toute métaphysique détemrinante.

    La logique de Rousseau

    Le second théoricien qui nous intéresse ici est J.J. Rousseau (1712-1778) et son Contrat Social (1762). L'idée de base du rousseauisme est le mythe du Contrat social, événement "historial" au sens de Martin Heidegger, marquant la naissance de l'humanité historique ; la logique de Rousseau présente 2 aspects essentiels :

    1. une chronologie marquée par l'idée de rupture (historicisme). Le contrat social est un acte unique dans le temps, qui constitue la consommation première de l'aliénation. Telle est l'idée traditionnelle. Mais Rousseau est aussi le fondateur d'une doctrine historique. Il divise la genèse du contrat en 2 étapes : le surgissement, sous la nécessité démographique (cf. Hobbes) puis la désignation des dirigeants par les cocontractants. Par là est introduit le mythe fondateur historique d'une société décomposée en époques significatives et distinctes. Au  providentialisme déterminant des jésuites, Rousseau substitue l'homme-sujet de l'histoire. Le destin n'est plus le résultat d'une volonté divine, transcendante à la terrestre humanité. Il est volonté humaine. Nous avons affaire là à une doctrine du volontarisme historique et subjectiviste.
    2. La question soulevée par la notion de souveraineté populaire est la suivante : quel peut être le degré d'aliénation des droits individuels ?

    École anglo-saxonne et école continentale

    On trouve au XVIIIe siècle 2 réponses, 2 sensibilités. Pour l'école anglo-saxonne (Locke et Hobbes), cette aliénation ne devait être que partielle, les individus conservant un "droit de réserve". Pour l'école continentale, il ne peut y avoir de demi-mesure : l'aliénation est totale. Le souverain étant le peuple, "les hommes ne peuvent s'engager qu'à obéir à leur totalité". Cette dernière constitue une entité essentiellement différente d'une somme arithmétique : il s'agit de la Nation qui bénéficie d'un transfert de l'ensemble des droits des particuliers. La modération graduée d'un Hobbes ou d'un Bossuet (cf. le Cinquième avertissement aux protestants) est étrangère à la pensée rousseauiste pour laquelle le droit de souveraineté s'avère absolu.

    Voilà pourquoi Rousseau est généralement présenté comme le précurseur de tous les régimes totalitaires modernes. Mais on trouve également chez Rousseau une distinction fondamentale : gouvernement et souveraineté ne sont point identiques. La souveraineté populaire attribue l'imperium aux dirigeants, c'est un fait, mais elle demeure spécifique "chose-en-soi" qui ne peut être confondue avec la fonction exécutive. Cette dichotomie est un des points remarquables de la science politique moderne (cf. Du contrat social,  Livre III, chap. II).

    Le danger provient alors de la dynamique du pouvoir, tendance propre à tout pouvoir politique à envahir la dimension souveraine, brisant ainsi les temres du contrat social. Selon Rousseau, "ce vice inhérent et inévitable" est lié à toute société humaine. Ce qui donne à Bertrand de Jouvenel l'occasion de qualifier cette idéologie d'évolutionnisme pessimiste (in Du Principat,  Hachette).

    La souveraineté populaire rousseauiste est un des concepts les plus ambigus que l'on puisse trouver. A priori démocratique et égalitaire, elle est à l'origine des systèmes idéologiques nationaux des XIXe et XXe siècles. Le style impérial de cette souveraineté essentiellement immanente, son caractère communautaire et politico-historique, joint à une philosophie pessimiste, font de Jean-Jacques Rousseau un des principaux fondateurs de la doctrine de la souveraineté post-chrétienne.

    L'idée de souveraineté, de par ses origines, constitue un des concepts-clés de l'histoire politique européenne. Fortement marquée par l'influence du droit privé romain, elle fut durant toute l'époque d'expansion chrétienne, un concept directement rattaché au pouvoir divin. Cette idée connut, au gré des fluctuations idéologiques et politiques, des interprétations sensiblement divergentes. N'est-ce pas, d'ailleurs, le sort réservé à toute tentative de systématisation politique ?

    Ange Sampieru, Vouloir n°54-55, 1989.

    Note 1 : L'Antiquité considérait la première fonction, dite souveraine, comme religieuse ET politico-juridique ainsi que Georges Dumézil l'a démontré dans maints ouvrages.

    [Ill. : gravure de Gourmelin représentant la trifonctionnalité indo-européenne : force, souveraineté, fécondité]


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    ◘ POUR DÉFINIR LES CORPS CONCRETS DE LA SOUVERAINETÉ

    Il y a déjà longtemps, depuis des horizons différents, on a reconnu le fait que l'imaginaire moderne s'est constitué en bouleversant de fond en comble et en évidant radicalement le mode traditionnel de comprendre l'homme et sa place dans le monde. Selon ce mode traditionnel, l'homme tire ses qualités d'une appartenance à une communauté et les droits dont il dispose sont l'expression des statuts sociaux et des liens qui y correspondent.

    Au contraire, pour l'imaginaire moderne, l'individu est par nature libre et auto-suffisant, avant même d'entretenir des relations sociales avec d'autres individus. Une telle (sur)valorisation de l'individu implique un rejet automatique de tous les fondements métaphysiques et religieux structurant l'ordre social et postule l'élimination implicite de tous les liens de dépendance à l'égard de pouvoirs personnels ou sociaux. C'est pour cette raison que la démocratie moderne, avant de représenter un certain régime politique, exprime surtout la force par laquelle se manifestent 1) l'exigence d'égalité des conditions et 2) la reconnaissance de cette égalité fondamentale pour tous les hommes.

    Si tout cela constitue la conscience moderne telle qu'on la pressent encore aujourd'hui, quoique de façon moins vive, en revanche, on se rend parfaitement compte que l'imaginaire moderne a substitué au lien social l'idée d'un rapport juridique entre les hommes. De par cette substitution, l'individu peut entrer en rapport avec les autres seulement par le biais de lois ou d'un contrat juridiquement sanctionné. Ensuite vient "l'invention" de l'État, instance posée comme la représentante de la collectivité et conçue comme autorité abstraite et comme pouvoir impersonnel détenant le monopole légal de la violence. Le droit se pose alors comme le principe organisateur par lequel les individus singuliers entrent dans des rapports de réciprocité officiels, mais, simultanément, en dehors de tels rapports (juridiques), les individus n'entretiennent plus que des relations sociales désormais considérées comme dépourvues de significations et non sanctionnables normativement.

    La "société des hommes", en somme, devient une société exclusivement juridique, une société qui s'identifie uniquement à l'institution juridique, laquelle impose des interdits et fixe le rapport qui relie entre elles les volontés individuelles. L'individu moderne peut être entièrement libre, mais seulement à condition qu'il exerce sa liberté sur le modèle de la liberté juridique, c'est-à-dire une liberté d'utiliser dans l'abstrait toutes les normes juridiques. En revanche, il lui est interdit de modifier par la force les conditions matérielles dont il dépend, ce qui a pour effet pratique de l'empêcher d'utiliser réellement ce qui lui est autorisé formellement. Tel est le caractère inédit de la modernité. D'une part, la société n'existe plus officiellement que dans la trame des rapports qui se sont institués par le truchement du droit contractuel. D'autre part, l'égalité juridique ne concrétise plus que la seule parité formelle, mais permet que se reproduisent les disparités économiques et sociales, sous prétexte que celles-ci seraient générées par des rapports privés, dépourvus, en tant que tels, de pertinence juridique.

    L'égalité moderne, en fait, ne considère les individus que sur le seul plan abstrait et jamais dans leurs déterminations concrètes et particulières. Cela veut dire que l'égalité face à la loi ne garantit pas l'égalité face au pouvoir de disposer des moyens nécessaires à produire des ressources matérielles. Les règles juridiques qui fondent la citoyenneté politique sont - comme on l'a relevé maintes fois - des règles exclusivement instrumentales qui ne distribuent nullement des ressources mais définissent seulement des modalités d'action mises en théorie à la disposition de chacun, pour réaliser ses propres fins privées. Cette "systématisation" théorique et fonctionnelle :

    • 1) occulte les profondes contradictions qui affectent la démocratie moderne (surtout la contradiction entre son aspiration à l'égalité et le maintien effectif d'une structure sociale qui produit et reproduit continuellement des inégalités)

    • 2) cache ce processus pervers qui est à l'œuvre et où l'égalité formelle fait continuellement émerger des inégalités substantielles. Conséquence : "l'État de droit" est fortement mis en crise, de même que les formes du droit qui corrobore l'égalité et que l'équation sujet égal = droits égaux.

    De l'égalité formelle à l'égalité substantielle par la participation

    Dans un tel cadre, l'égalité substantielle trouve toutes les raisons qui lui permettent de se poser comme la finalité de l'ordre juridique et de réclamer la participation égale de tous dans la production des lois. Le formalisme de l'égalité doit dès lors être dépassé et complété par la pratique de la participation de tous aux décisions, de façon à :

    1) ce que cette participation prenne concrètement le relais de l'idée d'égalité devant la loi

    2) introduire dans la pratique la participation égale de tous à la production des normes.

    On ne s'étonnera pas du fait que le problème de la citoyenneté  — et des prérogatives et des contenus qu'elle implique —  est aujourd'hui prêt à exploser et à libérer toutes sortes de tensions. Pour éviter cette explosion, on prétend que la citoyenneté-égalité doit se muer en citoyenneté-participation, une participation directe à la formation de la volonté générale. Parce qu'il est nécessaire que tous se voient attribuer des ressources et des biens nécessaires à leur auto-reproduction, on en arrivera obligatoirement au passage d'une citoyenneté politique à une citoyenneté économique et sociale. Mais seule une théorie de la démocratie-participation permettra aux citoyens d'élaborer et de choisir des fins communes, ce qui, en fait, pourra instituer une juste articulation entre droit et politique ainsi qu'entre droit et justice sociale.

    Mais est-ce trop demander à ce droit-là, qui n'a jamais réussi qu'à assécher la démocratie, de se dépasser lui-même ? Peut-être. Mais nous ne saurions négliger aucune tentative de promouvoir une nouvelle vision de la démocratie, c'est-à-dire une démocratie capable de faire passer la souveraineté du peuple (?) de la dimension abstraite, dans laquelle elle est aujourd'hui confinée, à une "carnalité" citoyenne, qui tienne pleinement compte des spécificités des hommes et de leur concrétude existentielle. Si l'on se souvient brièvement de l'histoire de la souveraineté à l'époque moderne, on constatera qu'elle s'est déployée en 2 séquences : elle a d'abord placé le détenteur de la souveraineté dans la personne du Prince, ensuite dans le Peuple. Et a assuré ainsi le passage d'une formulation personnelle et patrimoniale de la souveraineté, typique de l'autorité princière du XVe siècle, à une formulation impersonnelle, inaugurée à la fin du XVIIIe siècle par la révolution française. Mais s'il est vrai qu'en démocratie le peuple n'obéit plus à un roi, il est tout aussi vrai de dire que c'est seulement par un artifice rhétorique qu'en démocratie le peuple obéit à lui-même en obéissant aux lois.

    En réalité, l'élément "peuple" introduit dans l'histoire de la souveraineté l'autonomie de la loi dans l'État. L'État justifie son existence par le "peuple" et, par la loi, il justifie l'autorité qu'il exerce sur ce même peuple. Dans un tel contexte, le "corps" par lequel vit la souveraineté, n'est plus celui du roi, mais n'est pas encore celui des citoyens. Formellement, l'État est la traduction juridique du peuple, mais cette entité abstraite qu'est le peuple, à ce niveau-ci, se matérialise dans des groupes restreints, des pouvoirs privés, qui confisquent de fait cette souveraineté au peuple, qui est théoriquement son seul dépositaire.

    Citoyenneté effective ou barbarie

    Il faut dès lors amorcer une nouvelle séquence dans l'histoire de la souveraineté et trouver une nouvelle "figure", dans laquelle la titularité personnelle et patrimoniale puisse s'incarner, cette fois dans des corps concrets de citoyens. Certes, bon nombre de difficultés surviennent quand on formule un projet de cette sorte. La marge d'aléas est grande, c'est certain, mais si les technocrates voulaient bien investir dans un tel projet une fraction minimale des énergies et du temps qu'ils consacrent à inventer des réformes mortes-nées, ils trouveraient très probablement - et très vite -  des solutions acceptables aux multiples problèmes que pose la mise en œuvre d'une démocratie participative et substantielle. Il y a urgence. Nous sommes à la croisée des chemins et nous devons choisir : ou bien nous implantons rapidement une citoyenneté effective ou nous sombrons dans la barbarie.

     

    Giuliano Borghi, Nouvelles de Synergies Européennes n°29, 1997. (texte paru dans Pagine Libere, n°10/1995)

     

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    ◘ La souveraineté entre immanence et transcendance

    L’inertie des démocraties parlementaires, leur incapacité réactive et leur lâcheté face à la vassalité vis-à-vis des États-Unis résultent, dans une large mesure, de la dépréciation et de la décadence de l’idée de souveraineté et du rôle de l’État souverain. À ce propos, Maurice Bardèche constatait que : « Les nations européennes sont des enfants gâtés : elles vivent sur un riche héritage sans s’apercevoir qu’il est en train de fondre ». Dans une perspective historique, cette inféodation aux États-Unis, elles en portent entièrement la responsabilité. En fait la victoire des démocraties alliées en 1945 était en réalité une défaite de l’Europe charnelle, spirituelle et politique. Ces démocraties n’ont, depuis 1945, fait que perpétuer la version mensongère de l’histoire et ont ainsi conditionné l’opinion publique dans ce sens, par un lavage de cerveau quotidien. Les démocraties libérales n’ont jamais eu la volonté, au lendemain de 1945, de constituer entre l’Union Soviétique et les États-Unis, entre le socialisme marxiste et le capitalisme libéral, une troisième force mondiale, une troisième voie politique.
    Maurras affirmait que « la république est le règne de l’étranger et qu’elle ne peut vivre qu’en cultivant le mensonge et l’imposture ». La “démocratie” officielle, qui domine en Europe de nos jours, ne peut s’établir et durer que sur la généralisation du mensonge. Elle se contente d’une suffisance idéologique et doctrinale en proclamant l’excellence et la perfectibilité du régime parlementaire et le mythe de la souveraineté populaire, lesquels reposent sur la mystification rousseauiste du contrat social. Rousseau avouera lui même qu’« on forcera l’homme à être libre ». Ainsi, en vertu de cette théorie contractualiste de la société, toute « association » entre les hommes aurait pour fondement une renonciation à des droits patents, une abdication , une délégation d’une partie de ses droits, de ses libertés fondamentales, en échange d’avantages qui deviennent contractuellement les droits du citoyen. La duperie consiste à réduire les droits du citoyen à la taille d’un bulletin de vote et en la foi prosélyte en une oligarchie partisane qui serait le porte parole, le fidèle représentant de leurs “belles idées”. Et voilà le tour est joué, une volonté populaire émanant du peuple lui-même, lequel serait intrinsèquement souverain mais serait représenté par procuration par une myriade de coteries d’intérêts constituants la trame du système partisan parlementaire. L’affirmation que seul le gouvernement légitime possible est le gouvernement de tous par la multitude est une totale utopie et n’aurait aucun sens, si on estimait que certains hommes seraient, indépendamment de la volonté de leurs semblables, investis du droit de gouverner. Ainsi, ce qui est sous-jacent au dogme de la souveraineté populaire, c’est le dogme de l’illégitimité de tout pouvoir d’un homme sur un autre, c’est-à-dire de leur droit à l’indépendance les uns à l’égard des autres, c’est-à-dire encore de l’égalité des hommes, en un mot un totalitarisme niveleur de la multitude par le bas.

    Le dogme de la souveraineté populaire équivaut à une sacralisation de l’égocentrisme et il devient la version la plus basse et la plus réductrice de l’anthropocentrisme. L’exigence de l’indépendance individuelle prend la forme d’une exigence de liberté radicale, le rejet de toutes normes autoritaires. Dès l’instant où la subjectivité est parfaite, la liberté individuelle est illimitée, l’égoïsme exacerbé. L’égalité prend la forme de l’uniformité et la réduction de l’homme au plus petit et plus banal commun dénominateur. La tyrannie des délégués du peuple devient la tyrannie de la majorité, le règne de la médiocrité et la souveraineté populaire n’est que l’instrument politique de l’instauration des régimes totalitaires. Par ailleurs, le contrat social est la thèse qui sert de trompe-l’œil à la société libérale et permissive que tout le monde vénère hypocritement. La part naturelle des hommes dans le contrat social serait la sécurité, car il n’y a pas de liberté là où il n’y a pas de sécurité. Or la sécurité, comme toutes les autres libertés qui découlent du contrat social, liberté individuelle, liberté d’expression et liberté du travail, n’est pas assurée ou tout simplement bafouée dans les démocraties modernes . La liberté individuelle dérive vers un abus, un usage malsain de plus en plus délictueux de la liberté qui ne fait que brimer en toute impunité la liberté d’autrui et cela grâce au système judiciaire permissif ; la liberté de penser est aliénée par le système médiatico-idéologique de conditionnement, par un lavage de cerveau intensif et collectif.

    Les grands groupes financiers qui tiennent l’industrie de la publicité et de la communication sont les principaux acteurs du viol des consciences quotidiens dont sont victimes les citoyens. L’avènement du mythe de la souveraineté populaire, fondatrice de nos sociétés libérales résulte d’une longue marche de la décadence et de la désubstantialisation de l’idée de souveraineté. Depuis le moyen âge, le peuple chrétien d’Occident était soumis à la seule potestas de l’empereur et l’unique auctorictas du Pape, puis, à partir de l’an 1200, les cités accèderont à l’indépendance et se substitueront à l’unité impériale qui faisait de l’empereur le seul titulaire de l’imperium mundi. L’irrésistible processus de nationalisation de l’Europe qui stimulera la naissance d’États souverains au XVIIIe siècle s’accomplira par le transfert de la souveraineté impériale et sa concentration entre les mains d’un « Roi qui est empereur en son royaume » et trouvera son illustration dans les « Établissements de Saint Louis » et le règne de Philippe le Bel (1285-1314). Petit à petit, la souveraineté royale assurait un glissement irréversible de la notion de « suzeraineté » avec sa hiérarchie féodo-vassalique à celle de souverainté qui concentre les pouvoirs entre les mains d’un seul et unique souverain.

    Puis, progressivement, sous l’influence d’un vaste mouvement rationaliste et illuministe des Lumières, on assistera à une sécularisation progressive de la notion de souveraineté, et l’on passera à la notion de Bodin d’une souveraineté indivisible et absolue à une souveraineté partagée et populaire, processus où les légistes et les parlements ont joué un rôle majeur. La décadence de l’idée de souveraineté coïncide avec la substitution de la « légitimité horizontale » du pouvoir politique à la « légitimité verticale » des empires. De la sorte, depuis la révolte des « Gueux » de 1566 jusqu’à nos jours, en passant par la déclaration d’indépendance des États-Unis en 1776, le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément . Ainsi, à la souveraineté authentique de jadis, qui émanait d’en haut, d’essence aristocratique et verticale, souveraineté assimilée à une religion séculière, s’est substituée une souveraineté de type horizontal, plébéien, correspondant à l’avènement de la suprématie de l’économique sur le politique.

    Le désenchantement du monde, selon Max Weber, correspondait avec la disparition des empires universalistes et des monarchies nationales. À l’âge démocratique, l’idée de souveraineté résulte d’une conception du monde individualiste et tire sa légitimité de la notion de raison et de rationalité. Mais la raison et la rationalité sont difficiles à fonder philosophiquement ; à ce sujet, tout reste discutable et relatif comme l’ont montré les controverses entre J. Habermas et le philosophe pragmatique R. Rorty. Par ailleurs, il existe des contradictions notoires entre, d’une part, la raison économique de l’homo œconomicus des théoriciens libéraux, la raison d’État régulant le système inter-étatique de Metternich, Kissinger et Helmut Sonnenfeldt, qui puise en France sa référence majeure dans la figure historique du Cardinal Richelieu et du Prince Talleyrand, et, d’autre part, la raison hégélienne, qui voit, dans l’État et le droit, la raison d’une histoire divinisée.

    Aujourd’hui, les théoriciens politiques estiment que, dans un monde d’une économie de grands espaces et de mondialisation, la souveraineté est illusoire et fictive. Fractionner un grand espace intégré serait un défi à l’entendement économique et défier la raison discursive de l’homo œconomicus. Ce paradigme de l’économie mondiale néoclassique où tous les facteurs de production sont supposés mobiles et fluides, ce qui génère de fortes migrations de main-d’œuvre, nie en réalité toutes les souverainetés, actuelles et potentielles. Cette conception économiciste suppose l’adhésion directe de l’individu dépolitisé, atome détaché de tous les liens sociaux, sans identité et ethnicité propres, à une économie-monde au sens où l’entendent Wallenstein et Fernand Braudel. La mare Librum au sens de Grotius, plus que la ferme domination du limes romain par l’hegemon impérial serait le terrain d’élection de ce modèle. Ce idéaltype, au sens où l’entendait Max Weber, nécessite des ancrages tribaux et ethniques : grandes dynasties capitalistes, souvent recrutées dans les diasporas multinationales, solidarités professionnelles des banques et des marchands. Ainsi le cours de l’histoire contemporaine, l’explosion des empires, la fin de la guerre froide, les conflits inter-ethniques, les revendications territoriales et les revendications micro-régionales de souveraineté paraissent défier la raison politique qui tend à créer une sociologie de relations internationales qui ne peut plus se prêter à une gestion rationnelle et prévisible du système dominant.


    ► Louis Vinteuil.

     

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    pièce-jointe :

     

    ◘ LA SOUVERAINETÉ SELON CARL SCHMITT

    schmit11.jpgL'originalité de Carl Schmitt est de rompre avec le discours classique sur le pouvoir politique. Toute la tradition philosophique, de Platon à Hegel, pense le pouvoir dans un rapport de subordination aux valeurs du droit et de la raison. Tous les efforts du libéralisme consistent à limiter le pouvoir, toujours suspect de force et d'arbitraire, en le divisant et en le soumettant à une légalité impersonnelle. C. Schmitt prend le parti inverse. Il rappelle contre le rationalisme politique et l’optimisme libéral que le pouvoir ne peut s'annuler dans un fonctionnement impersonnel de règles, dans la mesure où les hommes vivent dans un monde irréductiblement conflictuel. Carl Schmitt nous dit le contraire de ce que nous aimerions entendre. Il nous dit la face sombre et ténébreuse du pouvoir dans le droit fil d'un certain héritage d'un Machiavel ou d'un Hobbes.

    Il est difficile de faire une présentation systématique de la pensée politique de C. Schmitt, car sa pensée a évolué des 1ères publications : Loi et Jugement (1912), Romantisme politique (1919), aux derniers ouvrages : Le Nomos de la terre (1950) et Théorie du partisan (1963). On peut expliquer cette évolution par son adaptation personnelle non dénuée d'opportunisme aux avatars de l'histoire. Toutefois certains concepts sont récurrents : le thème de la décision, au point que la théorie schmittienne est résumée dans le terme de "décisionnisme", la critique du libéralisme, et la définition de la politique pure. Ces 3 thèmes convergent tous vers la notion de souveraineté.

    Carl Schmitt commence par une réflexion sur le droit. Dans Loi et Jugement, il montre que le jugement judiciaire ne peut être compris comme une subsomption du cas particulier sous la règle générale telle que l’interprète l’École de l’exégèse. Dans le jugement il y a un élément aléatoire, quelque chose qui relève irréductiblement de l'individu. Carl Schmitt s'oppose plus généralement à la conception normativiste du droit développée par Kelsen. Pour Kelsen toute norme tire sa validité d'une norme supérieure, jusqu’à une norme suprême qui est la constitution. L'État est un ensemble pyramidal de normes qui se présupposent toutes les unes les autres.

    Mais c'est faire abstraction de la volonté souveraine qui l'institue (dans un pouvoir constituant) et du fait que la vie de l'État ne peut pas être totalement encadrée par des règles juridiques. La souveraineté politique est un commencement absolu en dehors de toute règle et de tout ordre. "Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle" (1). Le souverain apparaît là où il convient de décider s'il s'agit d'une situation d'urgence et ce qu'il faut faire dans cette situation. Dans la situation d'exception la forme régulière de la vie de l'État, le droit, est suspendue, et la décision politique apparaît dans sa pureté. "Avec l'exception, la force de la vie réelle brise la carapace d'une mécanique figée dans la répétition" (2).

    C. Schmitt montre que la catégorie de l'exception a une dimension métaphysique et théologique comme tous les concepts politiques dans un de ses premiers livres, Théologie politique. L'exception a pour correspondant théologique le miracle par lequel Dieu intervient sans raison dans le cours régulier de la nature. En mettant en question la notion de miracle, le déisme et le rationalisme du XVIIIe siècle légitiment métaphysiquement l'élaboration de l'État de droit dont l'idéal est d'encadrer toutes les situations dans la légalité.

    Le deuxième thème récurrent de la pensée schmittienne est la critique du libéralisme politique, ce qui fait plus particulièrement l'objet de Parlementarisme et Démocratie. Schmitt montre qu'il convient de distinguer la démocratie, telle que la définit Rousseau comme souveraineté du peuple, et le libéralisme, tel qu'il est défini par Benjamin Constant. La démocratie tend vers l'identité des gouvernants et des gouvernés en réalisant l'homogénéité des citoyens dans la communauté nationale. La démocratie est hostile à la représentation, comme l'a bien compris Rousseau, elle se réalise de manière privilégiée par l'acclamation. Le libéralisme définit l'État comme une association pacifique d'individus libres et égaux avec un centre politique minimal contrôlé par une élite représentative du peuple. Ces 2 principes politiques ont pu se mélanger au cours des XVIIIe et XIXe siècles, parce qu'associés dans leur lutte commune contre le principe monarchique, mais ils n'en ont pas moins des logiques profondément différentes dont la divergence apparaît clairement au XXe siècle (3).

    Le parlement est essentiellement une institution libérale. Il se comprend comme une commission aristocratique du peuple qui définit à l'intérieur de lui-même une commission de second degré, le gouvernement, chargé de gérer les affaires publiques. Sa fonction principale n'est pas de désigner des personnes qui ont la confiance des citoyens, car cette fonction pourrait tout aussi bien être remplie par un césarisme antiparlementaire, mais d'organiser la discussion politique. L'échange des arguments dans la discussion doit permettre de faire émerger la vérité politique comprise comme vérité relative. C'est pourquoi la discussion ne s’arrête pas. Elle ne se confond pas en droit avec une négociation commerciale où ce qui prévaut est la lutte d’intérêts. Le député n'a pas un mandat impératif, il n'est pas le représentant d'un parti, mais de tout le peuple.

    La recherche en commun de la vérité implique l'existence d'un espace publique où tout citoyen peut prendre connaissance des affaires politiques, ce qui nécessite la reconnaissance et la garantie de la liberté d'expression et de la liberté de la presse. Le parlementarisme s'appuie sur une véritable foi dans la vertu de la discussion, il suppose que les hommes sont capables de se laisser convaincre par des arguments et de vouloir la vérité. Le problème est de savoir si le parlementarisme qui a trouvé ses titres de noblesse dans l'Europe bourgeoise du XIXe s., particulièrement dans la France de la Monarchie de Juillet fondée sur un régime censitaire, est encore viable dans la démocratie de masse du XXe s. De fait l'État contemporain assume des responsabilités économiques et sociales de plus en plus importantes (ce que Schmitt appelle le virage vers "l'État total") et la vie politique est de plus en plus dominée par des partis qui agissent comme des groupes de pression en vue de la conquête du pouvoir en utilisant de puissants moyens de propagande.

    C'est pourquoi C. Schmitt pense que le parlement est une institution désuète et inadaptée, qui affaiblit l'État par ses discussions perpétuelles. Il préconise le renforcement du pouvoir exécutif dans un régime présidentiel et le recours à une dictature provisoire (selon la définition romaine) pour répondre à l'urgence du moment et à la volonté suprême du peuple qui est la sauvegarde de son unité. « Le bolchevisme et le fascisme sont certes antilibéraux, comme toute dictature, mais pas nécessairement antidémocratiques... La volonté du peuple peut s'exprimer par acclamation, par sa présence évidente et non contestée, et par un processus démocratique encore meilleur que l'instrument statistique élabore avec un soin si minutieux depuis un siècle et demi » (4).

    Le troisième thème est la définition du politique. Ce thème est développé dans le petit texte intitulé La Notion de politique (5), le livre le plus célèbre et le plus commenté de C. Schmitt. Dans ce texte C. Schmitt recherche la définition précise de la réalité politique selon une méthodologie empruntée à Max Weber. Le domaine moral se reconnaît à travers la distinction du bien et du mal, le domaine esthétique à travers la distinction du beau et du laid, le domaine économique à travers les valeurs de l'utile et du nuisible ou du rentable et du non-rentable. C. Schmitt prétend identifier le critère qui définit la spécificité du politique à travers la discrimination de l'ami et de l'ennemi.

    La politique n'est pas un domaine, elle ne se confond pas avec l'État, elle se définit par un degré d'intensité qui peut concerner n'importe quel domaine et diviser les hommes en 2 camps susceptibles de s'affronter. « Est politique tout regroupement qui se fait dans la perspective de l'épreuve de force » (6). L'ennemi n'est pas l'adversaire dans une discussion ou le concurrent dans une compétition économique, c'est l'ennemi public (hostis) et non l'ennemi privé (inimicus). La réalité politique tient au fait que l'homme est fondamentalement un être dangereux. C'est pourquoi le jus belli et le jus vitae ac necis sont les attributs permanents de la souveraineté. Il ne s'agit pas de dire que la guerre est normale ou souhaitable, il s'agit seulement de reconnaître la possibilité effective de la guerre et le sérieux existentiel que cela implique pour tout homme de perdre sa vie ou de donner la mort.

    Un monde où la possibilité de la guerre serait complètement écartée, un monde de totale neutralisation, serait un monde sans activité politique. Le fait politique par excellence est la division de l'humanité en unités politiques. « Le monde politique n'est pas un universum, mais, si l'on peut dire, un pluriversum » (7). Si un peuple n'est pas capable de lutter, il perd à plus ou moins long terme sa souveraineté. C. Schmitt dénonce la foi libérale qui veut mettre la guerre hors la loi. Selon lui l'idée d'une société des nations est une notion polémique qui a permis de lutter contre l'Europe des princes. Quant à ceux qui font la guerre au nom de la morale, ils ne font que renforcer la violence en diabolisant l'adversaire. Le libéralisme est par essence antipolitique. « Il n'y a pas de politique libérale sui generis, il n'y a qu'une critique libérale de la politique... La pensée libérale élude ou ignore l’État et la politique pour se mouvoir dans la polarité caractéristique et toujours renouvelée de 2 sphères hétérogènes : la morale et l'économie, l'esprit et les affaires, la culture et la richesse » (8). Le libéralisme ne supprime pas le politique, il n'a fait que le dissimuler dans un discours antipolitique.

    C. Schmitt revendique la paternité de Hobbes pour étayer sa définition du politique. Mais la référence à Hobbes est pour le moins ambiguë, c'est ce que montre Leo Strauss dans son commentaire de La Notion de politique (9). Hobbes reconnaît l'état de guerre de tous contre tous à l'état de nature pour définir l'État comme condition d'une vie paisible entre les hommes permettant de développer l'économie et il définit le droit à la sûreté à la vie comme droit inaliénable, en ce sens Hobbes vise un au-delà du politique et fonde le libéralisme. Leo Strauss montre que Schmitt reste attaché au libéralisme malgré sa critique radicale.

    La pensée schmittienne s'explique en grande partie par une philosophie de l'histoire inspirée par le catholicisme (10). C. Schmitt interprète le monde moderne comme un monde irreligieux et dépolitisé qui trouve son cri de ralliement dans la formule de Bakounine "ni Dieu, ni maître". Il voit dans le projet d'une société horizontale d'individus libres la destruction de la transcendance verticale du rapport de l'homme à Dieu. Les hommes semblent vouloir un bonheur confortable dans une société universelle avec comme seule idole la force neutre de la technique. À partir de son pathos religieux, sombre et exigeant, C. Schmitt rappelle de manière insistante aux bourgeois optimistes que nous sommes ("bourgeois" est pris ici au sens hégélien du terme, il désigne un homme uniquement préoccupé de sa vie privée) que nous vivons dans un monde dangereux où la division politique peut toujours atteindre des degrés extrêmes qui nous plongeront nécessairement dans la tragédie. De même que le sérieux de la vie personnelle se fait dans le choix entre Dieu et Satan, de même le sérieux de la vie publique tient à l'éventualité d'un choix entre 2 camps irréductiblement opposés.

    C. Schmitt a d'une part le mérite de faire ressortir en pleine lumière les principes des théories qu'il critique. Il montre clairement les insuffisances du normativisme kelsénien, les faiblesses internes du parlementarisme et la foi indémontrable du libéralisme en la discussion. D'autre part C. Schmitt a l'originalité de vouloir penser le pouvoir indépendamment de toute subordination à une valeur extra ou supra-politique, ce qui est pratiquement unique dans l'histoire. Alors que toutes les philosophies politiques pensent la politique comme réalisation de valeurs morales : la paix, la justice, la liberté, C. Schmitt veut faire une description libre de toute considération de valeur (wertfrei) du politique.

    On peut se demander si ce projet n'implique pas malgré tout une morale, non la morale de l'universalité développée par Kant, mais une morale dont le pathos serait la décision existentielle voulue pour elle-même. Par quoi la notion schmittienne de décision serait bien proche de la notion heideggerienne de résolution (Entschlossenheit). Mais si ces nouveaux moralistes nous rappellent au sérieux de l'existence (privée ou publique) sous l'horizon de la mort, encore convient-il de discerner dans la réalité ce qui augmente la violence et ce qui la limite, s'il est vrai que les hommes ne veulent pas seulement se savoir libres et authentiques en face de la violence, mais libres dans une réalité sensée.

     

    ► Texte de JF Robinet issu du volume Analyses et Réflexions sur... le pouvoir, vol. II, éd. ellipses, 1994.

    • Notes :

    1. Thélogie politique (1922), Gal., 1988, p. 25.
    2. Ibid. p. 25.
    3. Dans son maître ouvrage Théorie de la Constitution (Verfassungslehre, 1928) [PUF, coll. Léviathan, 1993], C. Schmitt ramène toutes les formes politiques modernes à la composition de 2 principes purs : l'identité où l'État se confond avec le peuple (l'idéal de la démocratie rousseauiste) et la représentation où l’État incarne le peuple (l'idéal de la monarchie selon Hobbes).
    4. Parlementarisme et Démocratie (1923), Seuil, 1988, p. 115.
    5. La Notion de politique a fait l'objet de 3 versions successives. Le texte, né d'une conférence à la Deutsche Hochschule für Politik à Berlin, fut publié en 1927 dans la revue Archiv für Socialwissenschaft und Sozialpolitik. Il fut réédité en 1928 dans un ensemble de contributions intitulé Problème der Demokratie. Il fut ensuite édité de manière indépendante sous forme d'un ouvrage appelé 3ème édition en 1933. La traduction française actuelle se trouve chez Flammarion (coll. Champs), avec une préface de Julien Freund. L'édition française contient également un très beau texte de théorie et d'histoire politique, Théorie du Partisan, que C. Schmitt a publié à la fin de sa vie, en 1963.
    6. Ibid. p. 78.
    7. Ibid. p. 95.
    8. Ibid. p. 115.
    9. Les "Remarques sur La Notion de politique de C. Schmitt" (1932) se trouvent à la fin de Parlementarisme et Démocratie.
    10. Sur l'importance du catholicisme dans la pensée de C. Schmitt, voir Heinrich Meier : Carl Schmitt, Léo Strauss et la Notion du Politique, Un dialogue entre absents (Julliard, 1990) et la longue préface d'O. Beaud à la traduction française de la Verfassungslehre.