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politique - Page 6

  • Guerre du Golfe I

    L'Europe fracturée

    Entretien avec Antonio Gambino, chroniqueur politique à L'Espresso


    Mehdi_Sadeghi_18_09_06_Iran.200.jpg« La
    Guerre du Golfe
    [1990-1991] ne nous a rien appris de neuf sur la totale incapacité de l'Europe à assumer un rôle politique autonome par rapport aux États-Unis sur la scène internationale. Cette guerre a tout simplement confirmé ce que nous savions déjà ». Antonio Gambino n'utilise pas de circonlocutions verbales pour définir la condition minoritaire qui caractérise notre continent ; depuis des années, dans ses rubriques hebdomadaires de l'Espresso, et avec ses livres (le dernier en date est Europa invertebrata, publié chez Mondadori), il s'est révélé l'un des observateurs les plus attentifs et les plus critiques de la politique européenne. 



    • Q. : Depuis la Guerre du Golfe, il n'y a plus lieu d'espérer voir la CEE se transformer en un pôle politique qui serait en mesure de dialoguer sur un pied d'égalité avec la superpuissance américaine ?

    AG : La faiblesse de la position européenne était déjà parfaitement perceptible avant que n'éclate ce conflit. Les problèmes ne sont pas apparus avec lui ; ils proviennent de la vaste pluralité des cultures et des parcours historiques qui caractérisent le Vieux Continent. Mais si au cours des dernières décennies, les liens nationaux se sont atténués, de profondes différences subsistent, auxquelles sont liées des intérêts de natures diverses. La CEE a vu le nombre de ses adhérants augmenter au cours des années mais au détriment de sa cohésion. L'Angleterre y est entrée en conservant une bonne part de ses réflexes insulaires et avec l'intention de garder ses liens privilégiés avec les États-Unis. Le Portugal et la Grèce ont apporté le poids de leur développement économique, inférieur par rapport au noyau des pays fondateurs. Il est difficile de penser que de tout cela découlera une homogénéité suffisante. En fait, cette homogénéité n'arrivera jamais...

    • Pour quelle raison les Européens, pendant la crise du Golfe, n'ont-ils pas pu se différencier de façon tranchée de l'Amérique, au moins en tentant de soutenir les propositions de paix de Gorbatchev ?

    L'initiative diplomatique de la CEE, pendant la présidence italienne a été désastreuse de ce point de vue. Le ministre De Michelis s'est emballé pour l'idée d'une “Conférence pour la Sécurité en Méditerranée”, basée sur le modèle de celle d'Helsinki. Comme si la réalité européenne et celle d'un Moyen-Orient agité par une crise profonde étaient comparables ! Ce fut une position totalement dénuée d'impact qui a d'office remis les discussions relatives à tous les problèmes à l'après-guerre, ce qui a eu pour effet de laisser les mains encore plus libres aux États-Unis. Ceux-ci, pour leur part, avaient déjà choisi la solution militaire. En fait, les Américains ont fait semblant, au début, d'accorder quelque crédit à cette idée, puis l'ont complètement laissé tomber. C'est ainsi que l'Italie, par servilité et esprit velléitaire, a été la puissance qui a fait la plus triste figure dans l'affaire. Quant à la France, elle n'a pas fait meilleur effet : il est vrai qu'elle a pu esquisser quelques pas en toute autonomie mais de façon si ambigüe, sans exprimer une ligne cohérente. L'Angleterre, en revanche, a cherché à renforcer ces rapports privilégiés avec les États-Unis et s'est redécouvert sa vocation d'ancien pays colonialiste, en envoyant un puissant corps expéditionnaire.

    • Est-il de correct de dire qu'après la Guerre du Golfe le monde est encore plus monopolaire ? Que les États-Unis peuvent imposer leur volonté propre à tout le monde sans avoir à négocier préalablement avec un interlocuteur ?

    Sans nul doute le bipolarisme est fini. Et avec lui s'achève la tendance à transformer toute crise locale en une opposition entre l'Amérique et l'Union Soviétique. Mais cela ne signifie pas pour autant que nous sommes entrés dans une phase de monopolarisme autosuffisant. Le monde est trop complexe et, en toute zone, nous trouvons des foyers de crise potentiels qui plongent leurs racines dans des questions historiques ultra-complexes et tellement emmêlées qu'ils ne pourront pas être maîtrisés par un et un seul pays, lequel, qui plus est, cultive une dangereuse tendance à tout simplifier à outrance et s'est, plus d'une fois, montré incapable de distinguer en toute lucidité les causes profondes des tensions qui se développaient dans les diverses aires soumises plus ou moins directement à son contrôle. Les événements de cette année l'ont confirmé. La guerre finie, les États-Unis devront gagner la paix, comme nous l'entendons dire un peu partout, en forgeant un ordre nouveau pour le Moyen-Orient. Or ils n'en sont pas capables, parce qu'en réalité ils n'en contrôlent qu'une très petite partie, quasi rien. Ils n'ont rien pu faire pour arrêter l'ignoble massacre des Kurdes, parce qu'ils craignent l'étranglement définitif de l'Irak et le renforcement du fondamentalisme chiite dans la région, qui ne manquerait pas de s'ensuivre. Ils devraient normalement résoudre la question palestinienne mais leur influence sur le gouvernement israëlien est assez limitée. Nous vivons donc une époque de monopolarisme imparfait, surtout parce que les autres protagonistes sont absents. L'Europe a démontré qu'elle n'était pas à la hauteur ; l'URSS est déchirée par une profonde crise interne de laquelle, au bout de 10 ou 20 ans, réémergera peut-être une nouvelle Russie, dont se seront détachées les républiques qui, aujourd'hui, aspirent à la sécession ; cette Russie représentera alors une nouvelle réalité stratégique en Europe orientale. Il est difficile de faire des prévisions, mais nous devons nous rappeler que la Russie, à elle seule, représente plus de 50% de l'Union Soviétique et pourrait très bien, après avoir passé par les transformations nécessaires, se révéler un nouveau protagoniste.

    • Le concept d'Occident implique qu'il existe entre l'Europe et les États-Unis une parfaite identité quant au modèle de civilisation et surtout quant aux intérêts stratégiques. Ne croyez-vous pas que cet axiome est largement discutable ?

    Oui. Et je l'ai écrit à plusieurs reprises. L'Europe occidentale, pendant des décennies, a été traumatisée par la menace soviétique. Il s'agissait d'une menace de type absolument nouveau : l'ennemi non seulement possèdait les moyens militaires pour tenter une invasion mais aussi l'idéologie qui permettait de subvertir le système politique et social en place. De ce fait, on comprend pourquoi l'Europe s'est docilement inféodée à une autre grande puissance, issue de la Seconde Guerre mondiale. L'Amérique a beaucoup de choses en commun avec les peuples européens, mais il y a aussi beaucoup de différences qui les séparent. En fait, Européens et Américains se sentent différents et, parce qu'ils occupent des positions géographiques différentes, ils voient le monde de manières différentes. Or, même si l'URSS ne fait plus peur à personne, notre continent ne parvient pas à retrouver son identité et sa liberté d'action. Les Européens sont comme les vieilles personnes qui, après avoir subi une fracture grave à la jambe, ne se croient plus capables de marcher même quand elles sont guéries et ont la possibilité de le faire ; elles préfèrent rester dans une petite charette. N'oublions pas que l'Europe se croit très vieille et pense qu'elle n'est plus capable d'agir seule.

    • Mais, alors, tous ces sommets communautaires où l'on parle de cette union économique et politique de l'Europe en voie de réalisation, à quoi servent-ils, si les Européens sont les premiers à ne pas croire en la possibilité d'une véritable autonomie de leur continent ?

    Une bonne norme de comportement, c'est de ne pas trop croire à ce que disent les hommes politiques, surtout lorsqu'ils se mettent à disourir à la fin des grands sommets internationaux. Je suis convaincu que tous ces beaux projets d'unité européenne ou ne déboucheront sur rien ou seront largement édulcorés. Les différences entre les économies des pays de la Communauté empêchent d'avancer fort loin dans le processus d'intégration. Du reste, le gouverneur de la banque centrale allemande, Mr. Pöhl, a tapé une nouvelle fois sur le clou : il a dit sans ambages que l'Italie, vu la situation de ses finances publiques, n'est pas mûre pour l'union monétaire européenne. Comment peut-on penser que les Allemands, qui doivent déjà affronter les problèmes économiques de la réunification, vont encore se mettre sur le dos les frais entraînés par les gaspillages absurdes de notre administration ?

    • Revenons à la Guerre du Golfe. Ne pourrait-on pas avancer l'hypothèse que les Américains ont pris prétexte de la première crise internationale venue pour faire sentir au monde entier, et surtout aux Européens, que depuis l'écroulement de l'imperium communiste, ils sont les seuls à décider du sort de l'univers ?

    Oui. Il est très possible que les Américains aient éprouvé une nécessité de ce type. Plusieurs éléments nous permettent ensuite de penser que le gouvernement américain a attiré Saddam Hussein dans un piège colossal, en faisant croire qu'ils tolèreraient l'annexion du Koweit : le comportement ambigu de l'ambassadrice américaine à Bagdad le laisse supposer. La vérité, nous ne la connaîtrons sans doute jamais. Une chose est sûre : les États-Unis ont choisi d'emblée le terrain militaire (car qu'est-ce qu'un ultimatum, sinon la première démarche de toute guerre ?), poussés qu'ils étaient par leur tendance à tout simplifier outrancièrement. Ils ont inversé la théorie de Clausewitz : pour eux, la guerre n'est pas la continuation de la politique par d'autres moyens mais la guerre se substitue à la politique. Ils ont choisi l'affrontement parce qu'ils ne savent pas faire de la politique. Les événements de ces derniers mois au Moyen-Orient confirment amplement cette incapacité américaine.

    • Monsieur Gambino, nous vous remercions de nous avoir accordé cet entretien.

     

    ► Propos recueillis par Roberto Zavaglia, Vouloir n°80-82, 1991. (entretien paru dans Elementi n°3, mai 1991)



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    La guerre du Golfe a-t-elle été une guerre contre l'Europe ?

     

    EURO



    Le centre du centre

    Quand nous jetons un œil sur la carte du monde, nous apercevons que les masses continentales du globe sont partagées en 3 bandes territoriales rassemblées selon un axe nord-sud :

    • la première de ces bandes territoriales part de l'Alaska pour atteindre la Terre de Feu ; elle est le Nouveau Monde, l'Amérique ;
    • la seconde part du Cap Nord et aboutit au Cap de Bonne Espérance ; c'est la partie occidentale du Vieux Monde, l'Eurafrique ;
    • la troisième part du Kamtchatka, traverse la Chine, l'Asie du Sud-est et l'Indonésie pour aboutir en Tasmanie ; c'est la partie orientale du Vieux Monde, l'Australasie.

    Entre l'Eurafrique et l'Australasie, mais plus proches finalement de l'Eurafrique, intercalées entre ces 2 masses territoriales du Vieux Monde, se trouvent des régions-charnières : au Nord, la masse continentale russo-sibérienne ; au Sud, le Proche-Orient, territorialement lié à la Russie-Sibérie. Ce territoire constitue le centre du Vieux Monde pris dans son ensemble ; et, au centre de ce centre, se trouvent les pays que baigne le Golfe Persique.

    La région du Golfe est le talon d'Achille du Vieux Monde ; c'est une région que les lecteurs de la Chanson des Nibelungen compareront au point vulnérable de l'épaule de Siegfried, là où tomba la feuille de tilleul quand il se trempa dans le liquide qui devait le rendre invulnérable. Mais cette vulnérabilité n'est pas seulement due au pétrole. Nulle part ailleurs dans le monde, les océans ne pénètrent aussi profondément à l'intérieur de la masse continentale afro-euro-asiatique ; l'Océan Indien y pénètre par 2 bras de mer, la Mer Rouge et le Golfe Persique ; l'Atlantique y pénètre par la Méditerranée.

    Entre ces 3 mers, à l'intérieur des terres, entre les côtes écartelées de l'Afrique et de l'Asie, immédiatement au fond du Golfe Persique, nous trouvons le vieux pays d'Ur, à l'embouchure des 2 grands fleuves, le Tigre et l'Euphrate : c'est le centre du centre, donc la partie la plus sensible de tout le double continent eurasiatique. Tout trouble qui affecte cette région, toute intervention venue de l'extérieur, a un impact immédiat sur l'ensemble de la masse continentale eurasiatique et africaine.

    Le Golfe comme tête de pont

    Depuis 1854, année où les navires de guerre américains ont obligé par la force les ports japonais à s'ouvrir au commerce des États-Unis, la politique américaine consiste à tester les côtes du Vieux Monde, à tenter de se conquérir des têtes de pont utiles ou à se réserver les îles en lisière du continent pour en faire d'éventuels tremplins destinés à conquérir ultérieurement d'autres têtes de pont. L'histoire témoigne de cette stratégie : en 1898, les Américains s'installent aux Philippines ; en 1945, au Japon ; 2 installations qui annoncent l'occupation ultérieure de la Corée du Sud et du Vietnam. En 1944, le débarquement des troupes US en Angleterre préfigure le débarquement en Normandie, l'ancrage américain en Allemagne et la satellisation de toute l'Europe occidentale.

    Ces têtes de pont sur le corps du Vieux Monde sont des régions hautement développées sur le plan technique ; mais elles sont toutes sur les franges littorales du double continent afro-euro-asiatique, sur le littoral de l'Atlantique ou sur celui du Pacifique et non sur le littoral méridional mou, celui de l'Océan Indien. La région du Golfe se situe précisément sur ce littoral mou, au point d'intersection de l'Asie orientale et de l'Eurafrique, sur la voie qui mène aux Indes.

    Dans la région du Golfe, le monde islamique, lui aussi, se partage en un pôle occidental arabe, qui s'élance vers l'Atlantique, et un pôle oriental persan-indien, qui part des hauts plateaux iraniens pour s'étendre du Pakistan au Bengla Desh et, de là, s'élancer jusqu'à l'Indonésie et aux Philippines. La puissance qui parvient à se nicher solidement dans la région du Golfe parviendra, en conséquence, à menacer toute l'Eurasie, tout en étant couverte sur les flancs et dans le dos. Elle contrôlera non seulement tout le Proche-Orient, mais aussi toute l'Europe, l'Inde et l'Asie du Sud-Est. De plus, cette puissance pourra, à sa guise, former un “front” contre la puissance militaire russe, non encore définitivement éliminée. Elle épaulera son alliée turque contre la Russie et fera pression sur l'Égypte, la Syrie et l'Iran. Par ricochet, elle fera pression également sur l'Europe et le Japon. Pour l'Amérique, le pétrole arabe est une source de puissance, qui lui permet d'exercer un chantage sur tous les pays qui dépendent du pétrole, notamment l'Europe (et surtout l'Allemagne) et le Japon. Car la puissance de l'Europe et du Japon est différente de celle de l'Amérique : elle ne repose pas sur la précision des missiles et sur la force destructrice des bombes ni sur l'absence totale de scrupules à utiliser les engins de destruction massive mais exclusivement sur les prestations des industries, prestations qui exigent 2 garanties : les matières premières venues de l'extérieur et la protection d'armées étrangères.

    Était-ce une guerre contre l'Europe ?

    La guerre du Golfe a-t-elle été une guerre contre l'Europe ? Les observateurs non inféodés aux idéologies dominantes n'en ont jamais douté. Mais, à mon avis, c'est le journal trenta giorni, édité au Vatican, qui a le mieux répondu à cette question, par l'intermédiaire d'un professeur de sciences politiques de l'Université de Milan, Gianfranco Miglio :

    « Les États-Unis ont compris que s'ils ne voulaient pas connaître le même déclin que l'Union Soviétique, ils devaient faire front contre leurs adversaires de demain : notamment le Japon et l'Europe unie, dont le centre sera la puissance économique allemande. Personne n'aime se faire jeter en bas d'un trône. Les États-Unis ne peuvent tolérer une Europe comme celle d'aujourd'hui, une Europe qui est puissance sans même faire de gros efforts pour l'être et qui les dépasse sur les plans économique et technologique. Quand les Américains se sont aperçus qu'ils n'auraient un jour plus rien à dire en Europe, ils ont parié sur le Proche-Orient, sur la domination qu'ils pourraient exercer sur les robinets pétroliers d'Arabie, dont dépendront encore pendant des décennies l'Allemagne et le Japon, tant que Russes, Japonais et Allemands ne pourront pas exploiter sans difficultés les réserves sibériennes. Dès que les réserves sibériennes entreront sans plus aucun problème dans les calculs économiques européens et japonais, le Proche-Orient et la maîtrise de cette zone par toute puissance extérieure perdront de leur importance économique, ce qui ne signifie pas qu'ils perdront leur importance géopolitique : la position-clef qu'est le Proche-Orient ne changera pas. Les États-Unis ont profité d'une occasion, l'absence politique de l'URSS, et cette occasion momentanée n'allait sans doute plus jamais se représenter ».

    J'ajouterais que cette occasion à été créée de toutes pièces par la décision de Reagan de mettre Moscou à genoux par la course aux armements. L'occasion d'agir dans le Golfe a été provoquée par le prétexte offert par Saddam Hussein : tout s'est ensuite passé comme le prévoyait le scénario. Bush a joué le rôle que lui assignait le scénario. Le plan, dans son ensemble, a été jadis conçu par Kissinger. C'est sous son égide qu'il a été élaboré en 1975 et présenté dans la revue Commentary,  puis, un peu plus tard, dans Harpers Magazine,  sous le titre S'emparer du pétrole.

    Les alliés des États-Unis sont leur véritable ennemi

    Seuls ceux qui observent superficiellement les événements militaires pensent que l'ennemi militaire pilonné, attaqué, est le véritable ennemi. Dans une guerre, l'ennemi est celui auquel on veut nuire. Or la volonté de nuire a souvent pour objet un autre que l'ennemi déclaré. Cet autre n'est nullement agressé : au contraire, il est déclaré “allié”. Cet autre ne riposte pas. Ces alliés doivent très souvent acter du fait qu'une guerre menée par un de leurs alliés, généralement le plus puissant, la puissance hégémonique, crée les conditions de leur dépendance future ou détruit les sources de leurs richesses, ou les 2 à la fois. Le procédé qui consiste à faire des alliés des vassaux en menant des guerres communes est vieux comme le monde. Les Romains étaient passés maître dans cet art. Les Américains prennent aujourd'hui le relais. Les 2 guerres mondiales se sont avérées telles. Dans les 2 cas, le prétexte était de détruire la puissance allemande ; la raison réelle était d'asservir l'Europe. Cinquante ans plus tard, les États-Unis ont le plaisir de voir que leurs alliées et partenaires commerciaux contribuent financièrement à une campagne militaire déclenchée, en fait, pour mieux les juguler ! Et les Allemands, élèves-modèles de la classe atlantique, de faire du zèle à outrance !

    Certes, la guerre du Golfe est arrivée un peu tard pour l'Amérique mais certainement pas trop tard. D'abord, parce que les milliards investis depuis des décennies dans l'armement vont enfin s'avérer quelque peu rentables ; ensuite, parce que le remplacement du matériel démoli ou utilisé apportera à l'économie la nécessaire injection de conjoncture et favorisera la relance. N'oublions pas que les vaincus de la Seconde Guerre mondiale, où les alliés qui se sont saignés sans rien avoir en retour, étaient prêts à contourner et à dépasser l'Amérique sur le plan économique.

    Les illusions des impuissants

    Il faut détruire les illusions des Européens ou des Japonais : sans une base de matières premières mise à l'abri de toute crise, sans un armement qui corresponde à leur richesse réelle, ils ne pourront pas s'affirmer sur la scène internationale. C'est pourquoi la guerre du Golfe était indispensable, aux yeux des Américains, pour les remettre à leur place de vassaux. L'Amérique leur a donné un avertissement, un signal, en occupant la région où jaillissent les sources de leur bien-être.

    C'est toujours la puissance qui domine le territoire d'où proviennent les matières premières qui orchestre l'économie mondiale. Sur le long terme, est puissance de ce type toute puissance qui aligne les armées suffisantes qui interviendront en cas de besoin. Une telle puissance aura toujours le dessus face à la puissance économique dépourvues d'armées valables. Et pour étayer la puissance de l'armée, il est bon d'avoir un territoire qui recèle suffisamment de matières premières utiles à la vie quotidienne et à la guerre. Les puissances disposant de larges espaces possèdent généralement les matières premières nécessaires et ont donc une longueur d'avance sur les autres.

    Le parallèle sud-africain

    Il y a aussi les pays détenteurs de matières premières qui se montrent récalcitrants. On tente généralement de les faire fléchir par des campagnes de propagande, orchestrées dans le monde entier. De surcroît, cette propagande est épaulée par des groupes terroristes clandestins, souvent basés au-delà des frontières, et par un boycott économique constant. Tel est le scénario en vigueur en Afrique du Sud depuis des années. L'habillage idéologique de cette campagne n'est que pur instrument. Ce qui fait l'enjeu, en Afrique australe, c'est une bonne douzaine de minerais indispensables à l'industrie de guerre et la volonté de briser des monopoles émergeants.

    L'économie ouest-européennes, telle qu'elle s'est développée depuis 1945, pourrait se fournir en métaux exclusivement en Afrique du Sud. Mieux, elle ne pourrait guère croître sans eux ni sans le pétrole arabe. Si la RSA fait faillite sous la direction d'un gouvernement ANC, toutes les sources de minerais tomberont inévitablement entre les mains de gros consortiums américains. Dans ce cas, la lutte anti-apartheid aura servi les desseins impérialistes des États-Unis, dirigés contre l'Europe, et la question de savoir si, humainement parlant, cette lutte était justifiée ou non, demeure en fait sans importance.

    La décision prise par les Américains d'intervenir dans le Golfe, le boycott incessant contre l'Afrique du Sud - cette nouvelle Europe du Cap de Bonne Espérance, à l'extrême-sud de l'Eurafrique - ne profitent qu'aux États-Unis et sont des défaites politiques désastreuses pour l'Europe, qu'on le reconnaisse ou non. L'Europe a renoncé à la puissance pour se payer un plus haut niveau de consommation. Choix calamiteux qui lui retombe aujourd'hui sur le nez. Plus que jamais, l'Europe devra désormais se procurer ses matières premières indirectement, c'est-à-dire via les États-Unis.

    Les possibles qui ne se sont pas réalisés

    Non seulement à cause de la résistance américaine mais surtout à cause de la désunion des Européens, l'unification de la partie occidentale du Vieux Monde n'a pas pu se réaliser en ce siècle. Cette unification était un postulat de la raison pratique, dicté par l'histoire et la géographie. Elle aurait du se réaliser sous la direction de l'Europe et sur base des principes d'auto-détermination des peuples et non sur l'illusion américaine d'une nation building artificielle. L'Europe et l'Afrique se seraient construites juridiquement et économiquement. L'Afrique aurait été l'espace complémentaire de l'Europe.

    De la même façon, à cause de la victoire américaine dans le Pacifique et de l'intransigeance des Japonais à l'égard des peuples est-asiatiques, le pôle oriental du Vieux Monde n'a pas pu s'unir et la “sphère de co-prospérité est-asiatique”, annoncée par les Japonais, n'a jamais vu le jour.

    Au Proche-Orient, les querelles et les jalousies des dirigeants locaux ont empêché l'unification des nations arabes. Résultat : les Américains contrôlent la région et imposent le respect des frontières artificielles, prévenant de la sorte tout processus d'unification ; les États-Unis refusent aux peuples opprimés de la région le droit à l'auto-détermination, notamment aux Kurdes.

    Géopolitiquement parlant, le Proche-Orient appartient à la zone eurafricaine du Vieux Monde. Comme en Afrique noire, le retard politique qui affecte le Proche-Orient est dû aux négligences passées et actuelles des Européens. Car les Européens ont été jadis les maîtres dans la région. Leurs querelles incessantes, devenues de plus en plus anachroniques au fur et à mesure que montaient les puissances dotées de grands espaces, sont à la base du désordre général d'aujourd'hui.


    Général Heinrich Jordis von Lohausen, Vouloir n°80-82, 1991. (texte issu de Staatsbriefe n°6/7-1991, Munich)