Powys
L'UNIVERS INFINI DE JOHN COWPER POWYS
[Ci-dessous : l'écrivain au Sussex en 1925. Henry Miller disait qu'il était un « titan possédé par le souffle des dieux ». « John Cowper Powys est le poète des forces impersonnelles, agissant en l'homme même. Son mysticisme n'est jamais abstrait, jamais hautain. Il est plongé en plein corps, et c'est le charnel qu'il donne à voir, dans ses infinies ramifications et sources. Pour lui, le réel n'est jamais lisse, mais champ de forces, de tensions, torsions, contradictions, dont nous sommes partie prenante. C'est à Giono qu'il fait penser. Tous deux ont le sens de cette quête d'une vérité sensible, qui lie les passions des hommes aux grands éclats de la terre » (Évelyne Pieiller)]
« Le puritanisme a développé le débat de conscience, écrit Jean-Marie Rouart, réveillé la culpabilité, exacerbé ces angoisses et ces peurs que l'on trouvait déjà dans les tragédies grecques. Face aux romanciers qui s'accommodent de la religion réformée sont ceux qui, nourris par elle, façonnés par ses préceptes, veulent rompre les chaînes. Personnalités impétueuses, dont les instincts, l'amour de la vie, sont emprisonnés dans une camisole rigide. S'ils y parviennent, cela donne les excès d'un D.H. Lawrence ou, d'une manière encore plus violente, de John Cowper Powys. L'auteur des Sables de la mer, de Givre et sang, de La fosse aux chiens, des Montagnes de la lune, est une sorte de titan littéraire. Rarement, sauf Rabelais, Shakespeare ou Hugo, un écrivain aura déployé de telles forces, une vitalité aussi panthéistique. Le terme de sensualité paraît faible pour définir l'appétit gigantesque qu'il ressent... » (Le Quotidien de Paris, 5 juillet 1983).
Ce « titan littéraire », John Cowper Powys, est né le 8 octobre 1872 à Shirley, dans le Derbyshire, dans une famille “littéraire” que l'on a parfois comparée à la famille Brontë. Aîné d'une fratrie de 11 enfants, dont 7 devaient publier au moins un livre – son frère Llewelyn (1884-1939) est l'auteur de nombreux essais, son autre frère Théodore Francis (1875-1953) a notamment fait paraître Le bon vin de M. Weston (Gallimard, 1950), Le capitaine Patch (Gallimard, 1952), De vie à trépas (Gallimard, 1961) –, il était le fils d'un pasteur anglican d'origine galloise, Charles Francis Powys, et de Mary Cowper Johnson, elle-même descendante collatérale des poètes John Donne (1672-1731) et William Cowper (1731-1800).
Powys passe toute son enfance dans le Dorset et le Somerset, où il se prend très tôt de passion pour la nature. Après avoir fréquenté la public school de Sherborne, où il s'ennuie à mourir, il poursuit ses études à Cambridge, puis devient conférencier itinérant. « Ce que j'emportai quand je quittai l'Université, écrira-t-il, c'était (...) un prodigieux pouvoir mental de dissimulation qui me permettait de cacher ma personnalité véritable jusqu'au moment où, enfin seul, je pouvais laisser mon âme (...) se déverser tout entière dans les objets inanimés, ou à peine animés, qu'il m'était donné de rencontrer le long des routes d'une campagne morne entre toutes ». Au cours de ses voyages, il se découvre des dons de mime et d'acteur. En 1896, il épouse la sœur d'un de ses amis, Margaret Alice Lyon, qui lui donnera un fils. Ce mariage – « heureux et immérité » – sera de courte durée.
En 1905, Powys part pour les États-Unis. Multipliant pour le compte d'organisations ou d'associations de rencontre des conférences que l'écrivain Henry Miller qualifiera par la suite d'« inoubliables », il mène une vie errante, change constamment de domicile, saute d'un train dans un autre et visite « tous les États sauf deux ». Durant cette période, il publie de nombreux recueils de poésie, Wolf's Bane : Rhymes (1916), Mandragora (1917), Samphire (1922), Lucifer (rédigé en 1905, publié en 1956), auxquels s'ajoutent des romans, comme Wood and Stone (1915), Rodmoor (1916) et Ducdame (1925), et des essais : The War and Culture (1914), One Hundred Best Books (1916), Suspended Judgments (1916), The Complex Vision (1920), Psychanalyse et morale (1923), La religion d'un sceptique (1925), L'art d'oublier le déplaisir (1928), Que signifie la culture ? (1929), etc.
Épuisé par la vie de bohème, Powys, en 1929, loue une petite maison dans la vallée de l'Hudson, au nord de New York, et s'y installe avec sa compagne, l'Américaine Phyllis Player. C'est là, déjà presque sexagénaire, qu'il écrit ses plus grands romans : Wolf Solent (1929), Les enchantements de Glastonbury (1932), Veymouth Stands/Jobber Skald (1934), Camp retranché (1935), et des essais comme L'apologie des sens (1930) et Pour une philosophie de la solitude (1933).
À son retour en Grande-Bretagne, en 1935, il s'établit au Pays de Galles, d'abord à Corwen, puis à Blaenau-Ffestiniog (Merioneth), où il va vivre encore une trentaine d'années, partagées entre la méditation, la marche et l'écriture. Il compose de nouveaux romans : Morwyn (1937), Owen Glendower (1941), Le Gallois obstiné (1947), et surtout Porius (1951), que certains considèrent comme son chef d'œuvre. Parallèlement, il poursuit ses travaux théoriques et littéraires : The Pleasures of Literature (1938), Dostoievsky (1947), Rabelais (1948), L'art de vieillir (1944), Dair Dadeni or the Cauldron of Rebirth (1946), In Spite Of (1953).
Écrivain au caractère complexe et tourmenté, parfois à la limite de la folie, adversaire farouche du monde moderne et chantre inspiré d'un érotisme polymorphe, Powys s'est également raconté lui-même dans une Autobiographie (1935) – précédée en 1916 des Confessions de deux frères, écrites en collaboration avec son frère Llewelyn –, dans laquelle Arthur Miller a vu un véritable « livre de vie » et qui constitue peut-être son texte le plus déroutant.
« La grande lutte de mon existence – écrit-il – s'est déroulée entre ma conscience et mon inclinaison à me vouer entièrement à des sensations mystico-sensuelles ». En fait, l'œuvre de Powys, œuvre puissante s'il en est, fondée sur des intuitions originales et sauvages, marquée du sceau d'une solitude exemplaire, constitue un long poème symphonique sur l'équivalence des contraires. À chaque page, Powys intègre la mort à la vie, le passé à l'avenir, le monde des hommes à celui des dieux. Entre les événements cosmiques et les situations présentes, entre les êtres humains et les paysages où ils se meuvent, entre le vivant et l'inanimé, il pose des analogies fécondes, affirmant tour à tour sa passion pour les éléments, les objets, les êtres « solitaires et bizarres »...
Mais Powys, si individualiste qu'il soit, est aussi un auteur “engagé”. Il ne se contente pas de faire de la littérature. Il veut convaincre – et il le fait avec outrance, de façon “démesurée”, maladroite parfois, mais aussi grandiose et contradictoire. Face au christianisme dont il a reçu l'empreinte ineffaçable, il affiche un paganisme intuitif, nourri à toutes les sources d'un imaginaire poétique et charnel. « Personne n'a jamais mieux dit — écrit Diane de Margerie — les luttes d'un moi torturé entre le désir et le remords de son désir, entre la fascination de la femme et la complicité fraternelle, entre la fidélité au passé et l'impossible élan vers l'avenir » (préface à Givre et sang). Professant un « scepticisme fluide » accordé au « grand Peut-Être rabelaisien », Powys s'affirme « polythéiste », se réclamant tantôt de l'épicurisme, tantôt du stoïcisme, voire de la magie – qu'il oppose volontiers à la métaphysique.
Son œuvre, surtout, est marquée par une atmosphère légendaire d'inspiration typiquement galloise, et plus généralement celtique. Ses Enchantements de Glastonbury, immense fresque sur le thème du Graal, s'inscrivent au sein d'une lignée où l'on trouve aussi bien le livre de Taliesin, les Mabinogion, la Vita Gildae ou le Livre Noir de Carmathen. Dans cet ouvrage qui ressuscite la tradition de la fête solaire, et dans lequel on voit 2 Gallois du clan royal des Rhys, Johny Geard et Owen Evans, restaurer le culte séculaire du Chaudron d'éternelle Jouvence, Powys exprime une fervente protestation contre ceux qui, ayant repoussé les Celtes vers le Sud au cours de leurs invasions, ont « en même temps rejeté au loin les rêves des tribus cymriques » (cf. Bernard Rio, « Glastonbury ou l'esprit des lieux », in Artus n°14, été 1983, 36-38). Son œuvre prend alors une dimension véritablement “cosmique” qui, à partir des Pensionnaires (1952), s'épanouira dans les œuvre de vieillesse : Atlantis (1954), La tête de bronze (1956), Up and Out (1957), Homer and the Aether (1959), All or Nothing (1960).
John Cowper Powys meurt à Blaenau-Ffestiniog le 17 juin 1963, auréolé d'une réputation de mage. Ses cendres sont dispersées dans la mer. L'année même de sa mort, le professeur George Wilson-Knight donne le coup d'envoi des études critiques sur son œuvre, dont la Village Press de Londres va bientôt entreprendre la publication systématique. Aujourd'hui, une Powys Letter est également publiée chaque année, par le professeur Blackmore, à l'université Colgate de New York. Phare isolé de la littérature contemporaine, John Cowper Powys, qui s'est toujours tenu à l'écart des modes et n'a jamais cessé d'être à contre-courant, n'en reste pas moins largement ignoré de la critique – en France, quelques ouvrages seulement de lui ont été traduits –, et ce n'est que grâce aux efforts de ses lecteurs les plus enthousiastes que l'on commence à lui donner sa véritable place, qui le met de plein pied avec des écrivains comme James Joyce ou D.H. Lawrence. (NE)
Un lecteur habitué au roman classique français (de Balzac ou Stendhal à Drieu la Rochelle et Jacques Laurent) risque fort d'être quelque peu dérouté par l'œuvre de John Cowper Powys. En effet, les romans de Powys ne paraissent relever du genre romanesque que d'une façon purement incidente et, pour ainsi dire, accidentelle. Pourtant, si les ouvrages de Powys dépassent ce genre, c'est moins par une liberté particulière prise avec les structures romanesques que par la nature même de ce qui se trouve en jeu dans le texte et qui semblerait relever davantage d'une vue-du-monde propre à l'épopée qu'à celle du roman. Il faut tout de suite noter que l'extrême richesse de cette œuvre rend d'emblée caduque toute critique péremptoire ainsi que toute systématisation réductrice. Nulle part ailleurs n'apparaît mieux le jeu du multiple et de la polysémie des apparences, ne se fait mieux sentir l'infinie pluralité du monde. Ici, aucun a priori philosophique ou esthétique ne préside à l'élaboration ; nulle grille d'interprétation ne médiatise ni ne détermine la configuration toujours en devenir de l'œuvre. C'est dire que nous ne pouvons parler sur mais seulement vers l'œuvre de Powys.
un “multivers” sans unité ni finalité
Il n'en reste pas moins qu'après une lecture attentive, les distinctions entre roman et épopée, établies par Lukàcs et Goldmann, sont à reconsidérer. Dans Les sables de la mer, Wolf Solent ou Les enchantements de Glastonbury, il semble bien que l'épopée réinvestisse peu à peu la forme romanesque, dans la mesure où les personnages, au fil du récit, s'amplifient jusqu'à devenir des types — et, perdant leur psychologie particulière, accèdent à une sorte de vie mythologique où le drame humain se change en lutte cosmique, en une sorte de guerre des dieux dont on trouve l'expression dans les mythes nordiques (l'Edda en particulier). Si le personnage de Wolf Solent peut, à la rigueur, apparaître comme une forme particulière de « héros problématique », tel qu'il fut défini par Lukàcs dans sa théorie du roman, sa “quête” ne se donne jamais comme telle et son “initiation” diffère profondément des initiations sociales ou sentimentales telles que nous les présente par ex. Flaubert dans son Éducation sentimentale. Dans ce dernier roman, d'ailleurs, il s'agit, plus que d'une éducation sentimentale, d'une éducation sociale et d'une confrontation avec le néant des schémas d'un monde dominé par les seules valeurs marchandes. Chez Flaubert, la quête aboutit au néant et la perfection glacée des phrases irise à peine une béance dont la pure vision serait insoutenable. L'éducation sentimentale nous dévoile une perspective agonistique dont le nihilisme est indépassable en tant que tel : c'est l'ultime reflet esthétique d'une absence ; il ne reste plus qu'un jeu de décors où même l'amour et l'ambition des personnages sont dépourvus de tout pouvoir de perdition ainsi que de toute puissance salvatrice. Ce n'est plus la tragédie, ni même le drame : il n'y a rien de déchirant dans l'échec des personnages. Privés même du paradoxal honneur d'être des vaincus, ils ne sont que les témoins atones d'un monde finissant où la dérision de toute victoire a rendu insignifiant tout échec. Avec Flaubert s'achèvent une époque et une littérature. Après lui, la fascination du rien ne peut plus être que le choix du silence ou le plus laborieux des ressassements. Alors que le personnage de Flaubert rentre chez lui, après son périple dérisoire, en ne s'étant délivré d'aucun simulacre qui le hantait, Wolf Solent, après ses épreuves et la destruction de sa plus précieuse « illusion vitale », s'accomplit en une sorte d'assomption solaire : « Il marchait dans un sens puis dans un autre, et le soleil presque à l'horizon donnait à la surface du champ une apparence surnaturelle. Des pétales de boutons d'or s'accrochaient à ses jambes, à sa canne ; leur pollen couvrait ses souliers. Cette opulence dorée qui l'entourait envahit son esprit d'étranges et lointaines associations d'idées. Les ornements d'or, tissu sur tissu, feuille sur feuille, qui recouvraient les morts dans le tombeau d'Agamemnon, les pilastres d'or des palais d'Alcinoüs, la pluie d'or qui ravit Danaé, la Toison d'or qui perdit Jason, le nuage d'or dans lequel Zeus enlaça Sémélé, les pommes d'or des Hespérides, les sables d'or des Îles bénies, toutes ces choses, non sous leur apparence concrète mais dans leur essence platonique, faisaient chanceler son esprit. Cela devenait un symbole, un mystère, une initiation. C'était comme cette figure de l'Absolu dans l'Apocalypse. Cela devenait une “super-substance” de la lumière solaire précipitée et pétrifiée, le cœur magnétique d'un monde rendu visible ». Cette apothéose solaire où le cœur-creuset du monde élémental est porté à quintessence, où la “super-substance” est rendue visible, exhaussée, pour ainsi dire, du chaos des apparences, témoigne d'une sorte de catharsis alchimique et justifie, rétrospectivement, toutes les épreuves du personnage. Ainsi, dans la polysémie chaotique de l'univers, Wolf Solent acquiert un destin.
Différente aussi du Bildungsroman (essentiellement allégorique) de Gœthe ou de Novalis, l'œuvre de Powys, concrète et sensitive, excède tous les “niveaux de lecture” et, renouvelant véritablement l'expérience de la lecture mieux que toutes les tentatives avant-gardistes, nous renvoie au cœur d'une sorte de magie concrète d'appréhension vraie et authentique du monde, loin des desseins abstraits, voire irréels, si chers parfois au roman traditionnel. L'homme de John Cowper Powys est l'homme vrai, celui-là même que définit Miguel de Unamuno dans Le sentiment tragique de la vie : « ... Car l'adjectif humanus m'est aussi suspect que le substantif abstrait humanitas, l'humanité. Ni l'humain, ni l'humanité, ni l'adjectif simple, ni le substantif abstrait, mais le substantif concret : l'homme. L'homme en chair et en os, celui qui naît, souffre et meurt — surtout meurt — celui qui mange, boit, joue, dort, pense, aime ; l'homme qu'on voit et qu'on entend, le frère, le vrai frère ». Car, ajoute Miguel de Unamuno, « il y a autre chose qu'on appelle aussi l'homme et qui est le sujet de maintes divagations plus ou moins scientifiques » (ibid.). Divagation dont il faut ici noter l'ambiguïté et le danger : « C'est le bipède sans plume de la légende, le contractant social de Rousseau, l'homo economicus de l'École de Manchester, l'homo sapiens de Linné, etc. » (ibid.), toutes définitions réductrices qui à plus ou moins long terme favorisent les génocides. D'un domaine abstrait où la littérature est asservie à une grille d'interprétation philosophique, sociologique ou économique, nous passons avec Powys dans un monde élémental et divin, c'est-à-dire supérieurement humain, où chaque chose est éprouvée. Pour Powys, ce qui n'est point éprouvé n'a pas de réalité et l'homme est avant tout homme quand survient à sa conscience ces éléments qui, selon lui, « relèvent du sub-humain et du sur-humain » et dont l'expérience vécue ne peut manquer de rabaisser « les prétentions exagérées de certains idéaux grégaires de l'humanité ». John Cooper Powys développe ces idées dans Apologie des sens et Ma philosophie à ce jour telle que me l'a inspirée le Pays de Galles. Dans ces textes, Powys apparaît comme authentiquement païen au sens le plus profond du terme ; il ne s'agit pas d'une sorte d'épicurisme banal, mais au contraire d'un appel incessant aux magies profondes du monde élémental. Dans ses romans, les personnages ne conforment point leurs actes ou les événements de leur vie à un quelconque “donné psychologique” les situant rationnellement dans l'ordre des choses et du monde. Confrontés à une série d'épreuves, ils deviennent peu à peu, tel qu'en eux-mêmes l'éternité (à savoir le mythe) les change, principes d'une lutte cosmique où l'air, l'eau, le feu et la terre deviennent à leur tour, dans la multiplicité de leurs apparences, les personnages-principes de métamorphoses infinies.
Un mot qualifie avec justesse l'univers de Powys, c'est : multiple. Powys lui-même proposait de substituer le mot multivers à celui d'“univers”, attestant par là son refus d'une vue du monde unitaire (monisme et monothéisme relevant pour lui d'un même et dangereux réductionnisme). « Je suis fier, écrit-il dans Ma philosophie à ce jour, d'être un de ces empiristes qu'on traite de charlatan ou même de clown parce qu'ils s'entêtent à ne rien refuser du contact immédiat avec la vie tant sur le plan psychique que sur le plan physique, tout choquant, tout ahurissant, tout apaisant, tout traumatisant, tout exaltant, tout terrifiant que soit ce contact, et qui, jouant d'emblée le “multiple” contre l'“un”, en font les prémisses de leur “philosophie”... » Dans ce multivers qui est le sien et qui n'a « ni finalité ni unité », Powys, mage, fétichiste et païen, se tourne vers « la magie des âges heureux », non sans l'inévitable différence que comporte toutes les Renaissances de ce type. Dans une époque où la mauvaise conscience des littérateurs empoisonne la littérature et où seule, à la suite d'une insidieuse subversion, la sécheresse logicienne de l'attitude hypercritique n'est point sujette à suspicion, dans une époque où la fascination du rien épuise ses ultimes simulacres, l'œuvre de Powys élève un chant d'offrande, de confiance et de générosité inouïe. Éprouvant par tous ses sens un univers pluraliste aux horizons infinis sur lequel, « encore qu'y abondent les demi-dieux, ne règne nulle divinité unique et transcendantale », Powys, barde gallois, accordant, comme Antonin Artaud, des pouvoirs surnaturels à sa canne de pèlerin, nous restitue à nous-mêmes, si bien que, lisant ses romans riches et acharnés, on oublie tous les autres et presque toute la littérature pour ne plus assister qu'à la montée des contrées trop longtemps ensevelies en nous-mêmes, évocation d'un pouvoir de magie concrète et de ravissement dont certains moments de notre enfance furent les seuls réceptacles.
Il serait facile et dérisoire de parler ici de “tendances régressives”, comme ne manquerait pas de le faire une certaine critique psychanalytique. Nietzsche disait que l'homme de l'avenir est celui qui a la mémoire la plus longue. Sans doute la segmentation de notre histoire témoigne-t-elle de notre déchéance la plus grave. On ne peut se tourner vers le futur, voire être à soi-même présent dans l'instant, qu'en éprouvant la tridimensionnalité du temps qui apparaît alors comme une sphère où chaque moment résonne dans la totalité du temps. Ainsi l'enfance, pas plus que l'adolescence ou la maturité, n'apparaissent comme des segments séparés d'une individualité elle-même séparée, schizoïde, déracinée et dépourvue de toute participation avec le cosmos. Cette sphéricité du temps, les personnages de Powys, hommes vrais, l'éprouvent jusqu'aux confins d'eux-mêmes par leur intimité avec le monde élémental, comme par la prémonition de leur transsubstantiation mythologique. Ces personnages sont, comme dans un chant de Maldoror, à la fois pierres, plantes, bêtes et dieux dans un multivers animé de forces magiques et contradictoires où l'effroi et le ravissement scandent le devenir.
Pour John Cowper Powys, « jouer d'emblée le multiple contre l'un », c'est non seulement se débarrasser de « l'univers fini et totalitaire de l'apologétique chrétienne », mais aussi échapper au cercle rationnel inéluctable et sanctifié qui favorise et légitime tous les totalitarismes politiques pour lesquels il professe une aversion irréductible. La décision de Powys de retirer à la science, à la religion, à l'universalité, à l'orthodoxie et à la sainteté, tout le respect qu'il leur accordait et de transférer ce respect sur les formes immédiates de la vie, se justifie ainsi par sa saine méfiance envers tous les simulacres spectaculaires du monde contemporain. Pour lui, l'extrême gauche comme l'extrême droite témoignent uniment de l'idéal de la fourmilière. Il en va de même des systèmes ou des ordres constitués. « Et si notre réflexion nous pousse vers la politique et l'économie, écrit-il, nous constatons le conflit qui oppose l'idéal américain de la libre entreprise fondée sur le profit, et l'idéal soviétique d'un service public rendu obligatoire au moyen de tout un système de sanctions et de prébendes par un État qui peut tout, qui voit tout, qui possède tout, qui détient le monopole des cultes ». Pour Powys comme pour Julius Evola, le conflit entre capitalisme et communisme est illusoire. L'un et l'autre procèdent d'une vue-du-monde identique et d'une même conception de l'histoire. Ce ne sont que 2 manières différentes d'assujettir l'homme en le réduisant à sa seule fonction économique : « Être pris dans l'horrible tourbillon de la “libre” concurrence ou subir l'abominable tyrannie d'un État tentaculaire : tels sont, également détestables, les termes du dilemme ; et l'église catholique et romaine n'offre sa troisième voix céleste qu'à ceux qui consentent à renier leur attachement terrestre ». On comprend, dès lors, la méfiance de John Cowper Powys, maintes fois réaffirmée dans son œuvre, envers toutes les manifestations de l'envahissement technologique dans lequel on est fondé de voir, non seulement une déchéance esthétique, mais aussi l'arme la plus efficace et la plus insidieuse du déracinement métaphysique et de l'homogénéisation sociale appliquée selon le principe du “lit de Procuste”.
L'au-delà et la Loi divine extra-mondaine sont devenus, une fois posés, les fins d'un totalitarisme inexpugnable. La morale même qui s'est mise au service de ce totalitarisme d'origine monothéiste, apparaît à Powys comme une hypocrisie : « Il me semble que pour moi, le moment est venu de me purger de toute hypocrisie et je crois qu'aujourd'hui, c'est notre conception de l'amour et notre discours sur l'amour qui constituent la pire des hypocrisies. Cet amour est l'une des formes les plus minables qu'ait prises noire christianisme décadent ». Il va de soi que cet amour ainsi condamné n'est nullement l'amour émerveillé où exulte la générosité de l’offrande, mais au contraire cet amour-simulacre propre au “christianisme décadent” et à “l'hypocrisie petite-bourgeoise”, qui procède d'une idée de rachat impliquant l'ignoble marchandage de la “mauvaise conscience”. Nietzsche écrivait déjà dans Zarathoustra : « Votre amour du prochain est votre mauvais amour de vous-mêmes » — ce faux amour qui dissimule derrière ses allures papelardes un ressentiment profond et morbide pour tout ce qui exalte la différence. Aux simulacres hypocrites, Powys oppose la « bonté païenne », « la vertu païenne, divinement naturelle de l'agapè ». Il s'agit là d'un amour et d'une bonté actives, qui viennent d'une surabondance de forces, et non de la crainte réactive et de la faiblesse du ressentiment. Nietzsche disait aussi : « Ce sont les plus lointains qui payent votre amour du prochain ; et il suffit que vous soyez cinq pour qu'un sixième doive toujours mourir ». On aime certes son prochain, mais l'on déteste en même temps celui qui vient, porteur de ferveurs et de prémonitions inouïes. On aime certes son prochain, mais l'on tue celui qui ne veut être le prochain de personne et refuse la torture du “lit de Procuste”. Il y a derrière cet “amour du prochain”, le principe d'une police d'État idéale assurant la perpétuité d'un idéal grégaire et d'uniformité.
Mais il est un autre amour qui exulte et nous interpelle constamment dans l'œuvre de John Cowper Powys, et ce n'est plus l'amour-simulacre de l'hypocrisie chrétienne, ni même celui qui réalise la « bonté païenne », mais l'amour même, l'amour érotique dans lequel Powys découvre la seule « force » authentiquement rédemptrice. Là aussi, Powys apparaît comme souverainement indépendant des conceptions monothéistes, car pour lui, la femme n'est pas impure, mais au contraire purificatrice. Depuis les femmes “intouchables” lors des périodes menstruelles jusqu'aux “sorcières” brûlées vives, le monothéisme s'est toujours caractérisé par une répulsion envers la féminité. Cette répulsion liée à l'horreur de la chair et au mythe de la chute originelle est, en réalité, le symptôme d'un nihilisme total, pour lequel le monde en sa matérialité est haïssable. Aujourd'hui encore, un essayiste comme B.H. Lévy, qui déclare haïr le sacré et vouloir à tout prix « désacraliser, désenchanter et désensorceler le monde », perpétue dans son apologie de ce qu'il nomme le « paternalisme » cette ancestrale méfiance envers la féminité. Dans la perspective d'un monothéisme totalitaire, la crainte de la féminité (et, corrélativement, la crainte de tout érotisme) se justifie en effet dans la mesure où, comme l'indique Julius Evola dans Métaphysique du sexe, l'érotisme est dans le monde contemporain l'ultime réceptacle du sacré, c'est-à-dire du principe désuniformisateur par excellence. Le totalitarisme, dont tous les écrivains se font aujourd'hui, plus ou moins sincèrement, les contempteurs, il semble bien qu'il faille chercher dans l'amour sacré (autre nom de l'amour passion et de l'amour fou) son ennemi le plus irréductible. Dans un monde désuniformisé par le sacré et la diversification qualitative des fonctions et des valeurs, le totalitarisme est impossible. Par contre, lorsque les hommes sont égalisés, quantifiés et massifiés, lorsqu'il s'asservissent eux-mêmes à la démonie de la seule fonction économique, alors, le totalitarisme est non seulement possible mais fatal — et il n'est nul besoin d'un tyran pour légitimer et sanctionner ce totalitarisme : une idée suffit.
[Ci-dessous : gravure de de Karl Hennemann. Tout l'univers celtique, à la fois historique et légendaire, revit chez Powys, transfiguré]
Mais ce qui finalement désolidarise le mieux l'œuvre de Powys de toutes les tentatives réductrices et confère, en même temps, à son œuvre son originalité la plus remarquable, c'est l'extrême attention dont celle-ci fait preuve envers toutes les substances et manifestations du monde élémental. Les écrivains de la nature sont nombreux. Mais il s'agit le plus souvent d'une nature trop humanisée, une simple image, sans profondeur ni force, dont la présence dans l'œuvre ne suscite que des métaphores dont la joliesse n'absout point l'insignifiance. La « critique dithyrambique », ainsi nommée par Powys lui-même — qui est à la littérature ce que l'herméneutique créatrice de Mircea Eliade est à l'histoire des religions, et ce que l'œuvre de Nietzsche est à la philosophie —, représente au contraire la résurgence d'une sensibilité présocratique restée intacte malgré 2.000 ans d'occultation, la surrection violente de l'expérience et du concret dans les schémas stériles de nos grilles d'interprétations courantes, l'investissement bouleversant du devenir dans l'immobilisme structural. Pour Powys, la nature n'est point une image immobile, mais bel et bien une présence active, dont la profondeur est sans cesse à reconquérir, dont les manifestations sont autant d'épreuves qui violentent l'unité close de l'individu afin de le porter aux confins de lui-même et du monde. La nature, en un mot, n'est pas l'aimable reflet de l'humain. Il n'y a nul anthropocentrisme chez Powys ; la nature n'est pas faite pour l'homme. Il s'agit davantage de la profondeur riche d'effrois et de ravissements d'un mystère cosmique où l'homme n'est admis que par mégarde et où il acquiert une connaissance bouleversée. Dans le cosmos, le multivers, l'homme n'a, d'emblée, aucune place privilégiée, tout est à conquérir et la nature n'est en aucune façon destinée à lui appartenir. L'enseignement biblique selon lequel l'homme, à l'image de Dieu, serait destiné à régner sur les manifestations diverses de la nature, reste ici lettre morte. Ne croyant point à un dieu transcendant, unique et hors du monde, Powys ne croit pas non plus à un ordre cosmique immémorial dont l'homme serait le centre. Sa longue lutte contre la vivisection et son amour même pour les manifestations les plus humbles de la vie, témoignent assez de ce non-anthropocentrisme.
Le monde élémental de Powys est la source d'innombrables “rêveries”, au sens où Bachelard l'entendait, rêveries actives qui font voyager le rêveur dans la profondeur des substances du monde, rêveries de l'intimité matérielle et du dynamisme alchimique où l'homme passe peu à peu par tous les états de l'être, du sub-humain jusqu'au sur-humain, éprouvant ainsi son destin à celui des métamorphoses inhumaines. Ainsi, certains lieux où les manifestations du monde élémental ont une ampleur et une intensité particulièrement lancinantes, reviennent sans cesse dans les romans de Powys, comme une sorte de Leitmotiv, et sont accompagnés, tout comme certains objets chargés de forces magiques où s'attache le “fétichisme” des personnages, d'une épithète que sa récurrence pourrait faire qualifier d'homérique, et qui, souvent, donne au texte une sorte de rythme épique instituant dans l'espace et le temps du récit une sorte d'architecture sacrale où la diversification qualitative des intensités se substitue aux seules mesures quantifiables du monde profane. Dans cette œuvre, ces lieux privilégiés sont nombreux ; ils sont les pôles et les inévitables centres galvaniques de chaque roman. La vie profonde des personnages commence par la définition d'une géographie sacrée. Ce qui distingue ces lieux privilégiés des lieux anonymes, ce n'est pas simplement leur nom, mais aussi le fait qu'ils aient une mémoire et un pouvoir qui se confrontent souvent, en un jeu de forces antagonistes, avec la mémoire et le pouvoir du promeneur imprudent. Le promeneur pénètre dans ces lieux à ses risques et périls — et le péril de l'enchantement n'est pas moins terrible que le risque de la mort. Le pouvoir et la mémoire du lieu sont souvent plus forts que ceux de l'homme. Celui-ci doit alors, dans un premier temps, se battre avec ses seuls armes humaines contre des démons, des charmes, des envoûtements, dont il ne parviendra finalement à vaincre les influences néfastes (comme la tentation du suicide chez Wolf Solent près de l'étang de Lenty) qu'en s'appropriant d'autres pouvoir magiques, opposant ainsi la magie blanche à la magie noire, et l'exorcisme solaire aux envoûtements ténébreux.
► Luc-Olivier d'Algange, Nouvelle École n°40, 1983.
• nota bene : . l'auteur de cet article est présenté en fin de l'entrée Stefan George. Cf. aussi son article sur Brocéliande.
Sur le sensualisme magique de John Cowper Powys
L'œuvre de John Cowper Powys (1) constitue un ensemble organique étroitement solidaire de lui-même en toutes ses parties. Romans, poèmes, essais, sans parler des milliers de conférences prononcées à travers les États-Unis [A] durant 25 années d'une carrière itinérante de « troubadour errant chanteur des classiques » (2), s'ordonnent comme les branches d'un arbre autour de cette monumentale Autobiographie que certains critiques ont comparée aux Confessions d'Augustin et de Rousseau, voire aux mémoires de Gœthe et que, la situant au niveau de ce qu'on peut appeler à la rigueur « souvenirs romancés », je tiens pour l'un des témoignages humains les plus importants qui aient paru depuis celui de Proust.
Ces lignes n'ayant d'autre intention que d'ouvrir au lecteur une voie d'approche, je me bornerai à suivre comme fil directeur 2 ouvrages : un essai philosophique intitulé In defence of sensuality et l'Autobiographie elle-même, non sans me permettre quelques incursions dans d'autres textes cités à titre de références.
Apologie des sens
Dédié à la mémoire de Jean-Jacques Rousseau, « ce grand homme tant dénigré », le livre s'ouvre sur une démarche régressive qui conduit d'un seul trait à une sorte d'anti-cogito vitaliste et sensualiste. Supprimons tout, que reste-t-il ? Il reste le surgissement individuel de mon moi au sein d'un univers d'impressions qu'il conviendrait d'appeler plutôt « multivers », car l'unité qu'on lui attribue ordinairement n'est qu'une abstraction. Il reste : « I am I ».
Pour donner une idée de cette solitude abyssale, imaginons un ichtyosaure couché dans sa boue primitive et appelons « ichtyosaurus-ego » ce point vital d'énergie, ce « pouvoir causatif » qui constitue pour lui-même et pour chacun de nous, l'origine absolue de tout ce qui existe.
Une exigence radicale habite en cet ego, le besoin d'être heureux à tout prix. Elle est la raison d'être et la fin de l'être vivant. À première vue, elle semble aisée à satisfaire. Il suffit à l'individu de se fixer sur une impression librement choisie, de s'y attacher fermement et de l'étendre à l'ensemble du moi sensible, non par le faux-fuyant d'une abstraction — laissons ce mirage aux philosophes — mais en recourant à une opération concrète et précise qui ramasse l'ego sur l'instant vécu. Reste ensuite à prolonger par un acte de volonté cet instant d'extase en une durée continue et de relier l'impression choisie à toutes les autres, lesquelles se trouveront transfigurées par elle. En quoi mon livre est-il original ? se demande l'auteur. Il l'est « dans la mesure où il isole ces moments privilégiés de bonheur extatique... que connaissent tous les êtres humains... et les rassemble jusqu'à créer continûment une puissante harmonie de conscience qui devient l'expérience essentielle de la vie de l'âme » (p. 262). Tout se ramène à établir une liaison durable en ce donné qui est par essence pluraliste. « Le grand secret, c'est la continuité » (p. 58). Nous sommes ici très loin de la mystique hindoue, qui a le tort d'identifier le moi à l'univers, this à that. L'exigence initiale est l'isolement du self (p. 50). La sensation primitive ne renvoie pas à l'éternité par l'intermédiaire d'une opération consciente — sur ce point Powys s'écarte « absolument » de Proust (p. 132) — elle contient en soi l'éternité, elle en dispense.
Le résultat, c'est un état de ravissement paisible, qui tient à la fois de la conquête stoïcienne et de l'abandon quiétiste. Être heureux ici-bas, ce n'est pas viser un but lointain mais retrouver dans l'extase cet état d'innocence originelle qui atteste la coïncidence parfaite du moi avec luimême. Telle la petite fille qui berce sa poupée. « Le seul péché véritable, c'est de ne pas être heureux » (p. 282), c'est de refuser « le don le plus divin que nous accorde le ciel » (p. 131). Le temps d'une jouissance vraie est « infiniment plus long » que toutes les ères géologiques et astronomiques (p. 130).
Être heureux, c'est donc se suffire entièrement à soi-même. « Il est désolant de voir le petit nombre d'êtres humains capables de tirer le maximum de profit de la solitude essentielle qui est le propre de toute vie » (p. 131). Naître à chaque instant à l'existence, repartir constamment de zéro, tel est l'idéal. Comment ne jouirais-je pas d'une exultation abyssale, issue de moi-même et des profondeurs cosmiques, en songeant que, durant des milliers d'années, il n'y a pas eu de conscience et que, soudain : « Ecce mea anima ! » (p. 51), victoire d'autant plus merveilleuse que l'univers sur qui je la remporte est forcé de la reconnaître ?
Tout ce qui arrache le moi à lui-même ne peut qu'« assassiner » le bonheur, lequel est à la fois bonheur de vivre et bonheur d'aimer. Car, si la solitude est fille aînée de la vie, l'amour est frère puîné de la solitude (p. 28). Vie, solitude, amour, telles sont les 3 composantes originelles du bonheur. Le reproche d'égoïsme ne saurait donc nous atteindre. Notre vision est « solipsiste » au sens le plus radical et le plus élevé du terme (p. 30). Elle nous met en garde contre une double tentation : l'aliénation dans le groupe, érigé en critère de vérité, et l'évanouissement dans l'action sociale, érigée en fin. Double fétichisme. La collectivité des fourmis noires nous offre l'image de ce qu'il faut fuir à tout prix, celle d'un monde « horrible, effroyable, soumis à la tyrannie d'une sorte de monstrueuse folie mécanique » (p. 135). La philosophie que je propose est « une tentative... pour rabaisser les prétentions de certains idéaux grégaires de l'humanité, qui me paraissent avoir troublé et parfois même tari les sources de la volupté profonde » (p. 23).
L'impératif moral nous enjoignant d'aimer l'humanité n'est ainsi qu'une « suggestion hypnotique », née de la fascination exercée par la masse sur l'imagination individuelle. « Il est nécessaire d'aimer la vie... il n'est pas nécessaire d'aimer l'humanité » (p. 120). Né de la solitude, l'amour vrai ne sera jamais amour du groupe.
Gardons-nous également de céder aux séductions trompeuses de la mémoire informative et pratique. Sachons nous abandonner à la magie de l'oubli, source de toute paix véritable. Lié à la faculté de renaître sans cesse, l'oubli coïncide avec la vraie Mémoire, faculté supérieure qui nous permet d'évoquer les merveilleuses scènes de magie que nous avons vécues (p. 184). Il est seul capable de nous faire goûter ce ravissement paisible, qui est une forme de la sainteté. Le saint ne se souvient de rien. Il ne connaît ni regret ni remords. Il fonde son bonheur sur un état de « contemplation statique » qui lui accorde de s'élancer au devant de luimême « à grandes enjambées... en se frottant les mains... C'est, en fait, un mégalomane de la sensation de vivre » (pp. 83, 108).
Ainsi toute vie humaine se développe entre la condition de l'ichtyosaure et celle du saint, ou, si l'on préfère, entre « la vie du ver et celle du dieu » (worm-life and god-life) (p. 143).
L'univers étant un monde pluraliste « and full of magic », une des plus graves erreurs fut d'avoir abandonné le polythéisme. Adorer le soleil, la lune, la terre, la mer, chacune des planètes et les morts, se sentir lié à ces dieux par un « lien magnétique », c'est retrouver le vrai respect de la vie. Car « chacun d'eux peut exaucer les prières ». Ainsi conçue, l'idolâtrie est le contraire de la superstition (p. 112).
Est-ce à dire qu'il suffise de retrouver, en deçà des exigences pratiques et de l'illusion grégaire, le vrai monde de la vie, qu'il suffise de chanter ce monde pour être heureux ? Non, car le monde souffre d'une ambivalence radicale. Il tient son origine d'une Cause première qui est à la fois Dieu et Diable, qui a voulu le meilleur et le pire (p. 243). Les instants d'extase que nous goûtons et prolongeons par un acte de volonté, ne sauraient nous faire oublier le sang qui dégoutte des plaies du Christ et, plus près de nous, « les longues files de chômeurs qui crèvent la faim » (p. 239, 237). La Cause, qui a créé d'une main le paradis, a créé de l'autre l'enfer sous sa forme la plus atroce, qui est la cruauté. Mais le Christ, ce solitaire incomparable, nous indique la voie, en rejetant « tout bonheur autre que celui qui naît de l'amour » (p. 239). Le bonheur triste du Christ reprend, à un niveau sublime, le bonheur élémentaire du moi ichtyosaure (p. 247). Laissons le Bouddha proférer un monstrueux blasphème en affirmant l'indifférence à la douleur et au plaisir (p. 247). Revenons au grand « tour de magie » de la doctrine à la fois taoïste et chrétienne qui enseigne à ne rien devenir pour tout aimer (p. 247). Souffrir à la place des autres êtres pour atténuer leurs souffrances, c'est prolonger le sacrifice de Jésus, c'est transformer le monde. Et cette vérité s'étend à toute la nature, des vers de terre à l'homme. « Il existe des Christ-chevaux et des Christ-poissons, des Christvers et des Christ-serpents, des Christ-chiens et des Christ-chameaux... Je défie quiconque de me réfuter sur ce point » (p. 252). Sous toutes ces formes, le Christ incarne la face compatissante de la Cause et nous engage à porter avec lui, sur nous, la douleur du monde. « C'est là le secret essentiel de la religion de Dostoïevski : vénérer le Christ au lieu de Dieu » (p. 259). Il y a une vertu vicariante dans l'acceptation de la souffrance. Tout être qui souffre comme le Christ « le fait à la place d'autres êtres qui échappent, eux, à la souffrance » (p. 252). Prenons garde ! Les vagabonds et les clochards sont des dieux déguisés. Le jour viendra où nous leur devrons des comptes. « Chaque nation devrait élever un grand cénotaphe public à la mémoire du Pauvre inconnu » (pp. 75, 70).
Il y a donc place pour l'espoir. L'indifférence initiale, qui opposait et oppose encore à égalité le bien et le mal, penchera dans le sens de la pitié et s'achèvera sur le règne de l'amour. « Un printemps nouveau viendra ». Certes, « il est difficile de préciser la nature exacte du cataclysme psychique imminent », mais « il est fort possible qu'il s'agisse d'une nouvelle psychologie des émotions trouvant sa source dans les éléments les plus magiques de la religion chrétienne », l'instinct religieux prenant un tour « mystérieusement religieux ». Ce qui nous est demandé en attendant, c'est de cultiver un état d'esprit qui, malgré des coups du hasard, nous rende heureux malgré tout, c'est de pratiquer une « Philosophie du Malgré... » (Philosophy of In-spite) (p. 197-98).
Cette nouvelle religion sera intense et grave. Les rites y auront une importance plus grande que dans toute autre, et pourtant elle sera « la religion la plus subjective qui ait jamais existé ». Elle aura le sommeil pour sacrement essentiel, le loisir pour parvis de sa cathédrale, et la sensualité nourrie de sensations pour maître-autel. « Et le grand daimôn du Hasard sera son Esprit Saint » (p. 203). Elle rendra un culte fervent aux astres, à la terre, à la mer, aux vents, aux saisons. Elle reflétera la nature à la façon d'un « miroir immobile ». Paresse, rêverie, compassion s'uniront en elle. Bien plus, elle soulèvera la nature elle-même d'une adoration qui rejettera les ornements grégaires et « trop humains » dont se parent les autres religions. « Ce sera une religion qui pourrait être aussi celle de la conscience non-humaine des arbres jouissant de la pluie, des corbeaux traversant le ciel d'un vol ample, des poissons en suspens dans un immobile équilibre dans la rivière, des vipères lovées au soleil, des très anciens rites cosmogoniques... » (p. 202-203). Tout ce qui dissocie, disloque et démembre en sera banni, en particulier ce terrible manichéisme spirituel, qui enfonce entre l'âme et le corps un effroyable « coin de fer » (p. 263). L'âme solitaire se rendra capable « de se rassembler en elle-même et de recommencer chaque jour son pèlerinage spirituel avec des yeux neufs ». Elle ne laissera pas passer une heure sans reprendre conscience de cette solitude incomparable et de répéter la formule magique : « Jouis — défie — oublie », formule qui se décompose ainsi : « Jouis de l'univers, même si ta vie est brisée ; défie Dieu tout en Le remerciant de t'avoir fait don de la Vie ; oublie le mal en Dieu, cause de toute souffrance ». Parvenue au terme de sa course terrestre, elle pourra s'écrier : « J'ai joui de la vie en améliorant le monde ». « Tels sont les dogmes profanes de ma religion nouvelle » (p. 297, 305).
Autobiographie
Ce livre découvre à l'imagination et à la pensée des espaces si vastes, si étranges et pourtant si familiers qu'on ne cesse de s'y perdre en s'y retrouvant. Je le tiens pour l'un des témoignages les plus extraordinaires de notre temps, et c'est encore à Proust qu'il me ramène, au petit Marcel endormi qui « tient en cercle autour de lui le fil des heures, l'ordre des années et des mondes » (Du côté de chez Swann). Il s'agit dans les 2 cas de revivre ce pouvoir magique qui permet à l'enfant « d'atteindre l'illimité grâce aux plus infimes points de départ » (Autobiographie, p. 11). Cette « extase de l'illimité » John la connut d'abord en recevant, façonnée par son père, une hache en bois de vieux laurier, qui lui sembla contenir en elle « un secret qui m'aurait protégé toute ma vie durant », puis en découvrant dans un petit réduit les chaussures de son père, dont les larges semelles lui communiquèrent « une extase insondable » (p. 15). La fixation paternelle est ici évidente. L'immense pasteur Powys, cet « homme de Néanderthal », joue dans l'imagination de l'enfant un rôle démiurgique, il le ramène au mystère des origines, à l'ichtyosaure des temps préhistoriques.
Cette « Quête Magique » (p. 68) ne cessera de se renouveler sous forme de pratiques bizarres. Un jour, John s'amuse à pendre à une grosse corde son jeune frère Littleton et, voyant le visage de l'enfant s'enfler, devenir violet, il connaît alors « la terreur d'avoir été trop loin dans un jeu de vie et de mort » (p. 15). Ces irruptions de l'irrationnel se multiplient. Il compose un brouet de sorcière en mélangeant un peu de son urine à celle de Littleton. Il éprouve un « frisson de terreur sacrée » en voyant un grand cercle se former sur l'eau boueuse d'une mare. La couleur des locomotives le transporte de joie et la teinte verte d'un pan de ciel le fait « palpiter d'enthousiasme ». Toute sa vie, il gardera l'habitude de tremper la poignée de sa canne dans les cours d'eau historiques qu'il rencontre (pp. 20, 23, 25, 37, 388). Au cours d'une promenade, la pluie s'étant mise à tomber, il se fâche « tout rouge » contre son frère et menace de le battre. Bien plus, cédant à un mouvement de colère, il tend un index vengeur contre un autre frère, nommé Llewelyn, qu'il aime tendrement, et se demandera plus tard s'il n'a pas attiré sur lui la tuberculose dont il mourra. Il se sent doué d'un mauvais œil, habité d'une puissance terrible, convaincu que les pensées maléfiques, projetées dans les airs sous forme d'« eidola » peuvent inspirer des crimes abominables. Il décide alors de renverser le mouvement, d'utiliser cette force occulte en sens contraire et de prier pour tel ou tel de ses ennemis « simplement pour qu'il soit heureux et pour que la chance le favorise » (pp. 318, 410).
Ainsi se manifeste en sa nature une ambivalence sado-masochiste où l'on retrouve comme un prolongement de la dualité propre à la Cause première. John s'efforcera d'exorciser, de transmuer en pitié les éléments pervers de sa nature. De là son horreur de la vivisection, du lynchage et de toute cruauté. Il tient « à la fois du satyre et du saint ». La pitié lui semble, sinon plus grande que l'amour, du moins plus urgente à cultiver dans le monde barbare où nous vivons présentement, et cette pitié s'adresse à toutes les formes de vie. « Je voudrais remplacer “Tu aimeras ton prochain comme toi-même” par “Tu te montreras miséricordieux, compatissant et attentionné envers tous les organismes vivants” ». D'autant que les douleurs les plus cruelles sont souvent les mieux cachées. « Le ciel ait pitié de nous tous ! On ne peut jamais savoir quelles souffrances se déroulent derrière les lunettes d'autrui » (pp. 407, 340, 129).
Ce pouvoir magique lui permet, non seulement de créer et de détruire à volonté autour de lui, mais encore d'échapper lui-même au temps, de s'inventer absolument à chaque instant. Et l'on retrouve ici la valorisation de l'oubli. « Si l'on venait me demander quel est le don le plus précieux que nous a fait la nature, je répondrais, moi l'adorateur du Souvenir, que c'est l'art d'oublier » (p. 22). Il faut entendre par là, nous l'avons vu, que la mémoire utilitaire s'efface chez lui devant une réminiscence, qui retient le sens au-delà du fait et « convertit inévitablement en symbole rituel » toutes les opérations de son cerveau. Le dieu Hasard fournit l'événement. Il appartient au dieu Homme d'en dégager la signification essentielle. « Chaque être humain doit en somme inventer son propre destin en partant du chaos » (pp. 51, 100).
Une telle vision du monde tient John en marge des idées courantes. Et son physique y répond. « Avec ma préhistorique tête de chat, mon bec d'Horus, ma bouche d'idole aztèque, je ressemble à une archaïque poupée-démon à lèvres de gargouille d'où l'eau pourrait éternellement couler, à naseaux de cheval où les vapeurs de l'encens pourraient éternellement monter ! » (p. 362). Il se juge idiot (le mot revient jusqu'à 11 fois dans une seule phrase, p. 92), mais, dans le fond, il s'en félicite. Admirateur fanatique de Dostoïevski, il songe au prince Mychkine. Il se réjouit d'être un pitre, un jocrisse, un guignol, un maboul, un détraqué morbide. « C'est pour moi une volupté de faire l'imbécile ». Ce qui le distingue des autres, ce n'est pas d'être fou — nous le sommes tous — c'est de savoir oublier sa folie et ne jamais lutter contre elle (pp. 483, 101).
L'univers lui apparaît sous la forme d'une myriade de monades dont les influx magnétiques se croisent à l'infini. De là son attachement à un polythéisme cosmo-biologique qui, embrassant la plante, le ver, l'homme et les dieux, n'est que l'expression religieuse de son individualisme. « La vie personnelle, poussée à son plus haut degré d'intensité et de subtilité est, pour moi, le seul but intelligible du cosmos ». Il accède ainsi, au-delà de la vérité, à une sagesse qui lui permet de revivre « l'éternel retour des choses » (pp. 526, 393). Apercevant une jeune fille penchée à une fenêtre, il lui semble que l'événement a dû déjà se répéter des milliers de fois dans le cours de l'histoire et dans la continuité des générations humaines (p. 392). Ainsi le monde entier s'exprime dans les moindres éclairs et les plus courts instants. Voyant un jour, de la fenêtre de son wagon lancé à toute vitesse, les fils électriques qui montent et descendent avec un sifflement, il retrouve dans ces élans et retombées l'image d'un mystère insondable. « En haut, en haut, en haut ! puis, d'un seul coup, en bas ! avec un cri qu'arrache le vertige, n'était-ce pas le secret de toute la vie ? » (p. 26).
Cette faculté qui lui permet de vivre sans cesse sur le mode du nouveau départ, de renaître afresh chaque matin, rappelle la « répétition » [ou reprise] kierkegaardienne, dont Powys ne semble pas avoir eu connaissance. Elle ne réduit pas pour autant l'histoire individuelle à un pointillé d'instants, car elle se compose avec une vision du progrès qui n'est pas sans rapport avec le mouvement de la dialectique hégélienne et de l'éternel retour nietzschéen. Mais l'essentiel est moins dans l'opération que dans son caractère foncièrement et hautement symbolique. John Powys, parcelle cosmique irréductible, se sent entraîné par 2 « courants électriques » qui tout à la fois le ramassent sur son « identité la plus intime » et l'emportent dans la « ronde immémoriale » des générations humaines. Et c'est cela seul qui compte (p. 588).
Le récit des années qu'il passera dans un bourg du Pays de Galles, où il mourra à l'âge de 92 ans, est à cet égard d'une surprenante originalité. John vivra là d'une vie solitaire et maniaque où les pratiques de dévotion et de magie incantatoire joueront un rôle capital. C'est ainsi du moins qu'il se présente à nous. Il se lève tôt, ou plutôt il « naît au monde » tôt chaque matin, il commence par toucher un talisman provenant de la tombe de sainte Thérèse de Lisieux, puis il se rend à sa fenêtre, où il adresse des prières et « donne des ordres » pour que repose en paix l'âme des morts du cimetière voisin. Ensuite il va déposer sa poubelle au pied d'un vieux pommier tordu par les tempêtes, qu'il appelle « Polutlas », en souvenir d'Ulysse. Il ajoute aux ordures un morceau de pain blanc en marmottant : « Christ, Pain de Vie, Christ, Pain de Vie », il s'agenouille devant des tas de pierres qu'il assimile aux tumuli de chefs indiens Mohawks, sur lesquels il implore la protection du ciel, il frappe du front une dalle couchée dans l'herbe en prononçant des mots « qu'il vaut mieux cacher que révéler ». Puis il rentre chez lui, non sans continuer à envoyer ses « anges bigarrés et pourtant invisibles » — entendez ses eidola — au secours des victimes de la vivisection, des enfants persécutés, de tous ceux « qui n'en peuvent plus à Londres... et qui n'en peuvent plus à New York », non sans ajouter, en pensant aux pauvres nègres de Harlem et en revenant à son cher Homère, une petite prière « pour les Éthiopiens sans reproche » (p. 587).
Les rites se poursuivent, tous chargés d'un sens précis et contribuant, par le détour de la pitié, à l'amélioration du monde. L'efficacité de ces pratiques paraît hors de doute à l'officiant. Il s'agit à la fois de prolonger et de contrecarrer l'action de la Cause première en inclinant ce qu'elle a de pire dans le sens du meilleur, c'est-à-dire dans le sens d'une unité fraternelle inspirée du Tao, du stoïcisme et du message chrétien. L'Autobiographie s'achève sur une profession de foi en tous points admirable :
« Et ainsi, pendant même que nous sommes encore en vie, quand notre âme se perd dans la continuité des vies de son espèce, elle ne se perd pas dans un pouvoir moins doux, moins magique, moins universel qu'elle-même, ni dans un pouvoir moins hostile à la cruauté, car ce qu'elle trouve est ce qu'elle apporte, car ce qu'elle voit est ce qu'elle est. Ainsi, bien que la Cause Première puisse être à la fois bonne et mauvaise, voici qu'est sorti d'elle un Pouvoir contre lequel tout le mal qui est en elle et toutes les atrocités inimaginables qu'elle fait arriver livrent une bataille perdue ».
[Ci-dessous : caricature de David Levine, 1985. « Un homme peut réussir dans la vie sans avoir jamais feuilleté un livre, il peut s’enrichir, il peut tyranniser ses semblables, mais il ne pourra jamais “voir Dieu”, il ne pourra jamais vivre dans un présent qui est le fils du passé et le père de l’avenir sans une certaine connaissance du journal de bord que tient la race humaine depuis l’origine des temps et qui s’appelle la Littérature », JC Powys, Plaisirs de la littérature]
Powys est-il un grand romancier ? Parlant de son autobiographie, il écrit : « Mon instinct m'a poussé à me traiter comme si j'étais un personnage de mes romans » (p. 579). Pour définir le romancier — mais ce n'est pas ici mon propos — on pourrait renverser le jugement en disant qu'il a traité tous ses personnages comme s'ils étaient une part de lui-même. Concernant les Enchantements de Glastonbury, le critique Michel Gresset nous semble avoir porté une appréciation définitive en écrivant : « Le plus grand roman du siècle et son échec le plus significatif » (3). Jean Wahl, dans la courte préface qu'il a placée en tête des Sables de la Mer, se demande quelle est la leçon de ce livre « abrupt, profond, sauvage » qui, tout en nous ramenant au royaume des Mères et aux sanglots primaires, s'inscrit dans la continuité de Moby Dick et des Hauts de Hurlevent. Un même refrain y enveloppe l'algue, le galet, l'homme, le guignol, le héros, les démons et les dieux.
[Ci-dessous : Forêt. « Le pouvoir de l'argent et celui des machines ont détourné les esprits de nos nations occidentales de ces aspects éternels de la vie et de la nature dont la contemplation est génératrice de toute pensée élevée et subtile », affirme Powys]
Partout on voit réapparaître, dans un espace traversé d'influx magnétiques et sous des affabulations diverses — grimaçantes ou désespérées, extatiques ou cocasses — l'éternel John Powys, John le Détraqué, John l'Inspiré, John le Poète, John le Prophète. Partout les mêmes thèmes se retrouvent : retour à l'infantile et au préhistorique par l'intermédiaire du néanderthalien paternel, dédoublement de la Cause première se prolongeant en l'homme sous la forme d'un conflit sado-masochiste ou androgyne, exaltation du Christ conçu comme un magicien secourable opposé au Dieu créateur, primauté de l'individuel sur le général et condamnation des philosophies qui sacrifient la Personne à l'Unité, réduction de l'histoire à un jeu de diastoles et de systoles appelant l'individu à se recréer sans cesse dans la continuité du Tout et du Temps, extase franciscaine en présence de la nature vivante sous ses formes les plus élémentaires : algue, lichen, escargot, vent, pluie, feu, roc : « Oh ! Si l'existence pouvait se réduire à ça ! À regarder les algues et à laisser aller tout le reste ! » (4) ; obsession de la canne paternelle et de la couleur verte (5), attribution d'une toute-puissance à la sensation particulière capable de résorber en elle les pires douleurs : « Si j'étais mis à la question, je crois que le parfum d'un bouquet de violettes me ravirait quand même » (6). Tout se ramène en définitive à jouir de la vie en dépit des circonstances et des différences d'état. Écoutez prier un personnage des Enchantements de Glastonbury, qui s'appelle encore John : « Fasse que je ne rivalise jamais avec personne. Si je suis un ver et non un homme, que je me réjouisse de ma vie de ver ! » (7).
Ce qui frappe d'étonnement, de stupeur même, en présence de cette œuvre inégale et gigantesque, c'est l'authenticité de l'expérience sur laquelle elle se fonde. Pas l'ombre d'éclectisme en cet humaniste de grand style qui, non content d'avoir tout lu d'Homère à Proust, en passant par Héraclite, par les écrits taoïstes, par Dante [B], Rabelais, Shakespeare, Hegel, Dostoïevski, Dickens, Emily Brontë, et j'en passe, a toujours su transmuer en sa propre substance cet immense apport d'influences.
L'univers de Powys offre l'image d'un ensemble orchestral composé d'unités singulières appelées à se ramasser sur elles-mêmes pour trouver leur bonheur dans un état de solitude impliquant l'identité parfaite de l'ego avec soi et réaliser, par voie de conséquence, la seule condition possible d'une communion des ego entre eux. Ce monde obéit, d'autre part, à des forces mystérieuses qui s'appellent le hasard, les dieux (souvent dissimulés sous l'écorce des choses), la volonté, le sommeil, le loisir, le rêve et la mort. Les sages et les fous, les purs et les pervers, les monstres y jouent leur rôle, mais le décor compte autant que les personnages. Ce décor, c'est le pays de Galles avec ses marécages et ses lichens, c'est l'immense ossature du sol américain, c'est New York, Paris, Florence, Londres. C'est encore, dans la perspective romancée, la ville de Glastonbury qui s'édifie à grand renfort de pierres et de machines et qu'anime étrangement le souvenir du roi Artus, de l'enchanteur Merlin et du saint Graal. C'est la plage de Sea-Sands où la mer impose ses rythmes aux algues, aux sables qu'elle remue et aux habitants d'un petit port de pêche, à Skald, géant débonnaire et enfantin, à 2 frères également fous, l'un par profession, l'autre par tempérament mystique, et à 20 autres « pantins planétaires » qui se heurtent, se croisent, se pénètrent et se dissolvent avec le vent et les vagues. Ce même univers développe dans le temps une histoire qui tire son origine d'une Cause ambivalente et qui, par l'intermédiaire de la pitié et de ceux qui l'incarnent, tel le Christ, s'achèvera dans un état de jouissance contemplative et de communion personnelle où s'uniront, semble-t-il, la somnolence innocente de l'ichtyosaure et l'hyperconscience extatique du saint.
► René Schaerer, Revue de Métaphysique et de Morale n°2/1978.
◘ Notes :
- 1 : Rappelons que John Cowper Powys, né dans le Derbyshire en 1872, fils de pasteur, frère aîné de 11 enfants, dont 2 (Théodore et Llewelin) deviendront d'importants écrivains, conquit ses grades universitaires à Gambridge, vécut, entre 1904 et 1934, de conférences aux États-Unis, puis revint en Angleterre et s'établit dans les Galles du Nord, où il mourut âgé de 92 ans (1963). Son œuvre abondante comprend des essais, principalement sur la religion, le bonheur, la solitude, Dostoïevski, Rabelais, et des romans. Nos renvois se réfèrent aux remarquables traductions de Michelle Tran Van Khai pour l'Apologie des sens (In defence of sensuality), de Marie Carnavaggia pour les Sables de la mer (Jobber Skald) et l'Autobiographie (Autobiography), et de Jean Quéval pour Les Enchantements de Glastonbury (A Glastonbury romance).
- 2. Autobiographie, p. 506.
- 3. Cité par Jean Quéval dans la préface de la traduction française de l'ouvrage.
- 4. Sables de la mer, p. 205.
- 5. Ibid., p. 30 ; Enchantements de Glastonbury, I, p. 46.
- 6. Enchantements de Glastonbury, I, p. 241.
- 7. Ibid., I, p. 91. [cf; aussi : « J'ai découvert que la sagesse est de me considérer au plus profond de moi-même, comme un chétif insecte, comme un banal ver de terre, à la fois humble et inoffensif. Adopter cette attitude, c'est situer ce que j'appelle l'illusion vitale à son niveau le plus bas, c'est être prêt aux coups, aux rebuffades, aux traumatismes, aux injures, aux incompréhensions, aux froideurs, aux dédains, aux inimitiés, aux antipathies, aux répulsions, qui, tôt ou tard, sont infligés par la vie à la plupart d'entre nous. Ce qu'il y a d'extraordinaire dans cette illusion vitale qui consiste à s'imaginer petit, chétif, insignifiant, c'est qu'on évite ainsi de gaspiller sa vie dans des projets ambitieux, dans l'absurde poursuite d'une carrière, dans de ridicules efforts pour se faire connaître, pour atteindre à la célébrité, pour devenir ce que les journaux appellent un grand homme, c'est-à-dire un être grotesque dont la stupidité n'a d'égale que la suffisance. Il nous suffit d'évoquer, d'imaginer intensément notre avenir pour lui donner une existence. Ceci est vrai pour la planète tout entière, dont l'avenir, loin d'être prédéterminé, reste plongé dans l'ombre. Cet avenir s'ouvre à toutes les possibilités, merveilleuses ou terribles. Mais il demeure un abîme de néant tant que nous ne l'avons pas comblé en y projetant nos désirs, que nous soyons insectes, vers de terre, plantes, oiseaux, bêtes sauvages, dieux ou demi-dieux », JC Powys, « Ma Philosophie à ce jour », in : Obstinate Cymric, tr. D. Coupaye, Granit n°1-2, 1973]
• Une lecture de La Divine Comédie : L'Enfer. Chant XV, 7e cercle. Sodomites à la cuisson. L’ombre chère de Brunetto Latini. Tristesse de Dante et prédiction de son vieux maître.
Pour bien lire Dante, conseille John Cowper Powys dans la magistrale synthèse de sa lecture de La Divine comédie que nous trouvons dans Les plaisirs de la littérature, il faut « débarrasser son esprit de toute une masse de commentaires moralisateurs, et je dirais même pernicieusement moralisateurs », qui limitent la Commedia aux dimensions d’un prône catholique. Et de viser plus précisément ses compatriotes :
« À la suite de Carlyle, les commentateurs victoriens de Dante ont pris la déplorable habitude de parler de lui avec une espèce de respect religieux qui nous fait regretter l'ironie de Voltaire, la santé de Goethe et surtout la générosité de Rabelais. Car il y a pour tout “esprit bien né” — selon l'expression même de Dante —, infiniment plus de magnanimité, d'humanité et de charité évangélique, au sens fort du mot, dans la moindre parole sortie de la bouche de Gargatua ou de Pantagruel que dans toute la Divine Comédie ».
Or, si Powys exagère comme souvent, il y a du vrai là-dedans qui nous éloigne de l'Église pour nous rapprocher de l'Évangile... Comme je l’ai noté déjà, on ne peut pas se poser en disciple de Dante, au sens théologique ou métaphysique du terme, sans adhérer au catholicisme. En revanche on peut suivre Dante en tant que poète, artiste et amoureux, dans la mesure où son génie déborde largement des cadres de la philosophie médiévale et de la foi catholique.
Or, on le sent à tout moment partagé et, quoique soumis à la terrible “justice divine”, ou à ce qu’en ont fait les hommes, saisi de très humaine tristesse à la vue de ceux-là même qu’il “case” en enfer par soumission à sa foi, comme on l’a vu avec Francesca da Rimini et comme on va le voir, de façon plus lancinante encore, quand, le long du fleuve de sang au-dessus duquel il chemine avec son guide, il sent soudain le pan de sa robe tiré par une ombre en laquelle il reconnaît son mentor, le grand “humaniste” Brunetto Latini (1230-1294) qui a laissé au jeune Dante « la cara e buona imagine paterna », quand le savant homme lui enseignait « comment l’homme se rend éternel ».
Brunetto aura-t-il serré de trop près les éphèbes dont il avait la charge ? On n’en saura guère plus en l’occurrence, mais le fait est que son brillant élève le range au nombre des sodomites condamnés à processionner la queue basse dans la fournaise (un seul arrêt lui vaudrait un siècle de tortures particulières, précise Brunetto lui-même…), quitte à lui faire sentir sa compassion. Quant à Brunetto, qui fut une grande figure du parti guelfe et qui s’est exilé en France après la défaite des siens, il prédit à Dante « tant d’honneur / que les deux partis auront faim de toi », tout en le mettant en garde contre la « gent avare, envieuse, orgueilleuse » qui pullule dans les allées du pouvoir. Plus émouvante encore que cette sollicitude de vieux savant diplomate (Brunetto a été ambassadeur), la requête que fait le damné avant de rejoindre ses semblables : « Je te recommande mon Trésor / en qui je vis encore / et ne veux rien de plus », dit-il ainsi au seul mortel vivant de ces lugubres parages, faisant allusion à son œuvre principale, rédigée en français et intitulée Li Livres dou tresor et constituant une manière d'Encyclopédie.
En marge de cet épisode si poignant, il faut revenir un instant sur la relation délicate que le poète entretient avec sa foi, constamment dépassée par son génie poétique, telle que la décrit Powys en imaginant, par contraste, un Dante agnostique :
« Ce qui échappe à sa philosophie médiévale et à sa foi catholique, c’est son génie imaginatif, sa façon particulière de réagir aux impressions sensuelles, au drame de l’histoire, aux phénomènes de la nature, à la psychologie mortelle de l’amour et de la haine ainsi qu’à cette dangereuse “pulsion sexuelle” qui en chaque être humain est excitée par la cruauté. Ce qui en revanche n’aurait pas changé, s’il avait été un libre penseur comme Lucrèce, avec une philosophie complètement étrangère à toute religion, c’est sa personnalité unique, avec sa pénétration inquiétante et surhumaine, son exquise tendresse, son réalisme féroce, son dédain sauvage, son imagination intense, sa cruauté sadique, et, par-dessus tout, son goût aristocratique de la perfection intellectuelle, de la politesse chevaleresque et de l’amour courtois ».
Et Powys de rappeler aussi, comme s’y emploie à tout moment un Philippe Sollers, que L’Enfer de Dante n’est qu’une étape, au-delà de laquelle s’ouvre ce lieu de pondération qu’est le Purgatoire, tout à fait étranger aux protestants, et le Paradis où Béatrice tricote un nouveau bonnet pour son poète méritant…
♦ John Cowper Powys, Les Plaisirs de la littérature (de fabuleuses synthèses sur La Bible, Homère, Dostoïevski, Rabelais, Saint Paul, Shakespeare, Cervantès, Nietzsche, Proust, etc. ). L’Âge d’Homme, 1995.
[source]
« Pour ceux qui pensent, la vie est une comédie. Pour ceux qui sentent, elle est une tragédie »
Powys est une des figures les plus fortes de la littérature contemporaine. Si Miller et Dreiser le considèrent comme un génie, d'autres sont plus impressionnés par le gigantisme de ses romans et par la complexité d'une nature travaillée d'angoisses obsessionnelles que par son talent. En fait, l'étrange personnalité névrotique de Powys et son œuvre, où il ne cesse de se projeter, sont trop étroitement mêlées pour qu'il soit possible de les dissocier. Grâce à la croyance profonde de Powys en toutes sortes d'exutoires par lesquels combattre le Mal (fétichisme, rites, magie personnelle, détachement volontaire de la souffrance, contemplation extatique), il a élaboré un système où la sagesse la plus réaliste voisine avec une vision baignée de préhistoire et de cosmogonie. L'alliance entre le bas et le haut, le lyrisme et le détail sordide ou insolite, l'humour iconoclaste et la rêverie cosmique, donne à ses romans leur ton si particulier, qui évoque alternativement les sœurs Brontë, Swift, Blake ou Joyce, sans qu'il soit possible de le confondre avec celui d'aucun autre écrivain.
Poète, critique, conférencier, essayiste et enfin romancier (après la quarantaine), Powys n'a jamais voulu se laisser enfermer dans aucune forme ; tout chez lui s'imbrique et se complète dans une géniale perception de l'originalité chaotique de l'être.
1. Protée et ses métamorphoses
Le thème central des métamorphoses se développe au fur et à mesure de l'œuvre. Dès les premiers romans se débat un anti-héros, qui est, par bien des traits, le reflet de John Cowper Powys lui-même : hésitation devant l'action, nostalgie d'une mort ou d'un sommeil évitant la douloureuse connaissance de soi, choix du suicide contre le mariage et la procréation, qui impliquent la coupure d'avec un milieu familial trop aimé. Powys suggère alors que l'unique solution pour ne pas être à la merci de ces puissants qu'incarnent les « seigneurs de la vie », les riches, les hommes virils et castrateurs, les psychiatres et les vivisecteurs, ou Dieu lui-même en tant que cruelle Cause première, est de savoir émigrer en d'autres sphères, « subhumaines » ou « surhumaines », grâce auxquelles s'évader du présent.
L'écrivain fait surgir un monde de rêve intérieur plus puissant que tout réel, et exprime une empathie si grande pour le minéral, le végétal, l'animal que le héros, loin d'être confine là où une fatalité le poursuit, se trouve déjà libéré, dissocié, scindé, multiplié, hors d'atteinte, protégé par ses diverses incarnations. C'est ce qu'affirme le premier roman de John Cowper, maladroit peut-être, mais révélateur, Bois et Pierre (Wood and Stone, 1915), où le paria Quincunx perdure envers et contre tous. Les 2 romans qui suivent, par leur description du joug des instincts de mort, laissent prévoir la nécessité pour l'anti-héros de transmuer l'autodestruction en pouvoir créateur. Rodmoor (1916), peut-être le plus sombre de ces romans, dans lequel meurent 3 personnages, est hanté par l'océan, dont l'eau maléfique prend une importance d'autant plus grande qu'elle dévoile l'identification des fils à une mère à la fois masochiste et dévoratrice. Dans Givre et Sang (Ducdame, 1925), le protagoniste s'identifie au givre, à la neige, aux brumes cimmériennes au point de se sentir détaché de tout amour et de pouvoir se réfugier dans une solitude mortelle qu'aucune femme ne parvient à peupler ni à vaincre. Mais c'est avec Wolf Solent (1929) que ce désir de fuite prend sa dimension véritable, sa puissance créatrice. Ici, le “double” de John Cowper s'invente une mythologie personnelle, grâce à laquelle il cesse d'être embourbé dans la futile obsession du Bien et du Mal, mythologie fluide à l'apparence végétale, avec laquelle il communique par le seul truchement de sa volonté. Cette plongée salvatrice n'est donc pas uniquement due à des réminiscences fortuites comme chez Proust, mais à une volonté soigneusement dressée à saisir un bonheur acquis malgré la présence destructrice des autres. A Glastonbury Romance (1932) et Les Sables de la mer (Weymouth Sands, 1934) sont des romans cosmiques dont la construction n'est plus linéaire comme celle des romans précédents (linéarité qui porte en elle le danger des échecs, des drames, de la mort), mais permet au contraire une féconde dispersion a travers plusieurs porteparole, plusieurs intrigues d'égale importance, ou s'affirment de plus en plus la primauté des éléments et la propension de Powys à se couler en personnages complémentaires, depuis le fils impuissant des Sables de la mer jusqu'à Geard, le magicien mystique et charnel dans A Glastonbury Romance. Mais les 2 œuvres qui révèlent le mieux la capacité de s'abstraire grâce au rêve, aux fantasmes, aux plantes, aux objets, sont sans doute Autobiography (1934) et le roman Camp retranché (Maiden Castle, 1936). Dans ce dernier livre, l'anti-héros, Dud No-man, refuse la virilité pour être vieillard, homme-enfant, bouton de fleur, toujours fasciné par une régression, qu'il juge créatrice, vers l'époque prénatale, où rien n'est exigé mais où tout est reçu. L'extraordinaire document qu'est l'Autobiographie, roman par excellence puisque roman du moi powysien, est moins une confession minutieuse comme celles d'un Rousseau qu'une prodigieuse reconstruction de l'être, le récit du périple accompli par l'écrivain pour annuler ses premières blessures dans une lente montée qui fait de l'enfant fragile un démiurge. « Je suis, au fond, trois êtres en un, telle une triade galloise! Je suis Polichinelle, je suis Protée et je suis une vieille demoiselle tatillonne, et mon âme peut changer de peau aussi facilement qu'un serpent », dira Powys au début de l'Autobiographie. Et il l'achève sur un cri de victoire, car sa personnalité a su se « couler comme l'eau et se pétrifier comme une pierre », elle a su « se perdre dans la continuité des générations humaines » grâce à des procédés magiques : « Il m'a fallu un demi-siècle simplement pour apprendre quelles armes je dois prendre et quelles armes je dois rendre pour commencer à vivre ma vie ». Le dernier cycle de l'œuvre de Powys, entièrement composé au pays de Galles, transpose la lutte entre opprimés et oppresseurs sur un plan où tout est magnifié : ce ne sont que combats entre géants et demidieux, se profilant sur des paysages gran-dioses de visionnaire, épopées où dominent des figures aux pouvoirs magiques, tels l'enchanteur Merlin et le barde Taliessin.
2. D'Œdipe à Dionysos
Né à Shirley (Derbyshire) d'un pasteur protestant, qui le marque fortement par son rigide manichéisme, et d'une mère masochiste et rêveuse, descendante des poètes Cowper et Donne, John Cowper emprunte à son père sa prodigieuse vitalité, qu'il refuse de mettre au service du réel (le pasteur, fortement inséré dans la vie, fut le fondateur d'une famille de 11 enfants) pour célébrer l'imaginaire : la fécondité paternelle est transposée par Powys sur le plan de la création par l'abondance de ses œuvres et de sa correspondance. Après un mariage dont le bonheur fut médiocre, John Cowper quitte son Dorset natal pour un volontaire exil en Amérique, dont il sillonne presque tous les États comme conférencier. Ces improvisations furent célèbres par « l'analyse dithyrambique » que Powys y pratiquait, devenant à tel point l'auteur dont il parlait qu'il le mimait comme un acteur : Rabelais, Strindberg, Dostoïevski surtout furent le sujet de ces conférences « jouées », à l'origine des essais critiques publiés plus tard. La fin de sa vie s'écoula sereinement au pays de Galles, la culture celte étant devenue la principale source de son inspiration, comme il le confirme dans son important essai Obstinate Cymric (1947). Il mourut à Blaenau, Merioneth (North Wales).
La famille Powys compte aussi 2 autres écrivains de renom : Theodore Francis Powys (1876-1953) et Llewelyn Powys (1884-1939), le frère préféré de John Cowper. Cette amitié pour un frère plus jeune [cf. Confessions de deux frères, 1992], demeuré radieux malgré la précoce atteinte de la tuberculose, inspira à Powys un de ses thèmes majeurs, la fidélité fraternelle, auquel il faut ajouter celui de la sylphide, image féminine chaste, charmeuse, asexuée, symbolique du bonheur inaccessible. À cette douce jeune fille, pure, légèrement ironique, mais blessée et provoquant la pitié, s'oppose toute une galerie de vierges redoutables et androgynes, de femmes inoubliables, âgées et dominatrices, voyantes, sorcières, mères, veuves, qui évoquent le monde secret cher à Faust et les violentes figures féminines d'Euripide. Aussi bien la trajectoire qu'offre cette œuvre étonnante pourrait-elle s'intituler « d'Œdipe à Dionysos » – de l'enfant aveuglé par son impuissance, ses penchants parfois incestueux et meurtriers, déchiré entre le sadisme et le masochisme, au dieu grec mutilé mais triomphant, dont le sang versé permet de célébrer la conversion des douleurs stériles en douleurs fécondes, des manques dominés en connaissance souveraine.
► Diane de Margerie, in : Encyclopædia Universalis ©, 1980.
♣ Œuvres en français :
◘ À L'Âge d'Homme : Le Sens de la culture (1982), L'Art du bonheur (1984), Les Plaisirs de la Littérature (1995).
◘ Chez José Corti : L’art d’oublier le déplaisir (1997), Petrouchka et la danseuse (journal, 1998), L’art de vieillir (1999), Esprits-frères (correspondance, 2001), La Religion d'un sceptique (2004).
◘ Chez Gallimard : Autobiographie (1965), Wolf Solent (1967), Les Enchantements de Glastonbury (4 vol., 1976).
◘ Chez Granit (fondée par † François-Xavier Jaujard, 1946-1996) : Cahier JC Powys (1989), Confessions de deux frères (1992).
◘ Chez Minerve : Tout ou rien (1988), Les Montagnes de la Lune (1991).
◘ Chez Phébus : Wood and Stone (1991), Owen Glendower (1996).
◘ Au Seuil : La Fosse aux Chiens (1976), Givre et sang (1982), Comme je l’entends (1989), Rodmoor (1992).
◘ Chez Thalamège : Jugement suspendu sur Oscar Wilde (avec : L’Âme de l’homme sous le socialisme d'Oscar Wilde,1986), Le Hibou, le Canard et... Miss Rowe ! Miss Rowe ! (conte, 1986), Spectres réels (conte, 1986), Rabelais (essai, 1989).
◘ Chez d'autres éditeurs : Les Sables de la mer (Plon, 1958), Toits pointus (de D. Richardson, préface, Mercure de France, 1965), Apologie des sens (Pauvert, 1975), Morwyn (Veyrier, 1978), Une Philosophie de la Solitude (La Différence, 1984), La Tête qui parle (Flammarion, 1987), Camp retranché (Grasset, 1988), Romer Mowl (P. Desmoulains, 1989), Correspondance privée (avec Henry Miller, Critérion, 1994), Dostoïevski (Bartillat, 2000 [préf. MEN]), Scènes de chasse en famille (Brunet, 2003), Psychanalyse et Moralité (PUF, 2009).
♣ Études :
- Sous de vastes portiques, J. Mayoux, Nadeau, 1981
- Revue Granit n°1 / 2 consacrée à Powys, 1973
- « Un défenseur de la vie sensuelle, JC Powys », J. Wahl, in : Poésie, pensée, perception, Calmann-Lévy, 1948 [reprise d'un article paru dans RMM, 1939]
- Plein chant n°42/43, 1988
- « JC Powys : l'extase préméditée », G. Rosolato, chapitre de : Pour une psychanalyse exploratrice dans la culture, PUF, 1993 [reprise d'un article paru dans Réplique n°37, vol. X, 1985]
- « Des sens au sens : un secret redoublé », D. Bouit, in : Sigila n°18, 2006
- La "Terre-Mère" - Suivi de Étude sur JC Powys et J. Conrad, N. Berry, Harmattan, 2011
♣ Lien externe :