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  • École de Francfort

    Petites réflexions éparses sur l’École de Francfort

    • Exposé de Robert Steuckers prononcé à Gand, salle universitaire “Blandijn”, novembre 2008, à l’occasion d’une conférence du Dr. Tomislav Sunic sur les répercussions de l’École de Francfort en Amérique et en Europe, conférence organisée par l’association étudiante KVHV

    L’École de Francfort est un vaste sujet, vu le nombre de théoriciens importants pour les gauches européennes et américaines qu’elle a fournis. Nous ne pourrons pas aborder tous les aspects de cette école de Francfort. Nous allons nous limiter, comme le Dr. Sunic, aux critiques qu’adressent généralement les mouvements conservateurs européens à cette école de pensée qui a modernisé considérablement les idéologies avancées par les gauches, entre les années 20 et 70 du XXe siècle. On peut dire qu’aujourd’hui bon nombre de dirigeants européens et américains ont été directement ou indirectement influencés par l’École de Francfort, dans la mesure où ils ont été impliqués dans le mouvement de mai 68 ou dans ses suites immédiates.

    Les critiques conservatrices de l’École de Francfort s’articulent autour de plusieurs éventails de thématiques :

    L’École de Francfort aurait forgé les instruments destinés à dissoudre littéralement les fondements des sociétés, de manière à permettre à de petites élites intellectuelles et politiques de prendre le pouvoir, afin d’agir non pas selon des traditions avérées (selon le mos majorum romain) mais de manière purement arbitraire et expérimentale, sans la sanction de l’expérience. Il s’agit donc clairement de contre-élites, qui n’entendent pas poursuivre des traditions politiques, demeurer dans un cadre bien établi, mais bouleverser de fond en comble les traditions pour installer une nouvelle forme de pouvoir, qui ne doit plus rien au passé. Pour y parvenir et pour éliminer toute résistance des forces traditionnelles, il faut dissoudre ce qui existe et ce qui fait l’armature des sociétés. On a insinué que les tenants de l’École de Francfort ont coopéré avec l’OSS américaine pendant et immédiatement après la Seconde Guerre mondiale pour briser les ressorts des sociétés européennes, et surtout de la société allemande. L’idée n’est pas neuve : dans Sun Tzu, on trouve des consignes au Prince pour faire plonger la société de l’ennemi en pleine déliquescence, la neutraliser, l’empêcher de renaître de ses cendres et de passer à la contre-offensive. L’École de Francfort aurait donc été l’instrument des Américains pour appliquer à l’Allemagne et à l’Europe un principe de l’Art de la guerre de Sun Tzu.

    De l’homme unidimensionnel à la société festiviste

    46551510.jpgicone-10.gifDans la lignée des grands films SF pessimistes de la fin des années 70 comme THX, Zardoz, Le Mystère Andromède, Roller Ball, où l'anticipation vise à prolonger les problèmes contemporains, Logan's Run (M. Anderson, 1976, L'Âge de cristal) se distingue en mettant en scène une gestion bien particulière des ressources terrestres limitées… Au XXIIIe siècle, une cité gérée par ordinateur – la cité des Dômes – se dresse au milieu d'un paysage désertique et pollué. Les habitants sont à l'image de cette société confinée dans une bulle, ils vivent essentiellement de plaisirs sans lendemain tels les Lotophages croisés par Ulysse, mais, pour éviter la surpopulation, ils ne peuvent dépasser l'âge de 30 ans, date butoir signalée par la coloration du cristal de vie, et sont contraints de mourir dans un spectacle destiné à les faire renaitre. Mais Logan 5 et Jessica 6 se rebellent et s'enfuient, à rebours d'une société excluant toute vie de couple : chacun se choisit par “catalogue virtuel”, puis se donne rendez-vous le soir même pour s'oublier au petit matin. Une société fondée sur l'éphémère des relations humaines, le repli sur la sphère privée, le déni de l'histoire, où seul compte “jouir sans entrave” et oublier le reste, notamment que la mort arrive, inexorablement, avec son cortège de mauvaises nouvelles. Est-ce la prochaine étape de notre évolution ? 

    Malgré l’instrumentalisation des corpus doctrinaux de l’École de Francfort et malgré les désastres que cette instrumentalisation a provoqué en Europe, les idées diffusées par l’École de Francfort véhiculent des thèmes intéressants qui, eux, n’ont pas été inclus dans la vulgate, seule responsable des dégâts sociaux et anthropologiques que nous déplorons depuis quelques décennies en Europe. Quand un Herbert Marcuse (1898-1979) nous parle de l’homme unidimensionnel, pour déplorer sa banalisation dans les sociétés industrielles modernes, il ne fait qu’énoncer un état de choses déjà déploré par Nietzsche. L’homme unidimensionnel de Marcuse partage bien des traits en commun avec le « dernier homme » de Nietzsche.

    Dans Éros et civilisation, Marcuse évoque le refoulement du désir dans les sociétés modernes, exactement comme le déploraient certains mouvements de jeunesse alternatifs allemands entre 1896 et 1933 ; cette option philosophique de vouloir libérer les instincts refoulés, en imitant les groupes marginaux ou exclus des sociétés même au détriment des majorités politiques et parlementaires, a eu, avec l’appui de tout un attirail d’interprétations freudiennes, un impact important sur la révolte étudiante des années 67-68 en Allemagne, en France et ailleurs en Europe. Marcuse condamnera toutefois l’usage de la violence et se fera apostropher comme “mou” par certains échaudés, dénommés “Krawallos”.

    Entre la théorie écrite et la pratique mise en œuvre par les services à partir des années 60 du XXe siècle, il y a une nette différence. Mais c’est la vulgate, la version instrumentalisée, sloganisée à l’usage des Krawallos, qui a triomphé au détriment de la théorie proprement dite : c’est au départ d’une hyper-simplification du contenu d’Éros et civilisation que l’on a fabriqué la société festiviste actuelle, une société festiviste incapable de forger un État digne de ce nom ou de générer un vivre-ensemble harmonieux et créatif. Tout comme dans le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley, on vend des drogues et l’on favorise la promiscuité sexuelle pour endormir les volontés.

    Outre Marcuse, idole des festivistes de mai 68, l’École de Francfort a surtout aligné, en Allemagne, 2 figures notoires, Theodor W. Adorno (1903-1969) et Max Horkheimer (1895-1973). Ces 2 philosophes ont été les principaux représentants de la philosophie allemande dans les années 50. Adorno a déployé une critique de l’autoritarisme qui, selon lui, aurait toujours structuré la pensée allemande et, partant, européenne et américaine, faisant courir le risque de voir émerger de nouveaux fascismes à intervalles réguliers dans l’histoire. Il va vouloir déconstruire cet autoritarisme pour enrayer à l’avance toute émergence de nouveaux fascismes.

    Pour y procéder, il élaborera un système de mesure, consigné dans son célèbre ouvrage, La personnalité autoritaire. On y apprend même comment mesurer sur “l’échelle F” le degré de “fascisme” que peut receler la personnalité d’un individu. Le livre contient aussi un classement des citoyens en Vorurteilsvollen et Vorurteilsfreien, soit ceux qui sont “pleins de préjugés” et ceux qui sont “libres de tous préjugés”. Ceux qui sont pleins de préjugés comptent aussi les “rebelles“” et les “psychopathes”, les “fous” et les “manipulateurs” dans leurs rangs. Ceux qui sont libres de tout préjugé comptent tout de même des “rigides”, des protestataires, des impulsifs et des “easy goings” (ungezwungene Vorurteilsfreie) dans leurs rangs, qui sont posés comme sympathiques, comme mobilisables dans un projet “anti-autoritaire” mais dont l’efficacité n’est pas parfaite.

    Le summum de la qualité citoyenne ne se trouve que chez une minorité de Vorurteilsfreien : les genuine Liberalen, les “hommes de gauche en soi” qui échappent aux tendances libidineuses et au narcissisme (bref, ceux qui devraient gouverner le monde après la mise au rencart de tous les autres). Ce livre sur la personnalité autoritaire a connu un succès retentissant aux États-Unis mais aussi dans la République Fédérale Allemande. Mais ce n’est pas un ouvrage philosophique : c’est un instrument purement manipulatoire au service d’une ingénierie sociale destinée à dompter la société, à contrôler pensées et langages. On peut donc parfaitement interpréter l’impact de cet ouvrage d’ingénierie sociale dans une perspective orwellienne : l’émancipation (par rapport à la personnalité autoritaire) est le terme enjoliveur qui couvre une nouvelle façon, subtile, d’asservir et d’opprimer les masses.

    Des “genuinen Liberalen” à l’humanité nouvelle

    Comment supputer la manipulation chez des genuinen Liberalen, posés par Adorno comme des apolitiques qui ne réagissent que lorsque les injustices sont là, flagrantes, et se dressent alors contre elles sans tenir compte des déboires que cela pourrait leur procurer ? Le genuiner Liberaler est un bon naïf, écrit Adorno, comment pourrait-il dès lors manipuler ses concitoyens ? On se le demande, effectivement : non, ce n’est pas lui qui va manipuler, c’est lui qui servira de modèle aux manipulateurs car, eux, ont besoin de naïfs. En effet, le “fascisme” (sous quelque forme que ce soit) n’était plus présent aux États-Unis ou en Allemagne, quand Adorno sortait son livre de presse. Rien ne permettait d’envisager son retour offensif. Ce n’est donc pas un fascisme organisé en escouades de combat que cherchent à éliminer Adorno et tous ses disciples armés de “l’échelle F”.

    Il s’agit bien plutôt de détruire les réflexes structurants de toute société traditionnelle normale, surtout quand elles sont de nature « agnatiques » (centrées autour du patriarche ou du pater familias). Patriarches et pères de famille détiennent forcément une autorité (qui peut être bienveillante ou sévère selon les cas), que ce soit, comme l’a montré Emmanuel Todd, dans la famille centre-européenne (germanique et souvent catholique), dans la famille juive ou dans la famille musulmane nord-africaine (où elle a, selon Todd, des aspects plus claniques). C’est leur pouvoir patriarcal qu’il s’agit de démonter pour le remplacer par des figures alternatives, non clairement profilées : la virago célibataire, la mère fusionnelle, l’ado libre, l’adulescent bambocheur et irresponsable, la grand-mère gâteau, la divorcée agitée de frénésies de toutes sortes, le tonton homosexuel, le grand frère hippy (ou beatnik) ou 2 ou 3 figures de référence de cet acabit, qui vont déboussoler l’enfant plutôt que l’édifier.

    Bref nous aurons là la « nouvelle humanité » soi-disant « tolérante » (1), dont ont rêvé beaucoup de ces dissidents qui souhaitaient bouleverser les hiérarchies naturelles et immémoriales : les dissidents « levellers » ou les Founding Fathers puritains qui s’en iront au Nouveau Monde créer une « Jérusalem Nouvelle » avant de pendouiller les sorcières de Salem (2), les utopistes ou les phalanstériens en marge de la révolution française ou les communistes soviétiques des années 20, avant la réaction autoritaire du stalinisme. Les pères posés comme “autoritaires” a priori, par certains zélotes de “l’échelle F”, sont évidemment un frein au développement échevelé de la société de consommation, telle que nous la connaissons depuis la fin des années 50 en Europe, depuis la fin des années 40 aux États-Unis.

    Les planificateurs de la consommation tous azimuts ont constaté que les pères (autoritaires ou simplement prévoyants) maintenaient généralement les cordons de la bourse plus serrés que les marginaux prodigues et flambeurs, individualités très appréciées des commerçants et des publicitaires. Qui dit structures patriarcales dit automatiquement volonté de maintenir et de préserver un patrimoine de biens meubles et immeubles, qui ne sont pas immédiatement voués à la consommation, destinée, elle, à procurer le bonheur tout de suite. L’élimination de l’autorité patriarcale et la libération sexuelle vont de paire pour assurer le triomphe de la société de consommation, festiviste et flambeuse, par ailleurs fustigée par certains soixante-huitards qui furent tout à la fois, et souvent à leur corps défendant, ses critiques et ses promoteurs.

    Outre la composition de cet instrument de contrôle que fut le livre d’Adorno intitulé La personnalité autoritaire (Studien zum autoritären Charakter), les 2 philosophes de l’École de Francfort, installés dans l’Allemagne d’après-guerre, en rédigent le principal manifeste philosophique, Die Dialektik der Aufklärung (La dialectique des Lumières), où ils affirment s’inscrire dans la tradition des Lumières, née au XVIIIe siècle, tout en critiquant certains avatars ultérieurs de cette démarche philosophique. Pour Horkheimer et Adorno, la science et la technologie, qui ont pris leur élan à l’époque des Lumières et dans les premiers balbutiements de la révolution industrielle avec l’appui des Encyclopédistes autour de d’Alembert et Diderot, ont pris au fil du temps un statut marqué d’ambiguïté. La technologie et la science ont débouché sur la technocratie, affirment Horkheimer et Adorno dans leur manifeste, et, dans ce processus involutif, la raison des Lumières, d’idéelle est devenue « instrumentale », avec le risque d’être instrumentalisée par des forces politiques ne partageant pas l’idéal philosophique des Lumières (sous-entendu : les diverses formes de fascisme ou les néoconservatismes technocratiques d’après 1945).

    Le programme promu par La personnalité autoritaire peut être interprété, sans sollicitation outrancière, comme un instrument purement technocratique destiné à formater les masses dans un sens précis, contraire à leurs dispositions naturelles et ontologiques ou contraire aux legs d’une histoire nationale particulière. Alors qu’ils inventent un instrument de nature nettement technocratique, Adorno et Horkheimer critiquent la technocratie occidentale sur des bases sociologiques que nous pouvons pleinement accepter : en effet, les 2 philosophes s’inscrivent dans un filon sociologique inauguré, non pas par Marx et ses premiers fidèles, mais par Georg Simmel et Max Weber. Ce dernier voulait lancer, par ses travaux et ceux de ses étudiants, « une science du réel, nous permettant de comprendre dans sa spécificité même la réalité en laquelle nos vies sont plongées ». Pour Simmel et Weber, le développement des sciences et des technologies apporteront certainement une quantité de bienfaits aux sociétés humaines mais elles provoqueront simultanément une hypertrophie des appareils abstraits, ceux de la technocratie en marche, par ex., ceux de l’administration qui multipliera les règles de coercition sociale dans tous les domaines, conduisant à l’émergence d’un gigantesque « talon d’acier » (iron heel) ou d’une cage d’acier, qui oblitèreront la créativité humaine.

    Quelle créativité humaine ?

    L’oblitération de la créativité humaine, telle qu’elle avait été pensée par Simmel et Weber, est le point de départ d’Adorno et Horkheimer. Mais où divergent donc conservateurs critiques de l’École de Francfort et adeptes de cette école ? Dans la définition qu’ils donnent de la créativité humaine. La créativité selon Adorno et Horkheimer est celle d’une intelligentsia détachée de toutes contraintes matérielles, d’une freischwebende Intelligenz, planant haut au-dessus de la réalité, ou d’assistants sociaux, de travailleurs sociaux, qui œuvrent à déconstruire les structures sociales existantes pour créer de toutes pièces un vivre-ensemble artificiel, composé selon les rêves utopiques de sociologues irréalistes, qui glosent ad libitum sur le travail ou sur le prolétariat sans jamais travailler concrètement (Helmut Schelsky) ni trimer dans une véritable usine (les ouvriers d’Opel à Rüsselheim en Allemagne ont chassé les Krawallos qui voulaient les aider dans leur tâche prolétarienne, tout en préparant des comités de contestation, des happenings ou des bris de machine).

    Le reproche d’abonder dans le sens de cette frange “bohémienne” de la bourgeoisie ou de la Bildungsbürgertum avait déjà été adressé par les conservateurs et les pangermanistes à Nietzsche (« philosophe pour femmes hystériques et pour artistes peintres ») et aux romantiques, qualifiés d’« occasionnalistes » par Carl Schmitt. On peut constater, dans l’histoire des idées, que la critique de la technocratie a souvent émergé dans les rangs conservateurs, inquiets de voir les traditions oblitérées par une nouvelle pensée pragmatique étrangère à toutes les valeurs traditionnelles et aux modes de concertation hérités, qui finissent alors noyés dans des dédales administratifs nouveaux, posés comme infaillibles.

    La critique d’Adorno et d’Horkheimer n’est pourtant pas conservatrice mais de gauche, “libérale” au sens anglo-saxon du terme. Adorno et Horkheimer veulent donner plus d’impact dans la société à la freischwebende Intelligenz, aux bohèmes littéraires et artistiques ou aux nouveaux sociologues et pédagogues (Cohn-Bendit) héritiers des plus fumeux et des plus farfelus des Lebensreformer (réformateurs de la vie) qui pullulaient en Allemagne entre 1890 et 1933. Le but de cette manœuvre est de maintenir une sorte d’espace récréatif et festif (avant la lettre) en marge d’une société autrement gouvernée par les principes des Lumières, avec, dans le monde du travail, une domination plus ou moins jugulée de la “raison instrumentale”.

    Cet espace récréatif et festif serait un « espace de non-travail » (Guillaume Faye), survalorisé médiatiquement, où les individus pourraient donner libre cours à leurs fantaisies personnelles ou s’esbaudir dans une aire de garage au moment où l’automatisation des usines, la désindustrialisation ou les délocalisations postulent une réduction drastique de la main-d’œuvre. L’« espace de non-travail » dore la pilule pour ceux qui sont condamnés au chômage ou à des emplois socio-culturels non productifs. Adorno et Horkheimer situent donc la créativité humaine, qu’ils valorisent, dans un espace artificiel, une sorte de jardin de luxe, en marge des tumultes du monde réel. Ils ne la situent pas dans les dispositions concrètes et ontologiques de la nature biologique de l’homme, en tant qu’être vivant, qui, au départ de son évolution phylogénétique, a été “jeté là” dans la nature et a dû s’en sortir.

    Critique allemand de l’École de Francfort, le Dr. Rolf Kosiek, professeur de biologie, stigmatise le « pandémonium » de cette tradition sociologique de gauche parce qu’elle ne se réfère jamais à la biologie humaine, à la concrétude fondamentale de l’être humain en tant qu’être vivant. En utilisant le terme “pandémonium”, Kosiek reprend quasiment mot pour mot le jugement de Henri De Man, présent à Francfort dès les débuts de l’Institut de sociologie ; dans ses mémoires, De Man écrit : « c’était une bande d’intellectuels rêveurs, incapables de saisir une réalité politique ou sociale ou de la décrire de manière succincte — c’était un pandémonium ».

    Les écoles biologiques allemandes et autrichiennes, avec Konrad Lorenz, Irenäus Eibl-Eibesfeldt, Rupert Riedl et Wuketits ou les vulgarisateurs américains et anglais Robert Ardrey et Desmond Morris ont jeté les bases d’une sociologie plus réaliste, en abordant l’homme, non pas comme un bohème intellectuel mais comme un être vivant, peu différent dans sa physiologie des mammifères qu’il côtoie, tout en étant, en revanche, très différent d’eux dans ses capacités intellectuelles et adaptatives, dans ses capacités mémorielles.

    Arnold Gehlen, lui, est un sociologue qui tient compte des acquis des sciences biologiques. Pour Gehlen, l’homme est une créature misérable, nue, sans force réelle dans la nature, sans les griffes et les canines du tigre, sans la fourrure et les muscles puissants de l’ours. Pour survivre, il doit créer artificiellement les organes dont la nature ne l’a pas pourvu. Il invente dès lors la technique et, par sa mémoire capable de transmettre les acquis, se dote d’une béquille culturelle, capable de pallier ses indigences naturelles. D’où la culture (et la technique) sont, pour Gehlen, la vraie nature de l’homme.

    La créativité, celle qu’oblitère la technocratie (Simmel, Weber, Adorno, Horkheimer) qui provoque aussi la « mort tiède » (Lorenz) par la démultiplication des « expériences de seconde main » (Gehlen), est, pour la sociologie biologisante de Gehlen, la réponse de l’homme, en tant qu’être vivant, à un environnement systématiquement hostile. L’invention de la technique et la culture/mémoire donne à l’homme une plasticité comportementale le rendant apte à affronter une multiplicité de défis.

    Cette créativité-là est aujourd’hui oblitérée par l’ingénierie sociale de la technocratie dominante, ce qui a pour risque majeur de détruire définitivement les forces qui existent en l’homme et qui l’ont toujours rendu capable d’affronter les dangers qui le guettent par la puissance « pro-active » de son imagination concrète, inscrite désormais dans ses dispositions ontologiques. L’homme à la créativité oblitérée ne peut plus faire face au tragique qui peut à tout instant survenir (la « logique du pire » de Clément Rosset). Konrad Lorenz parlait de « tiédeur mortelle » et Gehlen d’une hypertrophie d’« expériences de seconde main », où l’homme n’est plus jamais confronté directement aux dangers et aux défis auxquels il avait généralement fait face au cours de toute son histoire. Pour l’École de Francfort, la créativité humaine se limite à celle des bohèmes intellectuelles. Pour les autres, la créativité englobe tous les domaines possibles et imaginables de l’activité humaine, pourvu qu’elle ait un objet concret.

    Habermas : du patriotisme constitutionnel à l’aporie complète

    Habermas, ancien assistant d’Horkheimer puis son successeur à la tête de l’Institut de Francfort, devient, dès la fin des années 60, la figure de proue de la seconde génération de l’École de Francfort. Son objectif ? Pour éviter la « cristallisation » des résidus de l’autoritarisme et des effets de l’application de la « raison instrumentale », une « cristallisation » qui aurait indubitablement ramené au pouvoir une nouvelle idéologie forte et autoritaire, Habermas s’ingéniera à théoriser une « praxis de la discussion permanente » (s’opposant en cela à Carl Schmitt qui, disciple de l’Espagnol Donoso Cortès, abominait la discussion et la « classe discutailleuse » au bénéfice des vrais décideurs, seuls aptes à maintenir le politique en place, les États et les empires en bon ordre de fonctionnement).

    La discussion et cette culture du débat permanent devaient justement empêcher les décisions trop tranchées amenant aux « cristallisations ». Les évolutions politiques devaient se dérouler lentement dans le temps, sans brusqueries ni hâtes même quand les décisions claires et nettes s’avéraient nécessaires, vu l’urgence, l’Ernstfall. Cette posture habermasienne ne plaisait pas à tous les hommes de gauche, surtout aux communistes durs et purs, aux activistes directs : sa théorie a parfois été décrite comme l’incarnation du « défaitisme postfasciste », inaugurant, dans l’après-guerre, une « philosophie de la désorientation et des longs palabres ».

    Habermas est ainsi devenu le philosophe déréalisé le plus emblématique d’Europe. En 1990, il déplore la réunification allemande car celle-ci « met en danger la société multiculturelle et l’unité européenne qui étaient toutes 2 depuis quelque temps déjà en voie de réalisation ». La seule alternative, pour Habermas, c’est de remplacer l’appartenance nationale des peuples par un « patriotisme constitutionnel », préférable, selon lui, « aux béquilles prépolitiques que sont la nationalité (charnelle) et l’idée de la communauté de destin » (Habermas s’attaque là aux 2 conceptions que l’on trouve en Allemagne : l’idéal nationalitaire de romantique mémoire et l’idéal prussien a-national de participation à la vie et à la défense d’un type particulier d’État, à connotations spartiates).

    Le « patriotisme constitutionnel » est-il dès lors un antidote à la guerre, à ces guerres qu’ont déclenché les patriotismes appuyés sur les 2 « béquilles » dénoncées par Habermas, soit l’idéal nationalitaire et l’idéal prussien ? En principe, oui ; en pratique, non, car en 1999 quand l’OTAN attaque la Serbie sous prétexte qu’elle oppresse la minorité albanaise du Kosovo, Habermas bénit l’opération en la qualifiant « de bond en avant sur la voie qui mène du droit des gens classique au droit cosmopolite d’une société mondiale de citoyens ». Et il ajoutait : « les voisins démocratiques (c’est-à-dire ceux qui avaient fait leur l’idée de « patriotisme constitutionnel ») ont le droit de passer à l’action pour apporter une aide de première nécessité, légitimée par le droit des gens ». Contradiction : le « constitutionalisme globaliste de l’OTAN » a sanctifié un réflexe identitaire ethno-national, celui des Albanais du Kosovo, contre le réflexe ethno-national des Serbes.

    L’OTAN, avec la bénédiction d’Habermas, a paradoxalement agi pour restaurer l’une des béquilles que ce dernier a toujours voulu éradiquer. Tout en pariant sur un élément musulman, étranger à l’Europe, importation turque dans les Balkans, au détriment de l’albanité catholique et orthodoxe, avant de l’être pour la « serbicité » slave et orthodoxe. Le tout pour permettre à l’US Army de se faire octroyer par le nouvel État kosovar la plus formidable base terrestre en Europe, Camp Bondsteele, destiné à remplacer les bases allemandes évacuées progressivement depuis la réunification. Camp Bondsteele sert à asseoir une présence militaire dans les Balkans, tremplin pour le contrôle de la Mer Noire, de la Méditerranée orientale et de l’Anatolie turque. Ces déclarations d’Habermas vieillissant ressemblent étrangement à l’agitation de ces chiens qui tentent de se manger la queue.

    L’itinéraire d’Habermas débouche donc sur une aporie. Voire sur d’inexplicables contradictions : le « patriotisme constitutionnel », destiné à ouvrir une ère de paix universelle (déjà rêvée par Kant), aboutit en fin de compte à une apologie des « guerres justes » qui, autre oxymoron, promeuvent parfois de bons vieux nationalismes ethniques.

    Conclusion : L’École de Francfort est une instance qu’il faut étudier avec le regard de l’historien, pour pouvoir comprendre les errements de notre époque, les déraillements de ces 2 dernières décennies où, justement, les soixante-huitards marqués par le corpus philosophico-sociologique de cette école, ont tenu le pouvoir entre leurs mains dans la plupart des pays occidentaux. Pour les amener à un bel éventail d’impasses et, plus récemment avec les expéditions en Afghanistan et en Irak (guerres justes selon Habermas), à un certain hybris, tandis que plusieurs puissances chalengeuses, dont la Chine, non contaminée par le fatras francfortiste et guérie des élucubrations de la révolution culturelle maoïste, entamaient une marche en avant. L’Europe doit se débarrasser du « pandémonium » pour pouvoir redresser la barre et, plus prosaïquement, survivre sur le long terme. On ne se débarrasse pas des vieux corpus classiques : ils sont irremplaçables. Toute tentative de les balancer par-dessus bord pour les remplacer par des constructions inventées et bricolées par des sociologues irréalistes conduit aux impasses, aux apories et aux bouffonneries.

    ► Robert Steuckers (nov. 2008).

    ♦ Notes :

    (1) On ne se rend jamais assez compte que le terme « tolérance » a subrepticement changé de sens au fil de ces dernières décennies. Au départ, la tolérance signifiait que l’on tolérait l’existence d’un fait que, sur le fond et sur le plan des principes, l’on condamnait (on condamnait le protestantisme mais on le tolérait par l’Edit de Nantes, édit de tolérance). On tolérait certains faits parce qu’on n’avait pas les moyens matériels de les combattre et de les éradiquer. Ainsi, la prostitution, condamnée sur le fond, était tolérée comme exutoire social. On parlait dans ce sens de « maisons de tolérance » pour désigner les bordels. Quand nous demandions, déjà dans le sens actuel du mot, à nos professeurs d’être « tolérants », ils nous répondaient invariablement : « La tolérance, mon petit monsieur ? Mais il y a des maisons pour cela ! ». Aujourd’hui, le terme « tolérant » signifie accepter le fait dans ses dimensions factuelles (et inévitables) comme sur le plan des principes.

    (2) Les Founding Fathers, qui sont des « pères » comme leur nom l’indique, retrouveront rapidement les réflexes de l’autorité patriarcale, dictée par la Bible juive. La parcimonie, vertu puritaine par excellence et pratiquée jusqu’à la caricature, deviendra un modèle de l’américanisme, qu’Adorno cherchera à déconstruire au même titre que le fascisme allemand, pour faire advenir une humanité atomisée, disloquée par la libération sexuelle qui dissoudra son noyau familial de base, une humanité atomisée prônée par Marcuse, Fromm et Reich, pour faire advenir le règne des individualités plus ou moins originales et farfelues, déconnectées et ahuries par les médias, mais toutes clientes dans les chaines de supermarchés.

    ♦ Bibliographie :

    • Theodor W. Adorno, Studien zum autoritären Charakter, Suhrkamp, Frankfurt/M, 1973
    • Max Horkheimer /  Theodor W. Adorno, Dialektik der Aufklärung, Fischer, Frankfurt/M, 1969
    • Max Horkheimer, Traditionnelle und kritische Theorie – Vier Aufsätze, Fischer, Frankfurt/M, 1968
    • Max Horkheimer, Zur Kritik der instrumentellen Vernunft, Athenäuml/Fischer, Frankfurt/M, 1974
    • Rolf Kosiek, Die Frankfurter Schule und ihre zersetzenden Auswirkungen, Hohenrain, Tübingen, 2001


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    Habermas sur la défensive : Politique, philosophie et polémique

    • Nota bene : Ce texte est en même temps une recension critique de 2 ouvrages récents de Jürgen Habermas :  Die Neue Unübersichtlichkeit (Francfort, Suhrkamp Verlag, 1985, 269 p.) et  Der philosophische Diskurs der Moderne (Francfort, Suhrkamp Verlag, 1985, 450 p.), recueil de 12 cours. Dans le texte ci-dessous, ces 2 livres sont indiqués par les abréviations NU et PhD.

    Incroyable mais vrai : Jürgen Habermas, la tête pensante la plus en vue et la plus féconde de la gauche ouest-allemande, est sur la défensive. Lui qui proclamait encore en 1979 : « Je tiens à passer pour un marxiste » (1), se plaint aujourd'hui avec cette faconde dont il a le secret, de ce que « les efforts de la praxis philosophique pour reformuler le projet de la modernité dans une optique marxiste ont perdu de leur crédibilité » (PhD, 380). Le socialisme, il ne peut, au mieux, que le définir a contrario : « Le socialisme consiste avant tout à savoir ce dont on ne veut pas » (NU, 73). Quant au capitalisme, il n'est peut-être pas si condamnable que cela ! « Faisons donc violence à nos sentiments : le capitalisme a été un franc succès, au moins sur le plan de la reproduction matérielle, et il l'est toujours » (NU, 194). Faussement perspicace, Habermas pérore sur la « singulière évanescence d'un certain type de progrès » (NU, 67) qui serait (quelle découverte !) « le propre des peuples qui n'ont pas eu leur révolution » (NU, 68).

    Habermas manie la litote avec bonheur. Et donne dans la modestie : « Je ne suis pas un producteur de Weltanschauung ;  je voudrais en fait laisser quelques petites vérités. Pas une seule et grande Vérité ». Il faut dire qu'il a déjà mis au rancart la « conception élitaire de la Vérité chez les Anciens », qu'il considère comme un « mythe creux ». Pour finir, il se drape avec une feinte irritation dans le rôle de « l'auteur inactuel » auquel le temps présent n'est pas particulièrement propice et ne manifeste qu'un goût mitigé pour sa théorie de la « rationalité communicative » (NU, 179).

    Contre les rénégats de la gauche et les conservateurs impénitents !

    À partir de cette position défensive, et se rappelant que "l'attaque est la meilleure défense", Habermas prend pour cible 2 catégories d'adversaires dont il tente de minimiser les différences : d'une part, les renégats de la gauche, espèce particulièrement prolifique en France (Foucault, Glücksmann, Lévy, Lyotard), chez lesquels il croit déceler « les thèmes bien connus de la contre-Aufklärung » : les « théories sur la puissance » propres au « pessimisme bourgeois » de Hobbes à Nietzsche ; celles-ci ne seraient plus que des « positions de repli pour transfuges désabusés » (PhD, 302, note 26). Bien entendu, Habermas ne se pose à aucun moment la seule question intéressante qui puisse être posée : pourquoi ce sont précisément d'anciens gauchistes que l'on trouve aujourd'hui prêts à « sacrifier leur intelligence à seule fin de mettre un terme à leur déboussolement » et à « s'abandonner au jeu grotesque de l'extase esthético-religieuse » (PhD, 361) ! Sa polémique contre les « renégats de la gauche » trahit plutôt sa propre perplexité et ne peut faire oublier qu'à l'évidence, une certaine forme d'Aufklärung rationaliste, à laquelle adhère encore Habermas, est devenu inacceptable, y compris pour ces intellectuels de gauche qui, naguère, ne juraient que par la raison.

    L'autre cible de Habermas, ce sont les conservateurs de tout poil. Cependant, une espèce particulière retient son attention. Habermas sait reconnaître l'adversaire ; il aura au moins retenu cela de Carl Schmitt : ce sont les « vieux nietzschéens » qui « sortent de leurs trous pour clamer publiquement les fantasmes élitistes qui ont toujours meublé leurs cervelles » (NU, 61). À la bonne heure. D'autant que le compliment peut être retourné à l'envoyeur : souhaitons à monsieur le professeur Habermas (et à nous-mêmes !) l'avènement d'une époque où lui et ses épigones marxiens auront l'occasion de réintégrer leurs trous de souris sans oublier d'emporter leurs fantasmes égalitaires !

    ◘ I. La critique de la pensée conservatrice

    Habermas est connu pour affectionner l'abstraction, la classification, la schématisation. Les conservateurs, il les range d'emblée dans 4 tiroirs : les "vieux conservateurs", les "néo-conservateurs", les "nouveaux conservateurs allemands" et le courant jungkonservativ.  Les premiers sont expédiés en un tour de main ; le débat est en effet stérile : « le recours des paléoconservateurs à des vérités religieuses ou métaphysiques ne pèse plus d'aucun poids dans le discours philosophique de la modernité » (PhD, 74).

    Le libéralisme fondamental des "néo-conservateurs" américains

    Les "néo-conservateurs" sont déjà un adversaire plus sérieux. L'expression désigne chez Habermas un groupe de publicistes américains, ci-devant de gauche voire gauchistes, reconvertis dans le libéral-conservatisme (Podhoretz, Kristol) ou dans la sociologie (Bell, Berger et Lipset). L'une de leurs préoccupations est par ex. de savoir comment transposer sur le marché les problèmes du budget de l'État et pallier la crise culturelle actuelle « en modérant des principes démocratiques qui ont placé trop haut leur niveau de légitimation » (NU, 34). Mais la critique finale de Habermas parle d'elle-même : il n'a pas affaire à des conservateurs. Irving Kristol s'est lui-même défini, à juste titre, comme un « libéral malmené par les réalités »… Quant à Daniel Bell, qui juge nécessaire « une égalité ouverte au compromis », il n'est pour Habermas, qu'un « libéral logique avec lui-même » (NU, 39). La première joute avec les conservateurs est donc un coup d'épée dans l'eau : sous l'étiquette de "néo-conservateurs", Habermas critique non des conservateurs mais… des libéraux (2).

    Les "nouveaux conservateurs" de la tradition allemande

    Le troisième tiroir s'ouvre sur les "nouveaux conservateurs" en République fédérale (3). Héritiers de l'hégélia-nisme de droite, ils se laissent docilement porter par "la dynamique de la modernité sociale en banalisant la cons-cience moderne du temps et en ramenant la raison à l'intellect (Verstand).  Leur conception de la rationalité est de type utilitariste" (PhD, 57). Habermas tente ensuite d'illustrer leur « réconciliation timide » (selon lui) avec la modernité (NU, 40) en évoquant Joachim Ritter, Ernst Forsthoff et Arnold Gehlen (NU, 41 ss.). Mais ses arguments ne sont, pour la plupart, que des combats d'arrière-garde à peine déguisés : lorsqu'il reproche à Gehlen et à Schelsky d'avoir profité du chaos culturel orchestré (mais non voulu paraît-il…) par les idéologues de gauche pour en tirer prétexte à une "chasse aux intellectuels" et "mobiliser les ressentiments de la classe moyenne" (NU, 46), sa critique fait sourire. Aux thèses conservatrices, comme celle de l'épuisement de la modernité culturelle ou de la nécessité d'une nouvelle conscience de la tradition, Habermas ne trouve rien d'autre à opposer que la sempiternelle phraséologie creuse de la gauche : il faut-moraliser-la-politique, « démocratiser les procesus de décision pour placer l'action politique sous le signe de la justice sociale, trouver des formes de vie souhaitables » (NU, 51), etc… Il garde pour la fin sa grosse artillerie : les nouveaux conservateurs veulent « tourner le dos à l'Occident et aux Lumières », ils se réclament (horribile dictu !)  de traditions spécifiquement allemandes, comme celle du « luthérianisme d'État » qui repose sur une « anthropologie pessimiste » (NU, 54), l'objectif final étant « l'abandon de la modernité » et « l'hommage à la modernisation capitaliste » (id.). Sur le plan philosophique, l'argumentaire n'est guère plus rigoureux : le "traditionalisme" néo-conservateur d'un Freyer et surtout d'un Ritter délégitime les « positions critiques de l'universalisme moral et des forces créatrices et subversives de l'art d'avant-garde » (PhD, 93) au nom de « conceptions esthétiques rétrogrades » (bien entendu). Ici encore, les concepts s'affolent : subitement, il n'est plus question de "nouveaux conservateurs" mais de « l'émergence de libéraux tardifs militants (!) qui, chez nous, sont allés à l'école de Gehlen et de Carl Schmitt » (NU, 181), récusent « l'héritage du rationalisme occidental » et mobilisent la Gegenaufklärung (NU, 182). Ce seraient donc, à nouveau, des libéraux ? Si les catégories sémantiques qu'Habermas élabore lui-même sont aussi exigües, et leurs cloisons aussi perméables, rien d'étonnant à ce que Habermas soit aujourd'hui acculé à la défensive…

    Les "jeunes conservateurs" qui veulent faire éclater le cadre du rationalisme occidental

    Mais les choses se compliquent encore : dans le dernier tiroir qu'ouvre Habermas s'entassent les "jeunes conservateurs" dont la généalogie lui pose les mêmes problèmes que leurs (soi-disant) représentants actuels : en effet, nous avons, d'un côté, les "nouveaux conservateurs" (c'est-à-dire, nous venons de le voir, les "libéraux tardifs" formés chez Carl Schmitt !) qui seraient les héritiers des Jungkonservativen de la République de Weimar sous l'influence desquels ils auraient opéré une « réconciliation timide avec la modernité » (NU, 40). Mais, d'autre part, ces mêmes "nouveaux conservateurs" seraient essentiellement les héritiers des hégéliens de droite (NU, 41 ; PhD, 57, 71, 86 ss.) dont l'erreur, au rebours des hégéliens de gauche, serait une interprétation fausse des rapports entre l'État et la société. D'un côté, donc, Carl Schmitt et ses élèves, Huber et Forsthoff ("jeunes conservateurs" s'il en fut !) sont considérés comme des "hégéliens de droite" (PhD, 89) ; de l'autre, les "jeunes conservateurs" ne seraient que des disciples de Nietzsche (PhD, 57) dont « l'antihumanisme » consistait à vouloir « faire éclater le cadre du rationalisme occidental, à l'intérieur duquel évoluaient encore les tenants de l'hégélianisme, de gauche comme de droite » (PhD, 93).

    Mais là où la démonstration devient vraiment curieuse, c'est lorsque Habermas avance les noms de quelques "représentants" de la tendance jungkonservativ :  à l'exception d'Ernst Jünger, sur lequel il passe rapidement (NU, 40 et PhD, 161), on ne trouve dans son énumération aucun "conservateur révolutionnaire" ni personne perpétuant cette tradition ; après Heidegger et Bataille, on trouve surtout, pour la période actuelle, Derrida, Lacan, Foucault et Lyotard (PhD, 120, 7). Baptiser "jeunes conservateurs" ces auteurs, uniquement parce que certains d'entre eux ont repris des thèmes déjà présents chez Nietzsche, est proprement absurde (Heidegger mis à part).

    Bataille, Lacan, Lyotard, Derrida & Foucault : les Jungkonservativen d'aujourd'hui selon Habermas !

    Bataille, par ex., doit être écarté d'entrée de jeu : il fut un communiste convaincu qui vit dans le stalinisme institué la condition première de la réalisation de ses idées. Quant à savoir ce que fait Lacan, psychanalyste structuraliste, dans les rangs des "Jeunes conservateurs", la  question demeure sans réponse sérieuse possible. Son nom, heureusement, n'est que rarement cité par Habermas. Lyotard, que Habermas se faisait fort de « démasquer », voici 5 ans, comme "néo-conservateur", a, depuis, opposé un démenti formel à cette appelation (4). Même chose pour Derrida.

    Quant à Foucault, mort en 1984, s'il s'est justement moqué de l'étroitesse d'esprit de la vieille gauche (à laquelle il a lui-même appartenu, puisqu'il militait au PC), cela ne signifie nullement qu'il se soit transformé en "conservateur" : l'anarchisme bizarre, à prétentions esthético-hédonistes, qu'il a incarné vers la fin de sa vie (5) ne relève pas plus de l'idéologie jungkonservativ que son étrange enthousiasme pour la révolution iranienne (6). Et s'il fallait une preuve de la distance qui sépare Foucault d'un Arnold Gehlen, par ex., (avec lequel Habermas tient sans cesse à le mettre en parallèle), il n'est que de relire sa critique des "institutions totales" des temps modernes, dont les conclusions sont diamétralement opposées aux thèses centrales de la théorie des institutions chez Gehlen. Là encore, la critique des "conservateurs" est boîteuse : les "jeunes conservateurs" ne sont finalement, pour la plupart, qu'un mélange insolite de paléo-marxistes et de néo-anarchistes qui, d'ailleurs (dans la mesure où ils sont encore en vie et peuvent donc se défendre), ont vivement protesté contre les classifications pour le moins arbitraires de Habermas.

    Signalons pour terminer une autre contradiction flagrante dans sa critique du "néo-" ou du "nouveau" conservatisme : d'un côté, Habermas critique le refoulement de l'État hors de la sphère économique au nom d'une économie politique orientée sur l'offre, qu'il juge, évidemment, "anti-sociale" (NU, 34, 153 ss.) ; de l'autre, il vitupère rageusement le "hobbisme", "l'étatisme", le "légalisme autoritaire" et autres horribles méfaits des conservateurs (NU, 65, 91, 97, 102, 104, 107 ss.), coupables à ses yeux de réclamer "trop d'État". Ici encore, Habermas devrait accorder ses violons… Les attaques véhémentes de Habermas contre tout ce qu'il estime "conservateur" (que ce soit "paléo", "néo", "nouveau" ou jungkonservativ)  ne sont, tout compte fait, que du vent, soit parce qu'Habermas se trompe de cible, soit parce qu'il oppose la polémique aux arguments.

    ◘ II. Habermas et l'actualité politique

    « Je suis moi-même un produit de la rééducation ;  un produit pas trop raté, j'espère », disait de lui-même Habermas en 1979. Sur ce point, qu'il se rassure : ses craintes en la matière sont totalement injustifiées, il n'est que de lire, pour s'en convaincre, ses déclarations et confidences politiques. Habermas se félicite de ce que « la République fédérale se soit, pour la première fois, ouverte sans retenue à l'Occident », de ce que « nous ayons fait nôtre la théorie politique de l'Aufklärung, (… ) compris que le pluralisme était un grand formateur de mentalités [et] (...) appris à connaître l'esprit radical-démocratique du pragmatisme américain » (NU, 54). Mais cela ne lui suffit pas : apparemment, nous ne sommes pas encore suffisamment rééduqués : comment expliquer autrement que « nous ayions en Allemagne une culture politique aussi dévoyée » dont le responsable n'est autre, bien entendu, que le « fil de la tradition » (Traditionsstränge) :  « le Reich impérial, le wilhelminisme, les nazis, la révolution bourgeoise, restée partiellement inopérante, etc… » (NU, 192). Mais, quelques pages plus loin, on lit : « La République fédérale est à ce point devenue le 52ème État des USA qu'il ne nous manque plus que le droit de vote » (NU, 217 ss.) — on l'a bien vu dans la question du réarmement. Il faudrait savoir ! D'abord, nous sommes américanisés, et c'est très bien. Ensuite, nous ne le sommes pas, et c'est très mal. Et voilà que pour finir, nous le sommes tout de même un peu, et c'est… encore très mal! Décidément, la défensive ne doit pas être une position très confortable lorsqu'elle en arrive à déboussoler un penseur d'une telle sagacité.

    Ses autres propos politiques sont moins équivoques. La nation, par ex., est selon lui devenue inapte à fonder des valeurs (PhD, 424). Interrogé sur la question allemande et sur certains signes avant-coureurs d'un nationalisme de gauche, Habermas se réfugie sous l'aile de Willy Brandt et proclame sur un ton apodictique : « La question allemande n'est plus ouverte. Parler d'un nouveau nationalisme allemand est pour moi une absurdité… La nostalgie d'une identité allemande perdue, chez plusieurs intellectuels, sent le kitsch et rappelle les discours sur la 'réunification' de nos orateurs du dimanche de la CSU » (NU, 251).

    En revanche, Habermas ne trouve rien à redire à la "rééducation", ce qui s'explique puisque, en bon « produit » de la rééducation, selon ses propres dires, il y participe activement : certes, « personne (?), aujourd'hui, ne soutient plus la thèse de la faute collective », mais quiconque « persiste à nier la responsabilité collective des Allemands », ne vise en fait qu'à occulter le problème du regard sur l'histoire, problème « inextricablement lié à notre propre identité, et à celle de nos enfants et petits-enfants » (NU, 264). Le propos est clair, comme d'ailleurs son hommage au discours « digne d'un Heinemann » (!) du président de la République du 8 mai 1985 (NU, 268)…

    La "désobéissance civile" et la "théorie de la justice"

    Habermas se révèle également comme un pur produit de la rééducation dans son plaidoyer en faveur de la « désobéissance civile ». Pour lui, cette forme de « résistance non violente » fait partie des « formes non conventionnelles de la formation de la volonté politique » (NU, 79). Il faut « faire comprendre à l'Allemagne que la désobéissance civile est le signe d'une culture politique parvenue à maturité » (NU, 81). Pour cela, Habermas mobilise la "théorie de la justice" du moraliste américain John Rawls, dont il retient la définition de la désobéissance civile comme "action publique, non violente, dictée par la conscience mais politiquement illégale, et ordinairement destinée à provoquer une modification de la loi ou de la politique gouvernementale" (8). Fort de l'autorité (?) de ce professeur de Harvard largement imperméable à la politique et qui annonce tout de go que les actes politiques dans un État de droit peuvent être illégaux (9), Habermas tente de démontrer que le degré de « désobéissance civile » est un baromètre de la "maturité" de la République fédérale (NU, 84). Point de vue aussi aventureux qu'exhorbitant : par quels arguments un citoyen agissant dans l'illégalité peut-il exiger de l'État et de ses institutions le respect du droit existant ? Et même si l'on admet, avec Rawls, que la désobéissance civile ne doit pas « troubler l'ordre constitutionnel », la question surgit aussitôt : où, exactement, tracer les limites ? Et surtout : qui veillera au respect de ces limites ? Les manifestants ? Dans ce domaine, les limites sont très vite franchies lorsque le droit en vigueur a été enfreint et que les institutions sont bafouées.

    Or, ce problème de la dynamique propre à l'action politique ne semble manifestement pas exister pour Rawls et Habermas (10) : fidèle aux principes universalistes du droit naturel, Habermas se fait l'avocat d'un fossé béant entre légalité et légitimité qui a déjà conduit, au cours de ce siècle, à la suppression de l'État (et à la dictature de Béhémoth) (NU, 85 ss., 97). Pour lui, les véritables « gardiens de la légitimité » d'un État sont « les laborieux et les besogneux qui ressentent plus que d'autres l'injustice dans leur chair » (NU, 88). Mieux : appelant à la rescousse un autre théoricien anglo-saxon du droit, R. Dworkin, il va jusqu'à affirmer que les « violations civiles de la loi » sont des « expériences moralement justifiées dans lesquelles une République vivante ne peut conserver ni sa capacité d'innovation ni sa légitimité aux yeux de ses citoyens » (ibidem). Ces vues surréalistes, et même dangereuses si elles étaient mises en pratique, ne sont possibles que parce que Habermas, pur produit de la "rééducation", ignore totalement la tradition réaliste de la pensée politique, celle qui va de Machiavel à Hobbes jusqu'à Carl Schmitt en passant par Hegel et Nietzsche. À cette tradition, Habermas préfère manifestement quelques théories moralisantes anglo-saxonnes sur le droit naturel.

    "Pour un usage réflexif de la règle majoritaire"

    Son argumentaire est également très révélateur lorsqu'il émet des réserves à l'encontre du principe démocratique de la majorité (bien que lui et ses semblables aiment s'appeler des "démocrates radicaux"), notamment lorsque l'application de ce principe aboutit à des décisions déplaisantes pour lui et ses compagnons de route (voir l'affaire de l'implantation des fusées Pershing). Mais il ajoute ensuite : « Le principe majoritaire n'est vraiment convaincant que dans certaines situations » (NU, 96) ; il est inopérant « lorsque le Non de la minorité exprime le refus d'une forme d'existence… taillée en fonction des besoins de la modernisation capitaliste » (NU, 95), bref lorsqu'il y a « face à face entre deux formes opposées de l'existence ». Que faire alors ? Habermas a bien sûr trouvé la solution. L'un de ses disciples, le sociologue de Bielefeld Claus Offe, la définit ainsi : « C'est un usage réflexif de la règle majoritaire… de telle façon que les objets, modalités et limites de l'application du principe majoritaire lui-même soient mis à la disposition de la majorité » (NU, 96). La solution, n'en doutons pas, fera merveille, à condition que la population ne soit composée que de sociologues venus de Bielefeld ou de Francfort !

    ◘ III. Le problème philosophique de la modernité

    En 1954 parut à Berlin-Est un volumineux ouvrage qu'il faut considérer comme la contribution communiste la plus importante à la rééducation intellectuelle des Allemands de RDA (et pas seulement de RDA…). Son titre : Die Zerstörung der Vernunft  de Georg Lukàcs. Ce livre, rédigé à Moscou pendant la guerre, développe, sous la forme d'une pérégrination à travers l'histoire récente des idées en Allemagne, la thèse de la "destuction de la raison" par les philosophes et écrivains "irrationalistes". Auxquels Lukàcs oppose la "bonne" tradition, la tradition rationaliste qui va, comme il se doit, de Hegel à Marx et à ses épigones.

    Sauver la raison de ses "falsifications"

    Si Habermas, dans ses lectures sur le discours philosophique de la modernité, ne procède pas de façon aussi superficielle ni aussi tapageuse, il semble bien par moments se prendre pour un nouveau Lukàcs (comme le suggère une allusion dans NU, 179) qui suivrait les traces de son prédécesseur, mais avec des ambitions intellectuelles plus élevées. Déjà, dans ses écrits politiques, Habermas tentait d'expliquer tous les aspects négatifs de la modernité, critiqués par les "post-modernes" (et par lui-même) par des « effets secondaires » (NU, 63), des « falsifications" du véritable esprit de la modernité » (NU, 15), des « exagérations », dans l'architecture moderne par ex., (NU, 23), afin de « sauver le projet inachevé de la modernité qui s'emballe » (NU, 15). Son point de départ philosophique est donc à nouveau la défensive : la reconstruction du discours philosophique de la modernité est une réaction au « défi de la critique néostructuraliste de la raison » (PhD, 7).

    Voici, brossée à grands traits, la démarche intellectuelle de cet ouvrage (Der philosophische Diskurs der Moderne)  sans doute ambitieux dont l'argumentaire se meut - et se perd - dans les hautes sphères de la réflexion : « l'émancipation de la modernité » (PhD, 26) commence avec Hegel dont la philosophie érige la subjectivité en principe des temps nouveaux. En même temps, la subjectivité reconnaît la supériorité du monde moderne (comme monde de progrès) mais aussi sa crise (comme monde de l'esprit aliéné), et c'est pourquoi « la première tentative de conceptualiser la modernité est originellement inséparable d'une critique de la modernité » (PhD, 27). À la rupture du principe de subjectivité en trois formes de raison depuis Kant (raison pure, raison pratique et jugement esthétique), qui sera suivie d'autres dissociations (entre science et foi, par ex.), Hegel oppose la « notion d'absolu » (PhD, 32) grâce à laquelle la philosophie peut révéler « la raison comme force de synthèse afin de répondre à la crise née de la dissociation (Entzweiung) de l'existence » (ibidem) (11). Grâce à cet "absolu", posé en principe central et conçu par Hegel comme « le processus conciliatoire de la relation inconditionnelle à soi-même » (PhD, 46), Habermas peut certes « convaincre la modernité de ses errements sans recourir à un principe autre que celui, inhérent à la modernité, de subjectivité », mais il n'aboutit qu'à une « réconciliation partielle » (PhD, 49) puisque sa solution revient à privilégier la généralité concrète (das konkrete Allgemeine)  par rapport au sujet concret, c'est-à-dire à « donner la préférence à une subjectivité supérieure, celle de l'État, plutôt qu'à la liberté subjective de l'individu » (PhD, 53). L'alternative possible (mais que rejette Hegel) eût été une « intersubjectivité supérieure de la volonté libre … dans une communauté de communication » (PhD, 54). Ce point sera ultérieurement repris par Habermas lorsqu'il développera le concept dialectique de raison chez Hegel.

    Les 3 perspectives posthégéliennes

    Après avoir développé ces prolégomènes dans ses 1ère et 2ème lectures, Habermas ébauche dans la troisième les 3 perspectives posthégéliennes :

    • 1) les hégéliens de gauche, qui veulent faire la révolution au nom de la raison totale (umfassend)  contre une raison étiolée et mutilée par l'esprit bourgeois ;
    • 2) les hégéliens de droite, qui font confiance à l'État et à la religion pour faire contrepoids à l'inquiétude de la société bourgeoise ;
    • 3) Nietzsche qui veut démasquer la raison, toute raison, comme une volonté de puissance déguisée et pervertie (PhD, 71).

    La 4ème lecture traite d'ailleurs du seul Nietzsche qu'Habermas considère comme la plaque tournante de l'irruption de la post-modernité. Dans une interprétation largement abrégée de la pensée nietzschéenne (et dans laquelle il ne fait de surcroît aucune différence entre le jeune Nietzsche et le Nietzsche de l'âge mûr), Habermas expose le projet nietzschéen de rénovation du mythe (PhD, 107 ss.) destiné à surmonter les déficits du rationalisme des Lumières. Il s'agit pour Nietzsche de « rompre radicalement (totaler Abkehr !) avec une modernité excavée par le nihilisme » (PhD, 117). La délivrance dyonisiaque de l'homme moderne par l'expérience esthétique, que propose Nietzsche, supprime tous les intermédiaires de la raison hégélienne (PhD, 116 ss.) et la volonté de puissance se révèle comme fondamentalement esthétique (PhD, 118).

    Le problème de Nietzsche

    Mais le problème de Nietzsche est qu'il ne peut légitimer rationnellement sa critique de la raison, critique « qui se place d'emblée hors de l'horizon rationnel » (PhD, 119), pas plus d'ailleurs que ses critères du jugement esthétique (c'est un reproche fondamental que Habermas fera plus tard également à Heidegger, à Bataille, à Derrida et à Foucault). Pour résoudre ce problème, Nietzsche oscille entre 2 stratégies :

    • 1) la possibilité d'un regard artistique, en même temps sceptique et antimétaphysique, sur le monde, mobilisant des méthodes scientifiques  et sur ce point, Bataille, Lacan et Foucault n'ont pas dit autre chose ;
    • 2) la possibilité d'une critique de la métaphysique, critique qui ne serait pas une philosophie au sens traditionnel du terme mais le fait d'un initié participant d'un mystère dionysiaque : ici, Nietzsche rejoint Heidegger et Derrida (PhD, 120).

    Cependant, avant d'écorcher ces 2 derniers auteurs, Habermas essaie, dans sa 5ème lecture, de « sauver la dialectique de l'Aufklärung », jadis théorisée par Horkheimer et Adorno, afin d'empêcher les auteurs post-modernes d'en abuser. Ce qui ne l'empêche pas lui-même, dans un premier temps, de critiquer la part trop belle faite par Horkheimer et Adorno à la raison instrumentale : certes, l'éclatement des sphères qui englobaient les valeurs culturelles est à l'origine de la « régression sociale de la raison » mais il a provoqué également une « différenciation progressive d'une raison qui en acquiert une forme procédurale » (PhD, 137), en sorte que la « dialectique de l'Aufklärung » appréhende mal « le contenu rationnel de la modernité culturelle » (PhD, 137 ss.). Pourtant, Habermas décèle en filigrane, chez ces 2 auteurs, une « fidélité fondamentale à la démarche de l'Aufklärung » (PhD, 143) puisqu'ils s'offrent le paradoxe d'une critique radicale de la raison… avec les intruments de la raison (PhD, 145).

    Habermas contre Heidegger

    Habermas n'a pas la même indulgence à l'égard de Heidegger et de Derrida, qu'il aborde dans ses 6ème et 7ème lectures. Heidegger, qui se range comme Bataille, « sous la bannière de Nietzsche pour la lutte finale » (PhD, 158), en arrive lui aussi, à force de critiquer en bloc la philosophie moderniste du sujet, à évacuer la raison, de sorte que, comme l'indique Habermas (on croirait lire du Lukàcs), « il ne fait plus la différence entre, d'une part, le contenu universaliste de l'humanisme, des Lumières … et, d'autre part, les idées d'auto-affirmation du particulier, propres au racisme, au nationalisme et aux typologies rétrogrades du style Spengler ou Jünger » (PhD, 160 ss.). Le « décisionisme volontariste » qui s'exprime dans Sein und Zeit débouche, pour Habermas, sur …  le national-socialisme. Aux prises avec celui-ci, Heidegger développe alors sa philosophie tardive, à savoir le Denken der Kehre,  l'idée de retournement (12). Cette pensée nouvelle se dévoile alors comme une « temporalisation de la philosohie originelle » (PhD, 158, 182): l'Être comme « principe primordial selon la philosophie initiale » est temporalisé et se révèle comme événement vrai, actuel en permanence, mais caché et qui, en tant que tel, ne peut se donner à voir que par le biais d'une critique radicale et destructrice de l'histoire de la métaphysique. Or, dans une telle démarche, le « déracinement de la vérité propositionnelle » va de pair avec une « dévalorisation de la pensée discursive » (PhD, 182), en sorte que Heidegger ne parvient qu'à « renverser les schémas de la philosophie du sujet » tout en restant « prisonnier de la Problématique de cette philosophie » (PhD, 190).

    Le cheminement intellectuel de Derrida est très proche de celui de son maître Heidegger. Chez ce penseur français, l'absolu primordial est non l'Être mais l'Écrit « comme signe originel, … soustrait à tous les contextes pragmatiques de la communication » (PhD, 210). « L'Écrit primordial (Urschrift), (...) force originelle diffuse dans le temps » (PhD, 211), rend possibles, en excluant tout sujet transcendental, « les distinctions, sources d'information sur le monde, entre l'intelligible des significations et l'empirique qui se donne à voir dans l'horizon de ce dernier » (PhD, 210). Pour réfuter ces conceptions, Habermas mobilise les arguments déjà utilisés contre Heidegger : Derrida lui aussi ne fait qu'ériger en mythe des « pathologies sociales manifestes » (PhD, 214).

    Derrida : un irrationaliste proche de la mystique juive ; Heidegger : un néo-païen "hölderlinien"

    Détail intéressant : Habermas relève une différence notoire entre ces 2 auteurs, même s'il les confond dans sa critique : à l'actif de Derrida, il note que cet auteur « reste proche de la mystique juive » et ne souhaite pas « revenir, comme les néo-païens, à une période antérieure aux prémisses du monothéisme » (PhD, 214), ce qui le met à l'abri « tant de l'imperméabilité politico-morale que du mauvais goût esthétique d'un nouveau paganisme enrichi d'Hölderlin » (PhD, 197). Heureusement, Derrida « reste en-deçà de Heidegger » car « l'expérience mystique… des traditions juive et chrétienne ne peut déployer toute sa puissance explosive, capable de liquider institutions et dogmes » (!) (NU, 216) que par référence à un dieu caché, alors que « la mystique néo-païenne de Heidegger… a, au mieux, les charmes de la charlatanerie » (PhD, 217). 

    Remarquable confession monothéiste, qui confirme, s'il en était besoin, ce que la Nouvelle Droite, en France, a dévoilé au grand jour : une parenté idéologique directe entre la pensée marxiste et les religions monothéistes du salut (13).

    Dans la 8ème lecture, Habermas présente la continuité qui court de Nietzsche à Bataille : pour ce penseur français, il s'agit de réhabiliter un sacré séculier qui s'exprime dans les expériences fondamentales (refoulées par la modernité) que sont l'ivresse, le rêve, la vie des instincts et que Bataille appelle la souveraineté (PhD, 248 ss.). Sa vision utopique d'un tel "retour de l'homme à lui-même" (PhD, 268), auquel tend son Économie générale,  se réalise dans le sillage du soviétisme marxiste de type stalinien (PhD, 266 ss.). Comme Nietzsche avant lui, Bataille se trouve confronté au problème (irrésolu) de la maîtrise théorique de la souveraineté comme « autre que la raison » puisque toute théorie est tributaire de ses présupposés rationnels (PhD, 277).

    Au centre de la pensée de Foucault : la puissance

    La pensée de Foucault, auquel Habermas consacre de longs développements dans ses 9ème et 10ème lectures, se rattache à celle de Bataille et de Nietzsche. Historien des sciences, ce philosophe parisien décédé en 1984 met la notion de puissance au centre de son analyse. Pour lui, la modernité se caractérise avant tout par « un processus inquiétant de montée en puissance d'interactions concrètes » (PhD, 285), qu'il aperçoit aussi bien dans l'histoire des sciences humaines (PhD, 279 ss.) que dans l'apparition et le développement des « institutions totales » : prison, asile, établissement psychiatrique, école, etc… (PhD, 286 ss.). Chez Foucault, la puissance devient donc « la notion de base historico-transcendentale d'une historiographie critique à l'égard de la raison » (PhD, 298 ss.). En même temps, sa démarche est « nominaliste, matérialiste et empirique puisqu'elle envisage les pratiques transcendentales de la puissance comme relevant du particulier, mais aussi de l'inférieur, du corporel, du sensuel, de ce qui escamote l'intelligible, enfin du contingent qui pourrait être autre car il n'obéit à aucun ordre directeur » (PhD, 301) — passages soulignés par l'auteur. Or, dans la mesure où Foucault utilise, dans sa généalogie des sciences humaines, un concept de puissance posé en absolu et qui se manifeste de surcroît dans un rôle empirique et transcendental (PhD, 322), il ne parvient qu'à inverser le signe des apories de la philosophie du sujet traditionnelle, et ne résoud le paradoxe qu'en substituant la vérité à la puissance (PhD, 323) : son « historiographie généalogique » se révèle exactement comme « … la pseudo-science présentiste, relativiste et crypto-normative que précisément elle se défend d'être ». Bref, elle se résorbe dans un « subjectivisme sans issue » (PhD, 324).

    L'alternative habermasienne : la notion de "rationalité communicative"

    Comme alternative aux apories des critiques de la raison depuis Nietzsche, Habermas propose, dans les 11ème et 12ème lectures, la notion de "rationalité communicative" qu'il avait déjà présentée en 1981 dans un pavé de 1.200 pages intitulé Theorie des kommunikativen Handelns. Cette conception reprend, du moins à en croire Habermas, des éléments déjà présents chez Hegel, Marx ou même Heidegger (PhD, 94, 177 ss. et 345). Elle permet de surmonter à la fois le paradigme désuet de la connaissance (Erkenntnis, dans la philosophie du sujet) (PhD, 345) et le paradigme de la production dans la philosophie de la praxis (PhD, 95 ss.). Cette nouvelle notion de « raison communicative » peut contribuer à « réhabiliter le concept de raison » (PhD, 395) en réactivant le vieil objectif de « révision de l'Aufklärung, mais avec les instruments de l'Aufklärung » (PhD, 353) et en renouant avec le « contre-discours inhérent à la modernité qui est critique du logocentrisme occidental, mais une critique qui diagnostique non un excès mais un déficit de la raison » (PhD, 361). La raison communicative « est intégrée directement au processus de la vie sociale » (PhD, 367) et la « praxis rationnelle doit être entendue comme raison concrétisée dans l'histoire, la société, le corps et le langage » (PhD, 368 ss.) : ce n'est que lorsqu'on a admis ces 2 postulats que le « contenu normatif de la modernité » peut se manifester (PhD, 390). Ce contenu s'exprime notamment à travers le progrès social, méconnu par Nietzsche et ses successeurs (PhD, 392 et 342) et dont Habermas ne doute à aucun moment même s'il admet quelques « phénomènes de pathologie sociale » (PhD, 403)… qu'il s'empresse d'ailleurs de banaliser en les baptisant « pathologies de la communication ».

    Habermas s'envisage donc, même s'il ne le dit pas ouvertement, comme le véritable héritier tant de la philosophie du sujet de l'idéalisme allemand que des velléités praxisphilosophisch des hégéliens de gauche dans la mesure où il dépasse par le haut les apories de ces 2 lignages, à savoir par une redéfinition sociologique de la rationalité, et écarte en même temps d'un revers de main toutes les objections et points de vue de l'adversaire postmoderne. Pour lui, le seul protagoniste vraiment sérieux est Niklas Luhmann, héritier bon teint de l'hégélianisme de droite (PhD, 408 ss.), qui porte aux extrêmes, dans sa théorie des systèmes sociaux, « l'affirmation néo-conservatrice de la modernité sociale » (PhD, 441). Sa thèse, « actuellement inégalée par sa puissance de conceptualisation, son imagination théorique et sa capacité à brasser les concepts » (ibidem, 444), atteint « une hauteur de réflexion où tout ce que les avocats de la postmodernité ont pu avancer… a déjà été pensé par lui mais de façon plus subtile » (PhD, 411). Son « sens des réalités » trahirait un « héritage très allemand, qu'il partage avec les hégéliens de droite sceptiques, jusqu'à Gehlen » (PhD, 432) ! Néanmoins, face à Luhmann, Habermas maintient qu'il n'y a pas seulement des systèmes sociaux parcellaires (Teilsysteme) — il traite les conceptions de Luhmann d'« antihumanisme méthodique » ! — et que l'ensemble social peut, grâce à ses opinions publiques plurielles (Öffentlichkeiten)  exprimant, même de façon diffuse, une « conscience commune », « prendre normativement ses distances vis-à-vis de lui-même et réagir aux phénomènes de crise » (PhD, 435).

    ◘ IV. Penser Habermas contre Habermas

    Habermas a déclaré un jour qu'il fallait « penser avec Heidegger contre Heidegger » (14). Le précepte peut, à bien des égards, lui être retourné. Les éléments de critique sont nombreux ; nous en retiendrons 5 :

    • 1. Habermas applique le principe "2 poids, 2 mesures" : « Ce qui m'horripile, ce qui me heurte — a-t-il avoué un jour —, ce sont les agressions de ceux qui refusent de faire chez moi la différence entre le publiciste politique et le philosophe… et qui mélangent tout » (NU, 205). Or, n'est-ce pas ce que fait Habermas lui-même ? Quand, dans sa 6ème lecture, il évoque un cours de Heidegger sur Nietzsche, il observe immédiatement (si ce n'est pas là de la basse polémique !) que pour Heidegger, « le surhomme a le visage du SA type » (PhD, 159). On se demande qui mélange ici la politique et la philosophie, et de manière diffamatoire de surcroît (15). À un autre endroit, Habermas proclame : « la chaire du professeur et l'amphithéatre de la faculté ne sont pas le lieu où l'on vide les querelles politiques ; ce sont des lieux de débat scientifique » (NU, 212). On peut se demander, en lisant un passage de sa 12ème lecture, s'il prend au sérieux son propre avertissement : « la communauté de valeurs atlantique, focalisée autour de l'OTAN, n'est guère qu'un slogan de propagande pour ministres de la défense » (PhD, 424), ou encore : « Cette science-fiction de la guerre des étoiles est tout juste bonne pour les planificateurs idéologiques qui pourront ainsi agiter le spectre macabre d'un espace militarisé de façon à déclencher l'impulsion innovatrice qui mobilisera le colosse du capitalisme mondial pour le prochain round technologique » (PhD, 425). Sans doute Habermas ne voit-il là aucune polémique. Seulement un "débat scientifique"…

    • 2. L'un des reproches fondamentaux de Habermas à l'encontre des critiques de la raison dans le sillage de Nietzsche est que leur discours ne fait « aucune place à la praxis quotidienne » (PhD, 393). Le responsable, encore et toujours, est Nietzsche : il aurait « tellement fixé ses disciples sur les phénomènes de l'extra- et du supra-quotidien » que la praxis quotidienne en est venue à être méprisée comme « du dérivé, de l'inauthentique » (uneigentlich).  Outre qu'un tel reproche, rapporté à Nietzsche et formulé de cette façon, est inexact, l'objection n'est fondée que si l'on est convaincu, avec Habermas, que les modalités et les formes de la communication quotidienne dans le monde vivant recèlent effectivement ce que l'on peut appeler les structures fondamentales de la rationalité. Mais il y a autre chose : Habermas ne fait pas la distinction, pourtant évidente chez Nietzsche et les nietzschéens, entre la petite élite de ceux qui sont vraiment capables d'une pensée philosophique et la masse qui demeure nécessairement impénétrable à ces dimensions supérieures de l'esprit humain. Bien évidemment, c'est à cette élite que s'adresse Nietzsche (comme ses prédécesseurs et successeurs), à une élite pour qui l'existence quotidienne devient inessentielle (unwesentlich)  comparée au monde supérieur de la pensée dont elle participe. Cela ne signifie nullement que pour ces penseurs le quotidien ne soit absolument pas digne de réflexion ! Dans ses brillantes analyses de critique culturelle, notamment dans Sein und Zeit, Heidegger montre clairement qu'un étude rigoureuse du quotidien et la reconnaissance de son importance pour l'existence humaine, peut très bien s'accompagner d'une critique de ce monde de la quotidienneté qui, entrevu sur un plan plus élevé, s'avère précisément comme uneigentlich  (16).

    Habermas demeure crispé sur l'utopisme

    • 3. Habermas se crispe sur les positions classiques de la gauche: celle de l'utopisme. Il s'agit certes, dès l'abord, d'un utopisme très atténué, abstrait dans sa formulation. Rappelons-nous le jeune Marx qui pensait que, dans la société communiste, il serait possible de « faire aujourd'hui une chose, demain une autre, de chasser le matin, pêcher l'après-midi, pratiquer l'élevage le soir, critiquer le repas sans jamais être chasseur, pêcheur, éleveur ou critique », exactement selon son humeur (17), ou les prophéties absurdes de Labriola ou de Trotsky qui pensaient que les Platons, les Brunos et les Galilées courraient un jour les rues et que la "moyenne humaine" s'élèverait au niveau d'un Aristote, d'un Goethe et d'un Marx (18). Bien sûr, il ne reste plus grand chose, chez Habermas, de ces élucubrations : l'expérience du « socialisme bureaucratique » (NU, 266 ; c'est ainsi qu'Habermas désigne le régime politique d'au-delà de l'Elbe !) est un bagage assez encombrant… Les « accents utopistes », affirme-t-il, se déplacent aujourd'hui « de la notion de travail à celle de communication » (NU, 160) ; « le contenu utopique de la société de communication se réduit aux aspects formels d'une intersubjectivité laissée intacte » (NU, 161). Mais Habermas va au delà de cette formule passablement creuse : son « intuition fondamentale », qu'il avoue puisée aux archétypes de la mystique protestante et juive, serait « la réconciliation de la modernité avec elle-même » grâce à des « formes d'interaction réussie » (NU, 202 et 223) et à « la perspective d'une praxis parvenue à la conscience d'elle-même et où l'auto-détermination solidaire de tous devrait être compatible avec l'auto-épanouissement authentique de chaque individu » (PhD, 391). Habermas en aperçoit d'ailleurs les prémices (c'est, dit-il, une "parcelle de raison existante") « dans le féminisme, les révoltes culturelles, les résistances écologiques et pacifistes » (NU, 252). Autrement dit, les symptômes de décadence sont à ses yeux des signes évidents de progrès. On croirait voir gesticuler sous nos yeux les "derniers hommes" de Nietzsche qui clignent de l'œil en disant qu'ils ont "inventé le bonheur". Les professions de foi utopistes à la Habermas n'interpellent pas le contradicteur; leur propre ridicule les tue plus sûrement.

    Une lacune chez Habermas : un jugement sur l'éthologie d'un Konrad Lorenz

    • 4. Cet utopisme s'explique largement, chez Habermas, par le rejet de toute anhropologie réaliste. Habermas devrait tout de même savoir que Kant, dès 1793, ajoutait aux 3 interrogations fondamentales de la philosophie (la métaphysique, la morale et la religion) un 4ème questionnement : « Qu'est-ce que l'homme ? » (Was ist der Mensch) (19). Or, ce questionnement-là, Habermas, somme toute logique avec lui-même, s'y dérobe. On le voit bien dans sa critique du conservatisme : il dénombre 4 types d'argumentaires conservateurs, mais, de façon significative, esquive le quatrième, le « discours éthologique de Konral Lorenz… parce qu'il débouche plutôt sur la Nouvelle Droite française que sur le néoconservatisme allemand » (NU, 41). L'argument n'est guère solide : Habermas ne comprend-il rien à l'éthologie ? Rien n'est moins sûr : quiconque, outre ses disciplines de travail, se sent à son aise aussi bien dans la psychanalyse que dans la mystique juive, aussi bien en économie classique que dans les prolégomènes du post-structuralisme le plus récent, doit bien avoir également quelques notions d'éthologie. Pourquoi, dans ces conditions, escamote-t-il le problème et refuse-t-il (y compris dans d'autres écrits) d'accepter les acquis de la science moderne du comportement ? Parce qu'à l'évidence, ses utopies se dégonfleraient, même et surtout ses utopies politiques, puisque nous savons désormais, au moins depuis Carl Schmitt, que « la conception de l'homme comme être problématique/non problématique est la condition première de toute réflexion politique » (20). Et ce n'est pas avec des coups de bec agressifs contre ce qu'il appelle « l'anthropologie pessimiste » (NU, 54) des conservateurs qu'Habermas pourra combler un déficit idéologique flagrant : sa propre anthropologie, implicitement optimiste.

    Il n'y a plus de raison universelle...

    • 5. Le concept de raison chez Habermas reste prisonnier des illusions de l'Aufklärung. En fait, ce concept de raison est au centre de son argumentaire philosophique et politique. Au premier abord, Habermas semble en faire un usage modéré : il ne peut plus exister de raison qui serait au service d'une « motivation philosophique en dernier ressort ». L'erreur de Nietzsche, de Heidegger et même d'Adorno et de Derrida aura été d'avoir « confondu les questionnements universalistes, toujours présents en philosophie, avec leur prétention — abandonnée, elle, depuis longtemps — à avoir rang de statut, prétention que la philosophie exprimait naguère pour les réponses qu'elle apportait ». Certes, « la conscience de la faillibilité des sciences… a depuis longtemps rattrapé la philosophie », mais celle-ci « se conçoit, aujourd'hui comme hier, comme la gardienne de la rationalité au sens d'une prétention rationnelle inhérente à notre forme d'existence » (PhD, 247, rem. 74). Mais cette assertion fait elle-même problème : comment conserver les « questionnements traditionnels et universalistes » si l'on jette par dessus bord le statut traditionnel de la philosophie où s'enracinent — et se justifient — ces questionnements, et si les réponses de portée universelle deviennent impossibles ? (La réserve de Habermas selon laquelle les « propositions universelles » doivent nécessairement se couler dans un « moule grammatical » devient très vite relative). Comment la philosphie peut-elle encore de nos jours se comprendre comme « la gardienne de la rationalité » (comme dans l'Aufklärung) lorsqu'on sait que l'universalité de la raison (prétention qu'elle soutenait encore naguère) n'est plus crédible aujourd'hui ? Sur ce point, Nietzsche et Dilthey voyaient plus loin qu'un Jürgen Habermas, auquel le XVIIIe siècle colle encore à la peau…

    Un panrationalisme qui ne tient pas à l'analyse...

    Habermas précise que sa conception de la raison est en rupture avec la raison archaïque de l'idéalisme allemand : « Il n'existe aucune raison pure qui se serait ensuite glissée dans l'habit du langage. La raison est raison incarnée d'entrée de jeu dans l'acte de communication comme dans les structures du  monde vivant » (PhD, 374). Il serait plus juste de parler ici de panrationalisme (comme il y a un "panthéisme") : la raison communicative de Habermas est omniprésente puisqu'elle « décrit… l'universel d'une forme de vie commune » (PhD, 377). L'universum (das Ganze)  est traversé par le fil de la raison : même l'erreur, le crime et l'illusion ne sont pas a-rationnels : ce ne sont que les manifestations d'une raison « à contre-sens » (verkehrt).  À l'évidence, c'est cela qui justifie aux yeux d'Habermas la possibilité de croire encore à l'utopisme au nom du "progrès", puisque tous les phénomènes indésirables du monde moderne ne sont pour lui que des manifestations d'une « raison à contre-sens », qu'il appelle « pathologies de la communication » et qui peuvent être corrigées par le retour à des formes rationnelles de communication. Ici, c'est l'élève de Hegel qui parle : on critique certes la modernité mais sur le terrain et avec les instruments de la modernité, afin de perpétuer le projet culturel de la modernité.

    La conception de Habermas repose entièrement sur une absolutisation du concept de la raison dialectique hégélienne, concept qu'il avance comme fondement intellectuel incontournable d'une modernité conçue sur le mode monolithique. Or, une telle démarche n'est possible que si l'on occulte purement et simplement un héritage philosophique d'une importance et d'une richesse capitales.

    Habermas ignore tout un continent de la philosophie, vieux de 2 siècles

    Habermas occulte le fait que depuis le XVIIIe siècle, parallèlement au surgissement kantien, s'articule une résistance à l'idée d'une modernité hypostasiant la rationalié et que cette résistance n'a pas commencé avec Hamann, Möser et Herder : elle a atteint, chez ces auteurs, une première apogée mais s'est prolongée ensuite avec des penseurs comme Jacobi et les Romantiques (parmi lesquels Habermas ne cite que Schelling et F. Schlegel, et brièvement de surcroît ; PhD, 111 ss.). Schopenhauer et Kierkegaard perpétuent, sous des approches diffé-ren-tes, cette lignée philosophique qui produira Nietzsche et le vitalisme et se développera jusqu'à Spengler, Klages et les intellectuels de la Révolution conservatrice. Dès les origines de la modernité (qui n'a jamais été cette entité fermée et monolithique que suggèrent les textes de Habermas), il a donc existé une tradition de l'esprit qui a identifié et conceptualisé les dangers inhérents à la césure, introduite par la modernité, entre horizon de l'expérience et horizon de l'espérance, selon l'expression de Koselleck, et dont la Révolution française fut un exemple. Comme l'a montré sans ambiguité Bernard Willms, « la pensée allemande, de Herder à Gehlen, se conçoit effectivement comme un face-à-face permanent avec l'Aufklärung de l'Occident et l'on peut démontrer que, dans ce débat, la pensée allemande se percevait et se perçoit toujours comme une riposte aux Lumières » (21). Cela ne signifie nullement que cette pensée ait dégénéré en "irrationalisme" et en borborygmes mystiques : « La contre-Aufklärung, c'est le dépassement critique de l'Aufklärung par une relation plus réaliste à l'histoire et au réel… La contre-Aufklärung, ce n'est donc pas l'érection d'une ligne de défense face à l'Aufklärung, c'est une réflexion plus profonde sur les notions générales et abstraites auxquelles la Révolution française avait réduit l'histoire et l'humanité » (22).

    La contre-Aufklärung fait contrefeu à l'optimisme panrationaliste du "progrès", caractéristique d'une praxis philosophique indigente dont les héritiers se parent aujourd'hui des oripeaux des "théories de la communication" et essaient de revendre sous un emballage nouveau les vieilles lunes de l'utopisme des XVIIIe et XIXe siècles.

    Habermas a la conviction apparemment inébranlable que seule la raison émet un accès privilégié au réel. Plus le monde vivant est appréhendé de façon abstraite, mieux cela vaut. Plus la réflexion est brumeuse, plus l'emprise sur le réel est précise. Ce qui permet accessoirement (au grand plaisir de Habermas) de disqualifier le discours adverse comme unterkomplex : trop simple !! (PhD, 394). Il juge évidemment dangereuse l'idée que le réel puisse se manifester plutôt dans le concret que dans l'abstrait. On le voit bien lorsqu'il déclare que les mouvements sociaux doivent intégrer en eux le « contenu normatif de la modernité », c'est-à-dire ce "droit à l'erreur" (Fallibilismus), « cet universalisme et ce subjectivisme qui sapent la force et la forme concrète de tout ce qui est particulier » (PhD, 424, souligné par l'auteur). On ne peut être plus clair : l'ennemi, c'est tout ce qui est particulier, spécifique, concret ! En effet : « l'analyse structurelle des mondes vivants », fondée sur la théorie de la communication, n'est viable que si on fait l'impasse du concret ; faute de quoi, on nage, selon Habermas, « dans la mer des contingences historiques » (NU, 191). Que le réel consiste justement en cette « mer des contingences historiques », que ce « tout autre » (das Andere) d'une raison conçue sur le mode abstrait puisse se poser en anti-thèse du Général, de l'Universel, de l'Abstrait et du Médiat (23), non seulement comme rêve, fantasme, folie ou ex-tase mais également comme Individuel, Concret ou Immédiat, cette idée-là, le panrationalisme d'un J. Habermas ne peut que s'en détourner avec horreur…

    Redécouvrir "l'autre que la raison" et échapper à l'hybris du panrationalisme

    Pourtant, ce n'est peut-être pas un hasard si la pensée contemporaine connait actuellement un nouveau changement de cap pour lequel c'est surtout « l'expérience de la finitude… qui fait l'homme », c'est avant toute chose « comprendre que l'homme ne pourra jamais faire coïncider totalement sa pensée avec le réel » (24). Ce qui implique nullement un rejet de la raison comme entité ; cela suppose seulement que l'on reconnaisse « l'Autre que la raison » (das Andere der Vernunft) et que l'on incorpore dans son schéma mental cet élément qui n'est pas "inférieur" à la raison puisqu'il est au cœur du réel. Réapprendre que l'esprit humain se heurte toujours en fin de compte aux limites de l'aporie et du paradoxe, c'est échapper à l'hybris d'un rationalisme omnipotent.

    C'est Hermann Lübbe qui a le mieux cerné la portée actuelle d'une pensée comme celle de Habermas : « Dans une civilisation qui nous est une contrainte culturelle et politique, moins par sa sclérose que par sa dynamique, les attitudes progressistes deviennent obsolètes » (25). Mais on soupçonne fort, par moments, que la forme de ces attitudes, cet emballement intellectuel qui se résorbe dans ces abstractions toujours plus insaisissables, signale l'irruption de cette « barbarie de la réflexion » dont parlait déjà Vico puis, après lui, Nietzsche, Sorel et Spengler et qui annonce invariablement la barbarie tout court.

    ► Hans-Christof Kraus, Orientations n°10, 1988. (tr. fr. : Jean-Louis Pesteil)

    ♦ Notes :

    • (1) Interview de D. Horster et W. van Reijen du 23 mars 1979, in : D. Horster, Habermas zur Einführung,  Hanovre, 1980, p. 76.
    • (2) On le voit très bien quand Habermas découvre… Richard Löwenthal et Kurt Sontheimer comme « pendants ouest-allemands » des néoconservateurs américains (NU, 39) ! Ces 2 libéraux de gauche, tenants d'un « patriotisme de la Constitution » (Verfassungspatriotismus), n'ont strictement rien à faire dans le camp "conservateur". Ils seraient d'ailleurs eux-mêmes fort contrariés d'une telle classification !
    • (3) Sur le plan de la définition, Habermas les distingue nettement des néoconservateurs américains (NU, 40). Ce qui ne l'empêche pas ensuite d'accoler ce qualificatif aux Allemands (NU, 39, 46, 49 et 182). On aurait aimé un peu plus de rigueur dans le maniement de certains concepts !
    • (4) Sur la controverse entre Habermas et les Français, on consultera A. Huyssen, « Die Postmoderne : Eine amerikanische Internationale ? » in dito et KR Scherpe (éd.), Postmoderne - Zeichen eines kulturellen Wandels,  Reinbek bei Hamburg, 1986, pp. 26 ss. Sur Lyotard, on peut lire dans le texte de présentation de ses livres parus chez Merve-Verlag (Berlin) : « … Militait pendant la guerre d'Algérie dans le groupe d'extrême-gauche de la revue Socialisme ou Barbarie ».
    • (5) Voir par ex. le recueil de textes M. Foucault : Mikrophysik der Macht - Über Strafjustiz, Psychiatrie und Medizin,  Berlin 1976 ou encore le « Dialogue entre Michel Foucault et les étudiants » in M. Foucault : Von der Subversion des Wissens,  Francfort, Berlin, Vienne, 1978, pp. 110 ss.
    • (6) Cf. J. Altwegg, Die Republik des Geistes,  Munich, 1986, p. 210.
    • (7) Horster (cf. Note 1), p. 73.
    • (8) J. Rawls, Eine Theorie der Gerechtigkeit,  Francfort, 1979, p. 401.
    • (9) La citation de Rawls par Habermas est tronquée; Habermas a omis un "détail" important : l'adjectif "politique", sans en aviser le lecteur (NU, 83).
    • (10) D'autant que pour Habermas, la question de savoir si la théorie de Rawls, pur produit de la tradition anglo-saxonne, est transposable à l'Allemagne, ne semble même pas se poser…
    • (11) Habermas essaie d'éluder la critique de l'Aufklärung par Hegel (par ex. la critique du primat du "devoir-être" sur l'Être) en affirmant que Hegel est "obligé" de développer sa notion de modernité "à par-tir d'une dialectique elle-même inhérente au principe de l'Aufklärung" (PhD, 33), ce qui laisse complètement de côté, évidemment, les différences qui peuvent exister entre la notion de raison chez Hegel d'une part, dans l'Aufklärung d'autre part. À ce jour, Bernard Willms est, il me semble, le seul à avoir montré comment les "théoriciens critiques" de l'École de Francfort s'évertuent à gommer ces différences : « La prétention de la Théorie critique à incarner un courant "progressiste" qui apercevrait comme axe de ce "progrès" l'offensive de l'Aufklärung, ses intentions révolutionnaires (comme le tournant de la dialectique) et surtout son prolongement révolutionnaire par le marxisme, repose en fait sur une double erreur : premièrement, la Théorie critique n'a pas vu que Marx, en remontant au XVIIIe siècle, ne pouvait que retomber dans un système de pensée qui avait déjà été dépassé et surmonté par l'idéalisme. Deuxièmement, elle n'a pas vu que le matérialisme "scientifique", que le marxisme prétendait incarner, se contentait en réalité de reformuler la rationalité de l'Aufklärung dans le sens du XIXe siècle scientiste et positiviste. En sorte que la "Théorie critique" a conservé, malgré toutes les subtilités et toutes les acrobaties de sa réflexion, le caractère réactionnaire des schémas de pensée hérités du XVIIIe siècle : une raison prétentieuse, reproduisant une démarche intellectuelle de type religieux, ne pouvait qu'être une idéologie au sens strict de théocratie intellectuelle et se dégrader en activisme jacobin, voire en véritable scolastique. Tout cela n'a plus rien à voir avec une quelconque appréhension du réel, en dépit du remplissage sociologique et des jongleries avec les "totalités". À cause du marxisme, les acquis philosophiques de l'idéalisme allemand se sont vus ramenés aux vieilles lunes de l'Aufklärung" (B. Willms, « Deutscher Idealismus und die Idee der Nation - Aufklärung und Idealismus in ihrem Verhältnis zur historischen und politischen Wirklichkeit » in : A. Mölzer (éd.), Österreich und die deutsche Nation, Graz, 1985, p. 395).
    • (12) Cette interprétation est en contradiction flagrante avec les résultats des recherches les plus récentes sur Heidegger : elles montrent que le "retournement de Heidegger", la Kehre,  a commencé dès 1930, et non pas après 1933-34 (W. Franzen, Martin Heidegger, Stuttgart, 1976, p. 81; cf. également p. 76 ss.).
    • (13) Cf. Alain de Benoist, Aus rechter Sicht (Vu de droite),  Vol. II, Tübingen, 1984, pp. 33 ss., 156 ss.; du même : Kulturrevolution von Rechts,  Krefeld 1985, p. 122.
    • (14) J. Habermas, Philosophisch-politische Profile,  Francfort, 1984, p. 469.
    • (15) Au demeurant, tout le chapitre sur Heidegger est entrecoupé d'allusions plus ou moins polémiques et malveillantes au faux-pas politique du grand philosophe. Détail révélateur : sur ce point comme sur d'autres, Habermas utilise 2 poids et 2 mesures : on ne sache pas qu'il ait jamais critiqué son patron de thèse, Eric Rothacker, philosophe à Bonn, très méritant du reste, qui collabora allègrement après 1933 (cf. sa "Philosophie de l'histoire", Munich et Berlin, 1934, p. 135 ss.) et qui, après la défaite, préféra "tout oublier" (cf. ses Heitere Erinnerungen,  Francfort et Bonn 1963, p. 73) !
    • (16) M. Heidegger, Sein und Zeit, Halle, 1941, p. 166 ss. (§§ 35-38).
    • (17) Karl Marx, Die Frühschriften,  éd. S. Landshut, Stuttgart 1953, p. 361.
    • (18) Labriola et Trotsky cités par W. Sombart : Der proletarische Sozialismus,  vol. I, Iéna 1924, p. 323.
    • (19) Kant à C.F. Stäudlin, du 4 mai 1973, in : Kant, Briefe,  éd. par J. Zehbe, Göttingen, 1970, p. 216.
    • (20) Carl Schmitt, Der Begriff des Politischen, Berlin, 1963, p. 59.
    • (21) Bernard Willms, Die Deutsche Nation, Köln 1982, p. 88.
    • (22) B. Willms, Idealismus und Nation - Zur Rekonstruktion des politischen Selbstbewusstseins der Deutschen, Paderborn, 1986, p. 41.
    • (23) Cf. à ce sujet Armin Mohler : « Die nominalistische Wende », in A. Mohler, Tendenzwende für Fortgeschrittenen, München 1978, p. 187 ss.
    • (24) A. Mohler, Was die Deutschen fürchten, Stuttgart, 1965, p. 18.
    • (25) H. Lübbe: Zeit-Verhältnisse, Graz,1983, p. 142.

     


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    Une philippique contre les “assassins de l'histoire”

    Un rapport de Luc Nannens

    Le débat ouest-allemand récent, baptisé “querelle des historiens”, a fait la une de tous les quotidiens et hebdomadaires de RFA. Il y a d'un côté, ceux qui veulent accentuer encore la culpabilité allemande, ressasser sans cesse les mythèmes culpabilisateurs, les ériger au rang de vérités historiques intangibles. Leur méthode : l'anathème et l'injure. Cet exercice n'a pas plu à quelques historiens célèbres dans le monde entier, porte-paroles de leurs confrères : Ernst Nolte, Andreas Hillgruber et Michael Stürmer. Peu suspects de sympathies à l'endroit du nazisme, ils ont formé le camp adverse des nouveaux inquisiteurs, ceux qui s'auto-proclament “anti-fascistes”. Ils n'ont pas accepté la nouvelle mise au pas, le galvaudage éhonté de leur discipline déjà si malmenée par l'idéologie ambiante, celle de la grande lessive des mémoires. Rolf Kosiek nous a dressé un bilan clair de cette affaire qui annonce une prochaine grande révolte des mémoires contre les escrocs idéologiques, les nouveaux prêtres hurleurs qui veulent domestiquer, asservir et détruire l'indépendance d'esprit et la sérénité européennes, la vieille et pondérée éthique de Thucydide. Son bilan porte le titre de : Rolf Kosiek, Historikerstreit und Geschichtsrevision, Grabert-Verlag, Tübingen, 1987.

    La querelle des historiens, écrit Rolf Kosiek, est révélatrice de l'absence de liberté que subissaient les historiens dans les décennies écoulées mais, point positif, elle indique aussi que les choses sont en train de bouger et que les sciences historiques vont enfin pouvoir entrer dans une époque “normalisée” et se dégager des carcans officiels. Les historiens agressés, jadis, entraient automatiquement dans un purgatoire et sombraient dans un oubli catastrophique, résultat de la conspiration du silence. Désormais, ils se rebiffent et font face. Apparaissent dès lors les premières fissures dans l'édifice érigé artificiellement pour les besoins a posteriori de la cause alliée, même si des mas-ses d'archives sont encore inaccessibles et si des rumeurs courent qui disent que les documents entreposés à Londres sont délibérément falsifiés, de façon à ne pas porter ombrage au Royaume-Uni quand ils seront enfin à la disposition des historiens.

    L'Allemagne de l'Ouest a connu 5 cas de mise au pas d'historiens actifs dans l'enseignement : l'affaire du Prof. Dr. Peter R. Hofstätter en 1963, l'affaire Stielau (qui contestait l'authenticité du Journal d'Anne Frank)  en 1959, l'affaire Walendy en 1965, l'affaire Diwald en 1978 (2 pages jugées litigieuses dans un livre de 764 pages, vendu à des centaines de milliers d'exemplaires !), l'affaire Stäglich où l'accusé s'est vu non seulement condamné mais dépouillé de son titre de docteur en droit en vertu d'une loi imposée sous Hitler en 1939 ! Si toutes ces affaires concernaient des mises en doute directes de la façon dont l'idéologie dominante présente les rapports tragiques entre Allemands et Juifs pendant la parenthèse hitlérienne, la querelle actuelle ne se base pas du tout sur des arguments relatifs à cette douloureuse question.

    D'où Kosiek distingue 2 types de révisionnisme historique : le révisionnisme proprement dit, vivace dans la sphère anglo-saxonne et porté par des célébrités comme B.H. Liddell-Hart, P.H. Nicoll, C.C. Transill, H.E. Barnes, qui, tous, nient la culpabilité exclusive de l'Allemagne dans le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Nier l'exclusivité de la culpabilité, ce n'est pas nier toute culpabilité mais cette nuance, qu'acceptera tout esprit doté de bon sens, est déjà sacrilège pour les néo-inquisiteurs. Ensuite, un révisionnisme plus marginal, et surtout plus spécialisé, qui n'aborde que les questions propres aux rapports germano-juifs.

    Une volonté populaire diffuse de retour à l'histoire et de réappropriation d'identité

    Une sourde hostilité couvait depuis une bonne décennie contre l'arrogance inquisitoriale : en 1976, le Président de la RFA, Walter Scheel, avait déclaré en public, devant un congrès d'historiens, que l'Allemagne de l'Ouest ne pouvait nullement devenir un pays purgé de toute histoire. En 1977, les historiens hessois protestèrent vivement contre le projet du Ministère de leur Land [région] visant à supprimer purement et simplement la matière histoire dans les Gymnasium [lycées]. L'exposition consacrée aux Staufer à Stuttgart en 1977 permet à plusieurs hommes politiques en vue de réitérer leur volonté de sauver l'histoire des griffes de ceux qui veulent systématiquement l'éradiquer. À partir de 1980, on assiste à une véritable offensive de retour à l'histoire et à une volonté très nette de se reconstituer une identité qui avait été provisoirement occultée ; l'exposition sur la Prusse à Berlin en 1981 a montré que les milieux de gauche, eux aussi, souhaitaient renouer avec l'histoire de leur pays (cf. Alain de Benoist, Gérard Nances & Robert Steuckers, « Idée prussienne, destin allemand », in Nouvelle École n°37, 1982).

    Les historiens, bénéficiant de cet engouement populaire pour l'identité nationale, vont s'enhardir et amorcer un processus d'émancipation. Helmut Rumpf, juriste et politologue de notoriété internationale, disciple de Carl Schmitt, rappelle, dans un article de la prestigieuse revue Der Staat  (Berlin) un ouvrage capital de 1961, assassiné par la conspiration du silence : Der erzwungene Krieg (La guerre forcée) de l'Américain David L. Hoggan. Ce livre, épais de 936 pages, démontrait la culpabilité britannique, notamment celle de Lord Halifax, sur base de documents polonais, jamais étudiés à l'Ouest (sur Hoggan, cf. Orientations n°6).

    La légende de l'incendie du Reichstag par les nazis fut, dans la foulée, réfutée par l'historien Fritz Tobias, membre de la SPD ; Tobias avait entamé son enquête dès 1959 mais les inquisiteurs avaient jugé que sa thèse était « inopportune sur le plan de la pédagogie populaire » (!?). Il fallut attendre 1986 pour qu'elle soit admise, sans pour autant être diffusée. L'historien suisse-alémanique Wolfgang Hänel put démontrer que les affirmations de Hermann Rauschning, consignées dans le fameux Hitler m'a dit, sont absolument fausses pour la simple raison que l'auteur n'a jamais rencontré Hitler plus de 4 fois et, en ces occasions, n'était pas seul. Le Prof. Alfred Schickel, directeur de l'Institut d'Histoire Contemporaine d'Ingolstadt, put prouver que les officiers polonais prisonniers en Allemagne organisaient des “universités de camp”. Ce fait, incompatible avec l'image qu'on s'est fait des relations germano-polonaises, fut d'abord nié par les historiens officiels, jusqu'au jour où plusieurs officiers polonais sont venus personnellement témoigner, preuves à l'appui !

    Nolte contre Habermas : la “querelle des historiens” commence !

    C'est avec un tel arrière-plan qu'a commencé la “querelle des historiens” proprement dite, en 1986. Ernst Nolte, célèbre sur le plan international pour ses études sur l'origine des fascismes, a déclenché la polémique en écrivant, en substance, dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ),  le 6 juin 1986, que “l'asiatisme” national-socialiste, exprimé par la terreur policière, les camps et les massacres, n'est pas unique ni originelle mais a été précédée par “l'asiatisme” bolchévique. L'approche de Nolte était dans la droite ligne de ses options libérales : il ne niait pas les massacres et les crimes nationaux-socialistes mais refusait, par souci éthique, de justifier les massacres subis par ses compatriotes par les massacres qu'ils auraient commis ou non. Cette volonté de relativiser les faits, de les restituer à leur juste mesure et de les dépouiller de tous adstrats passionnels, constitue une démarche scientifique et objective, telle que tout historien sérieux se doit de poser. Les professionnels du culpabilisme ont réagi immédiatement, d'abord par des lettres de lecteurs à la FAZ,  reprochant à Nolte de minimiser, par comparaison avec la terreur stalinienne, les actes du régime nazi. Wolfgang Schuller, professeur d'histoire à Constance, fut le premier à prendre parti pour Nolte, en écrivant : « Si l'on n'est plus autorisé qu'à écrire des choses négatives (à l'endroit de l'histoire allemande de ce siècle, ndlr), si plus aucun lien causal, plus aucune causalité ne peut plus être évoqués, alors nous avons une sorte d'historiographie courtisane inversée ».

    J. Habermas, qui n'en rate pas une, saisira l'occasion pour se donner de la publicité, en mitonnant un article farci de vitupérations et de fulminations hautes en couleur, en traînant Nolte dans la boue, avec 3 autres de ses collègues, Andreas Hillgruber, Klaus Hildebrand et Michael Stürmer. Pariant sur l'ignorance des masses, sachant que les médias conformistes lui donneront une publicité imméritée, Habermas recourt sans vergogne à l'injure, au tronquage des citations et au langage propagandiste, sans pour autant éviter les contradictions : ainsi, il reproche à Stürmer de fabriquer une « philosophie otanesque » (Natophilosophie), assortie de « tamtam géopoliticien », propre à une « idéologie du milieu » (Ideologie der Mitte) qui met en danger les liens de l'Allemagne avec l'Ouest, matrice des sacro-saintes “Lumières” ! La réponse moqueuse des agressés n'a pas tardé : se posant comme leur avocat, Günter Zehm se gausse du philosophe-sociologue libéral-gauchiste en faisant appel à ses propres théories ; en effet, Habermas, voulant ancrer sa démarche dans l'héritage rationaliste, hégélien et marxiste, a toujours opté pour les faits objectifs contre les travestissements métaphysiques, les engouements romantiques, les mythes mobilisateurs de type sorélo-fasciste ou völkisch-hitlérien ; dans la querelle des historiens, toutes ses belles intentions, il les jette par-dessus bord, comme des ordures de cuisine par-dessus le bastingage d'un paquebot transatlantique : contre les faits mis en exergue par les historiens, le grand prêtre de la sociologie francfortiste évoque, trémolos feints dans la voix, la « malédiction éternelle » qui pèse sur le peuple allemand (et qu'il s'agit de ne pas égratigner) et la « faute incomparable » que les générations post-hitlériennes, faites de bons gros touristes roses et gourmands, doivent continuer à traîner comme un boulet de forçat.

    L'hystérie habermassienne contre la science historique

    Ces gamineries hystériques n'ont pourtant été que le hors-d'œuvre, les zakouskis du maître-queue Habermas. Rudolf Augstein, rédac'chef du Spiegel, prend le relais avec le gros sel : Hillgruber, selon le brave homme, nierait Auschwitz et serait “un nazi constitutionnel”. Janßen et Sontheimer, autres para-habermassiens, écrivent, sans rire et avec quelques circonlocutions, que les résultats de toute enquête historique doivent correspondre à des critères de « pédagogie populaire » et renforcer la « conscience Aufklärung ». Tout autre résultat est malvenu et doit donc être tu, occulté, dénoncé. Le nazisme est unique, singulier et au-dessus de toute comparaison, avancent Kocka, Bracher et Winkler, impavides devant le ridicule, puisque toute science historique est par définition comparative, comme le sait tout étudiant de première année.

    Winkler, qui avait bâti jadis quelques belles théories sur la particularité allemande par rapport à l'Ouest, estime brusquement que le nazisme ne peut être comparé avec l'URSS stalinienne ou le Cambodge de Pol Pot, terres asiatiques, mais exclusivement avec l'Ouest et ses normes puisque l'Allemagne est un morceau d'Occident. Après ces raisonnements spécieux : coucou ! Qui réapparaît donc comme un diablotin d'une boîte ? Habermas ! L'homme prend des poses de Iavhé biblique et en imite le courroux : la faute des Allemands se transmettra de générations en générations ad infinitum (cf. Die Zeit, 7-XI-86). On ne voit plus où est l'histoire. On voit au contraire comment se modernisent les anathèmes théologiques.

    Ces excès ont eu pour résultat de mobiliser une phalange d'historiens agacés parmi lesquels Joachim Fest, qui, en défendant Nolte, s'insurge contre les simplismes ânonnés à propos du national-socialisme par les adeptes des Lumières qui, derrière un discours rationaliste-utopique sur la liberté, asseyent sans scrupules leur propre mandarinat. Thomas Nipperdey attaque directement la méthode de Habermas : le passé y est dénoncé, puis, au nom du principe tout-puissant de l'émancipation, politisé et moralisé, mieux, hyper-moralisé ; de cette manière seulement, la voie est libre pour le monopole futur des utopies, des “constructions” artificielles, détachées de toute continuité historique.

    Un passé moralisé détruit ipso facto l'histoire réelle, pour installer des schémas désincarnés dans lesquels les peuples ne retrouvent pas leurs aspirations. C'est pourquoi il faut historiciser le national-socialisme, afin de ne pas renoncer au réel et de ne pas confisquer aux Allemands le droit de construire une démocratie conforme aux rythmes de leur histoire. Pour le bien de la science, on ne peut interdire aux chercheurs de s'interroger et de solliciter témoignages et documents. Nolte renchérit : il faut éviter que ne s'installe une situation où le passé national-socialiste est érigé en un mythe négatif, indicateur du mal absolu, qui empêche toute révision pertinente et s'avère ennemi de la science.

    Hildebrand rejette les arguments passionnels de Habermas en démontrant que les thèses que ce dernier incrimine ne sont nullement neuves mais ont déjà été débattues en Allemagne et à l'étranger depuis longtemps. L'assassinat des Juifs, écrit-il dans Die Welt (22-XI-86), est sans doute “singulier” dans une perspective universelle mais demeure néanmoins inscrit dans une chaîne d'événements tout aussi tragiques de notre siècle ; cet événement “génocidaire” a eu des précédents et des imitations : le génocide des Arméniens, la liquidation de millions de paysans propriétaires russes, les koulaks, l'élimination et les déportations de peuples entiers sous le joug de Staline, les exterminations du “communisme paléolithique” cambodgien.

    Procéder à une comparaison entre ces horreurs historiques est légitime pour l'historien, dont la tâche est d'en dégager les constantes et d'en comprendre les motivations, aussi répréhensibles soient-elles sur le plan moral. Spécialiste des crimes perpétrés contre les Allemands au cours des expulsions de 1945-46, l'historien américain Alfred de Zayas, en prenant position dans Die Welt (13-XII-86), explique que le processus de “démythologisation” du nazisme est en cours aux États-Unis et en Angleterre depuis longtemps et exhorte les Allemands à s'intéresser à ces travaux en dépit des hurlements du mandarinat établi ; selon de Zayas, la thèse de “l'unicité” de la faute nazie est inepte et les Allemands ne doivent pas se laisser hypnotiser ou paralyser par Auschwitz, car, pendant la seconde guerre mondiale, il n'y a pas eu de “monopole de la souffrance”.

    Les 5 questions-clefs du débat

    Au-delà de la polémique, Kosiek dégage les principaux points de discorde entre les historiens :

    • 1) La démarche de révision est-elle ou non la norme de la scientificité historique ?
    • 2) Le IIIe Reich revêt-il un caractère d'unicité ?
    • 3) L'époque du IIIe Reich doit-elle être historicisée, c'est-à-dire doit-elle être soumise aux mêmes critères d'investigation historiques que n'importe quelle autre segment de l'histoire ?
    • 4) Le problème du calcul du nombre de victimes doit-il être abordé ? 
    • 5) Convient-il ou ne convient-il pas d'étendre la notion de “faute collective” aux générations post-hitlériennes et, si oui, jusqu'à quelle génération ?

    Au-delà de ces 5 questions d'ordre éthique et philosophique, qui ne sont pas du ressort direct de l'historien mais concernent immédiatement sa liberté de travail, l'histoire contemporaine, si elle veut quitter certaines impasses, doit aborder des terrains laissés jusqu'ici en jachère, terrains inexplorés à cause de la terreur intellectuelle exercée par le mandarinat. Seules des réponses allant dans un sens résolument non-habermassien aux 5 questions ci-dessus, permettront aux historiens d'aborder des domaines inexplorés (ou explorés seulement dans une marginalité éditoriale non médiatisée), comme, par ex., les exterminations staliniennes et leurs incidences sur l'histoire de l'Europe orientale, la question de savoir si la guerre déclenchée par Hitler contre l'URSS a été préventive ou non, les problèmes de l'expulsion des Allemands de Silésie, de Poméranie, de Prusse orientale et du Territoire des Sudètes.

    Une demande générale se fait jour qui comprend l'étude historique et scientifique de ces événements, un débat public, franc et ouvert, sur ces questions. Y répondre clairement, sans a priori idéologique, avec sérénité, signifierait que l'histoire n'est pas une science morte. Ne pas y répondre, persister dans l'occultation de pans entiers de l'histoire européenne, signifierait au contraire que l'histoire est morte, et avec elle la liberté, et que se sont réalisées les pires appréhensions d'Orwell concernant la manipulation du passé dans des buts de manipulation politique. Un habermassien sincère, soucieux de transparence, de dialogue et de publicité, hostile aux mécanismes mis en scène par l'imagination romanesque d'Orwell dans 1984, devra nécessairement prendre la parti des Nolte, Hildebrand, Stürmer, etc., malgré les dérapages, divagations et éructations récentes de son maître-à-penser.

    Dix conclusions

    Quelles conclusions tirer de tout cela ? Pour Kosiek, il convient de dégager 10 leçons de cet événement :

    • 1) Pour la première fois, toute une brochette d'historiens établis réclame une révision des schémas historiques et un abandon franc des simplismes en vogue.
    • 2) Le scandale déclenché par Habermas a montré l'inanité intellectuelle des dits schémas et induit bon nombre d'historiens à relire les livres oubliés de certains "révisionnistes" anglo-saxons, dont Hoggan. Une modification ad hoc des manuels scolaires devrait suivre...
    • 3) Le scandale doit nécessairement déboucher sur une liberté de recherche et il doit être accordé aux historiens le plein droit au débat pour toutes questions. Les peines prévues par le code pénal pour ceux qui enfreindraient le prêt-à-penser doivent être abrogées, au nom de la liberté de recherche.
    • 4) Le processus d'historicisation du national-socialisme est enclenché, volens nolens. La chape de moralisme stérilisant s'effrite pour faire place à une histoire objective.
    • 5) Le délicat problème du calcul arithmétique des victimes fait une entrée discrète sur la scène universitaire.
    • 6) Des domaines délaissés de l'histoire (cf. supra) vont enfin être abordés et des angles d'approche négligés, comme la géopolitique, sont en passe d'être réhabilités.
    • 7) Grâce à la querelle des historiens, les camps se sont formés et les clivages clarifiés. Le refus des méthodes anti-scientifiques s'est étoffé.
    • 8) Le débat s'est déroulé dans les grands journaux, ce qui a permis à de larges strates de la population de prendre acte des enjeux.
    • 9) Les historiens attaqués sauvagement par les inquisiteurs n'ont rien à voir avec la mouvance dite “néo-nazie” et n'appartiennent même pas à un secteur ou l'autre du clan nationaliste ou conservateur. Preuve que les inquisiteurs ne respectent aucune nuance et n'hésitent pas à utiliser la stratégie inféconde de l'amalgame.
    • 10) Ces historiens modérés, auxquels aucune insulte et bassesse n'ont été épargnées, devront désormais faire montre de solidarité à l'égard de collègues moins en vue et en proie aux attaques des nervis inquisitoriaux habituels ; ils ne pourront plus honnêtement se satisfaire de la politique de l'autruche.


    ► Luc Nannens, Orientations n°10, 1988.

    ♦ Littérature complémentaire :

    • Hans-Christof Kraus, « Wissenschaft gegen Vergangenheitsbewältigung : Eine Bilanz des Historikerstreits », in Criticón n°99, 1987.
    • Criticón n°104, consacré à la "querelle des historiens". Textes de H.-Chr. Kraus, Dietrich Aigner, Alfred de Zayas et Armin Mohler (où le célèbre explorateur de la Konservative Revolution démontre que Nolte, avant les incidents de l'automne 1986, avait "cimenté" quelques simplismes et fétiches historiques).

     

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    marcuseHerbert Marcuse, philosophe néo-marxiste de mai 68

    Il y a tout juste 20 ans mourrait Herbert Marcuse, le penseur utopiste de la Nouvelle Gauche soixante-huitarde. Werner Olles, ancien agitateur des barricades allemandes à la fin des années 60, fait le point et rappelle l’engouement de sa génération pour Éros et civilisation et L’Homme unidimensionnel.

    Marcuse nous disait :

    « Je pense qu’il existe pour les minorités opprimées et dominées un droit naturel à la résistance, à utiliser des moyens extra-légaux dès que les moyens légaux s’avèrent insuffi­sants. La loi et l’ordre sont toujours et partout la loi et l’ordre de ceux que protègent les hiérarchies établies. Il me paraît insensé d’en appeler à l’autorité absolue de cette loi et de cet ordre face à ceux qui souffrent sous cette loi et cet ordre et les combattent, non pas pour en tirer des avantages personnels ou pour assouvir une ven­geance personnelle, mais tout simplement parce qu’ils veulent être des hommes. Il n’y a pas d’autre juge au-dessus d’eux sauf les autorités établies, la police et leur propre conscience. Lorsqu’ils font usage de la violence, ils n’amorcent pas un nouvel enchaînement d’actes violents, mais brisent les institutions établies. Comme on pourra les frapper, ils connaissent les risques qu’ils prennent, et quand ils ont la volonté de se révolter, aucun tiers n’est en droit de leur prêcher la modération, encore moins les éducateurs et les in­tellec­tuels ».

    Ces quelques phrases sur la « tolérance répressive », tirées de sa Critique de la tolérance pure, ont eu un impact considérable et durable sur le mouvement étudiant de 1968. Dès mai 1966, H. Marcuse, professeur de philosophie sociale à l’Université de Ca­lifornie à San Diego, avait prononcé la conférence principale lors d’un congrès sur la guerre du Vietnam tenu à l’Université de Franc­fort à l’invitation du SDS (le mouvement des étudiants gauchistes allemands de l’époque). Devant 2.200 personnes, Marcu­se constatait que « toutes les dimensions de l’existence humaine, qu’elles soient privées ou publiques étaient livrées aux forces sociales domi­nan­tes » et que le système ne connaissait plus aucun « facteurs ex­té­rieurs » :

    « La politique intérieure, dont la continuation est la politique extérieure, mobilise et contrôle l’intériorité de l’homme, sa structure pulsionnelle, sa pensée et ses sentiments ; elle contrôle la spon­ta­néité elle-même et, corollaire de cette nature globale et totale du sy­stè­me, l’opposition n’est plus d’abord politique, idéologique, so­cia­liste (…). Ce qui domine, c’est le refus spontané de la jeunesse d’op­po­sition de participer, de jouer le jeu, c’est son dégoût pour le style de vie de la « société du superflu » (…). Seule cette négation pourra s’articuler, seul cet élément négatif sera la base de la soli­da­rité et non pas son but : il est la négation de la négativité totale qui com­pé­nètre la « société du superflu ».

    Dutschke défendait l’attitude de l’intellectuel

    En juillet 1967, Marcuse, devant 3.000 personnes entassées dans les auditoires bourrés de la Freie Universität de Berlin-Ouest, prononçait sa série de conférences en 4 volets, « La fin de l’Utopie ».  Sans cesse interrompu par les applaudissements des étudiants, le penseur dissident du néo-marxisme explicitait une fois de plus ses positions sur le « problème de la violence dans l’opposition ». Lors de la troisième soirée, une discussion a eu lieu sous la direction du philosophe et théologien Jacob Taubes : y participaient plusieurs membres du SDS, dont Hans-Jürgen Krahl, Rudi Dutschke, Peter Furth et Wolfgang Lefèvre, ainsi que les professeur d’université sociaux-démocrates Richard Löwenthal et Alexander Schwan. Ils engagèrent tous un débat avec Marcuse sur le thème : « Morale et politique dans la société d’abondance ». Lors de la quatrième soirée, Marcuse, Dutschke, Peter Gäng, Bahman Nirumand et Klaus Meschkat ont discuté du « Vietnam : le tiers-monde et l’opposition dans les métropoles ». Ce fut surtout Marcuse qui tenta de donner une explication de cette question en parlant du rôle que pouvaient jouer les intellectuels dans le processus d’éclosion et de consolida­tion des mouvements de libération dans les métropoles. Pour Mar­cu­se, le rôle des intellectuels consiste à éclairer les masses en révolte en « reliant la théorie et la pratique politique ». Il proclama également la constitution « d’une anti-politique dirigée contre la politique do­minante ».

    Mais un an plus tard, toujours dans le grand auditoire de l’Université Libre de Berlin, il essuie le refus concentré des étudiants, lorsqu’il prononce sa conférence sur « l’histoire, la transcendance et la mutation sociale » ; il dit clairement aux activistes de la Nouvelle Gauche qu’il ne songe nullement à donner sans détour des conseils pour organiser la révolution ni a y participer. Plus tard, Rudi Dutschke a dit qu’il comprenait l’attitude de Marcuse à l’époque. Il l’a défendu âprement face aux critiques acerbes des étudiants les plus radicaux qui voulaient infléchir le processus révolutionnaire dans une seule dimension, celle, exagérée, de la guerre civile. 

    H. Marcuse, mélange génial de Marx, Freud et Isaïe, penseur éclectique, subjectiviste et néo-marxiste, figure du père dans la révolution culturelle de 68, est né le 19 juillet 1898 dans une famille de la grande bourgeoisie juive de Berlin. Devenu membre de la SPD sociale-démocrate, il appartenait aux courants vitalistes des jeunes socialistes, proche du mouvement de jeunesse. Après l’assassinat de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, il quitte la SPD et adhère à l’USPD (les socialistes indépendants plus radicaux et révolution­naires). En 1918, il est membre d’un conseil de soldat à Berlin-Reinickendorf. Ensuite, il s’en va étudier à Berlin et à Fribourg, où il passe son doctorat en rédigeant une thèse sur Schiller. À Fribourg, il a été pendant un certain temps l’assistant de Heidegger. Mais les éléments nettement conservateurs de la pensée de Marcuse ne lui viennent pas directement de Heidegger mais d’une lecture très atten­tive de Hans Freyer, dont l’ouvrage Theorie des gegenwärtigen Zeitalters (Théorie du temps présent) a fortement imprégné les thèses exposées plus tard dans L’Homme unidimensionnel. Pedro Do­mo démontre dans Herrschaft und Geschichte : Zur Gesell­schaftstheorie Freyers und Marcuses (Domination et histoire : À pro­pos de la théorie de la société chez Freyer et Marcuse) que l’in­fluence de Freyer s’est exercée sur Marcuse tout au long de sa vie. Mê­me affirmation chez un autre analyste, Wolfgang Trautmann (in : Gegenwart und Zukunft der Industriegesellschaft : Ein Vergleich der soziologischen Theorien Hans Freyers und Herbert Marcuses ;  = Pré­sent et avenir de la société industrielle : Comparaison des théo­ries sociologiques de Hans Freyer et de Herbert Marcuse). À cette influence de Freyer dans la composante conservatrice de Mar­cuse, il faut ajouter le véritable culte qu’il vouait à Schiller, hé­ritage de la vénération que lui vouait le mouvement de jeunesse so­cialiste au tournant du siècle. Ce culte de Schiller a très vraisem­blablement entraîné le mépris quasi féodal de Marcuse pour les scien­ces, la technique et la démocratie. Kolakowski l’a d’ailleurs dé­crit comme « le prophète d’un anarchisme romantique sous une for­me hyper-irrationnelle ».

    En effet, Marcuse propageait un « socialisme des oisifs ». Dans leur recherche d’un sujet révolutionnaire après la fin du marxisme et du progrès, les intellectuels de la classe moyenne aisée et les franges politisées du Lumpenproletariat ont fini par rencontrer cet idéologue de l’obscurantisme, qui constituait une symbiose entre Marx et Freud. En bout de piste, cela a donné l’utopie de la Nouvelle Gau­che. Marcuse interprétait toutefois Marx à l’aide de critères pré-mar­xistes ; il voyait en lui un sociologue et non un économiste scien­tifi­que. Ensuite, il voyait en Freud un « adepte sceptique des Lumiè­res ». Ce mélange a produit finalement cette idéologie de 68, carac­térisée par le non sérieux relatif de la vie de l’éternel étudiant.

    Cohn-Bendit a diffamé Marcuse en l’accusant d’être un agent de la CIA

    Herbert Marcuse a quitté l’Allemagne sous la République de Weimar, en 1932, quand les nationaux-socialistes n’avaient pas encore pris le pouvoir. Il émigre aux États-Unis. Il y devint conseiller en guerre psy­chologique à l’Office of Strategic Services (OSS), une organisation militaire qui a préfiguré la CIA. C’est de cette époque que datent les étu­des que l’on appelle “analyse de l’ennemi”. Le passé de Mar­cu­se à l’OSS a induit Daniel Cohn-Bendit, un jour, à diffamer Marcuse, qu’il a accusé à Rome d’être un agent de la CIA, ce qui est objecti­ve­ment faux.

    Plus tard, Marcuse a enseigné la philosophie à l’Université d’État en Californie à San Diego. En ce temps-là, il vivait à La Jolla en Ca­lifornie. À l’âge de 81 ans, le 29 juillet 1979, il meurt à Starnberg en Allemagne, à la suite d’une thrombose. Aujourd’hui, notre intention ne saurait être de récupérer et de redécouvrir Marcuse dans un sens “conservateur-révolutionnaire”. La pensée de ce néo-marxiste a été beaucoup trop influencée par la mystification de la révolution mondiale, même s’il ne plaçait plus aucun espoir dans la classe ouvrière, mais, au contraire, dans les groupes marginalisés de la société, refusant toujours davantage le système.

    Ensuite, autre volet de la pensée de Marcuse : il concevait la « société technologique » de plus en plus comme un moyen d’asservir le prolétariat ; celui-ci était de toute façon lié au système capitaliste de la satisfaction et de l’élargissement des besoins. Dans un tel contexte, la position du prolétariat est purement défensive. L’économie, pour Marcuse, est toujours une économie politique qui ne produit jamais une « économie psychologique ». L’économie dominante gère les besoins que réclame le système, jusqu’aux pulsions les plus élémentaires.

    Puisque le capitalisme a absorbé le « potentiel révolutionnaire » et que l’ère révolutionnaire du prolétariat est définitivement passée, n’explique pas pourquoi la « théorie critique » et la « praxis politique » n’ont pas coïncidé partout. Pourtant Marcuse voyait dans l’indépendance nationale un facteur positif. Il soutenait la guérilla nationale-communiste au Vietnam, corollaire de sa définition des États-Unis comme « héritiers historiques du fascisme ». Aucun immigrant n’avait formulé auparavant une critique aussi acerbe contre la politique américaine. Mais Marcuse n’avalisait pas pour autant la politique soviétique, qui convergeait de plus en plus avec celle des États-Unis. Il la qualifia un jour de « honteuse », ce qui lui a valu la haine tenace des gauches fidèles à Moscou. Il était cependant assez réaliste pour reconnaître que la Nouvelle Gauche n’allait jamais devenir un mouvement de masse. Raison pour la­quelle il a limité sa thématique aux perspectives pluri-dimen­sionnelles de la théorie dialectique, visant la suppression de la « société d’abondance », la prise de conscience psychologique et sensitive de la répression dans les métropoles occidentales et de l’oppression flagrante et impérialiste des peuples du tiers-monde.

    Par ailleurs, Marcuse prônait l’instauration d’une « pré-censure », qu’il nommait avec euphémisme un « idéal platonicien », et une dictature provisoire de la gauche, qu’il baptisait « éducation » (Erziehung), et qui devait préparer l’avènement d’une « société humaine ». Dans l’existence qui attendait les hommes au sein de cette « société humaine », le rois-philosophes d’inspiration platonicienne devaient veiller sans discontinuité à ce qu’il n’y ait plus jamais de guerre, de cruauté, d’agressivité, de stupidité, de brutalité et de racisme. Dès que cette hydre à têtes multiples se manifestait, les rois-philosophes devaient intervenir et sévir. Ainsi, l’utopie deviendrait possible, elle serait une société véritablement libre. Cette vision marcusienne contredit toutefois à terme son idéal libertaire d’inspiration nietzschéenne, héritée du mouvement de jeunesse. La “pré-censure” et “l'éducation” indiquent une contradiction majeure dans cette pensée subversive de gauche.

    Max Horkheimer a reproché à Marcuse de se retrancher derrière le concept d'« homme nouveau ». Horkheimer s’insurgeait avec véhé­mence contre la domination du principe de plaisir et contre l’idée naïve qu’une société de masse puisse vivre sans aucune contrainte. De la pensée de Marcuse, il restera donc cette dénonciation de la rationalité technologique comme expression de l’arbitraire, tendant vers le totalitarisme. Sa thèse disant que « la technologie livre la grande rationalisation pour la non-liberté de l’homme » est restée ac­tuelle et réelle. Elle exprime clairement les sentiments d’un philo­so­phe qui a vécu et pensé la crise de l’existence humaine comme une crise de la philosophie. Restent également sa critique de la « société unidimensionnelle », de la liberté illusoire (qui risque de chavirer dans « le déluge de scepticisme »). Unidimensionnalité et liberté illu­soire ont conduit à des quiproquos philosophiques terribles dont souf­frent encore nos sociétés de masses modernes.

    Le “grand refus” de Marcuse

    Le “grand refus” de Marcuse n’offrait toutefois pas de contre-modèle concret à l’unidimensionnalité du capitalisme tardif. Il n’a pas été capable de générer une conception de la vie, un oikos alternatif, susceptible d’offrir à l’individu un éventail de possibilités afin d’échapper ou de résister à « la destruction totale et incessante des besoins de l’homme dans la conscience même de l’homme » (Hans-Jürgen Krahl). Telle a bien été la plus grande faiblesse de cet éclectique qui n’a pas pu se corriger, même dans la lutte collective pour l’émancipation menée par la Nouvelle Gauche (pour laquelle Marcuse a toujours témoigné sa sympathie). La raison de cet enlise­ment provient de ce que les contradictions quotidiennes du système capitaliste tardif ne se reflètent plus dans la conscience des masses. La subtilité des rapports de domination finit par conditionner la psy­chologie même des hommes.

    Ainsi, la répression assortie de l’accord tacite entre le facteur subjec­tif et le maintien tel quel de la réalité de classe, dans un sy­stème de pouvoir très complexe, anonyme et technocratique, a conduit à l’é­chec du mouvement de 68.

    ► Werner Olles, Junge Freiheit n°31-32/1999. 


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    À propos des “Prismes” de Theodor Adorno

    Theodor Adorno est un des représentants les plus intéressants de l'École de Francfort, cette célèbre école néomarxiste allemande, dont l'actuelle idéologie dominante est largement redevable. L'École, en effet, eut pour principale fonction d'“embourgeoiser” la doctrine marxiste en portant le soupçon sur l'idée de révolution prolétarienne, et en remplaçant l'idée de la lutte des classes par les impératifs catégoriques de la morale biblique. Paradoxalement, le déclin du marxisme, le retour en force de l'individualisme libéral, l'esprit cosmopolite à l'américaine et la grande vogue des “droits de l'homme” sont une des retombées du travail et de l'influence de l'École de Francfort, dont seul Jürgen Habermas est encore vivant. À côté d'Horkheimer, d'Ernst Bloch, de Walter Benjamin, le quatrième “grand”, Theodor Adorno, est certainement le plus intéressant et le plus contradictoire des penseurs de l'École. Réfugié d'Allemagne aux États-Unis avant la guerre en raison de son identité juive, Adorno eut l'occasion de porter un regard critique (et effrayé) sur la société américaine, pour lui préfiguration d'un “primitivisme” qui risquait de s'étendre à la planète.

    Dénonçant la régression musicale dans le jazz et le le rock, selon des analyses très évoliennes, décelant dans “l'art de masse” et “l'industrie culturelle” qui s'épanouissaient dans le cinéma hollywoodien, la télévision, le music-hall, etc. un redoutable déclin de la culture, formulant l'idée que le modèle occidental de consommation de masse constituait à la fois une aliénation intérieure de la spiritualité humaine, une destruction de l'art et de l'esthétique, et un modèle inédit d'oppression totalitaire sur un citoyen devenu “esclave volontaire”, Adorno fut très vite mal vu des milieux progressistes. À certains égards d'ailleurs, sa critique de la société occidentale porte les prémisses des analyses avortées des situationnistes et rappelle par certains traits le discours de notre “Nouvelle droite”.

    Malheureusement, et comme toujours, la critique d'Adorno souffre de ne pas aller jusqu'au bout d'elle-même, ce qui explique que les courants gauchistes qui la reprendront dans les années 50 et 60 ne parviendront pas à en rendre la formulation crédible et se retrouveront, comme le vit Guy Hocquenghem, du côté du “système”. En effet, tout comme d'ailleurs celle de Wilhelm Reich, la dénonciation très élaborée que brosse Adorno de la société américano- occidentale appuie ses critiques sur les fondements philosophiques mêmes qui ont donné lieu à cette société : égalitarisme individuel, démocratisme du contrat social, impératif du bonheur économique, etc. Ce qui fait qu'au bout du compte, la pensée d'Adorno souffre d'une grande naïveté philosophique (décelable même dans le style) et d'une contradiction insurmontable : l'affirmation d'une hiérarchie naturelle dans l'ordre des arts, de l'esthétique, de la culture en général (par ex. le jazz est pour lui une expression d'ordre inférieur, la civilisation américaine vaut moins que la culture européenne sur le plan de l'apport à l'humanité) et la revendication impérative et dogmatique d'un égalitarisme dans les domaines politiques et sociaux ; de même apparaissent contradictoires la dénonciation de “l'art de masse” (concept qu'Adorno abandonnera pour celui de cultural industry parce qu'il ne voulait que le terme marxiste “masse” fut pris en mauvaise part !) , dénonciation qui inspirera Baudrillard, et le souhait d'une “démocratie de masse”.

    En dépit de ces impasses, l’œuvre d'Adorno, aujourd'hui soigneusement tue par une classe intello-médiatique en proie à l'ignorance et au recentrage, composée d'une cinquantaine d'essais et d'articles littéraires, philosophiques et sociopolitiques échelonnés entre 1935 et 1955, présente un grand intérêt par  l'exactitude et la finesse de son analyse de la société de masse.

    Les éditions Payot, qui se sont attelées à la tâche, capitale en ces temps de désintérêt pour le débat théorique, de traduire l’œuvre de l'École de Francfort et notamment celle d'Adorno, viennent d'éditer Prismes, critique de la culture et société, 13 brefs essais sur l'art, la littérature, la musique, la critique de la société, parus en Allemagne en 1955 (Prismen, Suhrkamp, Francfort).

    * *

    Le propos central de cet essai, largement dépourvu des préjugés propres aux progressistes, est de prévenir le risque de voir une tradition culturelle, fut-elle “droitière”, pervertie par le conformisme et donc privée de son sens : refus de laisser Bach ou Kafka récupérés par de fumeuses ontologies, volonté de combattre l'oubli prématuré dont on entoure Spengler, Veblen ou Stefan George, combat contre les modes faussement subversives ou pseudo-émancipatrices, comme le jazz ou le libéralisme de Mannheim ou de Huxley, etc.

    Ce sont les chapitres sur Spengler, Thorstein Veblen et le poète Stefan George qui doivent le plus retenir l'attention. Avec une rare honnêteté intellectuelle, Adorno resitue ces “penseurs”, qui se tiennent pourtant à cent lieux de sa propre vision du monde dans toute leur dimension subversive, non-humaniste et anti-égalitaire. Le chapitre sur “Spengler après le déclin” est particulièrement passionnant. Adorno tente d'y « résister à Spengler », qu'il admire et combat, et dont le solaire et lucide pessimisme le fascine et le révulse tout à la fois. Partageant l'analyse de Spengler sur le caractère décadentiste et pathogène du monde occidental bourgeois, Adorno veut tout de même “sauver” cet Occident, puisqu'il est porteur des idéaux bibliques et égalitaires. Tragiquement, partagé entre sa culture allemande et son âme juive, Adorno écrit :  « Pour échapper au cercle magique de la morphologie spenglérienne, il ne suffit pas de dénoncer la barbarie et de faire confiance à la santé de la culture — confiance que Spengler pourrait tourner en dérision ; il faut bien plutôt comprendre la barbarie inhérente à la culture. N'ont une chance de survivre au verdict spenglérien que les pensées qui remettent en question à la fois l'idée de la culture et la réalité de la barbarie ».

    Crucifié entre son rejet viscéral des formes de la société occidentale (et il entend par là aussi bien l'américanisme que le national-socialisme) et son attachement à ses principes fondateurs, notamment la démocratie de masse, Adorno, symbolisant par là l'impasse philosophique de l’École de Francfort, se réfugie dans l'utopie avouée : « Au déclin de l'Occident ne s'oppose pas la résurrection de la culture, mais l'utopie que renferme dans une question muette l'image de celle qui décline ».

    Pour compléter ce portrait de l'ambiguïté de la pensée d'Adorno de sa double attirance pour une morale révélée de filiation biblique et pour une conception esthétique et “amorale” de l'existence, il faut mentionner le chapitre sur “George et Hofmannsthal” où Adorno défend la recherche de la beauté pour elle-même. T. Adorno est à la fois l'homme qui a décrit l'œuvre d'art comme aura, unique, immanente à elle-même, telle la statue d'une divinité gréco-romaine — faisant par là même l'apologie de cette “idolâtrie” que toute son idéologie abhorre — et celui qui termina le premier chapitre de l'ouvrage, dont il est ici question, par cette sentence : « La critique de la culture se voit confrontée au dernier degré de la dialectique entre culture et barbarie ; écrire un poème après Auschwitz est barbare et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d'écrire aujourd'hui des poèmes ».

    Mais, au-delà des contradictions qui l'affectent, et même si l'on ne partage pas ses valeurs fondamentales, la lecture de l’œuvre d'Adorno (à laquelle Prismes constitue une parfaite initiation) demeure indispensable pour 2 raisons.

    Tout d'abord, plus de trente ans avant qu'ils ne se posent concrètement, Adorno mit le doigt sur les véritables enjeux de notre temps, masqués à son époque par le pathos marxien où se noyaient les intellectuels. En particulier, il a su dénoncer le caractère intégrateur, conformiste, massificateur d'une culture de masse principalement destinée à la jeunesse et qui se voulait, dès ses débuts aux États-Unis, anti-bourgeoise, non-conformiste, émancipatrice, voire révolutionnaire. Adorno a su démontrer que cette “nouvelle culture” constituait tout au contraire l'antithèse absolue à l'idée de dynamisme social et de révolte.

    En second lieu, Adorno fut capable de sentir l'émergence, seulement visible aujourd'hui, d'un narcissisme dépolitisé, d'une indifférence sociale et d'un déclin de la création culturelle dans la consommation culturelle.

    Quelles qu'aient été les idées qu'il ait pu défendre, Adorno, tout à l'inverse de doctrinaires actuels qui s'en sont pourtant inspirés, prêche pour l'engagement, le militantisme idéologique (qui semble aujourd'hui “dépassé”), le combat des projets de société. Certes, il manque à ce possédé de la critique un projet affirmatif. Mais, en un temps, où l'esprit critique comme l'esprit créatif disparaissent l'un comme l'autre au profit de l'esprit passif, la lecture d'Adorno demeure une bonne leçon, même pour ses piètres épigones.

    ♦ Theodor Adorno, Prismes. Critique de la culture et de la société, Payot, 247 p.

    ► Guillaume Faye, Panorama des Idées actuelles (bulletin "littéraire" du GRECE), 1986.