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  • Jünger

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    Face au monde où les formes sont à naître. Ernst Jünger vers 1930.

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    L'instant brûlant
     

    Quand meurt un homme, le chant de sa vie est joué dans l'éther. Il a le droit d'écouter jusqu'à ce qu'il passe au silence. Il prête alors une oreille si attentive au milieu des souffrances, de l'inquiétude. En tout cas, celui qui imagina le chant était un grand maître. Cependant, le chant ne peut être perçu dans la pureté du son que là où disparaît la volonté, là où elle cède à l'abnégation (1).

    Ernst Jünger s'est avancé, ce 17 février 1998, vers des régions où les ciseaux de la Parque ne tranchent pas.

    Les réactions lorsque fut annoncé ce deuil dans le monde des Lettres et de la pensée furent tristement coutumières. En ces temps où prévaut le “politiquement conforme”, certains critiques se sont distingués par des analyses sinon élogieuses (comme l'excellent article de Dominique Venner paru dans Enquête sur l'Histoire) du moins pertinentes (dans un magazine allemand inattendu, Focus). D'autres, zélés contempteurs inféodés à une idéologie qu'ils servent dans les organes de la presse française et allemande, se sont empressés de diffamer une œuvre qu'ils ne se sont jamais donnés la peine de lire et l'avouent parfois.

    Diable ! Le personnage est agaçant : doté tout à la fois d'un esprit d'une rare fécondité et d'une vigueur phy­sique non moins surprenante qui lui a permis de traverser la presque totalité du XXe siècle, ce plus que centenaire n'a eu de cesse d'aimer son pays, de ne se rétracter en rien : écrits bellicistes à l'issue de la Première Guerre mondiale, vision éli­tiste, contemplation douloureuse lors de l'entre-deux guerres... Il n'a rien renié ; seul parfois l'angle de la perspective devait changer, mais faut-il forcer un homme à n'être qu'un bloc monolithique ? Toutefois, est-il décent, en cette période, de s'irriter des réactions coutumières quand on prononce le nom de Jünger, de dresser dès à présent le bilan de l'œuvre ? Les lecteurs fidèles préféreront encore se tourner vers cet Éveilleur qui a su nous offrir une élégante méditation philosophique et poétique sur les maux qui rongent notre civilisation.

    Les ciseaux de la Parque... Par respect pour ce “passage” qui intriguait tant EJ, nous évoquerons dans ces co­lonnes sa métaphysique de la mort, qui apparaît dès 1928 dans la première version du Cœur aventureux. Car à force d'avoir voulu préciser les choix politiques souvent au sens large de Jünger, on a souvent oublié que cet auteur, s'il avait voulu agir sur l'histoire, ne s'intéressait pas moins aux questions d'ordre spirituel. Or, parler de la mort consiste justement à se plonger dans les eaux régénératrices de la spiritualité. Reportons-nous à un texte révélateur de 1928 :

    La vie est un nœud qui se noue et se dénoue dans l'obscurité. Peut-être la mort sera-t-elle notre plus grande et plus dange­reuse aventure, car ce n'est pas sans raison que l'aventurier recherche ses bords enflammés (2).

    Le symbole de l'entortillement

    Procréation et mort marquent la fin du lacet, de ce nœud coulant qui, relié à son principe du domaine éternel, pénètre dans le règne terrestre. Pour Jünger, vie et mort sont intimement liées. Dans sa seconde version du Cœur aventureux qui paraît en 1938, Jünger recourt une nouvelle fois au symbole de l'entortillement. La théorie du lacet fait alors partie intégrante de l'initiation de Nigromontanus, maître mystérieux et charismatique. Le principe qu'il explique suppose une manière supé­rieure de se soustraire aux circonstances empiriques.

    Il [Nigromontanus] nommait la mort le plus étrange voyage que l'homme puisse faire, un véritable tour de passe, la capuche de camouflage par excellence, aussi la plus ironique réplique dans l'éternelle controverse, l'ultime et l'imprenable citadelle de tous les êtres libres et vaillants (3).

    Cet aspect nous ramène aux liens qu'entretiennent la mort et la liberté pour Jünger. Qui craint la mort doit renoncer à sa liberté. Le renforcement puissant de cette dernière n'est possible que si l'on part de la certitude que l'homme, en mourant, ne disparaît pas dans le néant, mais se voit élevé dans un être éternel. Aussi la pensée de Jünger tourne-t-elle sans cesse autour de la mort, parce qu'il veut infiniment fortifier la position de la liberté et assurer l'essence éternelle de l'homme. Ces idées acquises sur les champs de bataille, il les émet encore dans Heliopolis en 1949 et dans l'essai Le Mur du Temps, paru en 1959. 

    Celui qui ne connaît pas la crainte de la mort est l'égal des dieux (4).

    Une conception grecque et platonicienne de la mort

    La conception jüngerienne de la mort, en rien chrétienne, est influencée par la pensée grecque, notamment platonicienne. Les lectures attentives des dialogues Phédon, Gorgias, La République (not. le livre X) ont laissé leur trace dans l'œuvre jüngerienne. L'anamnèse platonicienne, nous la retrouvons formulée dans la deuxième version du Cœur aventu­reux et plus précisément dans “La mouche phosphorescente”. Jünger rapporte de la conversation de 2 enfants qu'il sur­prit un jour cette phrase qui fusa, telle une illumination intellectuelle :

    Et sais-tu ce que je crois ? Que ce que nous vivons ici, nous le rêvons seulement ; mais quand nous serons morts, nous vi­vrons la même chose en réalité (5).

    La vie semble se réduire à n'être que le reflet de cette vie véritable, impérissable, qui ne jaillit qu'au-delà de la mort. Voyons-y une fois encore le triomphe de l'être intemporel sur l'existence terrestre, qui est déterminée par le temps qui s'écoule perpétuellement !

    Nous trouvons chez Jünger une inversion de la mort, comme si cette dernière signifiait en fait le réveil d'un rêve étrange, peut-être même mauvais. Cela n'est pas sans évoquer la métaphysique de la mort, telle que l'avait formulée le romantique Novalis dans les Hymnes à la Nuit et le roman Heinrich von Ofterdingen :

    Le monde devient rêve, le rêve devient monde [...]
    Mélancolie et volupté, mort et vie
    Sont ici en intime sympathie (6)

    Idéalisation de la nuit et goût de l'outre-tombe

    [Ci-dessous Eduard von Hartmann. « Mais il serait regrettable que l’on ne lût Hartmann que comme un précurseur plus ou moins avéré de Freud. Il a aussi – et il aurait revendiqué – une place dans l’histoire générale de la philosophie et de la psychologie. Fut-il vraiment original ? On peut en douter : à force de vouloir identifier à son Inconscient le Dieu de Leibniz, le monde intelligible de Kant, l’unité totale de Schelling, à force de vouloir réconcilier Hegel, Schelling et Schopenhauer, il donne l’impression de pratiquer un éclectisme assez flou. Mais on peut considérer son livre comme le point de rencontre de deux processus : d’un côté, la marche discrète de la notion d’inconscient chez les postkantiens les plus connus (JG Fichte, Hegel, Schelling, Schopenhauer) ; d’un autre côté, l’effort plus structuré de théorisation autour de la notion chez des auteurs à préoccupations plus psychologiques et psychiatriques (Heinroth, Carus, IH Fichte). », Yvon Brès, Revue philosophique 2/2004]

    hartma10.jpgL'idéalisation de la nuit qui apparaît au cours du XIXe siècle dans le culte lamartinien de l'automne, le goût de l'outre-tombe, l'attraction de la mort sur Gœthe, sur Novalis et sur Nodier, la nécrophilie de Baudelaire, jette encore des feux de vie dans la pensée de Jünger. Le procès intenté à la raison comme nous l'avons perçu au XIXe siècle se poursuit au XXe siècle contre l'idéologie positiviste ; cette véritable offensive vient des horizons les plus variés : citons Eduard von Hartmann et sa Métaphysique de l'Inconscient (1869), Barrès et sa trilogie Le Culte du Moi (1888-1891), Bergson et L'Évolution créatrice (1907) ou l'Essai sur les données im­médiates de la conscience (1888). La redécouverte de l'inconscient des psychanalystes est aussi certainement liée à cette révolte.

    La mort apparaît comme l'ultime libération de l'esprit du monde de la matière. À cet égard, la nouvelle Liebe und Wiederkunft — “amour et retour” —, très révélatrice, traduit une philosophie de l'histoire où des événements similaires se produisent sans cesse dans le même ordre, un retour de l'identique sous des formes différentes. L'histoire déjà parue dans la première version du Cœur aventureux localise à Leisnig le passage à l'écriture et se voit dotée d'un titre une décennie plus tard. Jünger s'est alors contenté de préciser ici une image, d'affiner une idée ou de changer là l'emploi d'un temps ver­bal ; il n'a en rien touché le contenu de l'histoire.

    La trame est simple. Le narrateur, un officier, est tout d'abord naufragé sur une île de l'Océan Atlantique. Recueilli par une vertueuse femme qui prit le voile, il se rend peu à peu à l'évidence qu'une relation séculaire les lie l'un à l'autre. La fonction de cette femme consiste à soigner et à veiller les hommes qui, pour avoir goûté une belle plante narcotique, dorment le lourd sommeil du coma. Malgré les injonctions de la religieuse, le narrateur n'y résiste pas non plus et devient lui-même la proie du sommeil et du rêve. Pourtant, le voilà de nouveau sur l'île, menacée cette fois par l'inimitié d'une flotte espagnole ! Hôte d'une généreuse famille pirate, amoureux de la fille de la maison, le narrateur se prépare, chevaleresque, à livrer combat. Or, n'aperçoit-il pas soudain une fleur merveilleuse, ne succombe-t-il pas encore à l'impérieux désir de la goûter ?

    Dans la dernière lueur du crépuscule, j'eus le temps encore de pressentir que je vivrais d'innombrables fois pour rencon­trer cette même jeune fille, pour manger cette même fleur, pour m'abîmer de cette même manière, tout comme d'innombrables fois déjà ces choses avaient été mon lot (7).

    Une fleur aux couleurs du danger : le rouge, le jaune

    Cette singulière histoire nous permet de mieux cerner la double nature de l'homme, ce qui fonde son originalité et son drame : son âme est immortelle et son corps périssable. Il est certain que la présence de cette fleur ne peut qu'évoquer le symbole le plus connu de toute l'œuvre de Novalis, la fleur bleue qui enchante le roman Heinrich von Ofterdingen et qui marque, de par ses racines et la couleur céleste de ses pétales, l'union de la terre et du ciel. La fleur jüngerienne n'est pas parée du bleu spirituel et bienfaisant. Ses pétales arborent les teintes de la vie et du danger, le jaune et le rouge (8) ; tout comme Gœthe, rappelons-le, Jünger devait conférer une signification particulière aux couleurs. La fleur, belle et mena­çante, figure l'instabilité essentielle de l'être , qui est voué à une évolution perpétuelle. EJ semble admettre que la mort n'est pas un fait définitif, mais une simple étape de la série des transformations auxquelles tout être est soumis. La réminiscence d'un état antérieur, telle qu'elle semble affecter l'imagination nocturne de Jünger et que nous venons d'évoquer, soulève le délicat problème de l'incarnation successive des âmes et dramatise ainsi la notion d'un éternel retour. Ne soyons donc pas surpris de trouver dans Le Cœur aventureux les très célèbres vers de Gœthe :

    Ah, tu étais ma sœur ou ma femme, en des temps révolus (9).

    Ces vers impliquent la reconnaissance des choses entre elles, de leurs liens, une conscience de leur parenté qui peut dé­passer le cadre restreint de l'espèce humaine ; d'ailleurs Jünger, dans le même passage, se fait écho de Byron :

    Les monts, les vagues, le ciel ne font-ils partie de moi et de mon âme, et moi-même d'eux ? (10).

    La mort est le “souvenir le plus fort”

    Finalement, la mort est pour Jünger un souvenir enfoui au plus profond de la mémoire, “le souvenir le plus fort” : “der Tod ist unsere stärkste Erinnerung”  (aHl, 75). L'homme qui, pour Jünger, représente infiniment plus que le corps physique, est doté d'une mémoire qui semble survivre à la destruction de la matière. Le dualisme de la vision anthropologique que nous décelons ici évoque celui de Platon, qui stipula la primauté de l'âme sur le corps. Fidèle à ses influences pythagoriciennes, Platon reprit à son compte l'idée de l'immortalité de l'âme ; dans sa préexistence ou postexistence, l'âme voit les idées, mais en s'incarnant dans sa prison de chair, elle les oublie. Rappelons-nous que celui qui, chez Hadès, conserve la mé­moire transcende la condition mortelle, échappe au cycle des générations. D'après Platon, les âmes assoiffées doivent éviter de boire l'eau du Léthé car l'oubli, qui constitue pour l'âme sa maladie propre, est tout simplement l'ignorance. Voilà peut-être la raison pour laquelle les Grecs prêtaient à Mnémosyne “mémoire”, la mère des Muses, de grandes vertus ! L'histoire que chante la Titanide est déchiffrement de l'Invisible ; la mémoire est fontaine d'immortalité. Nous pensons trouver ici un lointain écho de cette sagesse antique chez Jünger car, dans son œuvre, le contact avec l'autre monde est permis grâce à la mémoire. Celle-ci joue donc un rôle fondamental dans l'affirmation de l'identité personnelle et nous ne pouvons que souligner cette faveur qu'elle trouve auprès de Jünger, si l'on se réfère à ses journaux intimes, ces voyages entrepris dans les profondeurs du moi et d'où surgissent à la conscience des aspects nouveaux de l'être, mêlé parfois à toute une tonalité poétique.

    L'aspect orphique de Jünger

    Le roman philosophique Eumeswil (1977), à cet égard très révélateur, montre l'aspect orphique de Jünger. La mémoire, par l'intermédiaire du Luminar, fait tomber la barrière qui sépare le présent du passé. Que ce soit par le biais du Luminar ou par l'évocation des morts dans le jardin de Vigo, un pont est jeté entre le monde des vivants, au-delà duquel retourne tout ce qui a quitté la lumière du soleil. Cette évocation des morts n'est pas sans éveiller à notre mémoire le rituel homérique, qui connaît deux temps forts : d'une part, l'appel chez les vivants et, d'autre part, la venue au jour, pour un bref moment, d'un défunt remonté du monde infernal. Le voyage d'un vivant au pays des morts semble également possible, ainsi le chamane Attila qui s'aventura dans les forêts.

    La place centrale que les mythes de type eschatologique accordèrent à la mémoire indique l'attitude de refus à l'existence temporelle. Si Jünger exalte autant la mémoire, nous pouvons nous demander s'il n'est pas mû par la tentation d'en faire une puissance qui lui permette de réaliser la sortie du Temps et le retour du divin.

    Qu'en est-il du vieil homme ? Dans l'attente de l'ultime rendez-vous, habitué à la mort pour l'avoir côtoyée sur les fronts, dans les deuils et les déchirements qu'elle causa, il ne peut abandonner une inquiétude, qu'il exprime Deux fois Halley :

    Au contraire, ce qui me préoccupe depuis longtemps, c'est la question du franchissement ; une coupe en terre est trans­formée en or, puis en lumière. À cela une seule chose m'inquiète : c'est de savoir si l'on prend encore connaissance de cette élévation, si l'on s'en rend encore compte (11).

    Parques, Moires, Nornes

    Quelques années plus tard paraît le journal Les Ciseaux, que Jünger écrivit de 1987 à 1989. L'outil bien anodin dont il est ici question appartient aux sœurs filandières des Enfers qui filent et tranchent le fil de nos destinées. Étrangères au monde olympien, ces Parques ou Moires du monde hellénique sont les déesses de la Loi. Lachésis tourne le fuseau et enroule le fil de l'existence, Clotho, la fileuse, tient la quenouille et file la destinée au moment de la naissance. La fatale Atropos coupe le fil et détermine la mort. La représentation ternaire des fileuses, également présente dans le religieux germanique où les Nornes filent la destinée des dieux et celle des hommes, évoque la trinité passé, présent et futur et nous permet d'entrer dans la temporalité. Ce fil est le lien qui nous attache à notre destinée humaine, nous lie à notre mort. Ce qui importe ici, c'est que, d'une part, l'outil retenu par Jünger ne soit ni le fuseau ni la quenouille mais bien les ciseaux de la divinité morti­cole et que, d'autre part, Jünger valorise non le fil ou le tissage mais la coupure par les ciseaux.

    Le titre de l'essai et les discrètes allusions aux Moires, à ces divinités du destin, intègrent l'écrit dans l'ensemble de la ré­flexion jüngerienne sur le temps et la temporalité. Quoi d'étonnant à ce qu'il établisse des correspondances secrètes avec ses écrits antérieurs et jongle avec des idées abondamment traitées dans le passé! Les allusions au Travailleur, au Mur du temps sont nombreuses ; sans grande peine, nous retrouvons Le Traité du Sablier, Le Problème d'Aladin, Eumeswil et même la théorie du “lacet” propre au Cœur aventureux. Cette œuvre de continuité qui n'est certes pas l'écrit le plus origi­nal de Jünger, prend l'aspect d'une récapitulation. Dans cet écrit tout en nuances, à défaut d'avoir énoncé des théories véri­tablement nouvelles, Jünger a composé une série d'accords d'accompagnements, s'attaquant à des problèmes essentiels de notre temps. Les Ciseaux sont en cela une méditation sur les aventures de notre siècle qu'ils posent, sur un fond de dua­lisme entre races divines, le problème crucial de l'éthique dans un monde où la science et le progrès technique repoussent les frontières d'une science morale désormais dépassée. Nous reconnaissons cette volonté d'ordonner le monde à d'autres fins que matérialistes.

    Jünger considère le Temps sous la loi de 2 règnes, d'une part celle du temporel où les ciseaux d'Atropos ne coupent pas et annoncent cet infini comme nous pouvons déjà le percevoir dans les rêves et l'extase. L'essai parle donc de la cons­cience jüngerienne de la mort et de cette douloureuse et inquiétante question du passage, de l'ultime franchissement.

    Du comportement psychologique des agonisants

    Cette curiosité incite l'auteur à s'interroger sur l'état de mort temporelle et sur les souvenirs des rares patients qui, rappe­lés à la vie, reprochent à leur médecin de les avoir empêchés de passer le tunnel de la mort (Schere, 73 sq). Sensible peut-être à cette vague déferlante de littérature occultiste qui aborde depuis quelques années la vie post-mortelle, (est-là un pré­sage de l'ère du Verseau ?) ne va-t-il pas jusqu'à citer Elisabeth Kübler-Ross (12), cette femme d'origine suisse aléma­nique, installée aux États-Unis d'Amérique ? En sa qualité de médecin, elle édita de nombreux ouvrages portant sur le com­portement psychologique des agonisants ; elle examina les récits des patients qu'avaient ressuscités les nouvelles tech­niques médicales de la réanimation, c'est-à-dire des injections d'adrénaline dans le cœur ou des électrochocs. Certains “revenants” que la médecine avait considérés cliniquement morts après avoir préalablement constaté un arrêt cardiaque, une absence de respiration et d'activité cérébrale, confièrent les expériences étranges qui leur étaient alors advenues pen­dant ces instants.

    Or, la similitude des descriptions, l'exactitude des récits excluaient tout rêve ou toute hallucination. C'est ce qui incita le médecin à voir là une preuve d'existence post-mortelle. Voilà un sujet épineux où l'on se heurte tant aux théologiens horri­fiés à l'idée d'un éventuel blasphème qu'aux doctes gardiens de la Science ! Le raisonnement scientifique ne saurait rien admettre qui ne soit entièrement évident et ne forme un tout cohérent ; la pensée qui en résulte, disciplinée par la rigoureuse volonté d'ordonner selon une méthode la plupart du temps linéaire et déductive, va par étapes successives de la simplicité à la complexité dans un ordre logique et chronologique. Or, dans le présent cas, la finalité du témoignage peut être sujette au même doute que son contenu. Il est donc bien évident que les thèses alléguées par E. Kübler-Ross ne peuvent, dans le meilleur des cas, remporter l'unanimité du monde scientifique et, dans le pire, ne peuvent qu'être rejetées car la science accueille avec méfiance des assertions qu'elle juge a priori insanes.

    Toutefois, comme si Jünger voulait imposer le silence aux contempteurs de théories qu'il semble lui partager, comme s'il doutait aussi de cette méthode scientifique dont on aperçoit les limites, il cite des autorités médicales, aussi ambiguës soient-elles, ou nous livre les réflexions d'un ami, Hartmut Blersch, médecin lui aussi de son état. Ce dernier, traitant des personnes âgées, a écrit une étude non éditée : Die Verwandlung des Sterbens durch den Descensus ad infernos [La transformation de l'agonie par la Descente aux Enfers] (13) et a permis à Jünger d'en inclure quelques extraits dans Les Ciseaux. Jünger a tourné le dos à l'intelligence rationnelle du discours et à certaines acquisitions du savoir scientifique il y a longtemps déjà. De nos jours, une telle approche, qualifiée d'irrationnelle invite ses représentants à douter de la validité, du sérieux que l'on pourrait accorder à une telle pensée, à voir dans cette réaction antimatérialiste une régression vers un nou­vel obscurantisme. Il n'en est pas moins vrai que Jünger, s'inscrivant déjà dans toute une tradition, reflète les angoisses qui oppressent son temps. Car cette mythologie d'une vie post-mortelle exerce sur nos contemporains une fascination qui dé­passe le simple divertissement.

    Placidité et sagesse où la mort devient conquête

    Les conceptions irrationnelles de Jünger ont toujours damé le pion à la divine raison. Ainsi avait-il conclu son ouvrage Approches, drogues et ivresse :

    L'approche est confirmée par ce qui survient, ce qui est présent est complété par ce qui est absent. Ils se rencontrent dans le miroir qui efface temps et malaise. Jamais le miroir ne fut aussi vide, dépourvu ainsi de poussière et d'image — deux siècles se sont chargé de cela. En plus, le cognement dans l'atelier — le rideau devient transparent ; la scène est libre (14).

    C'est peut-être justement dans cette irrationalité que Jünger puise cette placidité et cette sagesse où la mort elle-même devient conquête. Esprit téméraire, Jünger s'est avancé, vigilant, vers ces régions où les ciseaux de la Parque ne tranchent pas.

    Tout comme jadis où, jeune héros incontesté, il glorifiait l'instant dangereux, le vieil homme avait renoncé à l'histoire, à percevoir le temps de manière continue ; il est demeuré fasciné par cette seconde brûlante où tout se joue, ce duel sans merci où la vie et la mort s'affrontent :

    L'histoire n'a pas de but ; elle est. La voie est plus importante que le but dans la mesure où elle peut, à tout instant, en parti­culier à celui de la mort devenir le but (15).


     
    ► Isabelle Fournier, Nouvelles de Synergies Européennes n°33, 1998  .

    ◘ Notes :

    • (1) Sgraffitti, [première parution, Antaios, 1960, Stuttgart] in Jüngers Werke, Bd. VII, Essays III, p. 354 : « Wenn ein Mensch stirbt, wird sein Lebenslied im Äther gespielt. Er darf es mithören, bis er ins Schweigen übergeht. Er lauscht dann so aufmerksam in­mitten der Qualen, der Unruhe. In jedem Fall war es ein großer Meister, der das Lied ersann. Doch kann es in seinem reinen Klange nur vernommen werden, wo der Wille erlischt, wo er der Hingabe weicht ».
    • (2) Das abenteurliche Herz 1, Berlin, 1928 [1929], p. 76 : « Das Leben ist eine Schleife, die sich im Dunkeln schürzt und löst. Vielleicht wird der Tod unser größtes und gefährlichstes Abenteuer sein, denn nicht ohne Grund sucht der Abenteurer immer wieder seine flammenden Ränder auf ».
    • (3) Das abenteurliche Herz 2, Berlin, 1938 [1942], p. 38 : « Er nannte den Tod die wundersamste Reise, die der Mensch ver­möchte, ein wahres Zauberstück, die Tarnkappe aller Tarnkappen, auch die ironische Replik im ewigen Streit, die letzte und un­greifbare Burg aller Freien und Tapferen ».
    • (4) An der Zeitmauer, [1ère parution Antaïos, 1, 209-226], Stuttgart, 1959, p. 159 : « Wer keine Todesfurcht kennt, steht mit Göttern auf vertrautem Fuß ».
    • (5) Das abenteureliche Herz 2, ibid., p. 102: « [...] und weißt du, was ich glaube ? Was wir hier leben, ist nur geträumt ; wir erleben aber nach dem Tode dasselbe in Wirklichkeit ».
    • (6) Novalis, Hymnen an die Nacht, Heinrich von Ofterdingen, Goldmann Verlag, Stuttgart, 1979, p. 161-162 : « Die Welt wird Traum, der Traum wird Welt [...] / Wehmuth und Wollust, Tod und Leben / Sind hier in innigster Sympathie ».
    • (7) Das abenteureliche Herz 2, ibid. p. 83 : « Im letzten Schimmer des Lichtes ahnte ich noch : Ich würde unzählige Male leben, demselben Mädchen begegnen, dieselbe Blume essen und daran zugrunde gehen, ebenso wie dies bereits unzählige Male geschehen war ».
    • (8) voir à ce propos le symbolisme des couleurs dans Le Cœur aventureux.
    • (9) Das abenteurliche Herz 1, ibid., p. 74 : « Ach, du warst in abgebten Zeiten/ Meine Schwester oder meine Frau ».
    • (10) Das abenteurliche Herz 1, ibid., p. 74 : « Sind Berge, Wellen, Himmel nicht ein Teil von mir und meiner Seele, ich von ih­nen ? ».
    • (11) Zwei Mal Halley, Stuttgart, 1987, p. 33 : « Mich beschäftigt vielmehr seit langem die Frage des Überganges ; ein irdener Becher wird in Gold verwandelt und dann in Licht. Daran beunruhigt nur eines : ob diese Erhöhung noch zur Kenntnis genommen wird, noch ins Bewußtsein fällt ».
    • (12) Die Schere, Stuttgart, 1989, p. 173 sq.
    • (13) Schere, p. 173.
    • (14) Annäherungen, Drogen und Rausch, Stuttgart, 1970, [Ullstein, 1980], p. 348 : « Annäherung wird durch Eintretendes bestätigt, Anwesendes durch Abwesendes ergänzt. Sie trefen sich im Spiegel, der Zeit und Unbehagen löscht. Nie war der Spiegel so leer, so ohne Staub und bildlos — dafür haben zwei Jahrhunderte gesorgt. Dazu das Klopfen in der Werkstatt — der Vorhang wird durchsichtig ; die Bühne ist frei ».
    • (15) Die Schere, ibid., p. 120 : « Die Geschichte hat kein Ziel ; sie existiert. Der Weg ist wichtiger als das Ziel, insofern, als er in jedem Augenblick vor allem in dem des Todes Ziel werden kann ».

     

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    Jünger et l'Allemagne secrète 


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    En tête de sa compagnie, en 1941, Ernst Jünger, capitaine dans la Wehrmacht, défile à cheval rue de Rivoli. 

     

    La polémique qui s'est déclenchée à propos d'Ernst Jünger, remet à l'avant-plan, une fois de plus, les fantasmes nés de la guerre civile européenne et du passé qui ne passe pas, mais, pire encore, les fantasmes plus insidieux générés par l'incompréhension totale de nos contemporains face à l'histoire politique et culturelle de ce siècle. À Jünger qui est aujourd'hui, à 100 ans, le plus grand écrivain européen vivant, on a reproché d'être, dans le fond, un complice des nazis. Pour clarifier cette question, il nous apparaît opportun de récapituler, depuis le début, l'histoire des activités politiques et culturelles de Jünger, le héros de la Première Guerre mondiale, un des rares soldats de l'armée impériale, avec Rommel, à avoir reçu la plus haute décoration militaire allemande, l'Ordre “Pour le Mérite”.

    Le thème des premières œuvres littéraires de Jünger est l'expérience de la guerre, dont témoigne notamment son célèbre roman Orages d'acier. Ces livres de guerre lui ont permis de devenir en peu de temps l'un des écrivains les plus lus et les plus fameux de l'Allemagne. En outre, Jünger est rapidement devenu l'un des chefs de file du nouveau nationalisme, suscité par les conditions de paix très dures imposées à l'Allemagne. Il réussit à forger une série de mythes politiques représentant la synthèse ultra-révolutionnaire de tout ce que la droite allemande avait produit à cette époque.

    Ordre ascétique et mobilisation totale

    L'écrivain évoluait entre les bureaux d'études de l'armée, les groupes paramilitaires et nationaux-révolutionnaires, et réussissait à fusionner plusieurs projets politiques : celui du philologue Wilamowitz visant la création d'un État régi par un Ordre ascétique ou une caste sélectionnée d'hommes de culture et de science, celui de Spengler visant le contrôle et la domination des nouvelles formes technologiques en train de transformer le monde, celui du poète Stefan George chantant une nouvelle aristocratie, celui de Moeller van den Bruck axé sur la nécessité de rénover de fond en comble le “conservatisme” ou plutôt sur la nécessité de lancer une “révolution conservatrice”, formule inventée par le poète Hugo von Hoffmannsthal et traduite par Jünger en termes ultra-nationalistes et guerriers.

    Pourtant, Jünger, influencé par la furie iconoclaste de Nietzsche, propose à l'époque de détruire totalement la société bourgeoise, ce qui lui permet d'utiliser aussi les mythes politiques de la gauche, dont l'idée bolchévique suggérée par Lénine, soit la mobilisation totale et militaire de l'État, utilisée auparavant en Allemagne par le Général Erich Ludendorff [organisateur de l'économie de guerre en 1916] ; chez Jünger, cette mobilisation totale deviendra la mobilisation totale de tout ce qui est allemand. Enfin, il utilise le mythe du travailleur-soldat, déjà loué par Trotsky ; Jünger l'adopte et le propose, transformé par la pensée du philosophe Hugo Fischer. Cette synthèse de Lénine, Trotsky et Fischer deviendra Le Travailleur, au moment même où Jünger est l'allié du national-bolchévique Ernst Niekisch. Il faut encore noter que la pensée philosophique et politique de Heidegger a été profondément influencée par ce célébrissime essai de Jünger, qui moule audacieusement en une puissante unité philosophique la technique, le nihilisme et la volonté de puissance.

    Parallèlement, l'écrivain se propose d'unifier tous les mouvements nationalistes allemands ; c'est cette intention qui explique sa tentative initialement favorable à Hitler ; il suffit de penser à la dédicace rédigée de son livre de 1925, Feuer und Blut (Feu et Sang) à l'intention du “Führer national” Adolf Hitler, même si l'année précédente, il avait désapprouvé la décision des nazis d'adopter des méthodes légales et craint une trahison nationale-socialiste à l'égard de la pureté des idéaux nationaux-révolutionnaires. Quoi qu'il en soit, en 1927, Hitler propose à Jünger un siège au Parlement, mais l'écrivain ne l'accepte pas parce qu'il refuse le parlementarisme et toute forme de parti. Après 1933, Jünger se retire complètement de la politique parce qu'il est trop élitaire, aristocratique et révolutionnaire pour accepter qu'un mouvement de masse s'accapare de ses idées ; par ailleurs, il se sent trop impliqué dans bon nombre d'idées nationalistes pour pouvoir critiquer ouvertement le nouveau régime.

    En 1939, cependant, Jünger semble vouloir intervenir directement, de manière critique, dans le régime nazi, en publiant son roman Sur les falaises de marbre. Selon un philosophe allemand contemporain, Hans Blumenberg, Jünger a rassemblé dans ce roman toutes les allusions aux événements de l'époque dans un scénario mythique, surtout après l'élimination des opposants à Hitler lors de la “Nuit des longs couteaux”, décidant ainsi de n'opposer plus qu'une résistance animée par la pure force de l'esprit. Un spécialiste plus connu du nazisme, George L. Mosse affirme que Jünger, dans ce roman, rejette les idées de sa jeunesse et retourne au protestantisme. En réalité, les choses sont beaucoup plus complexes.

    L'Ordre des Maurétaniens

    De fait, Jünger, en 1938, dans la seconde version de son livre Le cœur aventureux, fait allusion pour la première fois au mystérieux Ordre des Maurétaniens, une élite mystique de mages savants et guerriers, qui deviendra le protagoniste collectif du roman Sur les falaises de marbre, et, par la suite, de tous les autres romans de l'auteur. En premier lieu, nous devons souligner que Jünger et les révolutionnaires nationalistes de sa génération sont obsédés par le mythe politique d'un Ordre qui régit l'État et guide les masses. Les Maurétaniens sont à mi-chemin entre les Templiers et les Chevaliers Teutoniques, ils sont l'incarnation de ce mythe.

    Donc, en 1938, Jünger écrit qu'au lieu de rester coincé dans ses chères études, il va s'introduire dans le milieu des Maurétaniens, qu'il définit comme des polytechniciens subalternes du pouvoir, parmi lesquels il nomme Goebbels et Heydrich, un des chefs de la SS. Ce n'est dès lors pas un hasard si Carl Schmitt écrit, dans son journal, que les Maurétaniens sont une allégorie des SS. Jünger, en outre, ajoute textuellement qu'« une équipe sélectionnée des nôtres est au travail dans les lieux secrets du plus secret Thibet ». Effectivement, à cette époque, existait une organisation culturelle liée à la SS, dénommée l'Ahnenerbe (Héritage des Ancêtres), qui organisait entre autres choses des expéditions plus ou moins secrètes au Thibet, et était reçue par le Dalaï Lama en personne. Par ailleurs, il faut signaler que cette structure avait été mise sur pied, au départ, par un ami de Jünger, Friedrich Hielscher, le chef spirituel des jeunes nationalistes allemands, avant d'être incluse par Himmler dans les institutions SS. Mais quand paraît le roman-pamphlet Sur les falaises de marbre, certains nazis, ignorant ces faits, réclament la tête de Jünger, qui sera défendu par le “Maurétanien” Goebbels, et ensuite par Hitler lui-même, qui, ne l'oublions pas, avait confessé à Rauschning, stupéfait et atterré, avoir fondé un Ordre mystérieux. Nous sommes donc en présence d'un mystère historiographique et politique du XXe siècle.

    Conflit interne chez les Maurétaniens ?

    Le roman de Jünger est probablement le témoignage d'un conflit politique et culturel qui se déroulait à l'intérieur du noyau dirigeant national-socialiste, et aussi, sans doute, à l'intérieur même de cet Ordre mystérieux, pour savoir comment imposer et diriger la politique intérieure et extérieure du IIIe Reich. Jünger, qui plus est, considère que l'un des protagonistes du roman, le Maurétanien Braquemart, est semblable à Goebbels, et que la figure démoniaque et destructive du Forestier peut être ramenée à Staline. Ensuite, en 1940, il attribue la victoire fulgurante des troupes allemandes en France à la Figure du Travailleur, décrite dans son livre Der Arbeiter. En 1942, il fait rééditer son essai sur La mobilisation totale, au moment même où Hitler mobilise totalement et désespérément tout ce qui est allemand. Ce conflit interne entre les Maurétaniens, dans lequel Jünger entendait bel et bien intervenir en publiant son roman-pamphlet, s'est avivé pendant la durée du conflit, à cause des conséquences catastrophiques de la guerre voulue par Hitler et non par les autres membres de l'Ordre des Maurétaniens. Voilà pourquoi Jünger et son ami Hielscher en sont arrivés à comploter contre le Führer : ils voulaient désespérément éviter le destin tragique qui allait frapper l'Allemagne, ou au moins l'atténuer.

    Le 20 juillet 1944

    Jünger, en effet, fut l'un des organisateurs de la tentative de coup d'État du 20 juillet 1944, qui aurait dû avoir lieu après l'attentat contre Hitler. À Paris, où il est officier d'état-major dans le Haut Commandement des troupes d'occupation, centre du complot contre Hitler, Jünger écrit l'essai La Paix qui est, en fait, le texte politique essentiel de ce complot, et dont le manuscrit avait été lu et approuvé par Rommel, le seul officier supérieur capable de mettre un terme à la guerre sur le front occidental et à affronter la guerre civile. Mais le complot échoue, Rommel est contraint au suicide parce qu'il est condamné à mort. Le Maurétanien Hielscher est arrêté à son tour. Jünger semble vouloir nous dire que le Prince Sunmyra, un des auteurs malchanceux de l'attentat contre le Forestier dans le roman-pamphlet, peut être comparé au Colonel von Stauffenberg, l'auteur malchanceux de l'attentat contre Hitler. Claus von Stauffenberg, héros de la “Résistance allemande”, était un disciple de Stefan George, donc un représentant de ces Maurétaniens qui s'étaient donné le devoir de préserver l'Allemagne secrète. Et Hitler ne pouvait pas condamner à mort l'Allemagne secrète, incarnée dans l'œuvre et la personne de Jünger.

    ► Antonio Giglio, Vouloir n°123-125, 1995. (article extrait de l'Italia settimanale n°13/1995) 

     

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    Ernst Jünger face à la NSDAP (1925-1934)




    « Nous souhaitons du fond de notre cœur la victoire du national-socialisme, nous connaissons le meilleur de ses forces, l'enthousiasme qui le porte, nous connaissons le sublime des sacrifices qui lui sont consentis au-delà de toute forme de doute. Mais nous savons aussi, qu'il ne pourra se frayer un chemin en combattant... que s'il renonce à tout apport résiduaire issu d'un passé révolu. » (1)

    Ces phrases, Ernst Jünger les a écrites pendant l'été 1930. Pourquoi, se demande-t-on aujourd'hui, Jünger n'a-t-il pas trouvé la voie en adhérant au mouvement de cet homme, apparamment capable de transposer et d'imposer les idées de Jünger et du "nouveau nationalisme" dans la réalité du pouvoir et de la politique ? Mon propos, ci-après, n'a pas la prétension d'être une analyse méticuleuse, profonde, systématique de l'histoire des idées. Il ne vise qu'à montrer comment une personnalité individuelle et charismastique de la trempe d'EJ, qui a fêté ses 100 ans en mars dernier, a pu maintenir son originalité à l'ère du Kampfzeit de la NSDAP.

    1. Ernst Jünger et Adolf Hitler

    Le jugement posé par Jünger sur Hitler a varié au cours des années : "Cet homme a raison", puis "Cet homme est ridicule" ou "Cet homme est inquiétant" ou "sinistre" (2). En 1925, Jünger pensait encore que la figure de Hitler éveillait indubitablement, tout comme celle de Mussolini, « le pressentiment d'un nouveau type de chef » (3). La description par Jünger d'un discours du jeune Hitler nous communique très nettement ce "fluide" :

    « Je connaissais à peine son nom, lorsque je l'ai vu dans un cirque de Munich où il prononçait l'un de ses premiers discours... À cette époque, j'ai été saisi par quelque chose de différent, comme si je subissais une purification. Nos efforts incommensurables, pendant quatre années de guerre, n'avaient pas seulement conduit à la défaite, mais à l'humiliation. Le pays désarmé était encerclé par des voisins dangereux et armés jusqu'aux dents, il était morcelé, traversé par des corridors, pillé, pompé. C'était une vision sinistre, une vision d'horreur.

    Et voilà qu'un inconnu se dressait et nous disait ce qu'il fallait dire, et tous sentaient qu'il avait raison. Il disait ce que le gouvernement aurait dû dire, non pas littéralement, mais en esprit, dans l'attitude, ou aurait dû faire tacitement. Il voyait le gouffre qui se creusait entre le gouvernement et le peuple. Il voulait combler ce fossé. Et ce n'était pas un discours qu'il prononçait. Il incarnait une manifestation de l'élémentaire, et je venais d'être emporté par elle » (4).

    Après que Jünger ait reçu de Hitler un exemplaire de son livre autobiographique et programmatique, le fameux Mein Kampf, Jünger lui a expédié tous ses livres de guerre. L'un de ces exemplaires d'hommage, plus précisément Feuer und Blut, contient une dédicace datée du 9 janvier 1926 : « À Adolf Hitler, Führer de la Nation ! — Ernst Jünger ». Plus tard, la même année, Hitler annonce sa visite chez Jünger à Leipzig ; celle-ci n'a toutefois pas eu lieu, à cause d'une modification d'itinéraire. Plus tard, Jünger écrit, à propos de cet événement : « Cette visite se serait sans doute déroulée sans résultat, tout comme ma rencontre avec Ludendorff. Mais elle aurait certainement apporté le malheur » (5). En 1927, Hitler lui aurait offert un mandat de député NSDAP au Reichstag. Jünger a refusé. Il considérait que l'écriture d'un seul vers avait davantage d'intérêt que la représentation de 60.000 imbéciles au Parlement.

    Les relations entre les 2 hommes se sont nettement rafraîchies par la suite, surtout après que Hitler ait prêté le « serment de légalité » en octobre 1930 devant la Cour du Reich à Leipzig : « Je prête ici le serment devant Dieu Tout-Puissant. Je vous dis que lorsque je serai arrivé légalement au pouvoir, je créerai des tribunaux d'État sous le houlette d'un gouvernement légal, afin que soient jugés selon les lois les responsables du malheur de notre peuple ». À cela s'ajoute que Jünger et Hitler ne jugeaient pas de la même façon la question des attentats à la bombe perpétrés par le mouvement paysan du Landvolk dans le Schleswig-Holstein.

    Jünger critiquait Hitler et son mouvement parce qu'ils étaient trop peu radicaux ; au bout de quelques années, l'écrivain jugeait finalement le condottiere politique comme un « Napoléon du suffrage universel » (6). Pourtant, ils restaient tous 2 d'accord sur l'objectif final : le combat inconditionnel contre le Diktat de Versailles et aussi contre la décadence libérale, ce qui impliquait la destruction du système de Weimar.

    Jünger :

    « Nous nous sommes mobilisés de la façon la plus extrême dans cette grande et glorieuse guerre pour défendre les droits de la Nation, nous nous sentons aujourd'hui aussi appelés à combattre pour elle. Tout camarade de combat est le bienvenu. Nous constituons une unité de sang, d'esprit et de mémoire, nous sommes "l'État dans l'État", la phalange d'assaut, autour de laquelle la masse devra serrer les rangs. Nous n'aimons pas les longs discours, une nouvelle centurie qui se forge nous apparait plus importante qu'une victoire au Parlement. De temps à autre, nous organisons des fêtes, afin de laisser le pouvoir parader en rangs serrés, et pour ne pas oublier comment on fait se mouvoir les masses. Des centaines de milliers de personnes viennent d'ores et déjà participer à ses fêtes. Le jour où l'État parlementaire s'écroulera sous notre pression et où nous proclamerons la dictature nationale, sera notre plus beau jour de fête » (7).

    Mais quand un parti national a réellement pris le pouvoir et renverser le système de Weimar, Jünger s'est arrogé le droit de dire oui ou non au cas par cas, face à ce qui se déroulait en face de lui.

    En 1982, Jünger répond à une question qui lui demandait ce qu'il reprochait réellement à Hitler :

    « Son attitude résolument contraire au droit après 1938. Je suis encore pleinement d'accord avec Hitler pour sa politique dans les Sudètes et pour son Anschluß de l'Autriche. Mais j'ai reconnu bien vite le caractère de Hitler... » (8).

    Le souci de Jünger était le salut du Reich et non pas le sort d'une personne. Un an après l'effondrement du national-socialisme, il écrit :

    « ... Peu d'hommes dans les temps modernes n'ont suscité autant d'enthousiasme auprès des masses, mais aussi autant de haine que lui. Quand j'ai entendu la nouvelle de son suicide, un poids m'est tombé du cœur ; parfois j'ai craint qu'il ne soit exposé dans une cage dans une grande ville étrangère. Cela, au moins, il nous l'a épargné » (9).

    2. Le "nouveau nationalisme"

    Favorisé par ses hautes décorations militaires, gagnées lors de la Première Guerre mondiale, ainsi que par la notoriété de ses livres de guerre, Jünger est devenu la figure sympbolique du "nouveau nationalisme". Autour de ce concept, se sont rassemblés entre 1926 et 1931 quelques revues, dans lesquelles Jünger non seulement écrit de nombreux articles, mais dont il est le co-éditeur. Ces revues s'appellent Standarte, Arminius, Der Vormarsch et Die Kommenden. Les autres éditeurs étaient Franz Schauwecker, Helmut Franke, Wilhelm Weiss, Werner Lass, Karl O. Paetel, etc. Parmi les autres auteurs de ces publications, citons, par exemple, Ernst von Salomon, Friedrich Hielscher, Friedrich Wilhelm Heinz, Hanns Johst, Joseph Goebbels, Konstantin Hierl, Ernst von Reventlow, Alfred Rosenberg et Werner Best.

    Au cours de ces dernières années de la République de Weimar, il est typique de noter que ces "Rebelles", situés entre l'extrême-droite et l'extrême-gauche, se sont rencontrés en permanence avec des "Communards" officiels ou oppositionnels, ou avec des nationaux-socialistes fidèles ou hostiles au parti. Parmi ces cercles obscurs de débats, il y avait la Gesellschaft zum Studium der russischen Planwirtschaft (Société pour l'étude de l'économie planifiée russe). On espérait là surtout apprendre l'opinion d'EJ.

    Il est intéressant de connaître le destin ultérieur de ces hommes qui entouraient alors EJ et qui étaient les principaux protagonistes des fondements théoriques de ce "nouveau nationalisme" : Helmut Franke est tombé au combat, en commandant une cannonière sud-américaine ; Wilhelm Weiss a été promu chef de service dans la rédaction du Völkischer Beobachter et, plus tard encore, chef de l'Association nationale de la presse allemande ; Karl O. Paetel a préféré émigrer ; Friedrich Wilhelm Heinz est devenu Commandeur du Régiment "Brandenburg", auquel était notamment dévolu la garde de la Chancellerie du Reich ; et le Dr. Werner Best est devenu officiellement, de 1942 à 1945, le ministre plénipotentiaire du Reich national-socialiste au Danemark, après avoir occupé de hautes fonctions au Reichssicherheitshauptamt (RHSA, Bureau principal de la sécurité du Reich).

    On s'étonne aujourd'hui de constater comme étaient variés et différents les caractères et les types humains de ces idéologues du "nouveau nationalisme". Tous étaient unis par un sentiment existentiel, celui du « réalisme héroïque », terme qu'a utilisé maintes fois EJ pour définir l'attitude fondamentale de sa vision du monde (10). De fait, une telle attitude se retrouve chez la plupart des théoriciens de cette époque, y compris, par exemple, chez un Oswald Spengler (Preußentum und Sozialismus, Der Neubau des Deutschen Reiches), Arthur Moeller van den Bruck (Das Dritte Reich) et Edgar Julius Jung (Die Herrschaft der Minderwertigen).

    Jünger voulait se joindre à cette phalange olympienne en publiant à son tour une sorte d'« ouvrage de référence ». Dans la publicité d'un éditeur, on découvre l'annonce d'un livre de Jünger qui se serait intitulé Die Grundlagen des Nationalismus, mais qui n'est jamais paru. Si le livre avait été imprimé, il serait aujourd'hui sans nul doute le titre par excellence. L'ouvrage aurait aussi dû comporter un essai intitulé "Nationalismus und Nationalsozialismus", qui n'est paru qu'en 1927 dans la revue Arminius. Le comble dans cet essai, c'est la proposition de faire du national-socialisme un instrument de l'action politique pratique (« dans le mouvement de Hitler se trouve plus de feu et de sang que la soi-disant révolution a été capable de susciter au cours de toutes ses années »), et de faire du nationalisme, que Jünger réclamait pour lui, le laboratoire idéologique. Dès 1925, Jünger exhortait dans son appel « Schließt euch zusammen ! » (Resserrez les rangs !), les groupes rivaux à former un "Front nationaliste final" (11). Mais ce front n'a jamais vu le jour, « l'appel est resté sans écho, s'est évanoui dans les discours mesquins des secrétaires d'association qui voulaient absolument avoir le dernier mot » (Karl O. Paetel).

    Au fur et à mesure que son aversion contre la démocratie grandissait, son refus de Hitler augmentait aussi. Tandis que ces hérétiques développaient entre eux un grand nombre de "thèses spéciales sur le nationalisme", tant et si bien qu'aucune unité réelle ne pouvait émerger, la NSDAP de Hitler courait de victoire électorale en victoire électorale. En formulant et en fignolant leurs spéculations, beaucoup d'intellectuels du "nouveau nationalisme" avaient vraiment perdu le contact avec les réalités. Ernst von Salomon décrit les faiblesses du nationalisme théorique de façon fort colorée dans son Questionnaire :

    « ... On n'insistera jamais assez pour dire que les émotions intellectuelles de ces hommes combattifs appartenant au "nouveau nationalisme" se sont évanouies en silence. Outre le nombre ridiculement faible d'abonnés à ces quelques revues, personne ne les remarquait, et nous atteignions un degré élevé d'excitation, quand, par hasard, un grand quotidien de la capitale, évoquait en quelques lignes l'une ou l'autre production de l'un d'entre nous » (12).

    3. Le Dr. Goebbels

    Les rapports entre Jünger et le Dr. Joseph Goebbels méritent un chapitre particulier. Les 2 hommes se rencontraient à l'occasion dans les sociétés berlinoises patronnées par Arnolt Bronnen ou dans des soirées privées entre nationaux-révolutionnaires. Dans la plupart des cas, ils s'échangeaient des coups de bec ou des boutades cyniques. Jünger fit comprendre à Goebbels qu'il préférait de loin le type du "soldat-travailleur prusso-allemand" que celui du "petit bourgeois en chemise brune" qui proliférait dans les rangs de la NSDAP et des SA. Plusieurs décennies après, Jünger se souvient :

    « ... Goebbels m'invita. Notamment en 1932 à assister à l'un de ses discours, devant des travailleurs à Spandau. Je n'ai pas attendu la fin de son discours, je suis sorti avant, et j'ai appris plus tard qu'il y avait eu une formidable bagarre dans la salle. Goebbels était déçu : nous avons donné à cet Ernst Jünger une place d'honneur, mais quand ça a commencé à chauffer et que les chaises ont volé, il n'était plus là. Goebbels oubliait intentionnellement de dire que j'avais vécu de toutes autres batailles que cette bagarre de salle » (13).

    Dans ces journaux, Goebbels fait souvent part de sa déception à l'égard de Jünger, qu'il aurait bien voulu voir adhérer à la NSDAP. Le 20 janvier 1926, le futur ministre de la propagande écrivait :

    « Je viens de terminer hier la lecture des Orages d'acier d'E. Jünger. C'est un grand livre, brillant. La puissance de son réalisme suscite en nous de l'épouvante. De l'allant. De la passion nationale. De l'élan. C'est le livre allemand de la guerre. C'est un homme de la jeune génération qui prend la parole pour nous parler de la guerre, événement profond pour l'âme, et qui réalise un miracle en nous décrivant ce qui se passe dans son intériorité. Un grand livre. Derrière lui, un gaillard entier ».

    Cinq mois plus tard, on perçoit déjà une déception :

    « ... me suis préoccupé du "nouveau nationalisme" des Jünger, Schauwecker, Franke, etc. On parle et on passe à côté des vrais problèmes. Et il y manque la chose la plus importante, en dernière instance : la reconnaissance de la mission du prolétariat » (Journaux, 30 juin 1926).

    Trois ans plus tard, Goebbels rejette définitivement Jünger :

    « ... Mes lectures : Das abenteuerliche Herz de Jünger. Ce n'est plus que de la littérature. Dommage pour ce Jünger, dont je viens de relire les Orages d'acier. Ce livre était vraiment une grand livre, un livre héroïque. Parce que derrière lui, il y avait un vécu de sang, un vécu total. Aujourd'hui, Jünger s'enferme et se refuse à la vie, et ses écrits ne sont plus qu'encre, que littérature » (Journaux, 7 oct. 1929).

    Ce règlement de compte durera jusqu'à l'effondrement du Troisième Reich, quand, en dernière instance, Goebbels interdit à la presse allemande, de faire mention du cinquantième anniversaire de Jünger.

    4. Le retrait

    Hans-Peter Schwarz écrit dans son livre consacré à Jünger, Der konservative Anarchist :

    « ... Un phénomène qui mérite réflexion : dans les années 1925-1929, quand aucun observateur objectif n'aurait donné la moindre chance au nationalisme révolutionnaire en Allemagne, Jünger a joué le héraut de cette idée, mais quand, coup de sort fatidique, un État nationaliste, socialiste, autoritaire et capable de se défendre, a commencé à s'imposer, avec une évidence effrayante, ses intérêts pour les activités concrètes diminuent à vue d'œil. En effet, après les élections de septembre 1930, il n'y avait plus qu'un seul mouvement politique qui pouvait revendiquer le succès et prétendre réaliser cette vision de l'État : la NSDAP d'Adolf Hitler » (14).

    Le retrait de Jünger hors de la politique n'était pas dû immédiatement à la montée en puissance de la NSDAP. Plusieurs facteurs ont joué leur rôle. Parmi eux, le résultat de ses études sur le fascisme italien. Le fascisme n'aurait, à ses yeux, plus rien été d'autre  :

    « qu'une phase tardive du libéralisme, un procédé simplifié et raccourci, simultanément une sténographie brutale de la conception de l'État des libéraux, qui, pour le goût moderne, est devenue trop hypocrite, trop verbeuse et surtout trop compliquée. Le fascisme tout comme le bolchévisme ne sont pas faits pour l'Allemagne : ils nous attirent, nous séduisent, sans pourtant pouvoir nous satisfaire, et on doit espérer pour notre pays qu'il soit capable de générer une solution plus rigoureuse" (15).

    Jünger a-t-il deviné cette évolution pour le Reich ?

    Avec l'installation de Jünger à Berlin, commence son retrait. Depuis lors, il n'a plus cessé de se donner le rôle d'un observateur à distance. Dès le déclin des revues Vormarsch et Die Kommenden dans les années 1929 et 1930, il abandonne très ostensiblement la rédaction d'articles politiques. En se rémémorant cette tranche de sa vie, il a commenté le travail éditorial comme suit :

    « Les revues sont comme des autobus, on les utilise, tant qu'on en a besoin, et puis on en sort ».

    Et :

    « On ne peut plus se soucier de l'Allemagne en société aujourd'hui ; il faut le faire dans la solitude, comme un homme qui ouvrirait des brèches à l'aide d'un couteau dans la forêt vierge et qui n'est plus porté que par un espoir : que d'autres, quelque part sous les frondaisons, procèdent au même travail » (16).

    Jünger avait perçu que ses activités de politique quotidienne n'avaient plus de sens ; il se consacrait de plus en plus à ses livres. Des ouvrages tels Das abenteuerliche Herz, Der Arbeiter et Die totale Mobilmachung (dont on n'a malheureusement retenu qu'un slogan) l'ont rendu célèbre en dehors des cercles étroits qui s'intéressaient à la politique.

    Autre motif justifiant sans doute le retrait de Jünger : son amitié avec le national-bolchévique Ernst Niekisch, dont la revue, Widerstand, avait publié quelques articles de Jünger. Niekisch était un solitaire de la politique, fantasque et excentrique, mis sur la touche par l'État national-socialiste, pour des raisons de sécurité intérieure (sans avec raison, du point de vue des nouvelles autorités). Dans un article intitulé « Entscheidung » (Décision), Niekisch plaide très sérieusement pour « l'injection de sang slave dans les veines allemandes, afin de guérir la germanité des influences romanes venues d'Europe du Sud et de l'Ouest ». Ou : « ... Celui qui vit conscient de sa responsabilité pour le millénaire d'histoire et de destin allemands à venir, ne s'effondre pas, effrayé, devant les remous d'une migration des peuples, s'il n'y a pas d'autre voie pour nous conduire à une nouvelle grandeur allemande » (17).

    Cette idée bizarre ne nécessite pas de commentaires de ma part. Mais Jünger n'était sans doute pas attiré par l'orientation à l'Est, prônée par Niekisch, ou par son anti-capitalisme lapidaire ; ce qui l'attirait secrètement chez cet homme inclassable, c'est l'opiniâtreté avec laquelle il défendait la "pureté de l'idée".

    Comme s'il voulait clarifier les choses pour lui-même, Jünger, dans Les Falaises de marbre (qui contiennent des traits auto-biographiques incontestables), nous explique pourquoi il a été travaillé par un désir de participer à la politique active :

    « Il y a des époques de déclin, pendant lesquelles la forme s'estompe, la forme qui est un indice très profond, très intériorisé, de la vie. Lorsque nous nous enfonçons dans ses phases de déclin, nous errons dans tous les sens, titubants, comme des êtres à qui manque l'équilibre... Nous voguons en imagination dans des temps reculés ou dans des utopies lointaines, où l'instant s'estompe... C'est comme si nous sentions la nostalgie d'une présence, d'une réalité et comme si nous avions pénétré dans la glace, le feu et l'éther, pour échapper à l'ennui ».

    5. La "zone des balles dans la nuque"

    La rupture définitive entre les nationaux-socialistes et Jünger a eu lieu après la parution de Der Arbeiter : Herrschaft und Gestalt (1932). Dans bon nombre d'écrits nationaux-socialistes, ce livre a été critiqué avec une sévérité inouïe ; il se serait agi d'un "bolchévisme crasse". Thilo von Trotha écrivit dans le Völkischer Beobachter :

    « ... Eh oui ! Les voilà, les interminables parlottes de la dialectique ! On joue pendant 300 pages avec tous les concepts possibles et imaginables, on les répète indéfiniment, on accumule autant de contradictions et, à la fin, il ne reste, surtout pour notre jeune génération, qu'une énigme insaisissable : comment un soldat du front comme Ernst Jünger a-t-il pu devenir cet homme qui, sirotant son thé et fumant ses cigarettes, acquiert une ressemblance désespérante avec ces intellectuels russes de Dostoïevski qui, pendant des nuits entières, discutent et ressassent les problèmes fondamentaux de notre monde ».

    Thilo von Trotha ajoute, que Jünger ne voit pas « la question fondamentale de toute existence, ..., le problème du sang et du sol ». En Jünger, pense von Trotha, s'accomplit la tragédie d'une homme « qui a perdu la voie vers les fondements promordiaux de tout Être ». Conclusion de von Trotha : ce n'est pas l'ère du Travailleur qui est en train d'émerger, mais l'ère de la race et des peuples. Pourtant, malgré cette critique sévère et violente, von Trotha affirme que Jünger reste « un des meilleurs guerriers de sa génération », mais c'est pour ne pas lui pardonner son attitude fondamentalement individualiste :

    « ... [les littérateurs nationaux-révolutionnaire, note de W.B.] passent leur existence à côté du grand courant de la vie allemande, marqué par le sang ; ils cherchent toujours des adeptes mais restent condamnés à la solitude, à demeurer face à eux-mêmes et à leurs constructions, dans leur tour d'ivoire... et on observera sans cesse et avec étonnement qu'ils continuent à vouloir représenter la jeunesse allemande, en méconnaissant les faits réels, de façon tout-à-fait incompréhensible. "L'élite spirituelle" de la jeunesse allemande n'est pas littéraire, elle suit fidèlement le véritable Travailleur et le véritable Paysan : Adolf Hitler" (18).

    La critique atteint son sommet dans une formulation pleine de fantaisie : Jünger se rapprocherait, avec son ouvrage, de la « zone des balles dans la nuque ». Dans la conclusion d'un article d'Angriff, un journal animé par Goebbels, on trouve une phrase plus concrète et plus mesurée, mais néanmoins exterminatrice : « Monsieur Jünger, avec cet ouvrage, est fini pour nous ».

    Ces critiques émanent pourtant des nationaux-socialistes les plus intelligents ; mais elles ne tombaient du ciel, par hasard. Elles reflètent un constat politique posé dorénavant pas les autorités du parti : les nationaux-révolutionnaires sont rétifs à toute discipline de parti et veulent mener une vie privée opposée aux critères édictés par les nationaux-socialistes. Friedrich Hielscher dans son livre autobiographique Fünfzig Jahre unter Deutschen (Cinquante ans parmi les Allemands) évoque quelques anecdotes de l'époque.

    Nous y apprenons que la vie privée de nombreux "nationaux-révolutionnaires" ne respectait aucun dogme ni aucune rigueur comportementale. Ainsi, au cœur de l'hiver très froid de 1929, cette joyeuse bande s'était réunie dans l'appartement de Jünger à Berlin. Aux petites heures, ils buvaient tous du rhum dans des tasses de thé et voilà que le poêle vient à s'éteindre faute de bois. Jünger, sans hésiter, casse à coups de pied une vieille commode de son propre mobilier, la démonte et en empile les morceaux près du feu, permettant ainsi à la compagnie de gagner encore un peu de chaleur et de confort » (19).

    6. Dans le Royaume du Léviathan

    À cette époque, les critiques des nationaux-socialistes ne touchaient plus Jünger. Il s'était bien trop éloigné de la politique quotidienne. La "révolution nationale" de janvier 1933 ne lui avait fait aucun effet. La réalité du IIIe Reich n'était pour lui que les ultimes soubresauts du monde bourgeois, n'était qu'une "démocratie plébiscitaire", dernière conséquence néfaste des « ordres nés de 1789 » (20). Pour pouvoir poursuivre son travail dans l'isolement, il quitte Berlin et s'installe à Goslar. Avant ce départ, le nouvel État ne put s'empêcher de commettre quelques perquisitions chez la famille Jünger. Sur l'une de ces perquisitions, un écho est passé dans la presse de l'époque ; dans les Danziger Neuesten Nachrichten du 12 avril 1933, on peut lire :

    « Comme on l'a appris par la suite, sur base d'une dénonciation, il a été procédé à une perquisition au domicile de l'écrivain nationaliste Ernst Jünger, qui a gagné au feu, en tant qu'officier, l'Ordre Pour le Mérite pendant la guerre mondiale, qui a écrit plusieurs livres sur cette guerre, parmi lesquels un ouvrage de grand succès, Orages d'acier, et qui, dans son dernier livre de sociologie et de philosophie, Der Arbeiter : Herrschaft und Gestalt, se réclame d'idées collectivistes. La perquisition n'a pas permis de découvrir objets ou papiers compromettants ».

    La dernière livraison de la revue Sozialistische Nation n'épargnait pas ses sarcasmes : « ... On n'a rien trouvé, si ce n'est... l'Ordre Pour le Mérite ». Jünger ne laissa planer aucun doute : il fit savoir clairement qu'il n'entendait participer d'aucune façon aux activités culturelles du Troisième Reich, comme auparavant à celles de la République de Weimar. Ses lettres de refus à l'Académie des Écrivains de Prusse sont devenues célèbres, de même que sa réponse brève et sèche à la Radio publique de Leipzig, qui l'avait invité pour une émission. Il souhaitait tout simplement « ne pas participer à tout cela ». Le 14 juin 1934, il écrit à la rédaction du Völkischer Beobachter :

    « Dans le supplément Junge Mannschaft du Völkischer Beobachter des 6 et 7 mai 1934, j'ai constaté que vous aviez reproduit un extrait de mon livre Das abenteuerliche Herz. Comme cette reproduction ne comporte aucune mention des sources, on acquiert l'impression que j'appartiens à votre rédaction en tant que collaborateur. Ce n'est pas le cas : depuis des années je n'utilise plus la presse comme moyen [d'expression].

    Dans ce cas particulier, il convient encore de souligner que nous sommes face à une incongruité : d'une part, la presse officielle m'accorde le rôle d'un collaborateur attitré, tandis que, d'autre part, on interdit par communiqué de presse officiel la reproduction de ma lettre à l'Académie des Ecrivains du 18 novembre 1933. Je ne vise nullement à être cité le plus souvent possible dans la presse, mais je tiens plutôt à ce qu'il ne subsiste pas la moindre ambigüité quant à la nature de mes convictions politiques. Avec l'expression de mes sentiments choisis, Ernst Jünger ».

    Fait significatif : de 1933 à 1945, EJ n'a jamais reçu la moindre distinction honorifique ou bénéficié du moindre hommage officiel. « ... Ne trouvez-vous pas curieux que je n'ai pas obtenu le moindre prix sous le IIIe Reich, alors qu'on prétend que j'aurais été si précieux pour les nazis ? Si tel avait été le cas, j'aurais été couvert de prix et de distinctions », remarque Jünger près de 60 ans après les événements.

    La vie de Jünger fut surtout contemplative de 1934 à la guerre. Nous lui devons plusieurs livres immortels, datant de cette période, pendant laquelle il a consolidé son constat : le nationalisme a sa phase héroïque derrière lui. Sans retour. De cette phase de transition il reste sa prédilection pour les structures hiérarchiques, clairement délimitées. En 1982, Jünger reconnaissait :

    « Certes, j'ai un faible pour les systèmes d'ordre, pour l'Ordre des Jésuites, pour l'armée prussienne, pour la Cour de Louis XIV... Une telle rigueur m'en impose toujours » (22).

    EJ est resté fidèle à lui-même pendant toute son existence. C'est ainsi que Karl O. Paetel, jadis militant "nationaliste social-révolutionnaire", dans une excellent biographie consacrée à son ami immédiatement après la dernière guerre, répond aux critiques de façon définitive, pour les siècles des siècles :

    « Le guerrier est-il devenu pacifiste ? L'admirateur de la technique, un ennemi du progrès technique ? Le nihiliste, un chrétien ? Le nationaliste, un citoyen cosmopolite ? Oui et non : EJ est devenu dans une certaine mesure le deuxième homme sans jamais cesser d'être le premier. À aucune étape dans le cheminement de son existence, EJ ne s'est converti, jamais il n'a brûlé ce qu'il adorait la veille.

    Les transformations ne sont pas rejets chez lui, mais fruits d'acquisitions, d'élargissements d'horizons, de complètements ; il ne s'agit jamais de se retourner, mais de poursuivre le même chemin en mûrissant, sans se fixer dans les aires de repos. C'est ainsi que Jünger a trouvé son identité, devenant le diagnostiqueur de notre temps, éloigné de tout dogme dans son questionnement comme dans les réponses qu'il suggère ».

     

    ► Werner Bräuninger, Vouloir n°123-125, 1995.

    • Nota bene : Cet article a également été traduit par JL Pesteil pour Nouvelle École n°48, 1996. Il contient une note omise (19), car de caractère anecdotique.

    ♦ Notes :

    (1) EJ, « Reinheit der Mittel », in Die Kommenden, 27 déc. 1929.
    (2) EJ, Strahlungen : Die Hütte im Weinberg - Jahre der Okkupation, p. 615 (éd. DTV, 1985).
    (3) EJ, « Abgrenzung und Verbindung », in Standarte, 13 sept. 1925.
    (4) (5) (6) Voir remarque 2, p. 612, 617 et 444 (Jünger cite ici un mot de Valeriu Marcu).
    (7) EJ, « Der Frontsoldat und die innere Politik », in Standarte, 29 nov. 1925.
    (8) EJ, Interview accordé à Der Spiegel n°33/1982.
    (9) Voir rem. 2, p. 616.
    (10) La formule "réalisme héroïque" provient de l'article « Der Krieg und das Recht » du Dr. Werner Best (publié dans le volume collectif Krieg und Krieger, édité par EJ à Berlin en 1930). Quant à savoir si cette formule, utilisée par Jünger, provient originellement de Best, rien n'est sûr à 100%.
    (11) EJ, « Schließt Euch zusammen », in Die Standarte, 3 juin 1926.
    (12) Ernst von Salomon, Der Fragebogen, p. 244 (7), 1952.
    (13) voir rem. 8.
    (14) Hans-Peter Schwarz, Der konservative Anarchist : Politik und Zeitkritik Ernst Jüngers, Verlag Rombach, 1982, p. 107.
    (15) EJ, « Über Nationalismus und Judenfrage », Süddeutsche Monatshefte 27, n°12, 1930.
    (16) EJ, Das abenteuerliche Herz.
    (17) E. Niekisch, « Entscheidung », p. 180 ss.
    (18) Extraits du Völkischer Beobachter (édition bavaroise), 22 oct. 1932.
    (19) Description de mémoire de Werner Bräuninger, ex: Friedrich Hielscher, Fünfzig Jahre unter Deutsche, Rowohlt Verlag, 1950.
    (20) EJ, Strahlungen : Kirchhorster Blätter, p. 298 (DTV n°10.985).
    (21) (22) Voir rem. 8.

     

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    ♦ Regards croisés ♦

     

    ◘ L'aristocrate et le baron : parallèles entre Jünger et Evola 

    Quel effet aurait eu Le recours aux forêts d'Ernst Jünger s'il avait été traduit 20 ans plus tôt, soit en 1970 plutôt qu'en 1990, avec son titre actuel, Traité du Rebelle ? On l'aurait sans doute vendu à des dizaines de milliers d'exemplaires et serait devenu l'un des livres de chevet des contestataires, et puis sans doute aussi des terroristes italiens des "années de plomb", les rouges comme les noirs. Et aujourd'hui, nous verrions sans doute un jeune essayiste ou un fonctionnaire besogneux des services secrets se pencher et théoriser le rapport direct, encore que non mécanique, entre les thèses exposées par Jünger dans ces quelque 130 pages d'une lecture peu facile, et la lutte armée des Brigades Rouges ou des NAR...

    Pas de doute là-dessus. En fait, le petit volume de Jünger, publié en 1951, s'adresse explicitement à ses compatriotes, mais aussi à tous ceux qui se trouve dans une situation identique, celle de la soumission physique et spirituelle à des puissances étrangères. Dans cet ouvrage, Jünger fait aussi directement et indirectement référence à la situation mondiale de 1951 : division de la planète en 2 blocs antagonistes, guerre de Corée, course aux armements, danger d'un conflit nucléaire. Mais en même temps, il nous donne des principes qui valent encore aujourd'hui et qui auraient été intéressants pour les années 70. Enfin, ce livre nous donne également une leçon intéressante sur les plans symboliques et métaphysiques, sans oublier le plan concret (que faire ?).

    En conséquence, le lecteur non informé du contexte court le danger de ne pas comprendre les arguments du livre, vu son ambiguité voulue (je crois que Jünger a voulu effectivement cette ambiguité, à cause du contexte idéologique et international dans lequel il écrivait alors). L'éditeur Adelphi s'est bien gardé d'éclairer la lanterne du lecteur. Il a réduit ses commentaires et ses explications aux quelques lignes de la quatrième de couverture. Les multiples références de Jünger aux faits, événements et personnalités des années 50 restent donc sans explications dans l'édition italienne récente de cet ouvrage important. Dans l'éditorial, on ne trouve pas d'explication sur ce qu'est la figure de l'Arbeiter, à laquelle Jünger se réfère et trace un parallèle. Adelphi a traduit Arbeiter par Lavoratore et non pas Operaio qui est le terme italien que les jüngeriens ont choisi pour désigner plus spécifiquement l'Arbeiter dans son œuvre. Même chose pour le Waldgänger que l'on traduit simplement par Ribelle.

    Jünger et Evola proposent des solutions similaires : anarque et apoliteia

    Sua habent fata libelli ["Les livres ont leur propre destin", Terentianus Maurus]. Le destin de ce petit livre fait qu'il n'a été traduit en italien qu'en 1990, ce qui n'a suscité aucun écho ou presque. Il a été pratiquement ignoré. Pourtant, si l'on scrute bien entre les lignes, si l'on extrait correctement le noyau de la pensée jüngerienne au-delà de toutes digressions philosophiques, éthiques, historiques et finalement toutes les chroniques qui émaillent ce livre, on repèrera aisément une "consonance" entre Der Waldgang (1951) et certains ouvrages d'Evola, comme Orientations (1950), Les hommes au milieu des ruines (1953) et Chevaucher le tigre (1961). On constatera que c'est le passage des années 40 aux années 50 qui conduisent les 2 penseurs à proposer des solutions assez similaires. Certes, on sait que les 2 hommes avaient beaucoup d'affinités mais que leurs chemins ne se sont séparés sur le plan des idées seulement quand Jünger s'est rapproché de la religion et du christianisme et s'est éloigné de certaines de ses positions des années 30. Tous 2 ont développé un regard sur le futur en traînant sur le dos un passé identique (la défaite) qui a rapproché leurs destins personnels et celui de leurs patries respectives, l'Allemagne et l'Italie.

    Pour commencer, nous avons soit l'Anarque, soit celui qui entre dans la forêt, 2 figures de Jünger qui possèdent plusieurs traits communs avec l'apolitieia évolienne. Cette apolitieia ne signifie pas se retirer de la politique, mais y participer sans en être contaminé et sans devenir sot. Il faut donc rester intimement libre comme celui qui se retire dans une "cellule monacale" ou dans la "forêt" intérieure et symbolique. Il faut rester intimement libre, ne rien concéder au nouveau Léviathan étatique, tout en assumant une position active, en résistant intellectuellement, culturellement. « La forêt est partout — disait Jünger — même dans les faubourgs d'une métropole ». Il est ainsi sur la même longueur d'onde qu'Evola, qui écrivait, dans Chevaucher le Tigre que l'on pouvait se retirer du monde même dans les endroits les plus bruyants et les plus aliénants de la vie moderne.

    Recours aux forêts et chevaucher le tigre

    Face à une époque d'automatismes, dans un monde de machines désincarnées, Evola comme Jünger proposaient au début des années 50 de créer une élite : « des groupes d'élus qui préfèrent le danger à l'esclavage », précisait l'écrivain allemand. Ces groupes élitaires, d'une part, auront pour tâche de critiquer systématiquement notre époque et, d'autre part, de jeter les bases d'une nouvelle "restauration conservatrice" qui procurera force et inspiration aux "pères" et aux "mères" (au sens gœthéen du terme). En outre, le Waldgänger, le Rebelle, « ne se laissera pas imposer la loi d'aucune forme de pouvoir supérieur », « il ne trouvera le droit qu'en lui-même », tout comme la "souveraineté" a abjuré la peur en elle, prenant même des contacts « avec des pouvoirs supérieurs aux forces temporelles ».

    Tout cela amène le Rebelle de Jünger très près de l'« individu absolu » d'Evola. Être un « individu absolu », cela signifie « être une personne humaine qui se maintient solide ». Le concept et le terme valent pour les 2 penseurs. Contre qui et contre quoi devront s'opposer les destinataires de ce Traité et de ces Orientations ? L'ennemi est commun : c'est la tenaille qui enserre l'Europe, à l'Est et à l'Ouest (pour utiliser une image typique d'Evola) : « Les ennemis sont aujourd'hui tellement semblables qu'il n'est pas difficile de déceler en eux les divers travestissements d'un même pouvoir », écrivait Jünger.

    Pour résister à de tels pouvoirs, Jünger envisage l'avènement d'un « nouveau monachisme », qui rappelle le « nouvel ordre » préconisé par Evola, qui n'a pas de limites nationales ; le rebelle doit défendre « la patrie qu'il porte dans son cœur », patrie à laquelle il veut « restituer l'intégrité quand son extension, ses frontières viennent à être violées ». Ce concept va de paire avec celui de la « patrie qui ne peut jamais être violée » d'Evola, avec son invitation impérative de bien séparer le superflu de l'essentiel, d'abandonner le superflu pour sauver l'essentiel dans les moments dangereux et incertains que vivaient Allemands et Italiens en 1950-51. Mais cette option reste pleinement valide aujourd'hui...

    Le Zeitgeist, l'esprit du temps, était tel à l'époque qu'il a conduit les 2 penseurs à proposer à leurs contemporains des recettes presque similaires pour résister à la société dans laquelle ils étaient contraints de vivre, pour échapper aux conditionnements, aux mutations et à l'absorption qu'elle imposait (processus toutefois indubitable, malgré Evola, qui, à la fin des années 50, a émis un jugement négatif sur Der Waldgang). « Entrer en forêt » signifie entrer dans le monde de l'être, en abandonnant celui du devenir. « Chevaucher le Tigre », pour ne pas être retourné par le Zeitgeist ; devenir « anarque », maître de soi-même et de sa propre « clairière » intérieure ; pratiquer l'apolitéia sans aucune compromission. Regarder l'avenir sans oublier le passé. S'immerger dans la foule en renforçant son propre moi. Affronter le monde des machines et du nihilisme en se débarrassant de cette idée qui veut que la fatalité des automatismes conduit nécessairement à la terreur et à l'angoisse. Entreprendre « le voyage dans les ténèbres et l'inconnu » blindé par l'art, la philosophie et la théologie (pour Julius Evola : par le sens du sacré). Tous ces enseignements sont encore utiles aujourd'hui. Mieux : ils sont indispensables.

     

    ► Gianfranco de Turris, Nouvelles de Synergies Européennes n°33, 1998. (article paru dans Area, avril 98)

     

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    ◘ Trois documents sur Jünger

    ♦ Ernst Jünger et l'Action Française

    [Après l'héritage de la philosophie irrationaliste et vitaliste], la seconde racine de la vision du monde de Jünger se situe dans le radicalisme de la droite française. Caractéristique du nationalisme fin-de-siècle : l'accent mis sur l'action. Les Français Maurice Barrès et Charles Maurras ont été considérés comme les représentants de ce nationalisme "intégral".

    L'Action française a été créée vers la fin du XIXe siècle à l'initiative de quelques intellectuels. C'était une organisation politique de type "ligue", une unité d'action hiérarchisée. De telles unités d'action, du type de l'Action Française, ont été plus tard fondée en Italie (Liga) et en Allemagne (Bünde). L'Action Française s'efforçait de développer une doctrine unitaire, qui avait manqué aux mouvements radicaux de droite antérieurs.

    L'un des principaux créateurs de cette doctrine fut Maurras. D'après Nolte, le sentiment philosophique fondamental chez Charles Maurras était la peur, non pas au sens où l'entendent les philosophes de l'existence, mais une peur circonstantielle, une peur face à la situation présente. C'est sur cette base que Maurras distingue ce qui est politiquement bon de ce qui est politiquement mauvais ; l'État est menacé par une forme de barbarie dont les caractéristiques sont l'égalité et la liberté. Mais au milieu de toute cette barbarie, il existe un royaume : la patrie française qui, selon Maurras, constitue un héritage. La patrie équivaut à une déesse, qui n'a qu'une seule exigence : le sacrifice total. Au nationalisme de Maurras appartient aussi l'attitude guerrière et la pensée en termes d'élite. On mesure la qualité d'une élite à ses sentiments et ses dispositions nationalistes. C'est simple : les meilleurs constituent l'élite.

    Le point de départ de Maurras était donc la patrie, assortie du souci de son existence. La pire menace pour l'existence de la patrie, c'est la démocratie. L'État doit avoir une âme ; cette âme implique la conscience de soi et une solide dose de force, en quantité importante. L'État idéal rêvé par Maurras est aristocratique et autoritaire. Parmi les ennemis de cet État, outre la démocratie, on compte le libéralisme, le socialisme, le communisme et l'anarchisme : d'après Maurras, autant d'expressions différentes de la même idée révolutionnaire, dont le noyau central est individualiste.

    C'est ici que l'on peut constater que la structure fondamentale du nationalisme intégral français ressemble, dans ses caracéristiques majeures, au "nouveau nationalisme" de Jünger (force potentielle : la patrie ; force déclenchante : le groupe élitaire qui a intériorisé le nationalisme ; forme de gouvernement autoritaire). Si nous ajoutons à notre analyse, outre les objectifs négatifs mentionnés ci-dessus, l'aspiration positive au pouvoir du groupe élitaire - grâce à la force et à la volonté qui y sont tapies - alors nous ne pouvons pas ne pas voir le rapport qui existe entre ce culte de la force, les idées-force de l'irrationalisme philosophique et l'insistance de Jünger sur la force (force de l'âme, volonté de puissance).

    Jünger juge positivement tous les courants antilibéraux et fascistes, y compris le fascisme français : "...Oui, nous préférons une France fasciste à une France démocratique, oui, nous préférons la France de Maurice Barrès à celle de Barbusse car entre les anciens soldats du Front il y aura plus de dignité et de sécurité qu'entre les avocats et les littérateurs, pour qui la logomachie libéraliste sert de règle à la piraterie..." (Standarte, 12 août 1926).

    Jünger perçoit un parallèle entre les efforts du "nouveau nationalisme" visant à renforcer le nationalisme, à trouver un chef, un objectif (une structure nationale) et les moyens adéquats, d'une part, et les efforts de l'intelligence française, d'autre part : "Ce qui, précisément, fait apparaître cette intelligence française si vivante et si fascinante, nous ne l'imiterons pas, parce que si un schéma intellectuel peut bel et bien être repris, on ne peut pas reprendre la vie elle-même. Celle-ci doit émerger et croître sur notre propre sol" (Arminius, 7 août 1928).

    ♦ Ernst Jünger et Georges Sorel

    Nous avons déjà eu l'occasion de constater que les théories de Sorel ont été bien présentes aux sources du fascisme italien. Comme nous l'avons déjà dit, la plupart des courants ayant une imprégnation fasciste possèdent une base théorique commune. Entre les idées de Jünger et les théories de Sorel existent également des corrélations. Dans l'auto-biographie qu'il a rédigée sur sa jeunesse, Jünger mentionne qu'il s'est préoccupé des thèses de Sorel (Brief eines Nationalisten, article rédigé sous le pseudonyme de Hans Sturm dans Arminius, 12 mars 1927). L'influence de Sorel se perçoit tout particulièrement dans Le Travailleur, où la conception sorélienne du mythe politique semble trouver une certaine concrétisation.

    D'après Sorel, le concept marxien de révolution, de même que celui de grève générale, doivent être considérés comme des mythes qui incitent aux actes, à la lutte et à l'héroïsme. Le Mythe est également un facteur de cohésion des communautés. L'essentiel, c'est d'avoir la foi dans le mythe. Le fondement de cette adhésion sorélienne à la notion de mythe réside dans la psychologie de l'action de Bergson. Pour Sorel, c'est justement la force qui est le facteur régulant la société. Sorel reconnaissait que la violence était une nécessité, car, par elle, la dégénérescence de la nation pouvait être évitée. Du fait que la violence soit couplée à un grand mythe social, on pouvait l'accepter pleinement, car ce couplage du mythe et de la violence suscitait l'esprit de sacrifice, la négation du moi subjectif et l'héroïsme.

    Dans le Travailleur de Jünger, les idées de Sorel trouvent une concrétisation, dans la mesure où l'union du prolétariat se réalise en vue de devenir l'armée combattante d'un nationalisme activiste. Une autre théorie de Sorel présente des similitudes avec l'idéologie forgée par Jünger : celle qui affirme que pour transformer le monde, il faut l'action d'un petit groupe élitaire. L'élite sorélienne sera constituée d'ouvriers de l'industrie organisés en fédérations de combat. Le concept jüngerien du Travailleur, quant à lui, participe d'une conscience nouvelle unissant la force et le nationalisme. Avec l'aide de cette force, les ouvriers, les travailleurs, pourront se hisser au-dessus de la matière. Cette force s'est également révélée dans ces "fédérations de combat", qui ne réclament toutefois pas une organisation aussi précise que les syndicats de Sorel. Ajoutons que les théories élitistes du début du XXe siècle (Mosca, Pareto), que l'on a considérées comme annonciatrices du fascisme, semblent aussi avoir exercé une influence indirecte sur la conception jüngerienne des groupes de base néo-nationalistes. 

    ♦ Ernst Jünger et Oswald Spengler

    Parmi les contemporains de Jünger, Spengler appartient à ces philosophes qui l'ont inspiré dans la formulation de son "nouveau nationalisme". L'influence de Spengler se retrouve non seulement dans Le Travailleur mais aussi dans les articles rédigés pour les revues néo-nationalistes. Jünger a sans doute bénéficier de l'inspiration du socialisme de guerre de Spengler : selon ce socialisme, la guerre efface les barrières érigées par la conscience de classe : d'une part parce que les soldats partagent les mêmes expériences de guerre et le même nationalisme, d'autre part, parce que le peuple tout entier subit le fardeau économique imposé par l'état de belligérance. Le socialisme, pour Spengler, c'est le Travail et tout véritable Allemand est un Travailleur. Le Travail, dans cette optique, signifie l'accomplissement du devoir et l'esprit de sacrifice. Pour Jünger aussi, le plus haut bonheur du Travailleur, c'était de pouvoir se sacrifier pour une finalité pleine de sens.

    Selon Jünger, après que se soit forgé le nouveau concept de Travailleur (Arbeitertum), on verra se forger le nouveau concet du soldat, du guerrier (Kriegertum). Mais Jünger note que les concepts spenglériens ne correspondent pas entièrement à ses concepts à lui. "Depuis Spengler, se répand l'opinion que l'époque des armées de mercenaires est en advenance. Nous ne partageons pas cette opinion, car nous voyons tant dans la Reichswehr allemande que dans le cadre de base de l'armée française des armées de métier mais nous pas des armées de mercenaires" (Der Vormarsch, 10 mars 1928).

    Mais Jünger adhère partiellement au concept spenglérien d'histoire, impliquant une évolution dynamique de l'humanité : « C'est une nouvelle manière d'appréhender les choses, une nouvelle manière d'arraisonner le réel, on y reconnaîtra une nouvelle dynamique. Ce sentiment s'exprime dans les paroles mêmes de Spengler, lorsqu'il parle d'une transformation "copernicienne" dans le regard que nous portons sur l'histoire. C'est vrai : dans sa façon de voir, nous percevons une tendance nouvelle, un nouvel arraisonnement, pour lequel la jeunesse allemande doit être reconnaissante, même si elle assez chiche pour reconnaître ce qu'elle doit à d'autres en ce moment » (Widerstand, août 1929).

    Déjà en 1925, Jünger exprime sa joie que de réels efforts sont entrepris pour se libérer des théories mécanicistes du darwinisme et que la nouvelle doctrine du vitalisme vient d'être découverte, doctrine qui contient l'idée d'une force vitale créatrice ; « ... et Spengler a déployé sous nos yeux, dans son Déclin de l'Occident, une fresque immense, où les cultures, c'est-à-dire les plus grandes unités vitales du monde, s'épanouissent comme des souches végétales, puis se fânent, comme s'il y avait derrière elles une volonté motrice et mystérieuse » (Die Standarte, 25 oct. 1925). Et quand Jünger admet que la Nation recèle en elle certaines "lignes" bien précises (lettre à Friedrich Georg Jünger, 27 août 1922), il ne peut admettre le fatalisme de Spengler : « S'adonner à une telle vision du monde, ne signifie pas qu'il faille s'abandonner à un fatalisme inactif » (Die Standarte, 25 oct. 1925). Mais l'influence de Spengler est encore plus manifeste dans le fait qu'il est, avec Moeller van den Bruck, un des auteurs les plus chaleureusement recommandé dans les revues néo-nationalistes, mis à part les publicistes appartenant aux cercles mêmes des néo-nationalistes.

     

    ► Marjatta Hietala, Vouloir n°123-125, 1995.
    (extraits de : Der neue Nationalismus in der Publizistik Ernst Jüngers und des Kreises um ihn 1920-1933, Suomalainen Tiedeakatemia, Helsinki, 1975)

     

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    ♦ Évocations ♦

     

    ◘ Entrevue avec Andrés Sánchez Pascual (traducteur espagnol d'Ernst Jünger)
     

    « Jünger entrera dans l'histoire comme "l'Insubornable" »

    Andrés Sánchez Pascual est suffisamment connu. Inutile de croquer ici son portrait. Professeur de philosophie à l'Université de Barcelone, ses traductions (surtout celles de Nietzsche, et maintenant celles de Jünger) font de lui un témoin de premier choix pour comprendre la culture allemande. Personne mieux que lui ne pourra nous parler de l'un de ses représentants les plus illustres : l'auteur d'Orages d'acier.

    [Ci-contre Andrés Sánchez Pascual et Ernst Jünger à Wilflingen en 1995]

    suache10.jpg• Punto y Coma : Il n'est pas fréquent qu'un traducteur atteigne la notoriété publique. Cependant, les versions en langue castillanne que vous avez réalisées de l'œuvre de Nietzsche vous ont acquis l'admiration générale. Quelle a été votre attitude face à l'œuvre nietzschéenne ?

    Sánchez Pascual : L'expérience, une expérience très précoce dans ma vie m'a convaincu qu'il n'est pas possible de bien « lire » — ce que j'appelle bien « lire » — un texte, et encore moins un texte philosophique, sans le « traduire » de quelque manière que ce soit, c'est-à-dire sans le réécrire. Voilà, je crois, le sens de ma profession en ce qui concerne les textes de Nietzsche.

    • Qu'a signifié pour vous le passage de Nietzsche à Jünger ? Voyez-vous des ressemblances entre les 2 auteurs ? 

    En réalité, ma "rencontre" avec EJ ne "suit" pas une étape "Nietzsche". Voilà de très nombreuses années que Jünger est l'un de mes auteurs de chevet. Quant au texte en lui-même, Nietzsche a beaucoup influencé EJ, même les nuances de l'écriture. « Passer » de l'un à l'autre, c'est demeurer dans une atmosphère fort similaire.

    • Pour quelle facette d'Ernst Jünger éprouvez-vous le plus d'attirance ? 

    D'abord, l'auteur des Journaux, le mémorialiste. Ensuite, l'écrivain de récits de voyages.

    • Dans Orages d'acier Jünger a soumis le texte a des révisions diverses et continuelles. Pourriez-vous nous dire si, dans d'autres œuvres fortemennt liées à l'esprit du temps où elles furent écrites, comme par ex. Le Travailleur, l'auteur a introduit des modifications ? 

    Les auteurs ont coutume d'adopter l'une de ces 2 attitudes envers leurs textes : ou bien ils considèrent qu'ils sont terminés et déjà loin de leurs vies — et donc intouchables —, ou bien ils les réécrivent continuellement. EJ ressemble plus aux seconds. Il lui est arrivé de retoucher ses textes afin de les rendre hermétiques pour la mode du temps. C'est ce qui est arrivé avec Orages d'acier et à ce sujet, je crois en avoir assez dit dans la note préléminaire à la récente traduction espagnole de cette œuvre. Dans d'autres cas — par ex. Le Travailleur —, il préfère laisser le texte tel quel, en tant que témoignage historique. De toute façon, Jünger a ajouté un appendice très important au Travailleur dans ses Œuvres Complètes. Mais, comme je viens de vous le dire, il n'a pas touché au texte même du livre.

    • Aujourd'hui Jünger est un auteur qui jouit d'un grand prestige. Pensez-vous qu'il pourrait devenir à la mode ? Quel rôle attribuez-vous à Jünger au sein de la culture européenne contemporaine ? 

    D'après moi, EJ n'est précisément pas un auteur à la mode, mais, bien plutôt, un auteur anti-mode. On pourrait composer un gros volume rien qu'avec les insultes lancées à EJ par les Allemands eux-mêmes. Oui, son prestige est immense. Et il le restera. Je pense qu'il restera au sein de la culture européenne, comme l'auteur impossible à suborner, comme « l'Insubornable ».

     

    ► Entretien recueilli par les rédacteurs de Punto y Coma, in : Vouloir n°65/67, 1990.


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    ◘ Souvenir d'Ernst Jünger

    J'ai toujours trouvé le roman allemand, dans son ensemble, très inférieur aux romans français, anglais, russes, américains ou scandinaves. Ceci vaut, à plus forte raison, pour la nouvelle, qui exige plus encore les qualités d'objectivité et d'ordonnance concentrée qui sont à l'opposé de celles qui font le génie allemand. Le Faust de Gœthe n'a son équivalent dans aucune littérature, et il ne se passe guère deux ans sans que je le relise ; par contre, l'Allemagne n'offre rien de comparable à Stendhal, Thackeray, Tolstoï, Poe ou Björnson ; moins encore à Maupassant ou Tourguenieff.

    Cette opinion est depuis si longtemps ancrée en moi qu'une espèce de parti pris me retient de m'intéresser à n'importe quel livre de "fiction" en allemand. Pourtant, au cours de ces trois dernières années, deux fois le hasard m'a fait faire une exception, et deux fois j'eus lieu de m'en réjouir. D'abord, le hasard d'un cadeau reçu me fit connaître Emil Strauss, dans des nouvelles d'une grande sensibilité et d'un style impeccable. Ensuite, le hasard d'une rencontre avec l'auteur — le Capitaine Ernst Jünger, avec qui je passai une soirée chez des amis à Paris — m'amena à lire son dernier livre paru, Gärten und Strassen (paru en traduction française, je crois, sous le titre Routes et Jardins). Depuis longtemps, je n'avais plus lu de livre qui m'eut fait autant de plaisir, et qui m'eût été plus sympathique. Et d'abord, il est d'une forme très soignée. C'est chose rare en Allemagne, ou il se publie beaucoup de livres pleins de substance, mais mal écrits, à l'opposé de la France, qui est inondée de livres bien écrits mais creux. La phrase est ciselée avec un sens du rythme qui est presque poétique, et qui surprend d'autant plus agréablement qu'il s'agit de prose authentique, concise, précise, transparente.

    Quant au contenu, j'ai trouvé dans ce journal qui chevauche sur la fin de la paix et le début de la guerre — d'avril 1939 à fin juillet 1940 — le reflet d'une personnalité que j'avais déjà trouvée singulièrement attachante en chair et en os. Ernst Jünger est fils d'un apothicaire hanovrien ; et on n'est pas plus Allemand du Nord, ni plus fils de son père. Un petit homme blond, maigre et sec, à l'aspect réticent, qui parle posément et doucement ; qui dès son entrée dans une pièce s'en va flairer l'atmosphère et fureter du côté des bibelots, qu'il palpe de ses doigts presque caressants ; qui parle des choses les plus profondes comme des plus banales avec le même souci de justesse et d'économie dans l'expression, comme un professeur de mathématiques qui exposerait un théorème.

     Cependant cet homme à l'aspect timide et placide est un grand soldat et un grand poète. Pendant la Première Guerre mondiale, il accomplit tellement d'actions d'éclat qu'il se trouva être le seul lieutenant d'infanterie a obtenir l'Ordre Pour le Mérite, la plus haute distinction de l'Empire ; et en 1939, il saisit l'une des rares occasions qui se présentèrent sur le front du Rhin pour mériter une nouvelle croix de fer. Pourtant, son journal de guerre n'a rien d'une Chanson de Roland ; ce sont les annotations, au jour le jour, d'un officier qui aime le service, certes, comme on aime un devoir, mais qui aime surtout ses hommes. D'ailleurs, il reste homme lui-même au point de s'intéresser à tout ce qu'il voit, même et surtout aux choses qui n'ont aucun rapport avec le drame dont il est témoin avant que d'en être acteur. Ainsi, il parle de ses contacts avec des civils ou des prisonniers français, comme de ceux avec des militaires allemands, d'une façon qui fait oublier qu'il s'agit de deux nations en guerre. Et il ne manque aucune occasion de sacrifier à sa passion d'entomologiste en se livrant, surtout en forêt, à ce qu'il appelle la « chasse subtile ».

    Ce qu'il y a en moi de l'ancien officier s'est réjoui de trouver, dans les confidences de ce capitaine allemand, une étonnante similitude de réactions et de conceptions quant à la grandeur et la servitude militaires. Son récit fourmille de traits — notamment à propos de la discipline, du moral de la troupe, de l'éthique de la guerre, des réactions psychologiques en général — qui correspondent tellement à ma propre expérience que j'aurais voulu pouvoir les exprimer à sa place, et aussi bien. Jünger dit à ses soldats que quand ils trouvent dans une maison abandonnée des cuillers dont ils ont besoin, ils peuvent en prendre une ; mais s'il y en a en argent et en étain, ils doivent se contenter de la cuiller d'étain. Quand il quitte la cure d'un village ardennais où il avait été cantonné, le curé dit qu'il est triste de devoir se séparer quand on commence à peine à se connaître ; Jünger commente simplement : « Cela me fit plaisir ; dans les cantonnements, je m'en vais toujours un peu à la chasse aux hommes ». Sur le même thème, cette méditation : « Le rapport entre le logeur et le soldat est particulier, en ce qu'il est encore régi, comme le droit sacré d'asile, par les formes de l'hospitalité primitive, que l'on accorde sans égard de personne. Le guerrier a le droit d'être l'hôte dans n'importe quelle maison, et ce privilège est l'un des plus beaux que confère l'uniforme. Il ne le partage qu'avec les poursuivis et les dolents ».

    À propos d'une femme qui se lamente près du cadavre de son mari : « De cette façon, on apprend à connaître aussi l'effet indirect des projectiles, qui sans cela échappe au tireur. La balle touche beaucoup de gens ; on voit tomber l'oiseau et on se réjouit de voir s'éparpiller les plumes ; mais on ne voit pas les œufs et les jeunes et la femelle dans le nid où il ne retourne plus ». Dans Laon abandonné où il a été détaché avec sa compagnie pour y improviser une Kommandantur, il va installer des gardes dans les bâtiments les plus exposés au pillage. Aux archives, il se plonge dans la lecture des autographes, où il trouve notamment des lettres du Maréchal Foch. « On les avait jointes au moyen d'une épingle, selon la manière déplorable des bibliothécaires français ; l'épingle ayant taché le papier de sa rouille, je me suis permis de l'enlever ». Il ne s'agit dans tout cela que de détails quelquefois infimes, mais toujours significatifs. Le détail significatif est d'ailleurs la méthode d'évocation employée dans ce livre, et qui fait son charme.

    Après avoir rencontré Ernst Jünger d'abord, lu son livre ensuite, je me suis surpris à penser : "Toi, je voudrais t'avoir presque indifféremment sous moi comme officier subalterne, au-dessus de moi comme chef, ou en face de moi comme adversaire". Je sais fort bien ce que pareille pensée comporte d'atroce ; mais je sais aussi que pour beaucoup d'hommes qui ont fait la guerre, elle ne sera que trop compréhensible. La guerre est un destin contre lequel on peut se révolter, mais que l'on ne peut pas fuir ; et le droit à la révolte n'appartient qu'à ceux qui n'ont pas esquivé le devoir. Le pacifisme est un titre que les hommes de ma génération n'auront pu, pour leur malheur, conquérir qu'en combattant.

     Je viens de dire que j'aime presque autant m'imaginer Jünger en face de moi que du même côté. Réflexion faite, je crois que l'expression a quelque peu dépassé ma pensée. Je me souviens qu'en causant avec lui, je lui demandai sur quels fronts il avait combattu de 1914 à 1918 : or, après avoir constaté qu'il n'avait jamais pu me faire face, je me sentis indubitablement soulagé. Et il me vint soudain à la mémoire une bribe d'un poème, appris jadis par cœur à l'école :

    « Ah ! que maudite soit la guerre
    Qui fait faire de ces coups-là ! »

    Cette malédiction est la conclusion à laquelle je voulais principalement arriver.

     

    ► Henri De Man, Vouloir n°123-125, 1995.
    (extrait de : Cahiers de ma montagne, Éd. de la Toison d'or, Bruxelles, 1944)


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    ◘ Hommage de Günter Maschke

    « L'intelligence se soumet dès qu'elle accepte une question, indépendamment du fait qu'on y répondra oui ou non », notait Ernst Jünger après la Première Guerre mondiale. À cette époque, après 1918, il y avait encore assez d'intellectuels dans l'Allemagne vaincue qui avaient la force de rejeter l'impudence des puissances victorieuses et de leurs valets allemands qui voulaient impo­ser au pays leurs recettes libérales-démocratiques. Aujourd'hui, la situation est devenue beaucoup plus difficile, et c'est la raison pour laquelle il nous faut apprendre le désinvolture jüngerienne. Tel est notre devoir supérieur.
     

    ► Günter Maschke, Nouvelles de Synergies Européennes n°33, 1998.  
    (hommage publié par Junge Freiheit n°9/98)

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    ◘ Hommage de Günter Rohrmoser, philosophe et socio­logue conservateur

    Juenger.bmpMon rapport à Ernst Jünger a plutôt été celui de la distance. Je ne suis pas, me semble-t-il, la personne appropriée pour lui rendre hommage à l'occasion de son décès, ni pour prendre position à l'endroit de l'ensemble de son œuvre. Dieu merci, EJ n'est pas resté toujours le même homme. L'EJ de la Première Guerre mondiale, l'EJ du temps de la République de Weimar, l'EJ du temps du Troisième Reich et l'EJ d'après la Seconde Guerre mondiale sont autant de fa­cettes très différentes d'une œuvre qui embrasse l'ensemble du siècle. C'est incontestable : il appartient à l'aréopage des plus grands écrivains de ce siècle. Et si le socialiste Mitterrand ne s'était pas affirmé comme un très bon connaisseur et un admirateur de l'œuvre de Jünger, la querelle stérile entre la gauche et la droite à propos de sa personne aurait continué bon train.

    Pour moi, aujourd'hui comme hier, l'œuvre principale de Jünger reste Der Arbeiter. Ce livre a été interprété comme une contribution de l'auteur au national-socialisme, ce qui est complètement faux. Der Arbeiter est l'une des plus grandes descriptions physiogno­miques de notre siècle ; les paysages terrifiants du “cœur aventureux” en sont le complément. Certes, le Travailleur est un mythe : il n'a pas grand' chose à voir avec la réalité ouvrière du XXe siècle. Mais, depuis, le monde s'est transformé et ressemble dé­sormais à un paysage d'ateliers et de fabriques ; tout est devenu travail et, comme auparavant, nous luttons pour faire advenir ce que Jünger nommait une “construction organique”, c'est-à-dire une nouvelle fusion entre l'homme et la technique. Avec ces pa­roles, il a touché notre siècle en plein cœur. Ensuite, ce n'est nullement un hasard si, avec cet ouvrage, il a plus profondément in­fluencé Heidegger que celui-ci n'a bien voulu l'admettre. Personnellement, je ne trouve guère d'inspiration dans le Jünger d'après la Seconde Guerre mondiale. Je me souviens que Carl Schmitt annonçait, tout étonné, mais aussi à moitié amusé, qu'EJ pensait que l'éon chrétien s'achevait. La spéculation qui calcule l'âge de la Terre et qui, dans une certaine mesure, dérive des tra­vaux d'Oswald Spengler, ne sont pas du goût de tout le monde. Jünger a certes été un homme pie(ux), mais il était très éloigné du christianisme, plus éloigné sans doute que d'un païen de l'antiquité.

     

    ► Günter Rohrmoser, Nouvelles de Synergies Européennes n°33, 1998.  
    (texte paru dans Junge Freiheit  n°9/98)

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    ◘ Hommage de Herbert Ammon, représentant de la gauche allemande

    Certes, jamais je ne pourrai entièrement effacer mes réserves à l'égard de l'écrivain politique Ernst Jünger, exposant du “nouveau nationalisme” dans les années 20. Face à l'admiration a-critique, une question non historique : l'histoire allemande en ce siècle aurait-elle été moins terrible sans cette “mobilisation totale” contre le système de Versailles, inspirée par Nietzsche et Machiavel, le nihilisme et le réalisme héroïque ? Avec la distance que nous a apportée le temps, le pathos de ces écrits militants nous semble étrange, en lisant les Orages d'acier, j'ai toujours distingué soigneusement entre l'esthétique de l'ouvrage et l'esthétique de la guerre. Ai-je ainsi fait des concessions à l'esprit gauchiste-libéral de la RFA élargie ?

    Intimidé par l'esprit “jüngerophobe” des feuilletons du Zeit de Hamburg, qui m'a accompagné pendant toutes mes années de lycée, j'appartiens — contrairement à cette génération de l'après-guerre qui a été l'avant-garde de la révolte juvénile de 68 et qui a donné à l'insurrection étudiante quelques traits typiquement allemands — à cette génération qui n'a lu l'œuvre du dernier des grands écrivains allemands de ce siècle que fort tard, qui ne l'a découvert qu'après de très longs détours. Certes, j'aurais pu me rapprocher de lui beaucoup plus tôt, car, pendant mes études, je suis tombé sur une anthologie des écrivains de la Beat Generation américaine, sur Howl d'Allen Ginsburg, sur Coney Island of the Mind de Ferlinghetti. L'éditeur de ces textes était Karl Otto Paetel, émigré aux États-Unis, protagonistes de cet espace d'entre-deux, homme de gauche de la droite allemande, dont l'esprit de résistance au nazisme découlait de son engagement précédent dans la jeunesse “bündisch” et de l'esprit qu'avait répandu EJ. Paetel avait souligné la parenté entre la geste protestataire de la Beat Generation et les sentiments de Jünger, au temps il s'était inscrit dans le mouvement de jeunesse. Je n'ai lu Jeux africains qu'à l'âge adulte, quand il est trop tard pour cultiver et s'enthousiasmer de cette façon juvénile pour l'aventure.

    À partir des écrits du jeune nationaliste EJ, j'ai trouvé des références à Ernst Niekisch, après qu'un ignorant méchant et mal intentionné ait tenté de me dénigrer en me collant l'étiquette de “national-bolchevique”. En lisant Widerstand, la revue de Niekisch, on apprend combien complexes, contradictoires et marginales étaient les voies de la résistance allemande. Pourtant les faits sont là : la “Rose Blanche” avait à voir avec le mouvement “d.j.1.11” d'Eberhard Köbel (dit “tusk”) et donc aussi avec Ernst Jünger ; mais cette évidence historique est délibérément ignorée par le catalogue des bonnes vertus que veut nous faire avaler l'établissement bundesrepublikanisch.

    Tard, fort tard, j'ai lu, pendant une lumineuse journée d'été, les Falaises de marbre. Quand on prend acte de l'œuvre de Jünger, on est généralement saisi par le doute, on découvre le geste de l'anarque, l'esthétique pure de la désinvolture, les jeux idéologiques du jeune Jünger. Mais ce glissement est démenti par une bonne lecture des Falaises de marbre. Il n'y a aucun doute, EJ appartient au cercle des plus grands écrivains de ce XXe siècle. Nous, qui sommes nés après lui, après les guerres, jetterons un regard rétrospectif sur ce siècle qu'il a vécu tout entier, ce siècle des idéologies totalitaires. Réfléchissons aussi à la vanité de la résistance allemande que Jünger avait deviné anticipativement dans ses écrits, réfléchissons au hasard qui a permis la mémorable journée du 9 novembre 1989, alors nous connaîtrons « la sauvage mélancolie, qui s'empare de nous quand on se souvient du bonheur ».

     

    ► Herbert Ammon, Nouvelles de Synergies Européennes n°33, 1998.  
    (hommage extrait de Junge Freiheit n°9/98)

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    ◘ Ernst Jünger est mort : entretien avec Heimo Schwilk
     

    Heimo Schwilk, né en 1952 à Stuttgart, a étudié la philosophie, la philologie germanique et l'histoire à Tübingen. De 1986 à 1991, il a été rédacteur au Rheinischer Merkur. Depuis 1991, Schwilk dirige la rédaction de la rubrique “Berlin und neue Bundesländer” du Welt am Sonntag. Pour ses reportages sur la Guerre du Golfe, il a reçu le célèbre prix “Theodor Wolff” en 1991. En 1988, il a édité chez Klett-Cotta un remarquable album de photographies sur la vie d'Ernst Jünger.

    • Q. : Quel vide laissera derrière lui l'écrivain Ernst Jünger qui vient de mourir ce mardi 17 février 1998 ?

    HS : Tout d'abord, ils vont enfin pousser un soupir de soulagement, tous ceux qui ont voulu contester à Jünger la modeste place qu'il occupait encore dans cette société désarticulée qu'est la RFA. Lui, Jünger, l'homme que l'on ne pouvait pas utiliser, l'homme qui s'était volontairement soustrait au “discours” dominant, l'homme qui se désintéressait de la politique, est définitivement parti, se lançant dans sa dernière grande aventure, celle de la mort. Jünger nous a enseigné que la vie était mystère, que l'homme était un être merveilleux dans un monde merveilleux. Ce fondement romantique de la pensée de Jünger a en quelque sorte ouvert une faille dans le mur, faille qui le séparait, dès son vivant, de tous ceux qui travaillaient, opiniâtres, à la profanation et à la banalisation de notre existence. Jünger ne nous laisse aucun vide, mais un océan d'instants accomplis, qui sont devenus poésie dans un monde qui n'est plus que bavard-communicatif.

    • Q. : Bon nombre d'individus pressaient encore EJ dans ses dernières années à prendre la parole en tant qu'“écrivain politique”. Il a toujours refusé. Mais entre les lignes, dans des remarques en marges, ne s'est-il pas mêlé subtilement au tumulte du monde, à sa manière ?

    HS : EJ, immédiatement après l'accession au pouvoir des nationaux-socialistes a exprimé dans de nombreuses lettres jusqu'ici impubliées son sentiment : les discours sur la politique qui sont teintés d'opinions et de convictions équivalent à une auto-mutilation pour l'homme amoureux de la musique. Jünger avait derrière lui 5 années d'immixtion polémique dans des revues ou des ouvrages collectifs. Après 1945, il s'en est tenu à son verdict sur la politique. Les défenseurs de la littérature engagée se sont dressés contre lui et Benn disait de ses tristes sires, avec mépris : « ils rampent comme des chiens devant les concepts de la politique ». De fait, Jünger n'avait que bien peu de choses à apporter à ce discours qui se disait “démocratique”. En revanche, il avait énormément de choses à dire sur ce que Heidegger nommait les “existentiaux” : la temporalité, la déréliction (Geworfenheit), la mort. Il estimait que pontifier de la philosophie à côté des urnes électorales n'était pas une activité fort productive.

    • Q. : Pourquoi EJ est-il tant apprécié de nos voisins, en particulier les Français, alors que chez nous, en Allemagne, il est demeuré un écrivain “contesté” ?

    HS : Être contesté n'est en soi nullement répréhensible, pour autant que l'affrontement ait vraiment lieu et qu'on ne perpétue pas à l'infini, comme en Allemagne, une procédure de tribunal d'épuration. Les Français apprécient en premier lieu, chez Jünger, le fait qu'il a tant aimé leur pays — et cela c'est sympathique — qu'il le connaît parfaitement et qu'il le regarde dans ce qu'il a de spécifique. Ils paient tribut à sa moralité, celle avec laquelle il a mené à bien sa mission fort délicate d'officier des troupes d'occupation et d'écrivain en poste à Paris entre 1940 et 1944, sans jamais nuire à son intégrité. Ils aiment la clarté de sa langue, la force qu'elle met à nous éclairer. Ils considèrent que cette langue de Jünger exprime ce que vivent les sens, tout en restant typiquement allemande. François Mitterand remarquait, dans sa laudatio pour le centième anniversaire de l'écrivain, que Jünger était resté un « homme libre ». Cela voulait dire qu'il cultivait une pensée détachée de tout poncif, une pensée pour laquelle les applaudissements des masses n'avaient aucune signification.

    • Q. : EJ a-t-il suivi l'actualité politique jusqu'à son dernier jour ?

    HS : EJ lisait régulièrement la presse, y compris Junge Freiheit, mais il passait rapidement sur les rubriques politiques, comme il me l'a dit plusieurs fois. Il était bien au courant de la marche du monde et plus d'une remarque moqueuse dans ses journaux atteste qu'il observait avec attention le déclin de la politique politicienne à Bonn, surtout celle des “grands partis populaires” dont les différences ne sont qu'apparences. Mais il s'intéressait surtout aux processus généraux d'uniformisation, que toute observation fine de notre époque révèle et que son Travailleur a exposé. Ensuite, il attendait du XXIe siècle l'avènement d'une nouvelle spiritualité, dont les prémisses sont justement les processus de déblaiement que décrivent ses essais et journaux.

    • Q. : Quelle est la signification de l'œuvre d'EJ pour l'avenir ?

    HS : Elle réside dans sa foi en l'Être, dans sa “nouvelle théologie”, qui refuse de laisser le dernier mot à la destructivité et à la petitesse de l'homme moderne.

    • Q. : L'une des figures les plus importantes dans la pensée de Jünger est l'anarque. Que devons-nous en penser aujourd'hui ?

    HS : L'anarque est, au contraire de l'anarchiste, ne cultive pas d'idées politiques, n'est pas une personnalité qui cherche le changement radical. Le politique est pour lui une chose extérieure, une dérivation, un phénomène secondaire. L'anarque — comme l'homme qui recourt aux forêts — demeure souverain et dispose librement de soi. Il joue son propre rôle dans la société. Service et liberté ne sont pas des contraires chez lui ; le sacrifice, mais aussi le suicide, appartiennent à son capital. Dans Le recours aux forêts, Jünger a décrit cette attitude : « Celui qui recourt aux forêts possède un rapport originel avec la liberté, qui, vu sur le plan temporel, s'exprime par une résistance à tous les automatismes, ce qui implique qu'il n'ait pas à tirer la conséquence que dicte généralement l'éthique, c'est-à-dire adopter le fatalisme ». L'anarque n'est pas un missionnaire, armé de ses connaissances, il vit comme l'unique et sa spécificité (Der Einzige und sein Eigentum), c'est-à-dire avec l'ensemble de ses expériences, mais il brille devant tous les autres, à titre d'exemple. Peut-on dire quelque chose de plus pertinent sur la personne d'Ernst Jünger ?
     

    ► Heimo Schwilk, Nouvelles de Synergies Européennes n°33, 1998.  
    (entretien paru dans Junge Freiheit n°9/98 ; propos recueillis par Dieter Stein)

     

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    Pièces jointes :

     

    juengerPaladin fourvoyé dans des guerres d'où tout esprit chevaleresque avait été banni, humaniste dangereusement impliqué dans une conjuration contre une dictature inhumaine, savant naturaliste, grand voyageur en ce monde et plus encore dans le monde onirique, poète avant tout, Ernst Jünger (1895-1998) a bâti une œuvre qui, au cours du dernier siècle (qui commenca véritablement en 1914) qu'un destin d'exception lui aura fait entièrement traverser, se dresse comme un monument en cristal de roche. Cette dernière n’est cependant pas un simple témoignage des contradictions de la culture allemande après la Première Guerre mondiale, et si l’écriture séduit par sa simplicité quasiment minérale et sa rigueur, la grande leçon de Jünger reste pour nous Européens une école du regard, une technique permanente de l’éveil pour franchir notre ère travaillée par le nihilisme. Esquisse d'une topographie jüngerienne grâce à l’article de l’essayiste et historien Dominique Venner. Il sera suivi d’un article-hommage d'Isabelle Grazioli-Rozet retraçant les lignes directrices de sa pensée. La longévité exceptionnelle de Jünger, doublée d'une lucidité intacte jusqu'au dernier souffle, les engagements extrêmes d'une existence qui sut aussi bien pratiquer le détachement, la diversité et la richesse d'une œuvre située à la croisée de la littérature et de la philosophie en font d'ores et déjà une des plus hautes figures de son temps – un de ces géants dont les siècles sont avares.

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    La figure même de l’Européen

     

    D’où vient l'étrange fascination exercée par le personnage hiératique et l'œuvre souvent difficile d'Ernst Jünger ? Le centenaire de la naissance de l'écrivain a suscité en France un déluge de commentaires élogieux et répétitifs de la part d'intellectuels et de critiques que hérissent habituellement tout ce que symbolise l'auteur des Orages d'acier. L'exotisme y a sa part, sans doute. Ce que l'on accepte d'un Allemand, on ne le tolérerait pas d'un Français. Le talent y est aussi pour beaucoup, sans être une clef suffisante. D'autres écrivains talentueux restent maudits et sont étouffés sous le silence. On ne peut négliger bien entendu que, malgré son profil prussien, Jünger eut le goût de pencher du bon côté dans les périodes difficiles, au point d'apparaître après coup comme une sorte de résistant. Ce n'est pas rien. De mauvais esprits insinuent aussi que, derrière l'extraordinaire adulation qui entoure Jünger, se faufile un reste de la trouble séduction exercée par les beaux Allemands victorieux de l'an 40 sur les intellectuels français...

    Curieux des plaisirs et des mystères 

    Aucune de ces explications n'est vraiment satisfaisante. Je me demande si l'engouement pour cet Allemand fréquentable, hautement cultivé, ami déclaré de la France et de ses écrivains, ne traduit pas aussi un retour à l'état de sympathie mutuelle qui était de règle avant la catastrophe de 1870 entre ces proches cousins que sont les Gaulois et les Germains ? Je serais même tenté d'aller plus loin. En cet homme singulier s'incarne une figure ultime, celle d'un archétype européen aujourd’hui disparu, dont, inconsciemment, et au-delà des fractures idéologiques, notre époque conserve peut-être la nostalgie. Dans un monde saturé de subtilité dialectique et dominé par les apparences, l'homme authentifié par sa vie est seul digne de foi. Que l'un des plus grands écrivains de son temps ait été aussi un jeune officier des troupes d'assaut qui jadis chanta "la guerre notre mère", voilà une rareté qui porte en elle l'unité de natures arbitrairement opposées. Chez cet homme singulier, la culture n'a pas altéré la vigueur des sens ni du caractère. Jünger est curieux de tous les plaisirs et tous les mystères. En lui s'accomplit la réconciliation du poète et du guerrier, de l'homme de pensée et de l'homme d'action, que jadis le dualisme des siècles chrétiens avait séparé.

    "Pour le mérite"

    [Ci-dessous : Le jeune Jünger portant l'uniforme de la Légion Étrangère (décembre 1913)]

    medium_junger.jpgErnst Jünger naquit à Heidelberg le 29 mars 1895 d'une mère venue de Franconie et d'un père chimiste et pharmacien originaire de Basse-Saxe. Il était l'aîné de 7 enfants, dont 2 moururent en bas âge. Son frère cadet, Friedrich Georg, écrivain, poète et philosophe, sera toujours son confident et le complice de ses chasses subtiles. L'enfance et la jeunesse d'EJ se passèrent entre Hanovre et Brunswick où il fut un élève rêveur et distrait mais passionné de lectures. En 1913, à 18 ans, il fuit la maison paternelle pour s'engager dans la Légion étrangère, attiré par le mythe d'une Afrique aventureuse et sauvage. Il fut vite déçu et son père parvint à le rapatrier au bout de 5 semaines. Plusieurs années après, le souvenir de cette équipée fournira la matière de Jeux africains (1936). Revenu pour peu de temps au collège (période évoquée dans Le lance-pierres, 1973), il y acheva ses études secondaires juste avant que ne s'embrase l'Europe de l'été 1914.

    Il s'engagea avec enthousiasme au 1er jour du conflit et combattit avec témérité en première ligne, dans l'infanterie, sur le front de France jusqu'en 1918, fut blessé 14 fois, et termina la guerre comme lieutenant des troupes d'assaut avec au col l’exceptionnelle décoration frédéricienne "Pour le Mérite". Sous le titre Orages d'acier, il éditera en 1920, à compte d'auteur, ses carnets de guerre qui le rendront célèbre et restent son ouvrage le plus lu. Écrit sans aucune intention littéraire, ce livre révèle d'emblée un écrivain exceptionnel et un tempérament unique. L'observation précise et froide d'horreurs qui ne l'atteignent pas lui inspire des réflexions détachées, fulgurantes ou poétiques.

    À l'époque de la publication de ce premier écrit, Jünger servait encore comme officier dans la nouvelle Reichswehr. Il y resta jusqu'à sa démission en 1923. Il fréquenta un moment le milieu des anciens corps-francs, qui le déçut. En 1925, après s’être inscrit à l’université de Leipzig en philosophie et en zoologie, il épousa Gretha von Jeinsen ("Perpetua" dans son Journal) et entreprit une carrière d’écrivain et de journaliste indépendant. En 1927, il s'installa à Berlin avec sa femme et son fils Ernst, né l'année précédente. La vie matérielle du couple était précaire. Cette période, jusqu’en 1931, fut celle d'un engagement intense dans les cercles intellectuels de la droite révolutionnaire (Konservative Revolution). Il collabora à plusieurs revues (Standarte, Arminius, Der Vormarsch, Widerstand) et confiera plus tard qu'il était redevable de son nationalisme à l'influence de Maurice Barrès.

    Témoignage d'un réprouvé

    vonsalomon2.jpgErnst von Salomon, son cadet de 7 ans, jeune combattant des corps-francs dans les années précédentes, qui venait de sortir de prison, le rencontra chez lui, à Berlin, en 1929. Il habitait un quartier ouvrier. Sur le ton de l'humour, les notations de von Salomon en disent plus sur la personnalité de Jünger que beaucoup d’exégèses. Dans une maison qui sentait le chou, la chambre de l'écrivain donnait sur une voie ferrée. Elle regorgeait de livres. Sur le bureau, un microscope, et dans les rayonnages, des collections de coléoptères et de bizarres masques en bois. Enveloppé dans une robe de chambre et coiffé d'un béret multicolore, EJ travaillait à la préparation d'un numéro du Vormarsch, revue des anciens de la brigade Ehrhardt : « C'était lui qui donnait à la revue son importance par des articles si spirituels et d'un style si cristallin que nos lecteurs, remplis d'un profond respect, avaient l'impression qu'il était déjà bien beau si EJ lui-même était sûr de les comprendre... J'étais incapable de me débattre avec ses livres. L'organe magique et l'organe métaphysique me faisaient défaut... Je fus donc presque naturellement exclu de la communauté qui se forma autour de lui, ce groupe de disciples qui semblaient posséder naturellement ce qui me faisait si cruellement défaut ; ils s'accroupissaient aux pieds du maître et fixaient d'un œil fasciné la pierre philosophale qu'il tenait entre les mains, non pas pour s'en servir, mais pour la peser, calibrer, analyser et sublimer » dira l’auteur des Réprouvés (in Le Questionnaire).

    Derrière l'ironie pointe la déception du jeune von Salomon qui attendait de Jünger une idée politique qui dirigeât ou justifiât son action. « Je dus reconnaître bientôt que cette exigence restait étrangère à la mission de Jünger ». Celui-ci cessa d'ailleurs toute activité dans la mouvance intellectuelle nationale-révolutionnaire en 1932, année de parution en langue allemande du Travailleur (Der Arbeiter). Alors que ce livre peut apparaître par certains côtés comme une anticipation du national-socialisme, EJ marquait fermement ses distances avec le parti nazi et son chef, refusant toutes les avances et se tenant dans une sorte d'exil intérieur à partir de la prise du pouvoir en 1933. Son roman symboliste Les falaises de marbre, publié en 1940, fut apprécié comme une critique voilée du régime. Pourtant, respectant le soldat héroïque de la Grande Guerre et l'écrivain nationaliste, Hitler le protégera contre toute persécution.

    Un étrange détachement devant la souffrance

    Mobilisé avec le grade de capitaine au début de 1939, Jünger participa à la campagne de France. Il tint un Journal de guerre qui deviendra l'une de ses œuvres majeures. La 1ère partie fut publiée en langue française en 1942 sous le titre Jardins et Routes et fut aussitôt saluée par la critique parisienne. De 1941 à 1944, il servit à l'état-major des troupes d’occupation à Paris, avec une interruption durant l'hiver 1942-1943 pour une brève affectation sur le front russe. Son long séjour parisien fut l'occasion de rencontres suivies avec les nombreux écrivains que Florence Groult réunissait dans la paix de son salon. Une proximité intellectuelle certaine avec les conjurés du 20 juillet 1944 valut à Jünger d’être peu après démobilisé sans être autrement inquiété. Apparemment, l'ancienne protection de Hitler lui restait acquise. Il se retira dans une fermette à Kirchhorst, tandis que son fils Ernst, emprisonné quelque temps comme opposant au régime, était tué au combat le 29 novembre dans les carrières de marbre de Carrare. Un épisode que le Journal évoque avec une sobriété poignante.

    Comme beaucoup d'autres écrits, certaines notations du Journal soulignent un étrange détachement devant l'horreur ou la souffrance. Non que l'écrivain ignorât la compassion, mais celle-ci semble venir de la raison plus que du sentiment. Ce trait de tempérament ou d'éducation a certainement favorisé une altitude intellectuelle que jamais ne viennent corrompre les fureurs ni les sensibleries si communes chez les contemporains. Ce qu'on lit par ex. à la date du 14 mars 1945, alors que l'Allemagne meurt sous les bombes, laisse pantois. La sérénité d'impressions liées au monde végétal semble effacer la tragédie des hommes : « Courrier important. Friedrich Georg [frère cadet] m'apaise par une série de ses lettres réconfortantes, bien qu'il m'apprenne qu'Überlingen a été bombardé : des hommes ont été tués et des maisons détruites... ». À la phrase suivante, il s'évade comme vers un autre monde, aidé par les commentaires de son frère : « L'air était embaumé de l'odeur des cyprès, des thuyas, des sapins et d'autres conifères, dont les branches et les aiguilles avaient été fauchées et écrasées par les éclats... »

    Après la défaite allemande de 1945, et malgré son désaveu constant du nazisme, Jünger fut suspecté. Il refusa de répondre au questionnaire de dénazification et se vit interdire le droit de publier jusqu'en 1949. Plusieurs de ses écrits parurent alors à l'étranger. Il rencontra Heidegger, se livra à des expériences avec les drogues et prépara la publication de son roman Héliopolis. En 1950, il s'installa en Souabe, à Wilflingen, dans une dépendance du château des Stauffenberg, et entreprit une nouvelle carrière d'écrivain entrecoupée de nombreux voyages. Pendant dix ans, avec son ami Mircea Eliade, il dirigea la revue Antaïos et publia de nombreux livres, dont Le traité du rebelle (1951), qui rompt quelque peu avec le détachement affiché des Falaises de marbre, Le nœud gordien (1953), qui propose une profonde méditation sur le destin européen, ou encore Eumeswil (1977), qui oppose la figure de l'Anarque [1] aux tentations de l'action ou de la révolte. Bien d'autres ouvrages suivront. On retiendra qu'en 1984, à Verdun, l'écrivain participa aux côtés du chancelier Kohl et du président Mitterrand à la cérémonie de réconciliation entre les 2 nations et à l'hommage aux morts des 2 guerres.

    Deux Jünger ?

    Lecteurs et critiques ont l'habitude de distinguer 2 Jünger. Celui des livres de jeunesse, Orages d'acier (1920), La guerre notre mère (1922) ou Le Boqueteau 125 (1925), pour citer les plus marquants, et l'autre, très différent, des livres de maturité. Le premier Jünger, celui qui écrit sous la lumière de Mars, préfère la brutalité à la douceur, l'incommodité au confort. Il est le modèle d'une génération forgée dans les orages d'aciers de la Première Guerre mondiale. Une génération que l'épreuve n'a pas accablée, « qui peut avec joie se faire sauter en l'air et voir encore dans ce geste une confirmation de l'ordre ». Une génération en qui s'est effrité le vieux socle individualiste sur lequel reposait l'ordre bourgeois. Des milliers et des milliers d'hommes jeunes ont alors pris goût à un genre de vie où la fréquentation du risque faisait mépriser le bien-être et la sécurité comme valeurs et comme buts, où la communauté l'emportait sur l'individu. « Armés du seul impératif du cœur, ils parcourent le champ des forces pour y chercher des états d'ordres nouveaux... »

    Au début des années 1930, Jünger est l'intellectuel le plus talentueux du mouvement multiforme de la Révolution conservatrice , dont le territoire s'étend bien au-delà du champ étroit de la politique. Ce courant est né de la crise du monde moderne et, suivant la formule d'Armin Mohler, de la dislocation de la vieille charpente chrétienne qui, depuis un millénaire, structurait l'Occident. Contrairement aux réactionnaires et aux traditionalistes. Jünger ne s'en désole pas. Il prend acte de cet effondrement et de la "mort de Dieu" annoncée par Nietzsche. Dans l'état d’interrègne spirituel entre ce qui fut et ce qui adviendra, il avance sans hésiter vers le « degré zéro des valeurs » à partir duquel pourra surgir un ordre de vie nouveau marqué, comme l’espérait déjà Hölderlin, par la fin des Titans et le retour des Dieux.

    Au-delà du nihilisme

    Plus d'un demi-siècle après, cette vision résolument anhistorique inspirée de la théogonie d'Hésiode conserve toute sa force suggestive, même si Jünger lui-même s'en est détaché. Sous d'autres apparences, notre époque ne continue-t-elle pas de progresser vers la zone dangereuse du nihilisme absolu préalable à toute renaissance ? Après la Seconde Guerre mondiale et l'âge venant, s'est dessiné un Jünger d'une nature apparemment différente. Esthète d'une curiosité inassouvie, amateur d'autres drogues, d'autres ivresses et de chasses subtiles, pacifiste même à l'occasion, lecteur de la Bible et des Évangiles, vaguement cosmopolite comme peuvent l’être les Allemands, tenté aussi, certains jours, par les fariboles astrales du Verseau, détaché des anciennes passions nationales ou guerrières, il s'identifie à la figure de l'Anarque, observant d'un œil aigu les folies, les bassesses ou les beautés d'une espèce en proie à la disparition de l’être et aux effets du temps. De sa boulimie universelle, l'écrivain tirera sur toutes choses des considérations profondes ou déroutantes, et des aphorismes artistement ciselés.

    On date habituellement le début de cette évolution de la publication du Cœur aventureux (1929), livre qui déconcerta les admirateurs inconditionnels des écrits de guerre et des textes politiques. Depuis la découverte de Lieutenant Sturm (roman publié en France en 1991), je suis pour ma part tenté de réviser cette interprétation. Le second Jünger affleure déjà dans ce roman de jeunesse écrit à 28 ans, en 1923. Un roman largement autobiographique, où s'ébauchent les prémisses d'une méditation sur la domination de la technique qui inspirera, quelques années plus tard, les pages denses et métalliques du Travailleur et une vision féconde du nihilisme contemporain. Mais ce roman est également peuplé de souvenirs érotiques, de visions fantastiques qui annoncent la futilité voulue et l'onirisme recherché qui font l'attrait mystérieux et parfois irritant des écrits de maturité. La description du calice rougeoyant d'une fleur perverse y tient autant de place qu'une réflexion poétique sur le courage.

    Sur les falaises de marbre

    Ce mélange imprévu, c'est Jünger. Pourtant, quelque chose distingue sans équivoque les œuvres d'avant et d’après 1940, blessure irrémédiable qui a transformé la nature de l’écrivain comme de la plupart des Allemands. Avant 1940, tout en jouant d'un certain dandysme, il soutient une provocante philosophie de l'action pour l'action qui lui deviendra par la suite étrangère. Pour tous les Européens, 1940 est l'année fatale qui fera basculer leur monde. C'est aussi celle des Falaises de marbre. La beauté sibylline de ce roman allégorique ne se prête pas à une lecture facile. Mais Jünger se soucie peu de facilité. Le livre témoigne du tournant fondamental dans la vie et dans l’être de son auteur amorcé quelques années plus tôt. Bien entendu, une telle bifurcation, tout homme ayant cédé dans sa jeunesse aux sortilèges de l'histoire peut un jour la connaître.

    Le récit qui sert de prétexte aux Falaises de marbre se déroule dans un pays imaginaire, la Marina, envahi par des forces maléfiques sur lesquelles chacun peut mettre le nom qui lui plaît. Deux frères, en qui l'on peut reconnaître le visage d'Ernst Jünger et celui de son cadet Friedrich Georg, témoins de cette menace, sont tout d'abord tentés de recourir à la force et aux armes : « Nous aussi, nous sentîmes alors la puissance de l'instinct passer en nous comme un éclair ». Plus tard, méditant au cœur de leur bibliothèque, les frères en viennent à penser qu'il "existe des armes plus fortes que celles qui tranchent et qui transpercent". Leur évolution est précipitée par la fréquentation d'un sage, le père Lambros. Ce maître leur fait découvrir le pouvoir supérieur de la spiritualité.

    Contemplation et rébellion

    Pour beaucoup de ses lecteurs, EJ a certainement été l'équivalent d'un Lambros. Mais lui-même, dans Le traité du rebelle (1950), critiquera implicitement la philosophie purement contemplative qui irrigue les Falaises, observant que pour se défendre contre l'injustice ou la tyrannie, on ne saurait se borner à la conquête des seuls domaines intérieurs. Contradiction ? Comment s'en étonner ? Au fil d'une vie très longue et d'une œuvre foisonnante, Jünger a présente du lui-même des apparences multiples et déconcertantes. Dans bien des pages, il semble même renier la figure guerrière de sa jeunesse. Néanmoins, chaque phrase, chaque image est comme chargée d'une lumière qui ne doit rien aux lueurs crépusculaires de l'époque. C'est pourquoi certains lecteurs, même irrités par des jeux littéraires d'une gratuité trop évidente, reviennent cependant vers lui comme vers une source intarissable de spiritualité et de vie.

    En terrain propice, les écrits de jeunesse agissent comme une greffe d'énergies violentes, alors que la plupart des œuvres ultérieures apparaissent souvent comme des invitations au détachement, aux rêveries sans conséquence et â l'esthétisme pur. Pourtant les lignes les plus anodines en apparence sont souvent chargées d'images et de signes d'une intensité qui incite à dépasser l'apparence des êtres et des choses... Le moindre événement, un détail insignifiant, sont prétexte à des méditations profondes, inattendues et intemporelles. L'écrivain possède une sorte du don de seconde vue, une aptitude à rendre l'aspect magique des choses qui était déjà sensible dans ses premiers écrits. Sous les apparences de l'essayiste protéiforme, Jünger est un poète, le dernier peut-être des grands romantiques allemands. Avec lui, les épreuves imposées par l'histoire deviennent sources d'initiation. À des générations de jeunes lecteurs en rupture avec leur temps, il apprend que le culte de l'énergie gagne à s'affranchir de la brutalité, et que les défis existentiels sont envoyés par les dieux pour mesurer la qualité des âmes fortes.

     

    Dominique Venner, éléments n°83, oct. 1995.

    ◘ Note en sus :

    [1 : Par cette figure de l’anarque Jünger semble revenir vers un anarchisme aristocratique et solitaire, affirmant le rôle de l’individu face aux dictatures et à l’influence des masses. Au lieu de s’opposer frontalement à un pouvoir, l’anarque se met en marge par une acceptation feinte qui lui assure son indépendance intérieure :

    « L’anarchiste est le partenaire du monarque qu’il rêve de détruire (…). La contrepartie positive de l’anarchiste, c’est l’anarque. Celui-ci n’est pas le partenaire du monarque mais son antipode. Le monarque veut régner sur une foule de gens et même sur tous : l’anarque sur lui-même, et lui seul. Ce qui lui procure une attitude objective, voire sceptique envers le pouvoir, dont il laisse défiler devant lui les figures – intangibles assurément, mais non sans émotion intime, non sans passion historique. Anarque, tout historien de naissance l’est plus ou moins… » (Eumeswil).

    En fait il s’agit avant tout d’un personnage conceptuel qui symbolise cette disposition intérieure visant à agir en son époque sans se confondre ni avec elle ni avec son action :

    « L’état d’anarque est en fait l’état que chaque homme porte en lui. (…) Pragmatique, il voit ce qui peut lui servir, à lui et au bien commun, mais il est fermé aux excès idéologiques » (Entretiens avec EJ, J. Hervier, Gal., p. 101). 

    Cf. avec Waldgänger (terme désignant à l'origine un proscrit norvégien qui, dans le haut Moyen Âge scandinave, avait "recours aux forêts" pour s'y réfugier et vivre librement) , nommé aussi Rebelle :

    « D'autre part, il faut bien distinguer le rebelle de l'anarque, bien que l'un et l'autre soient parfois très semblables et à peine différents, d'un point de vue existentiel. La distinction réside en ce que le rebelle a été banni de la société, tandis que l'anarque a banni la société de lui-même. Il est et reste son propre maître dans toutes circonstances. » (Eumeswil)]

     

    rebel

    "Le rebelle est l'individu concret, agissant dans le cas concret. Il n'a pas besoin de théories, de lois forgées par les juristes du parti, pour savoir où se trouve le droit. Il descend jusqu'aux sources de la moralité, que n'ont pas encore divisées les canaux des institutions. Tout y devient simple, s'il survit en lui quelque pureté".

    Ernst Jünger, Traité du rebelle

     

    Le Grand Œuvre

     

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    Dût la Terre éclater comme un obus,
    Notre transformation resterait flamme et blanche ardeur

    L’auteur de cette sentence téméraire s'est avancé le 17 février dernier vers une région où comme il devait le rappeler dans un essai paru en 1990, les ciseaux de la Parque ne coupent pas. Il avait confié cette formule, dans Sur les falaises de marbre, à un mystérieux éveilleur, Nigromontanus, qui l'avait gravée en écriture runique solaire. Métamorphose, images de sang, de feu purificateur, alchimie de la souffrance, affinage de l’être, libération thaumaturgique de la lumière... autant de thèmes que le lecteur de Jünger reconnaît et retrouve dans l'exemplarité d'une vie, chauffée dans l'athanor de l'histoire.

    En un peu plus d'un siècle d'existence, Ernst Jünger a combattu dans 2 guerres mondiales et goûté 4 formes différentes de régime politique. De 1895 à 1918, il a vécu sous l'ancien régime, celui de l'empire wilhelmien aux vastes étendues. De 1919 à 1933, le bouillant activiste a rejeté la République de Weimar et a voulu précipiter l'éboulement de la société bourgeoise. De 1933 à 1949, éloigné des clameurs de la cité, retiré sur de symboliques falaises de marbre, il a analysé l'affrontement du despotisme brutal et de l'esprit, de l'arbitraire et du droit ; puis il a vu s'effondrer son pays mutilé. Le citoyen vieillissant de la si étroite République fédérale a encore assisté à la réunification des 2 États allemands, dont la séparation figurait, entre autres, la guerre froide entre l'Ouest et l'Est.

    L'œuvre d'EJ, originale et foisonnante, passe pour difficile. Elle est tout à la fois contribution à la réflexion philosophique, à la méditation historique, aux travaux scientifiques — Jünger était reconnu dans les milieux entomologistes — et aussi travail d'artiste, d’esthète. Prise dans sa totalité, l'œuvre recèle paradoxes et contradictions. Rien d’étonnant quand on songe à la longévité et aux métamorphoses de son auteur. De fait, si les premiers écrits sont empreints de l'expérience militaire, les livres de maturité, en revanche, font place à un individualisme prononcé qui trouve sa plus haute expression dans la figure de l'Anarque, développée en 1977 dans Eumeswil. Dans son journal Radiations (Strahlungen), à la date du 16 septembre 1942, EJ a lui-même structuré son travail intellectuel en 2 grandes périodes : le premier cycle embrasse les 13 premières années de création, de 1920 à 1933, et comprend les ouvrages relatifs à la Grande Guerre mais aussi les essais La mobilisation totale (1930), Le Travailleur (1932) et une grande partie de l’essai Sur la douleur (1934). Ce dernier livre et les questions qu'il soulève signalent une autre période. Pourtant, en dépit des apparentes contradictions, l'œuvre littéraire se caractérise par l'unité et la cohérence d'esprit car, fidèle à elle-même, la pensée de Jünger n'a cessé de s'approfondir, si bien que l'auteur, s'il modifia éclairages et perspectives, eut le courage de ne jamais renier ce qu'il avait pu écrire.

    Un écrivain qui ne laisse aucun lecteur indifférent

     La seconde grande difficulté pour appréhender l'œuvre de ce Protée (1) tient à la personnalité même de l'auteur, à la réception que l'on fit à ses ouvrages. Des années 1920 à 1950, des Orages d'acier au conte initiatique Visite à Godenholm (1952) — récit à partir duquel commence, selon beaucoup de critiques, l'inactualité de Jünger et l’aspect intemporel de son œuvre — les livres que Jünger publie sont des événements de la vie littéraire. Voulant avoir prise sur les faits, il a composé des ouvrages qui s'inscrivent dans le débat idéologique de son temps. Les idées qu'il y expose sont combattues, défendues âprement, citées comme celles d'un écrivain politique. De toute évidence, ces réactions prouvent que Jünger ne laissait pas le lecteur indifférent, transformant celui-ci en un admirateur ou un détracteur sur lequel il exerçait une indéniable fascination (2).

    De fait, chacun jette un éclairage particulier sur l'œuvre jüngerienne, comme si les émotions qui gouvernent les affinités ou les préventions idéologiques primaient sur la rigueur de l'analyse. En cela, la littérature secondaire qui prétend cerner l'œuvre est chose bien étrange ; peu d’interprètes et de critiques ont en effet consacré en priorité leurs travaux à l'étude du texte, la plupart préférant analyser la personnalité de l'auteur. Celui-ci, écrivain controversé à cause de l’attitude politique qu'il adopta avant et pendant la dictature nationale-socialiste en Allemagne, semble contraindre ses lecteurs à trancher en positions nettes et précises. Les études portant sur Jünger, même de nature universitaire, se partagent dans leur grande majorité en 2 groupes affectifs : d'une part celui, plus rare, marqué par une admiration sans réserve, parfois aveugle, d'autre part, en Allemagne surtout, celui dominé par l'esprit de polémique, voire de hargne.

    Lorsque sonna, à l'issue de la Seconde Guerre mondiale, l'heure des comptes et des exorcismes, une discussion enflammée se développa autour du "cas Jünger". Les écrits flamboyants qu'il avait publiés avant 1933 avaient-ils facilité l'ascension au pouvoir du nazisme ? Le Travailleur, auquel la revue Éléments [n°40] consacra un dossier, était en quelque sorte devenu la preuve écrite d'une culpabilité.

    Que Jünger ne se soit pas exilé comme tant d'intellectuels afin de se démarquer publiquement du régime national-socialiste, qu'il ait, pour certains myopes peu enclins à la lecture sérieuse, apparemment flirté avec l'Église catholique après la Seconde Guerre mondiale, voilà autant de griefs que les uns et les autres, suivant leurs écoles respectives de pensée, ont retenu contre lui. Il s'est alors agi pour la critique de préciser un passé, de clarifier des attitudes politiques, de savoir si son amitié avec le national-bolchevik Ernst Niekisch l'exonérait ou non de certaines responsabilités, de connaître le rôle qu'il joua ou ne joua pas lors de la révolte des généraux en 1944. Enfin, de savoir si Jünger avait changé ou non.

    La querelle, atténuée avec le temps, s'est à nouveau envenimée lorsque la ville de Francfort-sur-le-Main lui décerna le prix Gœthe en 1982. Il eut alors comme défenseur un détracteur d'hier, Golo Mann. L'aigreur s'est manifestée lors des célébrations des 95 et 100ème anniversaires de l'auteur. Aussi les réactions du monde des lettres et de la pensée à l'annonce de sa mort furent-elles tristement coutumières. En ces temps où prévaut le "politiquement correct", certains critiques se sont distingués par des analyses, sinon élogieuses (comme l'excellent article de Dominique Venner paru dans Enquête sur L'histoire), du moins pertinentes (dans un magazine allemand inattendu, Focus). D'autres, zélés contempteurs, inféodés à une idéologie qu'ils servent dans les organes de presse française et allemande, se sont empressés de diffamer une œuvre qu'ils ne se sont jamais donné la peine de lire.

    C'est un procédé bien réducteur que de vouloir contraindre en quelques lignes la richesse d'une pensée. Seules quelques perspectives seront tracées ici. La production littéraire de Jünger dans la décennie 20 à 30 nous introduit dans un monde épique. Exemple accompli de la maîtrise du sabre et de la plume, EJ s'est éveillé à la vie littéraire dans les paysages de feu et de sang de la Première Guerre mondiale. Si Jünger, l'un des plus prestigieux représentants de la Révolution conservatrice, a vécu dans sa chair l’expérience épique et cruelle du titanesque combat que se livrèrent les Empires, il s'est distingué de nombre de ses contemporains par un discours apologétique de la guerre, affirmant avoir vécu dans un monde « fabuleux », « dominé non par l’intérêt, mais par le destin ».

    Cette guerre de matériel a montré la fragilité du monde civilisé qui, d'un jour à l'autre, pouvait disparaître dans la tourmente des forces élémentaires. EJ a tiré de cette conflagration une philosophie à la fois sereine et "héroïque", dépassant les enjeux de la victoire ou de la défaite, de la survie ou de la mort, de l'altruisme ou de l’égoïsme. À ses détracteurs libéraux ou communistes — qui dénoncèrent dans les opérations belliqueuses un crime perpétré contre l'esprit — Jünger a opposé une sorte de credo en dénonçant leur manque de foi et de cœur : « Une vision du monde qui voit une absurdité dans la mort de millions d’êtres ne peut être qu'une philosophie radicalement stérile, impie, dépourvue d'âme et de cœur » (in Standarte, 12 août 1926, p. 462).

    L'âge de la mobilisation totale

    soldat10.jpgCes sacrifices devaient féconder l’ère nouvelle, guerrière, qui s'ouvrait en 1920. EJ a analysé cette époque (de 1920 à 1932) comme une mobilisation de toutes les forces politiques, sociales et révolutionnaires qui poussaient vers des catastrophes guerrières et des révolutions à l'échelle planétaire. Comment ne pas reconnaître l'aspect documentaire des articles polémiques qu'il écrivit alors dans certains organes "extrémistes" ? Ne fallait-il pas agir sur l'histoire, la corriger même — pour autant que l'histoire chaotique soit une vaste pièce de théâtre où la volonté de puissance se met elle-même en scène ? Ne fallait-il pas accélérer le processus de décomposition et affirmer la féconde anarchie ? Sa réflexion historique et politique, dont le développement supposait l'adhésion à un mythe et à une philosophie spécifique de l'histoire, s’intègre dans les méandres de la Révolution conservatrice et dans les labyrinthes de l’irrationalisme. Visionnaire, il a alors exalté un mythe, celui de la naissance d'un nouveau Titan, né de la collusion de la Terre, du Feu et du Fer, un produit de l'élite guerrière. Ce fils que Gaïa devait enfanter et que Jünger nomme "Travailleur" est une réalité historique, une "Figure" ; elle se manifeste en même temps dans tous les domaines et marque ci son sceau l'époque qui est ainsi formée par elle.

    Cette "Figure" désigne les hommes capables du maîtriser le langage de la technique moderne, de réorganiser la société selon les exigences des nouvelles réalités. Substituant la hiérarchie à l'idée égalitaire, Jünger a projeté de constituer une « démocratie étatiste », qui ne soit marquée ni par les troubles impérialistes ni par les oppositions entre classes. Jünger a attendu l'avenir avec impatience : il voulait voir se développer, durant l’ère du Travailleur, la force élémentaire de l’Allemagne qui n'avait pu s’imposer sur l'échiquier international, lorsque régnait la Figure du bourgeois démocrate. Dans Eumeswil, 50 ans après avoir conçu Le Travailleur, l'octogénaire devait simplement rappeler, en se référant une nouvelle fois aux mythes grecs et romains des origines, que si les Titans sont les manifestations des forces élémentaires et sauvages de la nature, ils sont également les adversaires déclarés de l'esprit olympien de Zeus :  « Les Titans restreignent la liberté, les dieux en font cadeau ».

    Au-delà du nihilisme accompli

    Pour l'universitaire Peter Koslowski, défenseur de la postmodernité, toute la production littéraire de Jünger devient exemplaire pour définir la modernité : « La modernité, c'est la volonté de mobilisation totale, c'est la volonté de puissance et rien d'autre que cela. La mobilisation totale en tant que le contenu proprement dit du progrès qui se dissimule derrière le masque de la raison et de l’humanité, crée la souffrance, le sacrifice et le nihilisme. La mobilisation totale et rien d'autre que cela est le nihilisme accompli » (3).

    Période ambiguë où l'esprit a pensé de nouvelles formes de la vie collective et façonné d'autres réalités culturelles et politiques. L'époque moderne, si nous devons en un faire un bilan raisonné, présente un aspect duel en ayant tout à la fois proposé un mode de vie fondé sur le libéralisme, le mythe du progrès et une "mobilisation totale" des idéologies extrêmes, telles que le fascisme, le national-socialisme et le léninisme. Car ces différentes expressions de la Modernité ont toutes un sens aigu de l'accélération du progrès, d'une anthropologie enracinée dans une philosophie active de l'histoire.

    Jünger a maintenu un dialogue érudit avec l'histoire ; il a questionné l'ordre et le Chaos, le sable des tombeaux, le sang et l'or, les décadences et les naissances des civilisations, le pouvoir en son essence, sa légitimité, sa conduite et sa souveraineté. Il a toujours eu la conviction de vivre sur une ligne de partage des temps, en un âge d’interrègne, dans l'attente des Titans, puis, dès le les années 1950, dans l'anticipation d'une nouvelle Déesse Mère ou, plus tard encore, de nouveaux éons. D’une manière, Jünger a incarné tout au long de sa vie la notion que d’autres forgèrent avant lui, celle de la "sentinelle perdue", du "poste perdu", le symbole de l'homme qui doit se soumettre à son destin et peut assumer sa fonction jusqu'au sacrifice de sa vie ; peu à peu, la "sentinelle perdue" des tranchées devait figurer l'homme européen qui affronte l'inéluctabilité du déclin de sa culture puis de sa civilisation.

    De l'histoire, Jünger n'a retenu que le temps du déclin, l'écroulement de l'édifice, et a dédaigné la lente et patiente construction. Presque sournoisement, l'histoire œuvre à la désagrégation dans des galeries secrètes avec une inlassable obstination de termites (4). Guère tenté par les théories apocalyptiques de la fin des temps, Jünger a relevé dès 1938 la lenteur avec laquelle une culture peut décliner. Penser la décadence, c'est penser l'histoire sur de longues périodes, chercher les causes lointaines susceptibles d'expliquer le phénomène que l'on pense observer. Exercice sévère auquel s'est soumis Jünger, après la rédaction du recueil Le cœur aventureux, lorsqu'il écrivit ses romans utopiques (5) dont la trame, lissée quelque part dans le futur, précise notre origine et éclaire notre présent. La seule exception est l'intrigue policière Une rencontre dangereuse, parue en 1985, dont l'action se déroule vers 1888, dans un XIXe siècle français pénétré de décadence. Jünger a ainsi choisi la forme littéraire du roman utopique, genre privilégié des ères de changement. Il isole dans des cités laboratoires les cellules qui s'attaquent au tissu social. Ses cités sont des expérimentations intellectuelles sur une société déjà constituée, mais ce démiurge d'un nouveau genre a extrait les contraintes du temps et de l'espace ; il esquisse les virtualités d'un monde urbain, placé sous le règne de l'homme.

    En fait, dès la parution de la nouvelle Sturm en 1923, Jünger devait traquer, tout comme l'historien d'Eumesmil, Martin Venator, un inquiétant gibier. Il montre avec une passion glacée et minutieuse ces lézardes qui fissurent l'autorité spirituelle et guerrière, menacent les structures sociales et mentales ; il devint l’effondrement du vieilles cultures (Sur les falaises de marbre), les dislocations des grands États comme celui de la ville solaire Heliopolis et, finalement, dans le roman philosophique Eumeswil, la désagrégation de l'histoire elle-même. Eumeswil, c'est l'histoire après l’histoire dans une cité monotone et stérile qui ne sait même plus enfanter son avenir. Le seul enfant dont il est question vit dans le souvenir du narrateur, mémoire endeuillée par la mort précoce de la mère qui emporta avec elle la vie de la maison. On ne pourrait être plus explicite. Eumeswil est une cité où les valeurs ont perdu toute vie et les idées toute crédibilité, rappelant que toute substance s’épuise, obéissant à l'ordre logique de la décroissance.

    Érosion de la langue et déclin du sens

    L'érosion de la langue inquiétait Jünger tout autant que l'écroulement de l'édifice hiérarchique. La régression linguistique lui semblait inévitable dans une société de masse où consignes impératives et propagande vident la langue de sa substance, où l'encanaillement verbal et le laxisme sont de rigueur. Quoi de plus naturel que la langue soit ainsi réduite au rang d'une technique de communication, inadaptée à une pensée conceptuelle riche, quand une idéologie égalitaire outrancière exige que l'un utilise le parler fonctionnel des hommes devenus étranges à eux-mêmes et à leurs semblables ? À longue échéance, la désintégration de la langue modifie le comportement de toute communauté, sape les fondements de toute identité. « La désintégration du langage est moins une maladie qu'un symptôme. La source de vie se tarit. Le mot a encore une signification, mais plus de sens. Il est, dans une large mesure, remplacé par les chiffres. Il devient impropre à la création poétique, sans efficacité dans la prière. Les voluptés grossières chassent les plaisirs de l'esprit » (Eumeswil).

    junger10.jpgPlus grande encore était sa préoccupation devant la dissolution de l'autorité spirituelle, le désintérêt de nos sociétés devant la mort, devant ce qu'il appelait la ruine des tombeaux. Penser la mort avait une valeur déterminante pour Jünger : elle est cette arcane majeure autour de laquelle, nécessairement, tout s'ordonne (6). Quoi de plus naturel, en vérité ? La mort est une conception centrale dans la pensée de tout individu, et le temps dans lequel l'existence se déroule peut apparaître à l'homme comme puissance de destruction qui ruine tout ce qui fait le prix de sa vie. La mort, source obscure et fertile de l'inspiration, constitue une assise majeure de toutes les littératures irrationnelles comme de toutes les grandes civilisations. Le drame de l'Occident, c'est que l'homme moderne se détourne de cette source d'inspiration et abandonne ainsi une part de son humanité. « Là où l'enterrement et le respect dus aux morts sont refusés ou largement négligés, le monde devient inquiétant... » (Les ciseaux).

    La mort est individuelle, mais aussi collective et toute société, toute civilisation, est sujette aux métamorphoses. L'homme est, pour Jünger, victime d'une grande souffrance. L'histoire dévorante est le sacre de la mort, individuelle comme collective : elle dévoile sans vergogne l’impuissance finale de l'homme, éternellement dupe de son espoir : « C'est au fond, sur une scène étroite que se joue l'histoire des hommes — pas plus grande que la place du marché dans une vieille ville. Y règnent la crainte et le tremblement ; on y représente le Triomphe de la mort. On voit comment, avec ses grands satellites, elle se rend maîtresse du monde. Tel est le sujet du spectacle, éclairé par les torches ; dents et griffes — un arsenal d'armes redoutables règne sur le monde » (7).

    L'histoire telle que Jünger la lit est un théâtre tragique enseignant avant tout l'art de mourir. Le destin est déterminé par des données qu'il n'appartient pas à l'homme de changer, mais d’assumer. La partie que mène alors le "poste perdu" est celle d'un "joueur d'échecs" qui, malgré toute la finesse de son jeu, perd inéluctablement la partie. Et puis, qui parmi nous songerait à contrarier l'ouvrage des Parques ? Raison pour laquelle aussi EJ a mis en garde contre l'espoir erroné qu'il serait possible d'exhumer les ordres anciens du passé.

    Il y a peu de temps que la science s'est détachée des mythes, des arts, de la philosophie et des religions, qu'elle a ébranlé les vestiges de la pensée traditionnelle. Et le lecteur fidèle de se rappeler l'ancienne défiance de Jünger pour le siècle des Lumières... Le rationalisme conquérant s'enorgueillit de faire disparaître, sur toute la surface de la Terre, les traces de toute pensée religieuse ou métaphysique. Tout apparaît cohérent pour Jünger : « La réduction culturelle, l'extinction des races animales, la chute des dieux et le retour des Titans » (Eumeswil), tout cela fait partie du même nihilisme — un concept majeur dans l'œuvre de Jünger. Or, que nous montre l'auteur, si ce n'est la faillite de cette technologie rationnelle qui finit dans les laboratoires de médecine déshumanisés d'Héliopolis et sur les lieux d'équarrissage ? Jünger ramène toute la société moderne à une vaste entreprise d'aliénation et de destruction de l'individu par la réduction de tout ce qui fait la spécificité humaine au seul mesurable, au seul quantitatif.

    Les itinéraires individuels mènent les héros de Jünger à la dislocation interne, les conduisent à frôler la folie. Jeté dans un monde désenchanté qu'il juge médiocre, le personnage jüngerien est en proie à une immense solitude. Dépaysé, en exil dans son propre pays, il éprouve une lancinante nostalgie du monde originel duquel il a chuté. Jünger semble percevoir la décadence comme destin. Comment se soustraire à ce mouvement historique et se consoler de ses terribles conséquences quand la mystique, la religion est vide de dieux, et la philosophie vide d'idées ? Que faire pour dépasser l’individu ? Jünger nous amène à penser que l'homme ne peut supporter l'histoire qu'il a lui-même valorisée, car celle-ci est une suite d'événements irréversibles, uniques, qui ne cessent de lui échapper car les significations en masquent le sens. C'est ici que se situe le désespoir existentiel du héros jüngerien : l'homme, étranger à tout semble-t-il, est finalement prisonnier de tout, car l'évasion est impossible...

    "Un reflet d'éternité"

    Pessimisme culturel et scepticisme semblent dominer cette vision du monde et, pourtant, il n'en est rien. Ce serait méconnaître l’optimisme foncier, la vaillance dont Jünger faisait preuve, même quand des événements personnels le blessaient. L'éveilleur a cherché les fissures de la ratio par les drogues, scruté les promesses du monde onirique. Proche de Mircea Eliade, avec qui il devait éditer pendant dix ans la revue Antaïos, Jünger a porté, comme par défi métaphysique, l'exigence d'un combat spirituel contre l'angoisse du monde moderne, amnésique et déraciné. Il a voulu puiser l'énergie dans un passé lumineux, un patrimoine mythologique que partagent toutes les religions. L'homme, prisonnier du temps profane, devait retrouver une sorte d'éternel présent mythique, infiniment plus riche que le monde fermé de l'instant historique. Il revient à chaque homme de franchir le mur des cités et, finalement, le « mur du temps » car  « le grand thème de l'histoire, c'est la résurrection, c'est l’éternité. L'homme n'est pas seulement une créature politique — mais aussi un être animé d'un espoir et d'un reflet d'éternité » (7).

     

    Isabelle Grazioli-Rozet, éléments n°92, juil. 1998.

    NOTES :

    1. Formule d'André Gisselbrecht, « Situation d'Ernst Jünger » in Allemagne d'aujourd'hui n°82, oct.-déc. 1982, p. 60.
    2. In Magazine Littéraire n°300, 1992, Jünger face aux Nazis (propos recueillis par F. de Towarnicki), p. 124 : « Il m'arrive, c'est vrai, de penser au côté étrange de certains faits... Savez-vous ce que Brecht a dit après la fin de la guerre lorsqu'il a appris que les communistes voulaient s'en prendre à moi ? La même phrase que Hitler : "Laissez Jünger tranquille". Et je n'ai jamais su pourquoi ».
    3. Peter Koslowski, Der Mythos der Moderne : Die dichterische Philosophie Ernst Jüngers, München, 1991, p. 56.
    4. Le cœur aventureux, Gal., 1942, tr. H. Thomas.
    5. Sur les falaises de marbre, Héliopolis, Les abeilles de verre, Eumeswil, Le problème d’Aladin.
    6. « Nous sommes de passagères combinaisons de l’absolu : il nous faut retourner à l’absolu et c’est justement cette possiblité que nous offre la mort. La mort a son mystère qui surpasse celui de l’amour. Dans sa main, nous devenons des initiés, des mystagogues. Le sourire de la surprise est déjà spirituel et pourtant il vient encore se réfléter dans le monde corporel sur les tarits du mourant » (Journal, 14 oct. 1942).
    7. « Trois galets » in Le contemplateur solitaire, Grasset, 1975, tr. H. Plard.