Wandervogel
Dans bon nombre de publications, Ernst Jünger témoigne de ses ancrages personnels dans le monde d'avant la Première Guerre mondiale.
Ceux qui connaissent la biographie de Jünger savent que l'adolescent détestait la rationalité, se sentait étranger à elle, tout comme à la quotidienneté du monde de son époque. Il était un rêveur qui ne connaissait rien du monde des autres et n'y cherchait pas son chemin. Cette attitude d'anarque, nous ne cessons de la découvrir dans toute l'œuvre d'Ernst Jünger. À la même époque, Franz Kafka ou Thomas Mann affichaient une même distance par rapport au monde de la majorité. Les intérêts du jeune Jünger résident tout entiers dans son monde onirique individuel. Le monde dans lequel évolue l'adolescent Jünger est marqué par tous ces facteurs sociaux qui orientaient la vie de la plupart des fils de la société bourgeoise : une maison parentale reposant sur des fondements solides, une vie quotidienne à l'école obnubilée par les bonnes notes, l'idéal d'une profession stable. C'est dans ce type de monde que le jeune homme de la Belle Époque devait trouver sa voie. L'écrivain Ernst Jünger sera le contraire de son père, Ernst Jünger senior (1868-1943).
En 1901, le père quitte, avec sa famille, la pittoresque cité de Heidelberg pour émigrer à Hannovre, ensuite à Schwarzenberg dans l'Erzgebirge, enfin à Rehberg : au fil de ces transplantations, le fils Ernst Jünger junior, se détache de plus en plus nettement de la vision du monde positiviste du XIXe siècle. Son père ne réussit qu'à lui communiquer sa passion pour l'entomologie. Mais au-delà de cela, s'est rapidement évanouie l'influence intellectuelle que le père, chimiste et pharmacien doué, exerçait sur son fils épris d'indépendance. Dès l'âge de 13 ans, nait dans le cœur de Jünger un enthousiasme et un émerveillement pour l'agencement des choses dans la nature, pour le sens qu'elles nous communiquent.
NATURE ET AVENTURES
Les séjours en pleine nature, la collection de ces petites pierres, de ces petites mosaïques, aux formes diverses, leur agencement en images aux couleurs châtoyantes, les voyages imaginaires du jeune Jünger féru de lectures dans des mondes lointains, aventureux, ont fait en sorte que les journées d'école sont vite apparues fort mornes. Dans Le cœur aventureux, Jünger dépeint ses aspirations avec une indéniable volupté : « Mes parents possédaient une serre... et, souvent, lorsque l'air brûlant frémissait sur le toit de verre, je songeais, avec un plaisir étrange, qu'il ne devait pas faire plus chaud en Afrique. Mais il devait sans doute y faire un peu plus chaud, car c'est ce qui était quasi insupportable, ce qui n'avait jamais encore été vécu, qui était le plus attirant ».
Comme des milliers d'autres garçons, Jünger, à 16 ans, en 1911, rejoint le Wandervogel [Oiseau migrateur]. Une des raisons qui l'ont poussé dans les rangs de ce mouvement de jeunesse : le recul de ses résultats scolaires. Comme l'avait déjà constaté Gerhard IIle dans son livre Es begann in Steglitz (Berlin, 1987), le développement du mouvement de jeunesse est étroitement lié à l'augmentation rapide du nombre d'élèves dans les grandes écoles. Le nombre des adhérents du Wandervogel s'est multiplié. Les temps d'apprentissage étaient devenus plus long, le corps des enseignants tendait à s'enfler démesurément et à se bureaucratiser ; tout cela contribuait à diminuer sensiblement la qualité de l'enseignement dans les Gymnasia [lycées]. Pour beaucoup d'élèves, l'école devenait aliénante ; elle les préparait à des professions qui n'étaient plus, en dernière instance, que des “fonctions” dans les structures de la société allemande, de plus en plus technologisée et bureaucratisée.
SUICIDES
Jünger ne se sentait pas exposé à la pression sociale, qui poussait les jeunes gens à terminer la seconde moitié de leurs humanités afin d'obtenir le droit d'effectuer un service militaire volontaire d'un an seulement (en 1912, Jünger décrochera finalement ce diplôme). Ce type de service militaire prévoyait un temps réduit à une seule année, permettait aux jeunes de gagner du temps et de l'argent et autorisait le volontaire à postuler le statut d'officier de réserve. Mais si le jeune homme ne réussissait pas à atteindre cette position sociale tant briguée, il restait tenaillé par la crainte des examens ; s'il ne les passait pas ou s'il n'obtenait pas l'affectation désirée, cela pouvait se terminer en tragédie. Les statistiques de 1883-1888 nous signalent le suicide de 289 élèves, dont 110 dans les grandes écoles.
Chez les Wandervögel, qui cultivaient un ressentiment certain à l'égard de la société qu'ils détestaient, ces considérations n'avaient pas leur place. L'officier de réserve issu du Wandervogel envisageait toujours une réforme “par le haut”, et, plus tard, pendant la guerre, il cherchait à promouvoir une réforme globale de la vie dans le corps même des officiers. Ce fut un échec. Mais le scepticisme de ces jeunes officiers à l'égard de l'armée en tant que forme d'organisation, à l'égard de sa technicisation et de sa rationalisation, est demeuré : c'était un scepticisme pour une part plus “progressiste” que celui qui règnait dans d'autres secteurs de la société.
Ernst Jünger, lui, n'a jamais songé au suicide, car il ne prenait pas l'école au sérieux. « Je rêvais sans tenir compte de rien, avec passion... et je me cherchais chaque nouvelle année un nouveau chef droit aux épaules larges, derrière lesquelles je pouvais opportunément me réfugier » (Das abenteuerliche Herz, 1ère version).
La fantaisie juvénile influencée par la lecture de livres d'aventures, comme ceux de Karl May, ou de récits coloniaux ou d'ouvrages de géographie, l'a conduit à rêver à de longs voyages dans des contrées inexplorées. La notion de communauté qui, pour d'autres, est la clef de l'aventure, ne constitue pas l'essentiel pour Jünger. À ce moment-là de son existence, comme plus tard, pendant la guerre, elle n'est qu'un moyen pour compléter son univers d'ivresse et de rêves. L'énergie pour l'aventure, Jünger la porte en lui, il n'a pas besoin d'une dynamisation complémentaire, qui lui serait transmise par d'autres. Jünger ne s'est jamais entièrement soumis à un groupe ni n'a adhéré exclusivement à un mouvement précis. C'est ce qui ressort des quelques rares descriptions que nous livre Jünger sur le temps où il était Wandervogel : beuveries vespérales à la manière des étudiants des corporations.
Sur les visites hebdomadaires aux brasseries de Hameln, où Jünger était lycéen en 1912, nous avons un récit, publié seulement en 1970 dans Approches, drogues et ivresse : « Les chansons et toute sorte de cérémonies telles que la salamandre [rite qui consiste à frotter 3 fois la table en rond du fond de son pot avant de faire cul sec] étaient ordonnées après un silentium préparatoire ; un moment de détente, la fidelitas, suivait l'exécution du rituel. On buvait dans des pots à couvercle ; parfois aussi un hanap circulait à la ronde. Il avait la forme d'une botte qu'on ne cessait de remplir à nouveau, aux frais de celui qui avait été l'avant-dernier à la tenir. Quand la bière tirait à sa fin, il fallait, ou bien en boire de toutes petites gorgées, ou bien faire cul sec d'un trait (...) Il existait toute une série de délits qu'on expiait en vidant une petite ou grande quantité de liquide - ce qu'on appelait descendre dans le pot. Souvent des étudiants, ex-membres du club, étaient nos hôtes ; ils louaient notre zèle gambrinesque ».
LA LÉGION ET L'AFRIQUE
Par la suite, Jünger a essayé de traduire en actes ce que d'autre n'évoquaient qu'en paroles. À la recherche de la vie dans sa pureté la plus limpide, avec la volonté de se plonger dans l'ivresse extrême de l'aventure et dans l'émerveillement intense de nouvelles découvertes, de nouvelles couleurs, odeurs et plantes, de nouveaux animaux, Jünger décide de franchir le pas, un pas extraordinairement courageux pour un adolescent, un pas dangereux : à Verdun, en Lorraine, sans avoir averti son père, il s'engage dans la Légion Etrangère française. Un an seulement avant la Grande Guerre, avant même d'avoir passé son examen de maturité [NDT : équivalent du bacchalauréat français], le jeune Jünger amorce une aventure audacieuse, mais qui sera de très courte durée. La même année, au moment où Ernst Jünger part, un revolver dans la poche, pour rejoindre la prestigieuse phalange des professionnels de l'armée française, le mouvement Wandervogel réunit ses adeptes allemands sur une montagne d'Allemagne centrale, le Hoher Meißner. Un Wandervogel autrichien avait appelé les Germains au “Combat contre les Slaves” ; les Allemands veulent prendre position et répondent, par la voix de leur porte-parole : « La guerre ? Cette manifestation de la folie des hommes, cette destruction de la vie, ce massacre en masse des hommes, faut-il la réactiver de nos jours ? Qu'un destin bienveillant, que notre œuvre quotidienne, exécutée en toute fidélité à nos idéaux, nous en préservent ! »
Cette attitude pacifiste a été celle de la majorité dans le mouvement de jeunesse bourgeois avant le déclenchement de la Grande Guerre. La volonté d'action de Jünger, d'une parfaite cohérence, ne pouvait pas se concrétiser dans sa patrie. Son départ pour la Légion fit la une dans les quotidiens de sa région. Par voies diplomatiques, le père de Jünger obtient assez rapidement le rapatriement de son fils fugueur, qui se trouvait déjà en Afrique. Détail intéressant : le père lui ordonne par télégramme de ne pas revenir sans s'être laissé photographier en uniforme de légionnaire.
JEUX AFRICAINS
Jünger eut en Afrique des expériences plutôt dégrisantes. Il nous décrit par ex. comment il a été cueilli par des policiers militaires français, peu après son arrivée au Maroc, et exposé à la risée des indigènes. Les chambres sont pareilles à celles des détenus. Dès ce moment, l'aventure africaine laissait à désirer. Mais son livre Jeux africains demeure un récit légendaire, qui ne cesse de captiver ses lecteurs. En 1939, le Meyers Lexikon, pourtant fidèle à la ligne imposée par le régime, fait tout de même l'éloge de ce texte : Jünger, écrit le rédacteur, prouve avec ce livre « qu'il est doué d'une grande capacité poétique à décrire et à contempler », surtout « après avoir approché dangereusement un retournement, celui qui mène du réalisme héroïque au nihilisme sans espoir ».
Après avoir passé un Abitur accéléré, Jünger se porte volontaire dès le début de la guerre. Sa jeunesse était définitivement passée. Le monde obsolète de sa ville natale, endormi et médiéval, moisi et vermoulu, il l'abandonnait définitivement. Il appartiendra désormais au petit nombre de ceux qui abandonnent le romantisme sans une plainte, pour adopter le pas cadencé, pour troquer le béret de velour des Wandervögel pour le casque d'acier de l'armée impériale. Numquam retrorsum, semper prorsum !
► Patrick Neuhaus, Vouloir n°123-125, 1995. (article extrait de Junge Freiheit n°12, 1995)
Petite histoire des Wandervögel
[À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, le mouvement des Wandervögel (Oiseaux migrateurs) rassembla une partie importante de la jeunesse sur les routes d'Allemagne. Pélerinages sur les hauts-lieux historiques, vie communautaire en plein air, recueil de chants populaires, danses et sports traditionnels animaient les longues randonnées de garçons et de filles épris de liberté.]
◘ Origines et racines culturelles :
• antécédents des guerres anti-napoléoniennes ; 1813 ; volontaires étudiants (Discours de Fichte ; mort au combat du poète Theodor Körner ; Jahn et ses sociétés de gymnastique) ;
• velléités nationales et révolutionnaires des Burschenschaften étudiantes ; opposition à l'Europe de la Restauration et de Metternich : pas de représentation populaire dans les assemblées décisionnaires ; opposition à la censure (attentat de l'étudiant Sand contre le poète, dramaturge et acteur réactionnaire Kotzebue) ; => 1848.
◘ Seconde moitié du XIXe siècle :
• Révolte générale contre les effets sociaux et esthétiques de l'industrialisation de l'Europe ;
• Angleterre : atténuer la laideur des villes industrielles : messages des poètes et des urbanistes. Pré-Raphaélites, mouvement des cités-jardins autour de l'artiste et architecte Ruskin, Mouvement dit des Arts & Crafts (jusqu'au début du XXe).
• Autriche : mouvement culturel revendiquant la réconciliation de l'art et de la politique.
• Allemagne : réunification en 1871 ; industrialisation outrancière ; révolte des philosophes et des poètes : Nietzsche, Langbehn (Rembrandt-Deutscher). Langbehn aura un impact prépondérant dans le développement des idées du mouvement de jeunesse allemand. Les choses de l'esprit, le donné naturel, l'âme simple des gens du peuple doivent recevoir priorité absolue sur l'esprit marchand et industriel, sur les choses construites par l'homme, sur les calculs de la bourgeoisie.
• 1896 : Hermann Hoffmann fonde une association d'étudiants en sténographie, liée au Lycée (Gymnasium) de Steglitz, une commune verte et non industrielle de la grande banlieue de Berlin. Une idée simple germe : la jeunesse ne peut pas rester prisonnière des cités enfumées de l'ère industrielle : elle doit sortir de cette cangue et partir en randonnée (mot magique en langue allemande : wandern). Résistance des autorités scolaires, contre les excursions proposées. Résistance balayée par les parents et des pédagogues moins classiques, conscients, grâce à leur lecture de Nietzsche et de Langbehn, que l'éducation doit quitter le trop-théorique pour prendre la vie et le réel à bras le corps.
[Ci-dessous Karl Fischer tout à g., Hermann Hoffmann au milieu, et le comité pour les voyages scolaires, hiver 1896]
• 1898 : premières excursions des lycéens de Steglitz sur les bords du Rhin ; 1899 : excursions de 4 semaines dans les forêts de Bohème. Ces 2 expéditions constituent une révolution dans le système éducatif de l'Allemagne wilhelminienne. Cette pédagogie non conventionnelle, ces excursions deviennent les symboles d'une révolte générale contre l'ordre établi (école, industrie, administration, etc.).
• Karl Fischer (19 ans, plus conscient de cette révolte que Hoffmann) prend le relais de son aîné : randonnées + critique fondamentale de l'ordre établi, au nom d'une éthique de l'austérité (anti-consumériste). Ses origines sont plus populaires (ni aristocrate ni bourgeois). Fischer instaure une discipline plus militaire et organise des excursions plus aventureuses : l'association des sténographes devient une Communauté alternative (à laquelle il donne le nom classique de Gemeinschaft).
• Le 4 novembre 1901, réunion dans une brasserie de Steglitz, présidée par Fischer : on y décide la fondation d'une association dénommée Wandervogel, Ausschuß für Schülerfahrten (Oiseau migrateur, Commission pour les excursions scolaires). Veulent renouer avec la tradition médiévale des Vagantes, des escholiers pérégrinants.
• Introduction des soirées autour de feux de camp (dans la vallée de la Nuthe, près de Steglitz), visite de châteaux en ruines et de vestiges médiévaux (romantisme ; enracinement dans l'histoire nationale) ; fêtes solsticiales ; romantisme de la montagne, des hauts sommets ; culte des lansquenets ; etc. Ces grandes idées ont été véhiculées par tous les mouvements de jeunesse idéalistes jusqu'à nos jours, y compris en France.
• Sous l'impulsion de Fischer, diffusion du mouvement dans toute l'Allemagne puis dans les Sudètes, à Prague et à Vienne. Le mouvement Wandervogel devient l'expression d'une jeunesse joyeuse, allègre, qui aime la musique, crée ses propres chansons et ses propres mélodies, etc. Mais elle commence à rêver d'un Jugendreich, d'un règne de la jeunesse, affranchi de la tutelle des adultes.
• En 1906, Fischer se retire du mouvement, s'inscrit à l'Université de Halle, puis part pour servir dans la marine allemande, dont une unité est casernée dans la forteresse de Tsing-Gao en Chine (il ne reviendra qu'en 1921, dans une Allemagne complètement transformée).
• Wilhelm Jansen (40 ans à l'époque) prend le mouvement en main : il veut créer une jeunesse énergique à l'âme forte. Il est un bon organisateur. En 1906, année où il prend ses fonctions, les premières sections féminines sont mises sur pied (Mädchenwandern), à l'initiative de Marie-Luise Becker. Au départ, hostilité à cette mixité et repli sur la masculinité (notion de Männerbund). À Iéna, les groupes mixtes sont acceptés sans aucune arrière-pensées.
=> scission : Wandervogel Deutscher Bund. 2 modes cohabiteront : la mixité et la masculinité exclusive (d'où le reproche récurrent d'homosexualité).
• Jansen quitte le mouvement
=> Hans Breuer, Hans Lissner, Edmund Neuendorff. Breuer, ancien lycéen de Steglitz, sera volontaire de guerre et tombera devant Verdun le 20 avril 1918. Il crée le chansonnier du mouvement, toujours d'actualité : le Zupfgeigerhansl.
• Toutefois la diffusion du mouvement de jeunesse Wandervogel est incompréhensible sans référence à la culture alternative qui se répandait en Allemagne à la même époque ; la figure-clef de ce renouveau culturel et métapolitique est l'éditeur Eugen Diederichs, qui fonde à Florence, Leipzig et Iéna une maison d'édition en 1896 (qui existe toujours aujourd'hui, sans renier son passé), la même année où Hoffmann lance son groupe d'excursionnistes sténographes à Steglitz. Diederichs est également inspiré par Langbehn et Paul de Lagarde. Mais il ne sombre pas dans un nationalisme étroit, il vise une universalité plurielle et alternative, qu'il oppose à l'universalisme monochrome et conventionnel du libéralisme dominant. On peut résumer la pensée et les objectifs de Diederichs en 8 points (que la dite Révolution conservatrice radicalisera après 1918) :
- 1) donner priorité à la vie et au dynamisme (apport de Bergson, dont il sera l'éditeur allemand) ;
- 2) nécessité de promouvoir une nouvelle mystique religieuse, en dehors des institutions confessionnelles rigides ; recours aux patrimoines germaniques (Edda) ainsi qu'aux religiosités traditionnelles et non chrétiennes de Chine et d'Inde ;
- 3) valoriser un art organique (Langbehn, les Pré-Raphaëlites anglais, Ruskin et ses cités-jardins, les prémisses de l'art nouveau/Jugendstil) ;
- 4) retour au romantisme en littérature ;
- 5) revaloriser les liens légués par le sang et le passé ;
- 6) penser la nature (pensée écologique avant la lettre) ;
- 7) forger un socialisme dynamique, anti-bourgeois, éthique, inspiré de la Fabian Society anglaise, de Jean Jaurès et de Henri de Man ;
- 8) susciter sans relâche la créativité chez les adolescents (Raison pour laquelle Diederichs soutient le mouvement Wandervogel).
• Notons que Diederichs fonde lui-même une société juvénile et festive (alors qu'il a largement dépassé la quarantaine) : la société SERA, qu'il finance généreusement, où des artistes et des musiciens de renom viennent animer les initiatives. La société SERA fête les solstices, milite en faveur d'une joie de vivre débarrassée des conventions rigides.
• Grand moment de l'aventure Wandervogel : le grand rassemblement de la jeunesse allemande, tous groupes confondus, sur le sommet du Hoher Meißner en 1913. Le philosophe Ludwig Klages écrit en souvenir de ce rasssemblement un discours sur la nécessité de préserver le donné naturel, inaugurant ainsi la pensée écologique qui ne cessera plus d'être virulente en Allemagne (sauf pendant les années 50 et 60). À partir de ce grand rassemblement, de nombreuses initiatives locales, étudiantes, lycéennes ou ouvrières se regroupent dans une structure souple et informelle qui reçoit le nom de Freideutsche Jugend.
• En 1914, la jeunesse se porte volontaire en masse pour la “Grande Randonnée” (Die Große Fahrt), qui se terminera tragiquement pour la plupart : des 12.000 Wandervögel d'avant-guerre, 7.000 ne reviendront jamais des champs de bataille. Trois valeurs éthiques fondamentales animent ces jeunes volontaires : l'absence d'intérêts (matériels et personnels), l'altruisme et la camaraderie. Cette éthique s'exprime dans le livre de Walter Flex, Der Wanderer zwischen beiden Welten (Le Randonneur entre les deux mondes).
• Ernst Jünger, récemment décédé, a également été jeune Wandervogel en 1911-12. Il dépassera l'éthique purement naïve et romantique du Wandervogel dans les tranchées et réfléchira sur l'irruption de la technique dans la guerre.
• Après 1918 : nécessaire réorganisation dans un climat de guerre civile entre Rouges et Corps Francs. Enrôlement de jeunes dans les Corps Francs en Silésie contre l'armée polonaise, dans le Corps Franc Oberland contre les Rouges en Bavière.
• Trois groupes dominent dans l'immédiat après-guerre : la Freideutsche Jugend (Jeunesse libre-allemande), les Landesgemeinden (Communautés rurales) et le Kronacher Bund (Ligue de Kronach). Mais ils connaîtront l'échec, vu l'impossibilité de réconcilier l'esprit Wandervogel d'avant 14, l'esprit des jeunes soldats revenus du front (désillusion, amertume, lassitude face aux discours trop idéalistes/cf. Jünger, déconfessionalisation, etc.), l'esprit de la “génération 1902”, qui n'a pas eu le temps de connaître le front et l'idéalise outrancièrement et hors de propos. Volonté générale : pas d'activisme politique, ni gauche ni droite, mais toujours opter pour le “renouveau” (Bergson !).
• Une personnalité se profile : le manchot Ernst Buske, non mobilisé à cause de son terrible handicap, animateur dans le Reich en guerre des groupes de jeunes non encore mobilisés, inspirateur du Altwandervogel (une ligue qui entendait préserver les valeurs et l'esprit du premier mouvement de Fischer), juriste professionnellement actif au service d'une association paysanne en Allemagne du Nord-Ouest, personnalité forte, tranquille, mûre, idéaliste, modeste, hostile à toute grandiloquence visionnaire, pragmatique. De 1920 à 1922, Buske fonde un nouveau concept : celui de Jungenschaft. En 1925-26, ce concept est à la base de la fondation d'un nouveau grand mouvement, la Freischar (Libre bande), qui comptera de 10.000 à 12.000 membres, dont les 3/4 avaient moins de 18 ans. La Freischar regroupait de petites unités locales d'une moyenne de seize jeunes. Buske meurt subitement en 1930.
[Ci-dessous : défilé de la Freischar : “Plus jamais de guerre”]
• La Freischar a compté en son sein de fortes et célèbres personnalités du monde des lettres et de l'université, notamment les philosophes Hans Freyer, Leopold Dingräve (du Tat-Kreis révolutionnaire-conservateur), Eugen Rosenstock-Huessy (théoricien des révolutions européennes, que l'on range à tort ou à raison dans la catégorie de la Révolution conservatrice) et l'activiste socialiste Fritz Borinski (auteur d'une excellente histoire du Wandervogel et des mouvements de jeunesse). À noter également la présence au sein de la Freischar de Johann Wilhelm Hauer, futur animateur de la Deutsche Glaubensbewegung (Mouvement de la foi allemande), un mouvement souhaitant retourner aux racines religieuses de l'Europe et réhabiliter toutes les religiosités qui fondent les communautés humaines. Le thème central de la démarche de Hauer est effectivement la communauté. Il exprimera ses idées dans un mouvement de jeunesse plus philosophiques, le Köngener Bund (Ligue de Köngen), qui organisera des colloques et des débats contradictoires très importants, notamment avec Martin Buber.
• Matthias von Hellfeld, auteur d'ouvrages sur les mouvements de jeunesse allemands des années 30, mélangeant critique et enthousiasme, nous dresse un panorama des ligues de jeunesse de l'époque (Bündische Jugend), qui venaient de prendre le relais de la Freischar après le décès de Buske en 1930. M. von Hellfeld distingue :
◘ 1) Le courant idéaliste, fidèle à l'esprit de 1913 (Rassemblement sur le Hoher Meißner, discours de Klages) et à l'esprit de la Freideutsche Jugend.
La Deutsche Freischar de Buske renoue avec cette tradition et entend concrétiser son rêve de Jugendreich par l'organisation régulière de “camps de travail” (Arbeitslager) où jeunes paysans, ouvriers et étudiants peuvent se retrouver pour construire une nation solidaire. L'esprit pragmatique de Buske a pu s'y exprimer. À sa mort, la direction du mouvement est reprise en main par l'Amiral von Trotha, adversaire en 1919 d'une élimination par la force armée des officiers putschistes de Kapp (ultra-droite ; cf. Histoire d'un fascisme allemand : les corps-francs du Baltikum et la Révolution conservatrice, D. Venner). Beaucoup de jeunes voient d'un mauvais œil le contrôle de ce vieil officier conservateur. D'où des dissidences ou, plus exactement, l'autonomisation de groupes menés par de jeunes chefs charismatiques.
Parmi eux :
• La Deutsche Jungenschaft von 1. 11 (Jeunes Allemands du 1er Novembre ; en abrégé : d.j.1.11), dirigée par Eberhard Koebel , qui s'était déjà heurté à Buske en 1928 (Koebel n'est exclu de la Freischar qu'en 1930). Grande originalité de ce groupe : il appréhende le monde de la technique de manière plus positive que l'ancienne tradition idéaliste, véhiculée de Fischer à Buske. Plus rebelle mais aussi plus intellectuelle, la d.j.1.11 aborde des sujets philosophiques, littéraires, s'intéresse à l'architecture et aux courants de l'art contemporain. Elle fonde un théâtre, introduit le banjo et la balalaïka russe dans le folklore du mouvement de jeunesse. Les influences scandinaves, finnoise (la tente laponne dénommé dans le jargon des mouvements de jeunesse allemands, la Kohte) et russes sont prépondérantes. La d.j. 1.11 sort du cadre strictement allemand-germanique, voire européen quand elle se met à idéaliser le samourai japonais. Koebel, dit “Tusk” depuis ses voyages en Scandinavie et en Finlande (tusk = allemand en langues scandinaves), crée un style nettement nouveau, un graphisme audacieux et moderne, plus dynamique et quelque peu futuriste. L'ensemble du mouvement de jeunesse tombe bon gré mal gré sous l'influence de cette étonnante modernité, y compris les groupements confessionnels, catholiques et protestants.
• La d.j. 1.11, fidèle à son romantisme scandinave, finnois et russe, a acquis une notoriété importante en Allemagne après avoir organisé une expédition sur les rives de l'Arctique et en Nouvelle-Zemble. “Tusk” en faisait évidemment partie et nous a laissé une description intéressante de la faune et des oiseaux des îles de l'Arctique. De même, on peut lire dans son carnet de bord, une fascination pour le jour éternel de la zone polaire en été.
Eberhard Koebel, dit “Tusk”
• Qualifié de “desperado du mouvement de jeunesse”, Koebel ne trouve qu'un seul allié réel, le Suisse Alfred Schmid, chef du Graues Korps (Corps Gris). Koebel fonde ensuite des “garnisons rouges-grises”, dont la première ouvre ses portes à Berlin en 1930. Ces garnisons sont des communautés d'habitation, où les jeunes peuvent vivre et loger, en dehors de toute tutelle adulte. En 1932, Koebel évolue vers le communisme et tente de mettre sa ligue au service du PC allemand, ce qui entraîne bon nombre de désaccords. Un ancien dira : « Je n'ai pas admis que Tusk ait envoyé des jeunes pour accompagner les colleurs d'affiches communistes dans les rues de Berlin ».
• Parallèlement aux garnisons rouges-grises, Koebel fonde des Kultur-Clubs, qui ont pour mission d'éduquer les jeunes « à la révolution et au socialisme ». Cette orientation non déguisée vers le communisme marxiste provoque des scissions : la d.j.1.11 se scinde en 4 groupes. Quand les nationaux-socialistes prennent le pouvoir en 1933, Tusk est arrêté par la Gestapo. En juin 1934, il émigre en Suède puis en Angleterre. Il mourra à Berlin-Est en 1955.
• Autre évolution intéressante après la mort de Buske et toujours de le cadre de la jeunesse “idéaliste” (selon la classification de von Hellfeld) : les Nerother, surtout originaires de Rhénanie. Ceux-ci inaugurent des expéditions lointaines, plus lointaines encore que celles organisées par Tusk. Ainsi, on a vu des Nerother escalader les parois des Andes et revenir avec des films extraordinaires, présentées dans les salles de cinéma de toute l'Allemagne, pour financer le mouvement, qui ne comptera jamais plus de 1.000 membres. Fondateurs du mouvement étaient les frères Oelbermann. Robert sera arrêté par la Gestapo et mourra à Dachau en 1941. Karl partira en Afrique pendant la guerre et ne reviendra que 19 ans plus tard dans une Allemagne complètement transformée.
◘ 2) L'aile völkisch :
Plus nationaliste, moins liée à la tradition idéaliste et hégélienne, l'aile völkisch comprenait des mouvements comme les Adler und Falken (Aigles et Faucons), les Geusen (Gueux), les Artamanen et la Freischar Schill. Les Artamanen fusionneront avec les services agricoles du IIIe Reich (leur activité principale avait été d'organiser des colonies agricoles dans les zones rurales de l'Allemagne et en Transylvanie roumaine, où vit une forte minorité allemande). Les ministres nationaux-socialistes Himmler (police) et Darré (agriculture) en firent partie. La Freischar Schill évolua vers le nationalisme-révolutionnaire, not. selon les directives des frères Strasser. Dirigée par Werner Lass, elle a pu bénéficier de la collaboration d'Ernst Jünger.
◘ 3) Les groupes nationaux-révolutionnaires :
Ils sont surtout animés par le Rhénan Hans Ebeling (Jungnationaler Bund - Deutsche Jungenschaft) et par le socialiste révolutionnaire Karl Otto Paetel, qui fondera le Gruppe sozial-revolutionärer Nationalisten (GSNR, en fr. : Groupe des Nationalistes Sociaux-Révolutionnaires). Paetel évoluera vers l'anti-fascisme, s'engagera côté républicain pendant la guerre civile espagnole, connaîtra un exil new-yorkais où il contribuera à lancer le mouvement contestataire de la Beat Generation dans les années 50. Il reviendra en Allemagne pour y mourir en 1969.
Citons encore la Schwarze Jungmannschaft de Heinz Gruber et la Bündische Reichsschaft de Kleo Pleyer.
À partir de 1933 vient la mise au pas progressive des ligues de jeunesse jugées trop indépendantes. Les jeunesses hitlériennes absorbent petit à petit les militants jeunes, marginalisant les chefs (Koebel, Paetel, Ebeling) et les contraignant à l'émigration.
• Les principes énoncés par Diederichs dans le cadre de sa maison d'édition et de son groupe SERA restent valables, non seulement sur le plan philosophique ou idéologique mais aussi et surtout sur le plan politique ; une traduction politique de ce programme en 8 points me paraît possible aujourd'hui, vu que ces 8 points résument parfaitement des problématiques qui travaillent, pour le meilleur comme pour le pire, la sphère politique européenne.
• Le discours écologisant du philosophe Klages en 1913 en souvenir du rassemblement au sommet du Hoher Meißner reste valable, en tant que texte fondateur de l'écologie fondamentale.
• Le pragmatisme de Buske reste valable.
• Les démarches philosophiques de Hauer restent valables : à l'individualisme et au collectivisme, il faut opposer la notion de communauté (communauté de travail, de combat, d'étude, de survie, de loisirs, etc.).
• Les innovations de Tusk sur le plan du graphisme et sur le plan de l'audace restent valables, même si on ne partage pas son engagement communiste des années 32/33. L'idée de faire des expéditions lointaines intéressantes reste valable. L'idée de ramener des documents sonores et filmés également.
Aujourd'hui, à la lumière de ce passé, un mouvement de jeunesse doit :
• conserver l'esprit du Wandern, surtout dans son propre pays. La redécouverte du terroir régional/national est un impératif de réenracinement, mais aussi un mode de contestation des voyages de masse sans aventure, où tout est prépéparé, nivelé, patronné et mâché d'avance (Club Med, etc.).
• combiner cet esprit randonneur avec un engagement philosophique cohérent et solide (modèles : Diederichs, Hauer), puis organiser cette cohérence sur le plan pratique (création d'une maison d'édition ; celle de Diederichs a tenu le coup jusqu'à aujourd'hui (elle a été fondée en 1896) en dépit des crises économiques allemandes de 1918-23, 1929, 1945-49 ; les colloques de Hauer se sont poursuivis après 1945 et le relais a été pris à sa mort ; l'initiative qu'il a lancée se poursuit toujours).
• ne pas se limiter aux randonnées, mais ne pas s'enfermer non plus dans les spéculations philosophiques stériles ;
• reste le problème de l'engagement politique : il est exact que du temps de Tusk, par ex., le jeune idéaliste était soit nationaliste soit communiste et souvent son choix oscillait entre ces 2 extrêmes. Aujourd'hui, la donne a changé dans la mesure où, comme le disait l'hebdo français Marianne, les jeunes de notre décennie n'ont plus que des soucis limités : faire de l'argent, refuser toute formation culturelle, refuser tout service à autrui, refuser de penser la politique, etc. Toutes les idéologies politiques dominantes sont responsables de ce désastre pédagogique et anthropologique, y compris les partis qui leur ont servi de véhicule. Rien qu'avoir le souci de la Cité aujourd'hui constitue déjà une contestation radicale du pouvoir en place. Donc un acte politique.
► Robert Steuckers, Nouvelles de Synergies Européennes n°34, 1998.
Une histoire des mouvements de jeunesse allemands (1896-1933) :
du Wandervogel à la dissolution des ligues par le régime national-socialiste
En 1986 venait de paraître en langue française chez Pardès (reprint éd. ACE, 2005] un opuscule didactique sur l’histoire des mouvement de jeunesse allemands [Jugendbewegung] de 1896 à 1933. Cet ouvrage, dû à la plume de Karl Höffkes avait été traduit, annoté et postfacé par le rédacteur en chef de Vouloir, Robert Steuckers. Ce livre, écrit avec le cœur, visait à initier le public francophone à un monde exaltant, un monde généré par l’âme romantique allemande. Les mouvements de jeunesse sont nés d’une volonté de rupture avec un monde sans foi, marqué par un optimisme matérialiste assez vulgaire, par la bonne conscience bourgeoise, par le culte des petits conforts. Deux ou trois générations d’Allemands ont été formées par cette concrétisation d’un vieux mythe, celui de la jeunesse autonome. Le livre de Höffkes n’est qu’une introduction. Puisse le dossier bibliographique qui suit susciter un intérêt croissant pour ce mouvement, en Suisse romande, en Wallonie et en France, où la vieille âme européenne, pendant 3 bonnes décennies, s’est émancipée de ces vieux dogmes… Et a su créer la seule vraie contre-société de ce siècle. Pourquoi ne pas réessayer, puisque l’imagination devait prendre le pouvoir ?
Les 4 phases de l’histoire du mouvement de jeunesse allemand
« C’est incontestablement la meilleure histoire du mouvement de jeunesse allemand ». Presque tous sont unanimes pour accepter ce jugement, porté sur le petit livre de Fritz Borinski et Werner Milch. Ces 2 auteurs ont quitté l’Allemagne nationale-socialiste, respectivement en 1934 et en 1938. Borinski, militant socialiste, échouera en Angleterre pour être déporté en Australie en 1940. En 1941, il revient à Londres et participe aux travaux d’une commission chargée de « rééduquer » les Allemands, une fois leur pays mis à genoux par les Alliés. W. Milch est libéré d’un camp de concentration en 1938 et choisit, lui aussi, la Grande-Bretagne comme terre d’exil. Il subit 6 mois d’internement à Exeter en 1940, pendant la Bataille d’Angleterre.
Leur livre s’inscrit donc dans un projet de « rééducation forcée ». Généralement, ce genre d’ouvrages ne brille pas par leur objectivité. À la propagande, il a été trop souvent répondu par la propagande, au dam de la vérité historique et de l’honnêteté intellectuelle. Pour ce qui concerne le mouvement de jeunesse, toutes les idées et tous les thèmes qui relèvent de lui ont été assimilés à leur traduction nazie. Ce type d’amalgame, heureusement, ne se retrouve nullement dans l’ouvrage de Borinski et Milch. Leur but n’est pas de condamner le phénomène de la Jugendbewegung mais, au contraire, de le ressusciter, de lui redonner vigueur et de restaurer sa pluralité, sa diversité, son foisonnement de perspectives d’avant 1933. Dans la courte préface à la première édition anglaise de 1944, ils disent clairement vouloir le retour de l’idéal de liberté spirituelle, propre aux Wandervögel et à leurs héritiers. Pour eux, le phénomène est indissociable de l’histoire allemande et ne saurait être biffé par décret.
L’intérêt historique de leur ouvrage réside principalement dans la classification chronologique qu’ils nous livrent. Quatre périodes marqueraient ainsi l’histoire du mouvement. 1) La phase du Wandervogel ; 2) la phase de la Freideutsche Jugend ; 3) la phase de la Bündische Jugend ; 4) la phase de dissolution par la répression nationale-socialiste. Ce canevas reste valable. L’évolution du mouvement de jeunesse s’est bien déroulé en 4 phases. L’histoire, après 1945, n’a pas permis l’éclosion d’une cinquième phase ; la rééducation a laminé la matrice de l’humanisme, sous prétexte que cette matrice avait engendré aussi le nazisme. Borinski et Milch n’ont pas vu leur espoir se réaliser.
Inaugurée par Karl Fischer, la première phase est essentiellement une réaction contre les rigidités bourgeoises, contre les attitudes guindées de la Belle Époque, le snobisme matérialiste, etc. Le Wandervogel de Fischer s’instaure comme une “nouvelle école”, plus proche de la nature, plus émancipée par rapport aux conventions et aux institutions scolaires, vectrices d’un savoir schématique. Le Wandervogel, c’est la contestation d’avant 1914. Le mouvement inaugure des contre-Institutions comme les auberges de jeunesse, revient au terroir et quitte les déserts de pierre que sont les villes, découvre le camping et les randonnées en forêt. Le Wandervogel rejette les frivolités du « bourgeoisisme » : il ne danse pas, ne suit pas la mode, condamne l’alcoolisme et l’abus de tabac.
La deuxième phase, celle portée par la Freideutsche Jugend, est en fait une phase de transition, entre le mouvement d’écoliers et de lycéens qu’était le Wandervogel et celui, plus politisé, de la phase bündisch. Cette phase est encore apolitique, dans une large mesure. Les Freideutsche communistes seront les premiers à être absorbés par une formation politique adulte. Par cette scission, le signal de la politisation générale de la société allemande est donné. La politisation s’enclenchera sous la pression des événements tragiques que connaît l’Allemagne : inflation, disette, réparations imposées par Versailles, agitation sociale, etc. Le grand sociologue Max Weber parlera, à ce propos, de « la nuit polaire des réalités politiques et de la paupérisation économique qui tuera l’extase de la révolution et étouffera le printemps d’une jeunesse exubérante et florissante ».
La fuite hors des réalités, la marginalisation voulue par Fischer se heurtent aux frustrations du réel social, frustrations dues au constat qu’il n’est plus possible, avec une économie aussi défaillante et une nation aussi asservie, de créer l’homme nouveau. Pour ôter les obstacles de la misère socio-politique, il faut, bien évidemment, agir sur le terrain politique… Les chefs des divers mouvements ne peuvent plus cultiver indéfiniment leurs dadas philosophiques ni poursuivre leur rêve romantique de liberté, de détabouisation sociale. Du magma d’idéaux idylliques ou fumeux, sublimes ou excentriques, naît la troisième phase : la phase bündisch.
L’anarchisme s’estompe. Les ligues qui se constituent acceptent désormais des principes directeurs et des hiérarchies organisatrices. Dans la foulée, les uniformes apparaissent et remplacent petit à petit les attirails chamarrés, les chemises colorées et les chapeaux à fleurs. Le “style” succéda ainsi à la fantaisie charmante. L’accent est mis désormais sur le Bund [ligue], en tant que communauté, qu’instance supra-personnelle (« Les personnalités meurent comme les mouches mais ce qui est objectif ne meurt jamais »). Le Bund recrute les meilleurs garçons et en ce sens il est élitiste. Mais ses chefs sont élus, comme chez les anciens Germains. Le Bund fonctionne démocratiquement : les chefs élus discutent plans et projets avec tous les membres.
Le principe d’autonomie demeure, malgré le changement de formes. Mais, quand la politisation de la société allemande atteint son paroxysme lors des campagnes électorales qui amèneront Hitler au pouvoir, ce principe d’autonomie s’avère terriblement faible face aux groupes politisés et fanatisés. Hitler avait toujours montré son mépris pour les “marginaux” des mouvements de jeunesse. Il fera tout pour que ceux-ci rejoignent les rangs de son parti ou disparaissent. Malgré une ultime tentative de regroupement, sous l’égide du vieil Amiral von Trotha, les Bünde finiront par être tous interdits et dissouts. Les récalcitrants seront impitoyablement pourchassés. Le nouveau totalitarisme allemand, comme le totalitarisme mou que nous subissons aujourd’hui, ne toléra aucun espace d’autonomie… Quand bien même serait-il sublime, efficace, sainement éducateur comme l’ont été les Bünde. À la brutalité des SA a succédé la bave de crapaud des journalistes inquisiteurs, des psychanalystes vicieux, des petits bourgeois écœurants, des consommateurs aux regards vides, des sujets silencieux et mornes de Big Brother…
♦ F. Borinski, W. Milch, Jugendbewegung : Die Geschichte der deutschen Jugend 1896-1933 / Jugendbewegung : The Story of German Youth 1896-1933, (édition bilingue), dipa-Verlag, Frankfurt am Main, 1967-1982, 139 p.
► Michel Froissard, Vouloir n°28/29, 1986.
Eberhard Koebel, dit “Tusk”,
créateur d’un mouvement de jeunesse radicalement antibourgeois
Parmi les mouvements de jeunesse, il y en a un qui s’est tout particulièrement signalé par son radicalisme antibourgeois : la dj.1.11 ou la Deutsche Jungenschaft 1.11 (1er novembre, date de sa fondation). Le radicalisme de ce mouvement est dû essentiellement à la personnalité de son chef et fondateur : Eberhard Koebel, surnommé “Tusk”. Né en 1907 à Stuttgart, fils d’un haut fonctionnaire, Eberhard Koebel a adhéré très jeune au Wandervogel. Plus tard il est passé à la Freischar, dont il deviendra Gauführer pour le Würtemberg en 1928. Cet homme de taille menue, nerveux et énergique, ne fut pas un théoricien. Ce fut surtout un artiste qui révolutionna le “style” des mouvements de jeunesse, en donnant un visage moderne à ses revues, en conférant à celles-ci un graphisme osé, épuré, moderne.
Sa célébrité dans le mouvement et dans toute l’Allemagne, “Tusk” la doit à ses innovations. Et celles-ci n’étaient pas seulement d’ordre graphique. Inlassable voyageur, Koebel avait campé et vécu avec les éleveurs de rênes en Laponie, sillonné le Nord de la Russie d’Europe, débarqué en Nouvelle-Zemble. De ces voyages inédits et franchement originaux, “Tusk” rapporte, outre son surnom (“L’Allemand” en scandinave), la Kohte (la tente des Lapons), la Balalaïka et le Banjo. Cette tente noire et ces instruments de musique seront adoptés avec enthousiasme par les jeunes. “Vivant avec intensité”, Koebel parcourt son pays à moto (autre trait de modernisme) pour recruter de nouveaux membres. Les Wurtembergeois de Tusk font progressivement scission au sein de la Freischar et, le 1er novembre 1929, se rassemblent derrière la bannière de la dj.1.11. Tusk possède désormais son propre mouvement auquel il donnera un style original et une éthique nouvelle. Ce style et cette éthique marqueront le camp qu’il organisera en 1931 (Sühnelager).
Un style nouveau naît : froid et hiératique dans ses aspects extérieurs, incandescent et fou dans sa dimension intérieure. Tusk élimine le romantisme passéiste de l’ancien Wandervogel, qui idéalisait trop le Moyen Âge, au risque de dégénérer en mièvreries, en kitsch à la Hollywood. En cela, Koebel est bien le contemporain des futuristes italiens et soviétiques et d’Ernst Jünger, prophète annonciateur de l’avènement de l’ère “métallique”. Parallèlement à ce culte de l’homo metallicus, les groupes animés par Tusk idéalisent la figure du Samouraï, anticipant ainsi la vogue occidentale pour Mishima. Koebel/Tusk, Allemand de Weimar, incarne aussi les contradictions de son temps : il agit politiquement à la croisée des chemins. Jusqu’en 1932, son action n’est guère politisée. Mais, dès cette année fatidique, où la crise atteignait son apogée, Koebel se jettera dans l’aventure politique. Ses positions, jusque là, avaient été finalement assez conventionnelles ; il était un nationaliste allemand non extrémiste, qui contestait surtout l’annexion de la Posnanie et du Corridor à la Pologne. L’idéal du soldat, chez Koebel/Tusk, n’est pas au service d’une cause nationale bien précise. Comme chez Jünger et Drieu. Il est davantage religieux et éthique.
Le nationalisme de Tusk n’est pas hostile à la Russie. Cet immense pays, pour lui comme pour Niekisch n’a pas été perverti par les Lumières (Berdiaev ne l’aurait pas démenti), qui ont fait vieillir les peuples d’Occident. Le romantisme russophile triomphe dans les rangs de la dj.1.11. Pêle-mêle, sans a priori idéologique, les garçons de ce mouvement chantent la geste de Staline et des armées rouges et les prouesses des soldats blancs de Koltchak. Ils lancent à travers toute l’Allemagne la mode des chants cosaques. Au Sühnelager de 1931, Tusk dirigera sa troupe (Horte), vêtu d’une pelisse cosaque et d’une toque de fourrure.
Avec ce style, impliquant une rupture totale avec le monde adulte et bourgeois, Koebel/Tusk réalise radicalement les vœux initiaux du mouvement de jeunesse. II déclara un jour : « La jeunesse, est la valeur en soi et la maturité est presque a priori une mauvaise chose ». Pour Tusk, platonicien qui s’ignore, il faut couper dès que possible la jeunesse des compromissions que lui impose le monde adulte. Il faut la préserver des miasmes du bourgeoisisme. Koebel/Tusk luttera dans ce sens contre les mouvements traditionnels, dont le style ne provoque pas cette rupture thérapeutique. Les idéologèmes du peuple (Volk), de la patrie (Heimat) et du Reich, qui mobilisent aussi le monde des adultes, doivent céder le pas au concept radical de l’ORDRE. « Dans l’ORDRE, écrit Tusk, conçu comme communauté autonome, comme communauté de choix, comme communauté libre de toute attache aux choses révolues, l’homme jeune trouvera l’assise de son être ».
Avec la volonté de créer un ordre imperméable aux influences délétères de la société libérale, Tusk oppose 2 modèles anthropologiques antagonistes ; l’un constitue l’idéal à atteindre ; l’autre représente la négation du premier, le pôle négatif, le repoussoir. Ce dernier, il le baptise « le modèle répétitif ». « C’est le modèle de l’homme qui parasite et végète dans le maximum de confort possible. Cet homme-là veut vivre le plus longtemps possible, ne jamais être malade, ne jamais souffrir physiquement, ne jamais exprimer d’idées ; il souhaite mâchonner du déjà mâché, répéter ce qui lui a été dit, être heureux quand la routine quotidienne s’écoule sans bouleversements majeurs. Face aux moutonniers du répétitif, se dresse le membre de l’ORDRE, libre de toute espèce d’obligation à l’égard des visions-du-monde caduques, libre de ne pas répéter les slogans conformistes, libre de ne pas devoir fréquenter les répétitifs, d’adopter leurs formes de vie et leurs idées ». Symbole de cette attitude devant la vie : l’Eisbrecher, le “Brise-glace”.
Pour “briser la glace” qui fige les sociétés, les formes et les idées, l’ORDRE doit créer une discipline de fer. Il faut saluer ses supérieurs, leur obéir sans discuter car cette obéissance-là donne naissance à la liberté, elle provoque la rupture. Les vêtements du membre de l’ordre doivent être impeccables ; son langage doit être châtié et épuré de gros mots.
Mais l’ordre ne subsistera pas intact sous la pression des passions politiques. Tusk choisira d’abord le NSDAP, puis le parti communiste pour, enfin, abandonner la chimère de vouloir transposer ses idéaux dans une formation politique. Les communistes ne cesseront jamais de se méfier de lui. Tusk essaiera alors de noyauter la Hitlerjugend, en demandant à ses lieutenants d’y acquérir des postes de commandement. L’échec ne devait guère se laisser attendre… L’itinéraire politique de Tusk l’a mené au-delà de la gauche et de la droite, tout comme ceux des nationaux-bolchéviques et nationaux-révolutionnaires autour de Niekisch et Paetel.
Cette position entre 2 chaises était difficile à tenir. En janvier 1934, Tusk est arrêté par la Gestapo ; il tente de fuir et se fracture le crâne, avant d’être relâché. Il quitte l’Allemagne et se réfugie en Suède. Sa vie publique était finie. Le maladie s’empare de son corps et ne le lâchera plus. À Londres, deuxième étape de son exil, il tentera de gagner péniblement sa croûte comme photographe et professeur de langues orientales. Les exilés communistes acceptent de l’écouter mais n’acceptent pas sa candidature de membre. Toutes ses tentatives de reprendre le combat tournent à l’échec. Après la guerre, à Berlin-Est, il n’aura pas plus de chance. Il y mourra seul en 1955, à l’âge de 48 ans.
Tusk : une figure à redécouvrir. Une figure qui résume au fond toute la philosophie allemande depuis Herder. Une philosophie qui privilégie, dans ses explorations de l’aventure humaine, les balbutiements primordiaux aux productions des âges mûrs. Une philosophie qui se jette à corps perdu dans les mondes homériques et rejette les mièvres esthétiques hellénistiques… Le culte de la Russie et celui du Samouraï rejoignent cette vieille option. Tusk : une figure au-delà de la droite et de la gauche, au-delà des insuffisances politiciennes…
♦ Helmut Grau, dj. 1.11, Struktur und Wandel eines subkulturellen jugendlichen Milieus in vier Jahrzehnten, dipa-Verlag, Frankfurt am Main, 1976, 186 p.
♦ Clans Graul, Der Jungenschafter ohne Fortune. Eberhard Köbel (tusk) erlebt und biographisch erarbeitet van seinem Wiener Gefährten, dipa-Verlag, Frankfurt am Main, 1985, 248 p.
► Bertrand Eeckhoudt, Vouloir n°28/29, 1986.
Lukanga Mukara : une satire de l’Allemagne wilhelmienne
[Ci-dessous couverture de la première édition de Lukanga Mukara. Cet ouvrage est bien le produit de son époque. En effet, le début du siècle a vécu sous le progressisme libéral. Sur le plan intellectuel, cette “béatitude” a suscité pas mal de réactions. Georges Sorel parlait de la bourgeoisie qui oubliait ses vertus quiritaires pour se noyer dans le frivol. La réaction de Paasche sera, elle, moralisante et critique. Il opposera le mythe du bon sauvage, étranger aux bouffoneries occidentales. Le mouvement de jeunesse se comparera à cette humanité innocente, annonciatrice d'un “homme nouveau”]
Hans Paasche est né à Rostock le 3 avril 1881. Fils de Hermann Paasche, professeur d’économie et député national-libéral devenu, au cours de sa brillante carrière politique, Vice-Président du Reichstag, iI deviendra “cadet de la mer” puis, à 20 ans, officier de marine. Quatre années plus tard, il part en Afrique pour mâter une révolte indigène. Cette expérience provoque, chez lui, un retournement de perspective. La victoire facile des Allemands sur les indigènes lui fait douter de la validité de la chose militaire. II devient pacifiste sans éclat, avec toute l’intensité de la conversion intérieure. En découvrant l’Afrique, en photographiant pour la première fois des éléphants et des lions de près, dans leur milieu naturel, Paasche devient un défenseur acharné de la nature, du monde animal et, simultanément, un ennemi farouche, froidement passionné et résolu, du matérialisme économiste occidental, de la mentalité consumériste qui se dessine à l’aube de notre siècle et de la fébrilité insensée qui agite — avec quelle vanité ! — la Belle Époque.
Ces positions philosophiques, Paasche les communiquera à ses camarades des mouvements de jeunesse. Dès octobre 1913, il participe à la célèbre fête du Hohen Meißner, qui célèbre le centième anniversaire de la bataille des nations, livrée à Leipzig en 1813. En 1911, il fait partie de la rédaction de la revue Der Vortrupp. Plus tard, il passera à celle de Junge Menschen. La nature africaine, vierge des souillures industrielles, l’âme africaine, vierge des miasmes du matérialisme et du consumérisme, continuent à le fasciner. Avec sa jeune épouse Helga, il part, en 1910/11, explorer les sources du Nil. C’est là qu’il rencontrera Lukanga Mukara, un jeune notable indigène, interprète du roi Ruoma de Kitara et natif de l’île Ukara située au milieu du Lac Victoria. Paasche dialoguera longuement avec cet intermédiaire ignorant la civilisation occidentale. C’est ce dialogue que reprend son célèbre conte Die Forschungsreise des Afrikaners Lukanga Mukara ins innerste Deutschland (Le voyage de l’Africain Lukanga Mukara au plus profond de l’Allemagne). Mais les rôles y sont inversés. C’est l’Africain qui visite l’Europe et s’étonne des mœurs bizarres des indigènes. Un peu semblable aux Lettres Persanes de Montesquieu, ce livre renoue avec les meilleurs principes de la satire corrosive et mordante ; l’ouvrage deviendra rapidement un best-seller.
Lukanga Mukara écrit à son roi demeuré en Afrique et lui fait part des impressions qu’il recueille dans l’Allemagne wilhelmienne, bourgeoise et cossue. Les marottes européennes sont prises à partie : règles de politesse ridicules et désuètes, inhumanité du travail, culte bouffon du papier-monnaie, accoutrements grotesques, manie du tabac et de l’alcool, etc. Qu’on en juge par cet extrait :
« Grand Roi ! Unique Roi ! Saches que le pays où je voyage présentement s’appelle Allemagne. Les naturels de ce pays ne comptent pas au moyen de bœufs ou de chèvres, ni de perles de verre, ni de coquillages ou de ballots de coton. Ils ont de petits morceaux de métal et du papier colorié… Et ce papier vaut plus que le métal ! Il existe même un papier qui vaut plus que tous ces bœufs ! Et quand je dis à ces indigènes que nous, à Kitara, nous manipulons une toute autre monnaie, ils répondent que ce qu’ils ont, eux, est meilleur et demandent s’ils doivent venir chez nous et t’apporter ce “meilleur”.
L’ensemble de ce qu’ils veulent nous apporter, ils le nomment du mot Kultur. Tous ces indigènes ne se promènent qu’habillés. Même pour se baigner, ils mettent un vêtement léger. Personne n’a le droit d’aller nu et personne ne trouve inconvenant et ridicule de porter des vêtements. Et ce que ces Wasungu (les Allemands, ndt) doivent porter sur le corps est prescrit par des artisans qui cousent ces vêtements. Ce sont surtout les indigènes les plus riches qui suivent leurs prescriptions à la lettre…
Et puis il y a le “faire-la-fumée”. Ils font venir des feuilles roulées d’une plante rare, font une flamme et allument ces rouleaux à une extrémité. L’autre extrémité, ils la coincent entre leurs dents. Ils ferment alors leurs lèvres et aspirent, de façon à ce que la fumée pénètre dans leur bouche. De leur bouche, ils expirent la fumée dans l’atmosphère et la pièce où ils se trouvent s’emplit alors de cette fumée sortie de leurs poumons… Puis ils installent des tonneaux remplis d’un liquide brun et puant et parlent haut de la mousse blanche qui nage à la surface de ce liquide et qu’ils nomment la “fleur”… Tous les Wasungu ne font pas de la fumée puante. On distingue chez eux les puants des non-puants. Quand l’atmosphère est devenue suffisamment pestilentielle, on discute pour savoir s’il faut ouvrir une porte…
Ô Rigombe, toi qui vit au-dessus de la montagne de feu et qui rafraîchit tes pieds dans la neige, protège nous, mon Roi et moi, son serviteur… »
Paasche, par le truchement de son héros africain, critique la consommation naissante : « En Allemagne, pas un homme ne peut être heureux sans travailler, sauf s’il a beaucoup d’argent. Et quand ils ont de l’argent, ils ne l’utilisent pas pour faire leur bonheur, ce qui ne coûterait rien mais se laissent convaincre par d’autres qui, eux, veulent gagner de l’argent, d’acheter, pour compléter leur bonheur, toutes sortes de choses qui n’ont aucune espèce d’utilité et qui sont fabriquées dans les bâtiments qui font de la fumée. Je pense qu’un homme qui se satisfait de peu et n’achète rien n’est pas bien vu en Allemagne. En revanche, un homme qui s’entoure de mille choses qu’il conserve, protège, enferme, nettoie et doit contempler chaque jour, acquiert une certaine considération… »
Quand la Première Guerre mondiale éclate, Paasche, rejoint la Marine et participe aux combats pendant 2 ans. Dégoûté de la guerre, il quitte l’uniforme, devient un pacifiste militant, connaît la prison, est libéré par les soviets de matelots, d’ouvriers et de soldats qui l’élisent à la tête d’une commission puis se retire de toute vie active et réside sur ses terres. Sa femme meurt et quelques mois plus tard, à la suite d’une fausse dénonciation, une soixantaine de soldats de la Brigade Ehrhardt se présentent chez lui et l’abattent, croyant découvrir dans sa demeure un arsenal secret.
Paasche est l’un des premiers satires modernes de la société libérale avec ses absurdités de consommation et d’administration. Sa fille Helga dénonce les tentatives de récupérer Paasche politiquement. Durant sa courte vie, il est resté un esprit solitaire et indépendant. Pour lui, le mal, c’est l’esprit matérialiste généré par les faux concepts qui régissent nos économies occidentales. Comme Ezra Pound, autre grand solitaire, Paasche pense que « l’économie politique qui prévaut aujourd’hui met au centre de ses préoccupations la chose morte et non l’homme ».
Homme de gauche et chrétien marginal, Paasche a lutté dès sa jeunesse contre l’alcoolisme. En ce sens, il est une sorte d’utopiste puritain qui considère que l’alcool est le ferment de la décadence européenne. Son obsession de la décadence le marginalise paradoxalement par rapport aux milieux de gauche de son temps qui vénéraient l’idole “progrès”.
L’humanisme de Paasche peut laisser sceptique. On peut ne pas partager sa sublime naïveté et ce qu’elle implique sur le plan politique, c’est-à-dire la critique incisive sans contrepartie constructive. Mais qui resterait insensible à son plaidoyer pour le monde animal, aux phrases dures qu’il a écrites pour stigmatiser la chasse aux oiseaux pour vendre des plumes aux modistes des bourgeoises, la chasse aux phoques pour offrir des paletots à toutes ces sinistres cloches pomponnées, etc. Avec Paasche, comme plus tard avec un philosophe aussi profond que Klages, on découvre une vision acceptante de la Vie, du cosmos, de la totalité biologique. Et un dégoût bien campé pour les grimaces et les singeries que sont les conventions sociales stériles. Le rêve des mouvements de jeunesse allemands, du Wandervogel initial à la Freideutsche Schar, a été de créer un Jugendreich, un Reich de la jeunesse, où ces reliquats, ces bouffonneries n’auraient plus de place.
Quelle bonne idée a eue Helmut Donat, l’éditeur de cette réédition de Lukanga Mukara…
♦ Hans Paasche, Die Forschungsreise des Afrikaners Lukanga Mukara ins Innerste Deutschland, Donat & Temmen Verlag, Bremen, 1989, 136 p.
► Serge Herremans, Vouloir n°28/29, 1986.
◘ Hommage à Peter Schmitz
Peter Schmitz était un garçon formidable, calme et doux, déterminé et sûr de son engagement. Quiétude et détermination, voilà les 2 qualités que Schmitz reflétait d’emblée. Il nous avait rendu visite 2 fois lors de séminaires du comité de rédaction de Vouloir et Orientations, qui se tenaient chaque année en Flandres, avant que nous ne joignions nos efforts à ceux de la FACE, pour organiser nos universités d’été estivales. Thierry Mudry, Christiane Pigacé, nos camarades marseillais de Libération païenne et plus tard de l’équipe de Muninn, Ralf Van den Haute du magazine Europe-Nouvelles, Eric Van den Broele, Rein Staveaux, les jeunes du mouvement De Vrijbuiter, les Burschenschafter viennois, Alessandra Colla, Marco Battarra et moi-même conservons un souvenir ému de celui qui avait rendu justice au mouvement des Artamanen en leur consacrant une thèse de doctorat. C’est en son souvenir, notamment, que nous voudrions activer l’initiative Jeune d’Europe. La responsable allemande de ce projet, Beate-Sophie Grunske, rend ici à Peter Schmitz l’hommage qu’il mérite et nous reproduisons la recension qu’avait consacrée à son livre l’historien Jan Creve, créateur du mouvement de jeunesse libertaire, régionaliste et écologiste flamand De Vrijbuiter. (RS)
Il y a un an environ, notre ami Peter Schmitz est mort inopinément dans un accident d’auto. Beaucoup d’entre nous l’avaient connu sous son nom de randonneur, “Wieland”. Dans tout le mouvement de jeunesse allemand, P. Schmitz avait acquis une popularité bien partagée grâce à son livre Die Artamanen, Landarbeit und Siedlung bündischer Jugend in Deutschland 1924-1935.
C’est en 1985 que sa thèse sur le mouvement des Artamanen est publiée sous forme de livre. Quand Schmitz a abordé cette thématique, une véritable mutation s’est emparée de sa personne, a modifié la trajectoire de sa vie. Mais, indépendamment de cette sorte de transfiguration personnelle, sa thèse est très importante car elle constitue une contribution à l’histoire du mouvement de jeunesse allemand à équidistance entre la rigueur scientifique, la distance que celle-ci implique et l’intérêt et l’enthousiasme que cette thématique peut susciter chez le chercheur.
Les Artamanen constituaient en effet un courant particulier au sein du mouvement de jeunesse allemand de l’époque de Weimar, dont la pensée et les idées motrices étaient pour une bonne part dérivées de la matrice dite völkisch (folciste). “Folciste”, cela signifiait pour une ligue comme celle des Artamanen, focalisée comme l’indique le titre du livre de Schmitz sur le travail rural et sur la colonisation de terres en friche, un phénomène typiquement urbain, dans des villes où l’on cultive justement la nostalgie de la vie à la campagne et des rythmes immuables de l’existence paysanne. Les jeunes citadins, en cette époque de crise, constataient qu’ils ne devaient plus espérer une embauche dans l’industrie ou dans le secteur tertiaire, en dépit des aptitudes professionnelles qu’ils avaient acquises ; une fraction d’entre eux a donc décidé de se consacrer entièrement à l’agriculture, non pas dans l’espoir de faire fortune, mais justement pour vivre en conformité avec leurs idéaux folcistes.
L’intention des Artamanen était aussi nationaliste et anti-capitaliste : les associations de propriétaires terriens faisaient venir des travailleurs agricoles et saisonniers polonais dans les provinces orientales de l’Allemagne (Poméranie, Brandebourg, Silésie), ce qui donnait à ces Polonais le droit de revendiquer le sol qu’ils cultivaient. Dans leur logique folciste, les Polonais et les Artamanen disaient : le sol appartient à celui qui le cultive. Ensuite, à l’instar de tout le mouvement de jeunesse de l’époque, les Artamanen souhaitaient lancer un pont entre, d’une part, les citadins aliénés, ignorant l’essentiel que sont le travail et la production agricoles pour la vie d’une nation, et, d’autre part, les populations rurales qui conservaient tout naturellement les linéaments d’une culture paysanne germanique pluri-séculaire, des coutumes fondamentales dans le patrimoine de la nation et surtout les réflexes communautaires de la vie villageoise.
Dans leur majeure partie, les travaux agricoles entrepris par les Artamanen étaient ponctuels et temporaires : ils exécutaient des tâches saisonnières de mars à décembre. À une époque où le chômage était omniprésent et où l’État n’assurait pas le minimum vital parce qu’il ne le pouvait plus, l’Artambund devenait automatiquement le lieu où la jeunesse idéaliste se retrouvait, où ces jeunes condamnés au chômage recevaient une aide en échange d’une activité productive : ils bénéficiaient d’un logement et de la nourriture et/ou d’un salaire modeste correspondant à celui des travailleurs saisonniers polonais. L’égalité de traitement entre les Artamanen, aux mobiles idéalistes, et les travailleurs polonais a conduit à des conflits avec les propriétaires terriens car ceux-ci refusaient les revendications des Artamanen qui exigeaient un minimum de partenariat social. Résultat de ce conflit : les Artamanen établissent leurs propres communautés agricoles, où ils pouvaient pleinement vivre l’idéal du “Nous” communautaire, le fameux Wir-Gefühl, typique du mouvement de jeunesse.
Comme toutes les autres ligues de jeunesse, l’Artambund a été dissout après la prise du pouvoir par les nationaux-socialistes. Ses idées sont récupérées et reprises dans le cadre du Service Rural de la Hitlerjugend. Après 1945, les Artamanen ne ressuscitent pas, car la jeunesse prend malheureusement une toute autre attitude face à des valeurs telles l’altruisme, le sens du service et de la camaraderie ; ensuite, les conditions de la vie agricole sont complètement bouleversées. Les régions où se trouvaient avant-guerre les latifundia allemandes sont sous administration polonaise.
Au début des années 80, P. Schmitz, fils d’un médecin de Duisburg dans la Ruhr, commence à s’intéresser à ce mouvement et en fait l’objet de son travail de fin d’études. C’est donc en rédigeant une thèse sur les Artamanen qu’il termine son cycle d’ingénieur agricole à la Haute École de Kassel. La rédaction de cette thèse a été pour lui un tournant important dans son existence : il a eu l’occasion, au cours de son enquête, de rencontrer d’anciens Artamanen ainsi que tous ceux qui les avaient côtoyés. P. Schmitz a pu ressentir tout l’enthousiasme qui les avait animés lors de leur engagement dans les années 20. Il reste quelque chose de cet enthousiasme dans les ligues de jeunesse actuelles, ce qui a décidé Schmitz à s’engager à son tour et à participer à cette longue aventure.
Via un ami de son père, P. Schmitz prend connaissance du Wandervogel Deutscher Bund et, dès la fin de ses études, au milieu des années 80, il s’engage dans le mouvement de jeunesse, à un âge où la plupart des Wandervögel mettent un terme à leur vie de randonneurs, fondent une famille et amorcent une carrière professionnelle. Avec Holger Hölting, “Chancelier” de la Ligue, il co-dirige le mouvement Deutsch Wandervogel. Très vite, les 2 hommes font une excellente équipe. Schmitz préférait rester à l’arrière-plan, s’occuper des questions logistiques et des tâches de rédaction, tandis que Hölting prenait en charge la direction concrète du mouvement. Cela ne signifie pas que Schmitz restait confiné dans son bureau et que la vie du mouvement se déroulait sans lui. Schmitz, pourtant un garçon très calme, aimait les imprévus et les fantaisies qui émaillent la vie de tout mouvement de jeunesse. C’est ainsi qu’une expédition prévue pour le Sud-Tyrol n’est jamais arrivée à son lieu de destination mais… dans un camp du mouvement français Europe Jeunesse près de Lyon !
Très souvent, Schmitz aiguillait les expéditions vers les camps des groupes amis à l’étranger, notamment ceux du mouvement Vrijbuiter en Flandres ou d’Europe Jeunesse en France. C’est au cours d’un de ces camps que Schmitz a rencontré l’amour, en la charmante personne d’une jeune Flamande, Anne. Au printemps 1990, le couple se marie et s’installe à proximité de Kassel, où Schmitz travaille dans le domaine de la protection du patrimoine hydrographique, pour le Land de Hesse. La vie professionnelle commençait, mais Schmitz n’abandonnait pas ses idéaux : on pense qu’il continuait à conceptualiser une forme nouvelle de colonisation communautaire, parfaitement réalisable dans les conditions actuelles. Il en avait déjà parlé dans son livre, mais trop vaguement. Schmitz, à la veille de sa mort, était devenu un ingénieur agronome expérimenté, fort d’un double savoir : il connaissait l’arrière-plan idéologique du rêve néo-paysan des ligues de jeunesse et il connaissait les paramètres scientifiques et écologiques de l’agriculture. Cependant, les projets écologiques du Land de Hesse ne lui convenaient pas. Il décida, avec la complicité d’un entrepreneur privé, de travailler dans un projet de recyclage que quelques communes voulaient lancer en guise d’alternative au système dit du “point vert”.
Avant que P. Schmitz n’ait pu se donner entièrement à ce projet nouveau, un accident d’auto met fin à ses jours, au printemps 1995. Anne lui donne une fille quelques mois plus tard.
Son livre sur les Artamanen est devenu un véritable manuel pour comprendre toutes les questions relatives à cette colonisation agricole intérieure, telle que l’a pratiquée le mouvement de jeunesse allemand. Voilà pourquoi Peter Schmitz restera vivant dans le souvenir de ses amis et camarades, de tous ceux qui ont le bonheur et l’honneur de le connaître.
► Beate-Sophie Grunske, 1996.
◘ L'aventure des Artamanen
À la fin du XIXe siècle, les premiers mouvements de jeunesse libres voient le jour en Allemagne. L'émergence de ces groupes correspondait bien à la mentalité “fin-de-siècle”, typique d'une urbanisation galopante avec, pour corollaire, un embourgeoisement de plus en plus accentué et de plus en plus critiqué. Les critiques à l'encontre de la société du XIXe siècle, jugée trop bourgeoise et trop matérialiste, suscitent un renouveau de la tradition des randonnées, de même qu'un intérêt de plus en plus prononcé pour la culture populaire et la vie traditionnelle à la campagne. Tout cela fournit un terreau idéal pour les auberges de jeunesse, les cercles de randonneurs, les groupes de danses populaires et les mouvements de jeunesse libres.
Les racines du mouvement Wandervogel, le premier mouvement de jeunesse libre en Allemagne, se situent résolument dans ce vaste mouvement protestataire. Toutefois, dans la phase initiale du mouvement de jeunesse libre, on ne trouvera nulle critique fondamentale de la société. Avant toute chose, ces garçons souhaitaient fuir l'emprise étouffante de la Belle Epoque et de son kistsch. Pour parvenir à leurs fins, ils s'en allaient dans le vaste monde et prônaient une existence libre, sans soucis, en osmose avec la nature. Il faudra attendre 1910 pour que l'on rompe avec ces tendances purement individualistes. Mais à partir de cette année-là, l'intérêt croît pour les danses populaires, les coutumes, les vieux lieder et les vieilles légendes, de même que pour l'histoire nationale allemande.
Avec la rencontre sur le Hoher Meißner, les 11 et 12 octobre 1913, la protestation contre la société bourgeoise s'exprime pourla première fois en toute clarté. On disait désormais sans ambages que l'on voulait créer un “royaume de la jeunesse” (Jugendreich) sans immixtion des adultes. Ce serait pour cette raison que les dizaines de ligues présentes se sont jointes à la Freideutsche Jugend. Tous voulaient dépasser l'individualisme de la période Wandervogel. Le désir de mener une action commune devenait de plus en plus fort et on croyait, dur comme fer, en la possibilité de forger une nouvelle communauté, une communauté vivante déployant son style propre, en opposition frontale à la société de masse des adultes.
Quand éclate la Première Guerre mondiale, ce rêve se brise en mille morceaux. Sur tous les fronts les volontaires issus du mouvement de jeunesse tombent au service d'une société qu'ils avaient méprisée. La guerre laissa ses traces aussi après Versailles dans le mouvement de jeunesse. Plusieurs ligues, dans les circonstances de l'époque, finissent par s'engager dans des mouvances politiques ou s'adonnent aux expériences les plus insolites. On ne pouvait plus parler d'unité. C'était le morcellement complet. Pourtant, certains groupes se maintiennent et des ligues plus vigoureuses voient le jour.
[Manifestation de membres du “Jungdo” (Jungdeutscher Orden), groupement de tendance national-révolutionnaire qui fut interdit en juin 1933]
Parmi ces ligues, l'une des plus remarquables fut celle des Artamanen qui, par le biais du travail agricole, voulaient jeter les bases d'une nouvelle communauté. L'émergence du mouvement des Artamanen trouve son origine, au début des années 20, quand, dans les cercles nationalistes de plus en plus de voix réclament l'introduction d'une service général du travail obligatoire. Ce fut notamment le cas du Jungdeutscher Orde d'Arthur Mahraun qui était, à l'époque, l'une des organisations nationalistes les plus importantes en Allemagne. Cet “Ordre” plaidait en faveur d'un service du travail obligatoire. En même temps, on constatait que dans certains cantons de l'Est de l'Allemagne, une minorité germanique se trouvait désormais en face d'une majorité étrangère, essentiellement polonaise. Ce déséquilibre ethnique était dû principalement au fait que les gros propriétaires terriens allemands faisaient systématiquement appel à des travailleurs agricoles saisonniers d'origine polonaise.
Ce problème existait depuis un certain temps déjà lorsqu'à la fin de l'année 1923, et au début de 1924, quelques appels sont lancés dans diverses publications. On demande aux jeunes de fonder des communautés de volontaires du travail pour reprendre les tâches habituellement dévolues aux ouvriers agricoles polonais. La constitution de ces communautés de travail était considérée comme un service volontaire au bénéfice du peuple allemand tout entier, comme un exemple par l'action et comme une possibilité d'échapper à l'urbanisation fatidique et de freiner la colonisation polonaise des terres de l'Est. C'est à la suite de ces appels que le mouvement des Artamanen se constitue. Artam signifie “gardien du pays”. Au début, le mouvement rassemblait vaille que vaille des individus issus de diverses ligues (surtout des garçons venus du Wandervogel, mais aussi des Catholiques du mouvement Quickborn, ensuite des anciens du Jungdeutscher Orde, des SA et des militants des Wehrverbände, c'est-à-dire des associations de défense des provinces de l'Est). Par la suite, il évolua pour devenir une organisation bien structurée, active dans les provinces de l'Est du Reich (surtout en Prusse orientale et centrale).
En avril 1924, les 80 premiers Artamanen, répartis en 11 groupes différents, commencent à travailler. Au cours de cette première phase, il s'agissait surtout de refouler les travailleurs saisonniers polonais et d'accentuer la densité démographique germanique dans les zones frontalières, mais, finalement, les intentions des Artamanen allaient plus loin. Ils voulaient jeter les bases d'une nouvelle communauté populaire qui devait prendre forme d'abord dans les régions de l'Est. En revalorisant le travail agricole, la jeunesse retrouverait ainsi sa véritable destination et renouerait avec la vraie essence du peuple. En transplantant une partie de la jeunesse citadine dans les campagnes, on voulait créer une nouvelle caste paysanne, soutenue par une organisation populaire bien structurée.
Cette volonté faisait du mouvement des Artamanen une organisation vraiment différente des autres ligues de jeunesse. Contrairement aux premières ligues, qui ne formaient que des communautés temporaires pour les fins de semaine, les Artamanen constituaient une communauté permanente s'étendant à toute l'année. Pendant la période de mars à décembre les Artamanen vivaient en petits groupes de 4 à 20 personnes regroupées sur la même exploitation agricole. Elles travaillaient ensemble et passaient ensemble leur temps libre dans des “troupes de jeu” (Spielscharen), présentes dès le début de l'aventure des Artamanen, afin d'organiser des randonnées pendant les heures chômées ou les mois d'hiver. Souvent, ils organisaient des soirées communautaires ou des discussions pour les jeunes des villages où ils séjournaient. De cette façon, les Artamanen voulaient contribuer à la revitalisation de la culture des campagnes. L'Artam-Bund — c'est ainsi que le mouvement s'appelera à partir de 1926 — noue les contacts nécessaires avec les propriétaires de grandes entreprises agricoles et avec les autorités. Il veille à ce que les contrats soient respectés et à ce que des logements décents soient disponibles, pour autant que ce n'ait pas été le cas.
Dans le courant 1929, 2.300 Artamanen étaient actifs dans 270 grandes fermes. L'Artam-Bund était alors au sommet de son développement. Hélas, cette année-là plusieurs conflits déchirent le mouvement... Depuis 2 ans environ, on essayait, au sein du mouvement des Artamanen, de se doter d'une installation permanente dans les régions de l'Est. Pour y parvenir, le mouvement aurait dû acheter plusieurs fermes qui auraient ensuite été exploitées en communauté. Tout le monde n'était pas d'accord au sein du mouvement pour concrétiser ce projet. Un certain nombre de responsables régionaux plaidaient plutôt pour la généralisation d'un service du travail rural. Par ailleurs, les Artamanen devenus nationaux-socialistes tentaient par tous les moyens de dissoudre le mouvement dans la NSDAP. Parmi les principaux partisans de cette absorption, il y avait Heinrich Himmler, qui fut, pendant un bref moment de sa vie, un Artaman. Ces dissensus conduisirent à une rupture. L'Artam-Bund congédia plus de la moitié de ses cadres et se consacra essentiellement au travail agricole. Par ailleurs, une nouvelle ligue voit le jour, l'Artamanen-Bündische Gemeinde für Landarbeit und Siedlung qui se consacra plus spécialement aux colonisations permanentes. Outre ces deux pôles, citons le Bund der Artamanen/National-sozialistischer Freiwillige Arbeitsdienst auf dem Lande, basé dans le Mecklembourg. Ce groupe, moins nombreux que les 2 autres, devait devenir le noyau dur du futur Service Rural de la Hitlerjugend.
En 1930, la Bündische Gemeinde achète sa première propriété en Prusse orientale. Dans la foulée, elle en achète d'autres. Entre 1930 et 1935, ils reprennent 158 exploitations agricoles. Parmi celles-ci, 46 étaient des installations communautaires. Les autres, après quelques années d'exploitation communautaire, ont été cédées à des Artamanen qui avaient décidé de demeurer sur place et de continuer la ferme par leurs propres moyens. On remarquera surtout que la ligue a toujours refusé de vendre des exploitations. Selon la Bündische Gemeinde, une politique de vente aurait pour conséquence immédiate que les installations iraient toujours aux seuls Artamanen qui pouvaient se le permettre financièrement. Cela aurait été en contradiction totale avec les buts du mouvement. La Bündische Gemeinde voulait donner à chaque Artaman la possibilité de commencer une exploitation agricole ou de prendre en charge la formation des nouveaux venus dans l'un des centres du mouvement. Les plus grandes exploitations communautaires de l'Artamanen-Bündische Gemeinde étaient celle de Koritten (1931) avec 150 ha et celle de Kopellow (1933) avec 582 ha.
Au cours de l'année 1934, l'Artam-Bund a dû faire face à des problèmes financiers croissants et a fini par devoir se faire absorber par le Service Rural de la Hitlerjugend. La Bündische Gemeinde, qui avait su préserver une relative autonomie, doit affronter de plus en plus de difficultés pour obtenir des terres. C'est la conséquence de la méfiance et du scepticisme des autorités nationales-socialistes et des multiples “organisations de colons”. Une année plus tard, le dernier groupe des Artamanen doit s'aligner sur les desiderata du parti. Il comptait encore environ 700 membres.
► Jan CREVE, Dietsland-Europa n°11/1988. Source : Peter SCHMITZ, Die Artamanen : Landarbeit und Siedlung bündischer Jugend in Deutschland. 1924-1935, Dietrich Pfaehler Verlag, Bad Neustadt, 1985, 168 p., nombreuses illustrations.
◘ Wandervogel : Révolte contre l'esprit bourgeois
Imaginons une nuit froide de janvier. Sur les champs abandonnés, sur les branches des pins mutilés qui jalonnent le chemin, il y a encore de la neige. Un poteau indicateur, taillé à la main, semble perdu au milieu de ce paysage sans vie. Il leur a souvent servi de point de rassemblement et indique : “Zum Fichteberg : 1 km”. Après tant d’années de vagabondages joyeux, les voilà qui entreprennent la dernière marche en commun. Demain, déjà, l’un des deux jeunes gens qui suivent ce chemin durci par le gel, quittera la ville pour séjourner pendant des années à Constantinople. Et les voilà qui atteignent le sommet où trône un imposant château d’eau.
Karl Fischer, le plus jeune des deux, jette un regard sur les lumières de la petite ville, qu’ils distinguent à travers le brouillard vespéral qui tombe. Les citoyens de Steglitz ont terminé leur journée de labeur et rallient l’âtre pour y chercher chaleur. Hermann Hoffmann, plus grand et plus posé que son jeune compagnon, reprit alors la conversation interrompue. Il se remémore les événements passés. Que n’avaient-ils pas créé au départ de sa société de sténographie de Steglitz, société qu’il avait fondée quelques années auparavant dans le Gymnasium de la ville ! C’était en 1896. Très vite les exercices de sténo furent remplacés par de petites promenades. Et celles-ci devinrent, petit à petit, le centre réel de leur vie communautaire.
Les excursions en forêt et dans les vallées de la région s’allongèrent toujours plus, pour devenir des randonnées respectables. Tout le Harz fut sillonné de leurs pistes. Mais c’est surtout la randonnée de l’année précédente qui hante, vivante, leurs mémoires : ils ont marché et marché dans les forêts de Bavière et de Bohême. Ils ont planté leurs tentes quand tombaient des hallebardes. Ah ! ces journées de marche et cette vie simple ! Ces cuissons communautaires avec feu de bois et marmites fumantes ! Et la fête du solstice sur le sommet du Grosser Falkenstein ! Le départ de Hoffmann risque de mettre fin à tout cela. Longtemps il a réfléchi pour savoir lequel de ses jeunes chefs serait le plus capable de poursuivre l’œuvre créée et de sauver de la dissolution le groupe d’amis qu’il avait rassemblé autour de lui. Un seul lui semble capable de mener à bien cette tâche et il veut l’en convaincre : Karl Fischer.
Mais cela ne lui coûtera pas beaucoup d’efforts. Depuis longtemps déjà, Karl Fischer est décidé à reprendre le flambeau et à donner un souffle nouveau à ce qu’ils avaient commencé ensemble. Hoffmann avait trouvé son successeur : très rapidement, ils s’étaient mis d’accord pour continuer l’organisation des randonnées d’écoliers sous la houlette de Fischer. Hoffmann n’est pas un penseur révolutionnaire. Il estime suffisant de diriger une association de Gymniasten inscrits au cours de sténographie et férus de randonnées, avec l’accord des instances directrices de l’école et des autorités, et en respectant scrupuleusement le système des valeurs de l’Allemagne bourgeoise et wilhelmienne.
Les plans de Fischer, en revanche, sont nettement plus “subversifs”. Leur style et leur ampleur sont tels qu’aucun membre du groupe n’est prêt à les suivre, sauf lui. Vient enfin la dernière poignée de mains entre les deux amis, le lendemain matin, quand Hoffmann quitte Steglitz avec le premier train. L’heure de Fischer a sonné. Karl Fischer a la réputation d’un original. Il salue la froidure hivernale en circulant sans manteau, pour blinder son corps contre les morsures du gel. La flemme qu’on ressent au saut du lit, il la combat en se lavant à l’eau glacée, la fenêtre ouverte. Le petit monde des aristocrates de Steglitz et de leurs tristes imitateurs bourgeois, il le perçoit comme le prisonnier perçoit son boulet. Les normes sociales, avec leurs interdits et leurs exigences, il les ressent, depuis sa prime jeunesse, comme des garrots qui empêchent l’ardeur de sa jeunesse de s’exprimer. L’école, avec ses vieilleries de programmes et la rigidité de son quotidien, lui fait souvent douter des “vertus” de l’éducation. Tout son être est animé par la volonté de trancher ces garrots. Des jours entiers, après le départ de Hoffmann, il errera dans les forêts qui entourent Steglitz. Ses pensées vagabondent et s’entrechoquent, elles forgent des images, des leitmotive dont la vigueur et la force suggestive le pousseront à l’action.
Conséquent avec lui-même, il commence à réaliser ses idées au sein du groupe que lui a légué Hoffmann. Les excursions communautaires se font plus fréquentes et plus longues. Les rassemblements, plus réguliers. Ils en organisent même pendant la semaine. Mais tout cela est encore loin de le satisfaire. Il crée un sifflement de reconnaissance et un salut qui distinguera son groupe de tous les autres. Ce groupe, il veut le détacher de la vie quotidienne paralysante de Steglitz. Il sait que la conception des choses qu’il porte en lui est frappée du sceau de l’unicité et il cherche des voies pour représenter cette originalité. « Nous sommes une caste particulière, nous sommes hors du commun et n’avons nul besoin de singer les manières des autres gens ». Il modifie l’habillement et bientôt tout Steglitz jasera et parlera de ce « fou de Fischer » et de ses copains. Avec ses compagnons, il chante de vieux Lieder du peuple, ébauche de nouvelles randonnées et rêve d’aventures palpitantes. Mais le contraste entre le rêve et la réalité est désenchanteur : le lendemain, dès le matin, les voilà tous assis dans les classes aux grands murs nus du Gymnasium de Steglitz, et ils potassent du vocabulaire grec ou latin.
Mais les idées de Fischer poursuivent leur vagabondage et se focalisent sur le groupe. Pourtant, à ce groupe, il manque un nom qui puisse dès l’abord allumer les cœurs ; il n’y a pas assez de membres et pas de possibilité de faire de la publicité. Fischer, pourtant, échafaude ses plans… Il est aussi un réaliste. Il sait analyser la situation avec exactitude et raison garder : il est encore trop tôt pour déclencher une rébellion ouverte contre les principes de base, solidement imposés, de la bourgeoisie wilhelmienne. Il doit donc trouver une voie sans confrontation pour pouvoir se libérer et libérer la société des garrots qui briment toute originalité. Il repart marcher, errer, dans les champs de la campagne qui s’étend autour de Steglitz. Il rumine et pèse le pour et le contre, évalue les possibilités. Il finit par clarifier ses idées. Sa décision est prise. Il sait ce qu’il veut.
► Karl Höffkes, Wandervogel, la jeunesse allemande contre l’esprit bourgeois, extrait du ch. 1. (tr. fr. : RS)
◘ Les “Oiseaux Migrateurs” : Wandervögel en France aujourd’hui
Il a fallu attendre exactement 90 ans après la création officielle du mouvement Wandervogel à Steglitz pour voir l’émergence d’une organisation de jeunesse se réclamant de ce mouvement en France, prenant pour nom sa traduction française : “Les Oiseaux Migrateurs”.
Ce mouvement est parti de Normandie, au cœur du Cotentin, de l’initiative d’une poignée de jeunes Normands, à la fois profondément attachés à la culture de leur région, et fascinés par le modèle du mouvement allemand, si méconnu en France, et qu’ils avaient découvert au travers de leurs lectures. Ils avaient le sentiment que là était le modèle qui apportait enfin la réponse à leurs aspirations, que le scoutisme français ne pouvait que laisser insatisfaites. En effet, ils y avaient trouvé le développement d’une “éducation totale”, d’une éthique de vie telles qu’ils les concevaient. Elles mêlent tout à la fois esprit völkisch (notion complexe signifiant en même temps “régionaliste”, “traditionnel”, “populaire” et “rural”), esprit de camaraderie, de liberté (1) et de “révolte contre l’esprit bourgeois” (2). Ils y retrouvent aussi une certaine conception écologique du monde, l’aspiration à une vie simple, saine et proche de la nature, le rejet du monde des villes et de ses valeurs artificielles qui aliènent la jeunesse, et qui ont fait oublier aux hommes l’essence des choses et de la nature. Enfin, et surtout, ils font leur l’exaltation des grandes randonnées de la jeunesse wandervogel dans une nature retrouvée, à la découverte de leurs régions, mais aussi de l’Europe, sillonnant bocages, landes, forêts et montagnes. Là est d’ailleurs la première devise que prit leur groupe : “Normands et Européens”, à savoir enracinés et affirmés dans leur culture propre (esprit völkisch), et partageant les valeurs universelles, européennes des Wandervögel, ainsi qu’un héritage et un patrimoine culturel communs aux peuples européens.
Par une analogie étonnante, et de façon bien inconsciente d’ailleurs, les premiers développements de ce mouvement naissant suivirent ceux des premiers groupes “wandervogels” allemands. En effet, ce fut d’abord un “groupe de copains”, comme on dirait familièrement, peu structuré — même si les activités étaient relativement nombreuses, principalement des randonnées en Normandie —, et sans grande unité dans la tenue vestimentaire, typiquement à l’image de ce qu’on a appelé le Ur Wandervogel, celui des premiers temps.
Puis, à la suite des premiers contacts avec un des plus anciens groupes “wandervogels” allemands, une nouvelle impulsion fut donnée aux jeunes Oiseaux Migrateurs Normands, qui découvrirent alors de visu l’esprit et la forme “wandervogels” qu’ils n’avaient connus jusqu’à présent que dans les livres : la réalité dépassait la fiction. Définitivement convaincus qu’ils avaient trouvé la bonne voie, ils furent aussi conscients de l’ampleur de la tâche à accomplir : ils partaient de zéro, n’ayant pour eux que leur volonté, leurs bonnes intentions, et leur état d’esprit. Le tournant bündisch fut alors pris : il fallait structurer le mouvement.
Très vite, une tenue vestimentaire “Oiseaux” fit son apparition, voulant se démarquer par son côté völkisch, traditionnel, de l’uniforme scout. Elle est issue d’une synthèse d’éléments “wandervogels” bündisch (knickers et chemise) et de spécificités régionales françaises : le “Afe” (sac à dos) des Allemands fut remplacé par le bon vieux “Bergame” français, la JuJa par l’ancien “track” des chasseurs alpins français. Quant à la Kohte, la fameuse tente lapone emblématique des Wandervögel, elle fut évidemment adoptée. De même apparut sur les chemises l’insigne des Oiseaux Migrateurs : le “Bouais-Jan” (mot normand signifiant “fleur d’ajonc”), symbolisant pour la Normandie ce qu’est le “Chardon” à l’Écosse (3). Mais aussi porte-t-on dorénavant, sur l’épaule, l’écu de sa région. En effet, de nouveaux jeunes, nombreux, se sont joints au mouvement, venant d’autres régions de France, où ils formèrent à leut tour leur propre groupe régional des Oiseaux Migrateurs. Le premier fut celui de Bretagne.
Outre dans la forme, c’est aussi dans le fond que le mouvement prit alors son essor et sa maturité, cultivant ses spécificités régionales. Concernant l’aspect völkish, on y apprend et pratique les langues, les danses traditionnelles et les chants des régions. On y remet aussi au goût du jour les fêtes traditionnelles régionales qui, depuis la nuit des temps, ont rythmé la vie de nos peuples, et que les aléas du monde moderne ont pu faire tomber en désuétude : feux de solstice d’été (Saint Jean), fêtes de solstice d’hiver (Jul, Noël), et autres Champs de Mai (1er mai). De plus, partant du principe que l’esprit du peuple vit dans les campagnes, les jeunes “Oiseaux” aspirent à entretenir un contact étroit avec le monde rural, en participant par exemple aux travaux des champs. Enfin, ils pratiquent ce qui fait l’essence du mouvement : la vie de groupe, les sports collectifs, et surtout les grandes marches à travers les régions sauvages de France et d’Europe, qui contribuent à cultiver la défense de l’environnement par l’apprentissage de la nature.
Enfin, une des grandes spécificités du mouvement des Oiseaux Migrateurs réside dans l’organisation de “Hautes Écoles Populaires”, dont le nom et le concept sont issus de la Folke Hojskole fondée par le réformateur danois NFS Grundtvig dans la première moitié du XIXe siècle, qui a initié un fort courant de renouveau culturel et populaire dans toute la Scandinavie, et qui se voulait un “éveilleur de peuple” (4). Il voulait en faire une alternative à l’éducation académique d’état (universités, etc.), qu’il qualifiait d’« école de mort », opposant à cette dernière une « école de vie », celle qu’il prônait. Par des cours qui vont de l’histoire régionale et européenne à la mythologie (5) et légendes populaires, en passant par les traditions, les danses, les chants, les langues, la faune et la flore régionales, on y apprend la “culture populaire” (dans le sens du Folke-Dannelse de Grundtvig), une “culture de la vie”, visant à insuffler, à éveiller “l’esprit du peuple” (l’esprit folkelig des Norvégiens) et à transmettre le “souffle vital” (6), à forger des esprits enracinés.
En conclusion, les Oiseaux Migrateurs, Wandervogel en France aujourd’hui, sont nés de la même révolte de la jeunesse que celle dont étaient animés leurs prédécesseurs allemands, voici maintenant un siècle. En effet, même si en surface la société française apparaît difficilement comparable à la société wilhelmienne de l’époque, les problèmes de fond demeurent intacts pour la jeunesse : aliénation dans le monde urbain, prise d’otage morale, politique, voire religieuse par le monde des adultes (notamment celui des médias et scolaire), endoctrinement consumériste et matérialiste, déracinement et perte de repères culturels et moraux. La jeunesse actuelle ne pense pas par elle-même : on conçoit pour elle du “prêt à penser”. Cette société ne lui sert plus qu’un monde insipide, fade, gris et indifférencié. Rien n’a changé en fait depuis un siècle. L’esprit bourgeois tel que le définissent un Flaubert ou un Höffkes demeure : est bourgeois celui qui accepte un tel monde et y participe.
À cela, les Oiseaux Migrateurs opposent une “école de vie”, celle des Wandervogel et de NFS Grundtvig, et une “éducation totale”, telle que définie par Pierre de Coubertin. Il y opposent aussi un culte de la “grande santé”, promue par Jean Prévost (7). Il y opposent enfin l’esprit du peuple, l’esprit völkisch wandervogel ou folkelig des grands réformateurs scandinaves.
Le tout se résume dans leur devise (8) : “Devenir mûr et rester pur”.
► Arnvald du Bessin, annexe de : Wandervögel : Révolte contre l'esprit bourgeois, K. Höffkes, ACE, coll. Jeunes-Europe, 2001.
• notes :
(1) Il s’agit ici de la liberté de la jeunesse dirigée par la jeunesse, libérée de toute emprise – voire prise d’otage – politique, philosophique ou religieuse par la société, celle des adultes.
(2) Cela dans le sens où le commente Karl Höffkes
(3) Le symbole du “Bouais-Jan” a été exalté par le poète et écrivain normand Louis Beuve (1869-1949). Ce fut aussi le nom d’une revue régionaliste normande du début du XXe siècle.
(4) cf. Réveil national et culture populaire en Scandinavie d’Erica Simon (1960). On notera qu’il reste de ce courant de très nombreuses écoles de ce type en Scandinavie, et aussi en Allemagne. Elles y sont très populaires, et désormais institutionnalisées. Néanmoins, la plupart se sont éloignées sensiblement de leur vocation première.
(5) Grundtvig mettait un accent particulier sur cet aspect, qu’il considérait comme fondamental, car porteur selon lui de l’essence d’un peuple, de son univers mental et spirituel. C’est ainsi que dans sa logique, par exemple, tout Normand devrait apprendre la mythologie scandinave, et tout Breton la mythologie celtique.
(6) Le folkeand des Norvégiens
(7) Écrivain normand (1901-1944), Grand Prix de l’Académie Française. Comme ouvrages relatant son “école de pensée”, nous mentionnerons : Dix-huitièmme année (Gal.), Nous marchons sur la mer : Trois nouvelles nouvelles exemplaires (Gal.), Plaisir des sports (Gal.), Essai sur l’introspection (Au sans pareil, 1927).
(8) Empreintée au Pèlerin entre deux mondes de Walter Flex.