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  • Wittfogel

    Karl A. Wittfogel :

    sociétés orientales, sociétés hydrauliques et despotisme oriental

     

    • Avertissement : cette très brève introduction à Wittfogel est loin d'être exhaustive. Elle n'épuise nullement la richesse de cette œuvre, hélas trop peu connue.

    wittfogel1.jpgPourquoi nous pencher aujourd'hui sur la biographie, l'œuvre et le contexte de Karl August Wittfogel ? Trois raisons majeures nous ont poussés à parler de K. A. Wittfogel dans le cadre de cette huitième université d'été de Synergies Européennes, qui, comme les universités précédentes, entend rouvrir le dossier de nombreux auteurs oubliés ou trop rarement évoqués dans le créneau culturel que nous nous sommes assigné.

    La première de ces raisons, c'est que K. A. Wittfogel est un grand sociologue germano-américain, à qui l'on doit des concepts importants comme ceux de « société orientale », de « société hydraulique » et de « despotisme oriental ».

    La deuxième raison qui nous pousse à le redécouvrir et à l'étudier, c'est le double environnement culturel dont il est issu : d'une part, le mouvement de jeunesse des Wandervögel, d'autre part, le mouvement communiste allemand naissant, l'USPD, puis la KPD, pour aboutir, dans ce milieu marxiste, dans la fameuse Ligue anti-impérialiste, espace de transition entre communistes du parti et mouvance nationale-révolutionnaire, en révolte contre l'Ouest. 

    La troisième raison, enfin, est d'ordre théorique et philosophique. Wittfogel est un homme qui complète Marx d'une manière originale et féconde, comme nous allons le voir. Wittfogel met en exergue certaines sources importantes de la pensée de Marx, qui sont aussi les sources vives de notre propre démarche politique : 

    • le relativisme culturel de Herder
    • la pensée ancrée dans le temps, l'espace, le climat, le donné ethnique de Montesquieu, 
    • la géographie de Carl Ritter, père de la cartographie moderne (cf. R. Steuckers, entrée “Carl Ritter”, in Encyclopédie des œuvres philosophiques, PUF, 1992 ; Aux sources de la géopolitique allemande : la vision de Carl Ritter, in : Vouloir, n°9-nouvelle série, 1997).

    Wittfogel ajoute une touche rationaliste, propre des Lumières françaises, à ce triple corpus, en évoquant souvent le matérialisme de d'Holbach et d'Helvétius. L'objectif premier de Wittfogel est de mettre l'accent sur l'historicité des phénomènes, de tous les phénomènes, de façon à les dégager de la cangue des corpus figés, qui sont toujours les signes d'un blocage mental et les raisons d'une inertie politique conduisant au déclin.

    En ce sens, Wittfogel perçoit le marxisme, son option philosophique, politique et révolutionnaire, comme un instrument qui va contribuer à “décoincer” les phénomènes, à les dégager des corsets conceptuels trop figés et trop étroits qui les soustraient au temps. Wittfogel, apparemment, ne s'aperçoit pas que le marxisme lui-même s'est rigidifié en dogmes, dès l'inclusion de la sociale-démocratie dans le paysage politique allemand avant 1914. Le jeune Wittfogel, contrairement aux nationaux-révolutionnaires disciples de Sorel (y compris en Allemagne), ne retient pas la leçon de Roberto Michels, théoricien socialiste dissident, critique de la transformation de la SPD en une oligarchie politique fermée. Michels ironisait cruellement sur la Verbonzung, la Verkalkung et la Verbürgerlichung du socialisme, déjà avant que n'éclate la Première Guerre mondiale (ces termes polémiques allemands signifient, rappelons-le : bonzification, c'est-à-dire, domination progressive des “bonzes”, artériosclérose et embourgeoisement).

    Un intérêt réel pour la géopolitique

    Wittfogel réhabilite complètement le rôle de la géographie dans la pensée politique. Sa source principale d'inspiration, à ce niveau, est Montesquieu, qui s'est penché sur l'importance du climat. Wittfogel évoque aussi le sol, socle d'une production agricole précise, différentes selon le lieu et la population qui l'occupe. Wittfogel n'évacue pas les facteurs ethniques voire raciaux, en citant notamment Hippolyte Taine (et on sait, depuis les travaux de Zeev Sternhell, le rôle important de Taine dans l'éclosion et la consolidation de la “droite révolutionnaire” française). Wittfogel s'intéresse dès lors à la géopolitique de son temps : il cite tour à tour Richthofen, Kjellén, Ratzel, Haushofer, et, pour faire pendant à ces penseurs de l'espace classés plutôt dans le camp “révolutionnaire-conservateur”, il évoque souvent l'Américaine Ellen Semple et l'Anglais J. F. Horrabin, tous 2 d'obédience socialiste. Horrabin se déclare disciple du géographe français anarchisant, Elisée Reclus, tout comme un autre rénovateur actuel de la pensée géopolitique, Yves Lacoste, qui dérive ses propres intuitions de la géographie vivante de Reclus.

    Voici donc les raisons “scientifiques” qui doivent nous conduire à une relecture des écrits de Wittfogel. Mais, à part ces raisons “scientifiques”, il y a des raisons très actuelles de ressortir les ouvrages de cet ancien Wandervogel passé au communisme allemand.

    Maîtrise de l'eau et “sociétés hydrauliques”

    Ses réflexions sur les « sociétés hydrauliques » nous rappellent, de façon très réaliste, que le politique prend son envol par la maîtrise de l'eau : acquisition d'eau potable, irrigation permettant des cultures régulières, soustraites aux caprices de la nature, utilisation des voies fluviales pour permettre le transport de grandes quantités de marchandises. La maîtrise de l'eau est une donnée propre à toutes les sociétés organisées, fussent-elles les plus modestes. Elle implique toutefois une discipline collective, parfois coercitive, que l'on peut assimiler, notamment avec le jeune Wittfogel, à l'autoritarisme politique.

    La naissance des États et des empires, comme la Chine (Wittfogel se profile surtout comme un grand sinologue), l'Égypte ou la Mésopotamie, prouve la pertinence des thèses de Wittfogel. Mais celui-ci n'est pas seulement un historien des grandes puissances hydrauliques du passé, il ose faire des comparaisons et ramener sa théorie dans le présent. Il trace ainsi un parallèle entre ces grands empires de l'Antiquité et les 2 grandes puissances de son époque, l'URSS et les États-Unis. Dès l'avènement de Staline, l'URSS amorce de grands travaux “hydrauliques” : creusement de canaux, liaisons entre les grands fleuves (par ex. le Don et la Volga), barrages, irrigations, etc. Grâce à ces travaux, l'URSS acquiert le statut de superpuissance et la Russie actuelle, en dépit du ressac épouvantable qu'elle subit aujourd'hui par l'application des thèses de Bzrezinski, pourrait réactiver ces atouts. Le stalinisme a été disciplinaire, coercitif ou autoritaire : c'est, selon Burnham, la version russe et soviétique de « l'ère des directeurs », propre des années qui ont immédiatement suivi la Première Guerre mondiale, tant en URSS que dans d'autres pays occidentaux, européens ou américains.

    Entre 1920 et 1940, les États-Unis aussi connaissent une phase importante de développement hydraulique, par les grands travaux de maîtrise du cours du Mississipi. Elle implique de mettre provisoirement entre parenthèses les pratiques usuelles du libéralisme politique classique. L'opposition républicaine parlera dès lors du “césarisme” de Roosevelt, version américaine de “l'ère des directeurs”.

    L'ère des directeurs

    En Europe, malgré les versions italienne (fasciste) et allemande (nationale-socialiste) de “l'ère des directeurs”, une harmonisation hydraulique du continent n'a pas été possible. L'Allemagne nationale-socialiste tente toutefois d'achever les consignes contenues dans le “Testament politique” de Frédéric II de Prusse, écrit en 1752. La Prusse s'était donné une cohérence économique en reliant par canaux, l'Elbe, la Spree et l'Oder, bénéficiant de la sorte d'un port dans la Mer du Nord (Hambourg) et d'un port dans la Mer Baltique (Stettin). Il restait à relier l'Elbe à la Weser, et la Weser au Rhin. En tant qu'expression allemande de « l'ère des directeurs », selon Burnham, le national-socialisme réalise ces travaux, notamment grâce à l'apport de main-d'œuvre que procure le “service du travail obligatoire” (Reichsarbeitsdienst). La liaison entre Rotterdam ou Anvers (via la Canal Albert inauguré en 1928) et Berlin puis Francfort sur l'Oder devient parfaitement envisageable, bien qu'elle soit encore insuffisamment parachevée à l'époque. En dépit de la défaite du Troisième Reich, les travaux seront terminés par les autorités néerlandaises, belges et ouest-allemandes dans l'après-guerre, avec la restriction que le Rideau de fer bloque cette synergie fluviale à hauteur de la frontière sur l'Elbe, comme il bloquait l'artère danubienne au Sud, entre l'Autriche et la Hongrie. La réunification allemande d'octobre 1990 rétablit la communication et permet même une projection vers la Vistule, donnant ainsi indirectement une façade atlantique à la Pologne, sans devoir contourner l'archipel danois.

    Le projet d'une harmonisation des fleuves et des canaux est très ancien en Europe : Charlemagne déjà voulait relier le Main au Danube. Frédéric II de Prusse, au XVIIIe siècle, constatait que les fleuves de la grande plaine nord-allemande étaient parallèles. Par conséquent, que les voies de communication suivaient une orientation sud-nord, grosso modo des Alpes à la Mer du Nord ou à la Baltique, mais que les liens est-ouest étaient moins développés, condamnant l'ensemble géographique germanique à la division politique, impulsant sur cet espace une logique toujours centrifuge. Dans son Testament politique, que je viens de citer, Frédéric II écrit que la solution est de creuser des canaux reliant les fleuves entre eux, selon un axe est-ouest. De cette manière, le territoire prussien (nord-allemand) recevrait artificiellement une cohérence que la nature ne lui avait pas donnée. Le grand architecte de ce projet sera Friedrich List, un économiste du XIXe siècle. Et il exportera ses conceptions : aux États-Unis où il élabore plusieurs projets de canaux, en France et en Belgique, où il suggère à Léopold I, lors d'une audience particulière, le creusement du Canal du Centre (entre la Sambre mosane et la Haine scaldienne), la création d'une voie d'eau à grand gabarit entre Anvers et Liège (ce sera le futur Canal Albert, ouvert en 1928 seulement), l'approfondissement de la liaison Bruxelles-Anvers et l'ouverture du Canal Bruxelles-Charleroi. Sans de tels travaux, la Belgique n'aurait pas été viable pendant plus de 2 décennies. Elle souffrait en miniature du même handicap que la plaine nord-allemande, administrée par la Prusse. La configuration de ses rivières, parallèles, imposait volens nolens une logique centrifuge.

    Aujourd'hui, l'Allemagne, immédiatement après sa réunification, et sous l'égide du Chancelier Kohl, réalise le projet de Charlemagne, vieux de mille ans : la liaison Main/Danube, ouvrant une voie d'eau partant de la Mer du Nord et aboutissant à la Mer Noire et au Caucase, riche en pétrole. J'ai déjà suffisamment évoqué la problématique de la liaison Main/Danube pour ne pas y revenir ici.

    Politique hydraulique et destin fluvial des nations

    Aucune unification allemande au départ de la Prusse n'aurait été possible sans le creusement de canaux, sans une politique “hydraulique”. Comme aujourd'hui aucune forme d'impérialité européenne n'est possible sans une politique “hydraulique”, axée sur le cours du Rhin, du Main et du Danube. Politique hydraulique qui doit être épaulée, bien évidemment, par d'autres grands travaux ou projets en matière de communications (satellites, flottes rapides d'aéroglisseurs ou de navires à effet de surface, trains à grande vitesse, etc.).

    Au début des années 30, les géopolitologues allemands Hennig et Körholz avaient bien mis en exergue le destin fluvial des grandes nations européennes : 2 destins heureux, ceux de la France et de la Russie, dont l'agencement des bassins fluviaux, implique une logique centripète (et non centrifuge), un destin malheureux, celui de l'Allemagne, dont l'unification politique a été retardée parce que l'agencement de ses bassins fluviaux était différents, avec des fleuves et des rivières parallèles, isolant les vallées les unes des autres et infléchissant les rapports culturels et commerciaux vers des directions chaque fois différentes (cf. R. Hennig & L. Körholz, Fluvialité et destin des États, in : Vouloir n°9, 1997).

    Deuxième raison majeure de revenir à Wittfogel raisonner une fois de plus en termes de politique hydraulique ou d'« hydropolitique » : la raréfaction de l'eau potable partout dans le monde. Cette raréfaction provoque des conflits, qui deviendront de plus en plus aigus. Ainsi, le Turquie, par sa politique de construire des barrages dans la région du Taurus oriental, retient les eaux du Tigre et de l'Euphrate, au détriment des régions en aval, la Syrie et la Mésopotamie (donc l'Irak). L'eau retenue affaiblit les 2 pays arabes et les soumet à la volonté de la Turquie. Une partie de cette eau est désormais vendue à Israël, qui vit une pénurie chronique, hypothéquant même son existence à long terme, vu que les immigrants juifs vivent selon un mode occidental, grand consommateur d'eau, alors que les masses arabo-palestiniennes, plus parcimonieuses dans leur consommation, voient leurs réserves diminuer considérablement, augmentant ipso facto leur désarroi et leur angoisse. Ce qui conduit aux affrontements. Ce jeu de l'eau dans une région hautement explosive comme le Moyen-Orient est évidemment bellogène à terme.

    L'eau au Tibet, au Brésil et au Congo

    La volonté chinoise de s'accrocher au Tibet s'expliquer par la présence sur ce territoire — le Plateau du Tibet — des sources des principaux fleuves chinois et indochinois, produits des fontes des neiges de l'Himalaya, comme le Hoang Ho, le Yang tsé, le Salouen, le Mekong, le Tsang Po. Les 2 principaux fleuves indiens, l'Indus et le Gange, prennent également leurs sources dans le massif himalayen. Pour la Chine, qui est une puissance hydraulique, née de la maîtrise des fleuves, comme nous allons le voir, la domination sur le territoire des sources est un impératif catégorique, dont pâtit évidemment la culture tibétaine, dont l'originalité est essentielle. L'histoire de l'Amérique du Sud a été tout entière déterminée par la volonté du Brésil de maîtriser le bassin amazonien dans sa totalité. Lors de l'émergence de cet État, le plus étendu du continent, une querelle l'a opposé à ses voisins pour la domination de tout le cours de la Plata. Le Zaïre/Congo est potentiellement une puissance hydraulique. Le fleuve possède un tel débit qu'il constitue pour l'humanité entière une réserve précieuse que l'avenir sera contraint de ménager.

    Wittfogel : Wandervogel, communisme, École de Francfort

    Revenons à la personne de Wittfogel. Qui est-il ? Il est né à Lüneburg dans une famille d'instituteurs protestants, ayant un grand sens de la culture et vouant un véritable culte aux livres. Très jeune, Wittfogel s'initie à de nombreuses lectures, variées et instructives. K. A. Wittfogel, pendant son adolescence, est une âme cultivée et rebelle, en révolte contre les pesanteurs de son époque (dénoncées notamment par la sociologie de Simmel, que nous avons abordée lors de notre Université d'été en 1998). Sa culture et sa révolte le conduisent à fréquenter le Wandervogel, le mouvement de jeunesse né près de Berlin en 1896 sous l'impulsion de Karl Fischer. Il ne suivra cependant pas l'engouement patriotique de ses compagnons en 1914. Il ne s'engagera pas dans les troupes d'assaut, comme celles qui se feront hacher à Langemarck en Flandre occidentale. Wittfogel évolue vers le pacifisme et vers un engagement social et politique à gauche. En 1915, il s'inscrit à l'université, en fréquente plusieurs pour y suivre des cours de géographie, de sociologie, de philosophie et de sinologie. Pendant les années 1916, 1917 et 1918, il adhère au marxisme politique, mais non pas à la SPD sociale-démocrate, qu'il juge trop modérée et trop compromise avec le pouvoir, mais à l'USPD, animée par Rosa Luxemburg, puis à la KPD.  Il s'intéresse de près aux agissements de Karl Radek, agent de Lénine et du Komintern en Allemagne. Cette fréquentation le conduira à la fameuse Ligue anti-impérialiste, prônant une alliance entre la Chine, l'URSS et l'Allemagne, les peuples colonisés en révolte, dont l'Inde, et quelques forces rebelles de l'Ouest. Cette Ligue avait également attiré quelques figures classées par Armin Mohler dans la mouvance de la Révolution conservatrice, dont Niekisch et Jünger. Wittfogel suit aussi les travaux de l'École de Francfort, dès son inauguration en 1926 (Institut für Sozialforschung). En 1933, quand la NSDAP d'Adolf Hitler prend le pouvoir, il émigre aux États-Unis.

    Dans ce double contexte, universitaire et politique, comment la pensée de Wittfogel va-t-elle se cristalliser et se former ? Elle repose surtout sur une lecture attentive de Karl Marx et de Max Weber, où Wittfogel découvre une opposition entre l'Occident et l'Orient. Le modèle par excellence de l'Occident est l'Angleterre manchesterienne. Le modèle de développement oriental paradigmatique est le modèle chinois. Sinologue, Wittfogel va approfondir les thèses marxiennes et weberiennes sur le “mode de production asiatique”. Il en déduit que la Chine (mais aussi l'Égypte et la Mésopotamie antiques) sont “despotiques” (pour faire face efficacement aux nécessités naturelles) et “hydrauliques”. Ce modèle asiatique constitue pour lui, dans un premier temps, un “contre-modèle” non bourgeois. Wittfogel, en quelque sorte “maoïste” avant la lettre, se donne pour mission de faire connaître aux Européens la Chine orientale et non bourgeoise.

    Sociétés hydrauliques = sociétés totalitaires ?

    Plus tard, cet engouement pour la Chine va se muer en critique. Wittfogel est anti-stalinien et, dans cette optique, Staline est perçu comme un despote asiatique. Mais il écrit finalement peu de choses sur les grands travaux hydrauliques de Sibérie et d'Asie centrale, exécutés pendant l'ère stalinienne. En 1938, il fait paraître aux États-Unis The Theory of Oriental Society, où il pose clairement l'équation, société hydraulique = despotisme = totalitarisme. Un an plus tard, cette équation se renforce dans sa pensée, au moment où Hitler et Staline signent le pacte germano-soviétique. Dans cette thèse, un peu propagandiste, Wittfogel coagule ses sentiments anti-hitlériens et anti-staliniens. Ce même ouvrage, peaufiné, reparaît en 1957, sous le titre de Oriental Despotism : A Comparative Study of Total Power. Hitler et Staline ont disparu de la scène, la Guerre de Corée est terminée, Maccharty a cessé de sévir et la guerre froide n'est plus aussi tendue. Après 1945, Wittfogel rejoint les rangs de l'anti-communisme américain, décrit Staline comme un agent de la « restauration asiatique » et présente les États-Unis comme une société hydraulique mais non despotique ; à ce titre, ils sont un modèle pour le monde. Comment l'ancien étudiant de la gauche allemande en est-il arrivé là ? Comment en est-il arrivé à cette position finalement assez contradictoire ? Sans doute a-t-il été récupéré par certains services de diversion, recrutant d'anciens militants de la  gauche allemande, bons connaisseurs du Komintern, des structures communistes et des méthodes de travail soviétiques dans les pays d'Asie.

    À partir de 1953, Wittfogel devient aux États-Unis un historien attitré de la maîtrise des fleuves. Il est professeur à la Columbia University, puis, à partir de 1966, enseigne l'histoire de la Chine à Washington. Son œuvre comporte d'intéressants développements scientifiques mais non politiques.

    Une théorie de la civilisation

    Wittfogel énonce, à travers l'ensemble de son œuvre, une théorie de la civilisation, de l'émergence des civilisations. Pour lui, comme auparavant pour Hobbes, c'est la peur qui génère le politique, l'État, le commonwealth, l'appel à l'autorité (qui fait les lois - auctoritas non veritas facit legem). Mais cette peur n'est pas la crainte de l'invasion extérieure comme chez Hobbes, né prématurément parce que sa mère craignait le débarquement des troupes espagnoles de la Grande Armada. La peur qui motive les hommes et les induit à créer des structures politiques solides et durables est la peur panique et angoissé des inondations et de la sécheresse, des inondations qui noient les récoltes et de la sécheresse qui condamne à la famine. Cette peur tire l'homme de sa léthargie, elle le force à coopérer avec ses semblables qui appartiennent à d'autres clans et le contraint à accepter l'autorité de ceux qui sont capables techniquement de maîtriser les fleuves, de canaliser les eaux (pour l'irrigation ou le transport), d'irriguer. La peur des caprices de l'eau fait accepter la figure du “Grand Adjudicateur”. La Chine antique, civilisation hydraulique, invente le terme “Shiu li”, qui signifie “maîtrise des eaux”. La discipline civilisationnelle naît de cette peur. La naissance des grands États et des Empires a presque toujours une motivation hydraulique. Si l'eau ne coule pas selon un rythme régulier et prévisible, disaient les sages chinois de l'Antiquité, nous avons le chaos, voire la guerre civile, le pouvoir a le même rôle que le barrage.

    Du point de vue philosophique et anthropologique, Wittfogel se montre là disciple de Montesquieu et de Carl Ritter. Il analyse l'interaction entre l'homme et la nature et, réciproquement, entre la nature et l'homme. L'étude de cette interaction fonde le véritable matérialisme intellectuel, politique et historique, tel que Marx l'avait compris personnellement, au contraire de bon nombre de ses disciples.  La géopolitique est une discipline qui s'occupe de ces interactions. C'est sans doute pour cette raison que Wittfogel a été le seul à l'avoir abordée dans le cadre de l'École de Francfort. Est-ce un héritage de son ascendance paysanne, de ses origines rurales, est-ce une influence du Wandervogel et du discours de Ludwig Klages, véritable texte fondateur de l'écologie moderne, prononcé sur le sommet du Hoher Meißner en 1913, au solstice d'été ? Une analyse plus fouillée du passé de Wittfogel nous l'apprendra sans doute un jour. En 1928, cet intérêt matérialiste et marxiste pour la géopolitique se concrétise dans un ouvrage intitulé Geopolitik, geographischer Materialismus und Marxismus.

    L'exemple des Indiens Pueblo, Zuni et Hopi

    Wittfogel met donc en exergue une question anthropologique fondamentale. La maîtrise des eaux fonde l'État. Mais comment naît cette irrigation, base des États, des empires et des aires civilisationnelles ? Le premier stade est celui de l'étang où vont s'abreuver les animaux domestiques. Le clan qui l'utilise doit en garder les abords, en ménager l'écosystème. Éventuellement creuser des chenaux pour irriguer des plantations. Aux États-Unis, Wittfogel compulse les études sur les Indiens Pueblo, Zuni et Hopi qui montrent très bien la Volkswerdung [le “devenir-peuple”] de ces ethnies améridiennes au départ d'une maîtrise des eaux de leur territoire. Ces études démontrent que des clans épars parviennent, à un certain moment de leur histoire, à maîtriser à leur échelle les eaux courantes et stagnantes, les sources et les nappes phréatiques de leur territoire, tout en gardant une dimension vernaculaire.

    Dans le bassin du Rio Grande del Norte, les clans s'associent, forment des tribus qui, ensemble, deviennent peuples. Ce devenir s'accompagne toujours d'un système de défense, de plus en plus élaboré, contre ceux qui veulent bouleverser l'ordre irrigateur, couper les approvisionnements ou en profiter indûment.

    Travaux d'irrigation et corvée

    La Chine, explique alors Wittfogel, a connu aux aurores de son histoire une évolution similaire à celle que les ethnologues ont pu observer chez les Amérindiens du bassin du Rio Grande del Norte. Au départ, la Chine présente une mosaïque éparse de tribus, de villages, de clans autonomes (elle y retombe parfois, comme dans les périodes où règnent, à l'échelon provincial, voire vernaculaire, les chefs de guerre, les warlords). L'unification des micro-entités chinoises se fera sous l'égide d'une élite technicienne qui va gérer les grands fleuves. Pour le premier Wittfogel libertaire, comme pour le dernier Wittfogel anti-communiste, l'avènement progressif de cette élite à des côtés négatifs, car elle implique la mobilisation par coercition de tous les bras disponibles pour les grands travaux de nature hydraulique. Dans les concentrations de masse, la promiscuité des ouvriers recrutés provoque des épidémies, comme la présence d'un ver qui ira jusqu'à affecter 90% de la population chinoise. Ce jugement négatif sur la mobilisation des forces de travail, Wittfogel le déduit de sa lecture d'un sociologue français du XIXe siècle, Julien Barois, spécialiste de l'histoire de la corvée.

    Pour le Wittfogel des années 20 et 30, qui accepte le communisme, cette mobilisation a des aspects positifs car elle permet le développement des sciences : l'astronomie, les mathématiques, l'architecture, la géographie (Yves Lacoste en parle dans ses travaux sur les premiers cartographes des armées impériales chinoises). Wittfogel étudie également les aspects mythologiques de cette maîtrise des eaux : les figures d'Osiris et d'Hapi en Égypte, divinités du Nil, que la figure de Ninurta en Mésopotamie et que la divinisation du Gange en Inde. En Europe, il y a abondance d'eau et les fleuves sont plus paisibles qu'en Chine, d'où les formes d'hydraulisme politique sont moins despotiques. La démocratie optimale s'installe toujours là où il y a abondance facile d'eau, comme en Suisse par ex.

    Civilisation chinoise, civilisation de grands travaux

    Revenons à la corvée (et aux thèses de Julien Barois, approfondies par Wittfogel). La corvée est d'abord imposée pour les travaux d'irrigation, puis pour les barrages, ensuite pour les routes, les fortifications (Muraille de Chine), enfin pour les bâtiments de prestige (pyramides et zigourats). La Chine fait ainsi creuser ses premiers canaux à partir de 581 avant J.C. L'éclosion et le maintien de la civilisation chinoise antique dérive d'une maîtrise du Fleuve Jaune (Huang Ho) ou plutôt d'une lutte contre ses cruels caprices. Ce fleuve a tué des millions d'hommes et les récentes inondations en Chine ne sont qu'un épisode de plus dans l'histoire épouvantable de ses crues et décrues.

    Les études de Wittfogel sur la civilisation chinoise, civilisation de grands travaux, qui ont d'abord été hydrauliques, l'ont amené à poser la question : la Chine est-elle intrinsèquement despotique ou non ? La réponse de Wittfogel est mitigée, quoique le Wittfogel communiste des années 20 (qui ne critique pas encore le totalitarisme) a eu tendance à répondre “non”, tandis que le Wittfogel anti-totalitaire, anti-nazi et anti-communiste répondrait plutôt “oui” et verrait en cette Chine “hydraulique” la matrice des systèmes politiques coercitifs ultérieurs. Dans sa pensée, la Chine oscille toutefois entre confucianisme et taoïsme. Le confucianisme implique une discipline sévère, tandis que le taoïsme (avec le Tao Te King de Lao Tseu), préconise aux gouvernants “d'être comme l'eau”, souples et insinuants. Conclusion de Wittfogel, par la présence de ce taoïsme, la Chine se montre finalement moins centralisée, donc moins despotique, que l'Égypte ou les entités étatiques mésopotamiennes.

    Les travaux de la “Tennessee Valley Authority”

    Dans les années 30, où les simplifications militantes tenaient le haut du pavé, on aurait pu créer facilement une dichotomie propagandiste sur base des travaux de Wittfogel, en posant l'équation : sociétés hydrauliques = sociétés totalitaires tandis que les sociétés non hydrauliques auraient été par définition considérées comme démocratiques et libérales. Wittfogel constatera, peu après avoir débarqué aux États-Unis, destination de son exil, qu'un grand projet hydraulique était en train d'y être réalisé, sous l'égide de la Tennessee Valley Authority. Les États-Unis, champions de l'idéal démocratique de facture libérale, étaient eux aussi une puissance hydraulique. Jusqu'alors les États-Unis n'avaient été qu'une puissance incomplète. Ils étaient devenus “bi-océaniques” (avec façade sur l'Atlantique et le Pacifique) vers la moitié du XIXe siècle. La liaison transcontinentale par chemin de fer avait englouti des fortunes colossales pour un résultat mitigé. Avant la Première Guerre mondiale, les États-Unis étaient fortement endettés et tout laissait croire à leur déclin inéluctable. Après 1918, les États européens, surtout la France et l'Angleterre, étaient leurs débiteurs. Mais la nécessité s'imposait de mieux organiser le territoire américain : pour cela il fallait aménager le bassin du Mississipi. Une bonne partie des gains engrangés pendant la Première Guerre mondiale furent destinés au projet hydraulique de la Tennessee Valley Authority.

    Les années de 1920 à 1940 ont été pour les États-Unis 2 décennies de grands travaux d'aménagement, où les principes du libéralisme démocratique pur ont été légèrement battus en brèche. Burnham parle d'une « ère des directeurs », où le décisionnisme des décideurs prend le pas sur les discussions parlementaires de l'ère libérale classique, tant en Europe, avec le fascisme et le national-socialisme, qu'en URSS, avec les planifications staliniennes, ou qu'aux États-Unis. Lawrence Dennis réclame, à la même époque, un isolationnisme continental, pan-américain, qui se donnerait pour but d'organiser rigoureusement le continent en suivant, pour ce faire, une logique autoritaire. Mais Dennis, contrairement à Roosevelt, veut une autarcie continentale sans la guerre, sans interventions hors de l'espace américain. Les opposants libéraux à Roosevelt stigmatisent le “césarisme rooseveltien”, qui ne réussit que partiellement son projet de ré-aménagement complet du territoire, les traditions libérales classiques jouant le rôle de frein, alors qu'en Europe occidentale et en URSS, ces freins avaient été balayés, permettant un despotisme capable d'asseoir vite la modernité technique et industrielle, de changer d'échelle. Parce que les institutions libérales américaines sont plus solides et rendent impossible un despotisme absolu à la Staline ou une dictature à la Hitler, Roosevelt doit donc susciter une “injection de conjoncture”, pour obtenir les fonds nécessaires à l'achèvement de cet ensemble de macro-projets. Raison pour laquelle il prépare très tôt les guerres contre l'Allemagne et le Japon. L'objectif intérieur de cette double guerre extérieure a donc été de financer l'irrigation définitive du Middle West et de l'Ouest.

    L'irrigation nord-américaine fait des États-Unis le grenier à blé du monde

    La démocratie américaine, selon les opposants à Roosevelt, est donc une démocratie déguisée, qui met au pas le Congrès et la Cour Suprême et jugule l'opposition populiste. Avec Roosevelt émerge la méga-machine, collusion entre le pouvoir et les grands trusts industriels, dénoncée par Lewis Mumford, puis, plus tard en Europe, par l'écologiste et dissident est-allemand Rudolf Bahro.

    Mais ces entorses au fonctionnement libéral traditionnel de la démocratie américaine a permis la politique des grands travaux, dont les États-Unis avaient besoin pour consolider leur base nationale, réquisit indispensable à leur politique mondialiste (disaient-ils du temps de Roosevelt), globaliste (disent-ils aujourd'hui). L'irrigation américaine, surtout dans le bassin du Mississippi, la construction de barrages dans l'Ouest, ont permis aux États-Unis d'être le grenier à blé de l'humanité et d'assurer ainsi leur domination sur l'Europe, l'ex-URSS (et, partant, la Russie actuelle) et l'Afrique, que guettent toujours d'atroces famines. Je rappelle souvent la parole d'Eagleburger : « Food is the best weapon in our arsenal » (L'alimentation est la meilleure arme de notre arsenal). Toutes les querelles euro-américaines autour des politiques agricoles dérivent d'une volonté américaine de conserver coûte que coûte le leadership en ce domaine et de limiter, autant que possible, l'autonomie alimentaire européenne. La guerre du soja, sans doute les crises de la vache folle, la querelle des pâtes, l'imposition de normes, la tentative de submerger l'Europe sous des flots d'immigrés qui mangent ses réserves, etc sont autant d'aspects de cette guerre euro-américaine qui a commencé avec Roosevelt, culminé avec la Seconde Guerre mondiale ! et qui est loin d'être terminée.

    Connaissant parfaitement la puissance que confère une bonne maîtrise des voies fluviales, les États-Unis — que Carl Schmitt nommait les « retardateurs de l'histoire » — cherchent à freiner, enrayer ou saboter la maîtrise chez les autres des voies fluviales. Nous avons assisté ainsi à une manipulation des milieux écologistes et “souverainistes” français, tendance sociale-démocrate ou néo-gaulliste, pour freiner la liaison entre les bassins du Rhin, du Rhône et du Danube. Nous avons ensuite assisté, impuissants, écervelés par les discours médiatiques qui ne sont que les échos de CNN, donc du Pentagone et de ses services de diversion, au bombardement des ponts du Danube à Belgrade et à Novi Sad, sous prétexte de punir un certain Milosevic. Jupiter rend aveugles et fous, ceux qu'il veut perdre.



    ► Robert Steuckers, Nouvelles de Synergies Européennes n°48, 2000
    .

    (intervention à la VIIIe Université d'été de “Synergies Européennes”, Gropello de Gavirate, été 2000)

    ◘ Bibliographie :

    1. Gary L. Ulmen, The Science of Society. Toward an Understanding of the Life and Work of Karl August Wittfogel, Mouton Publishers, The Hague/Paris/New York, 1978.
    2. Karl A. Wittfogel, Oriental Despotism. A Comparative Study of Total Power, Yale Univ. Press, 1957. En français : Le Despotisme oriental, étude comparative du pouvoir total, Minuit, 1964.
    3. Donald Worster, Water, Aridity and the Growth of the American West, introduction to Rivers of Empire : Water, Aridity and the Growth of the American West, Oxford Univ. Press, Oxford/New York, 1985 (p. 19-61).

     

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    ◘ Libre opinion sur Wittfogel (l'œuvre ne se réduit pas à une interprétation rapide, en l'occurence les commentaires d'une série de documentaires sur la Chine du fleuve Jaune, mais la notion de “société hydraulique” nécessite certes une meilleure historicisation, ce que les études, not. dans le champ des études environnementales, prennent en compte) : « Ce discours [orientaliste européen] émergea pour la première fois dans les écrits de philosophes euro-centriques occidentaux aux XVIIIe et XIXe siècles, tels que Herder, Hegel et surtout Marx, qui développèrent le thème du despotisme oriental en partant du niveau philosophique pour aller vers une analyse plus historico-matérialiste, celle du mode de production asiatique. Dans notre siècle, il fut encore élaboré par K. A. Wittfogel dans son livre influent Oriental Despotism. A Comparative Study of Total Power (1957), dans lequel il se concentre sur le despotisme chinois du point de vue du déterminisme environnemental. Le cœur de l'argument de Wittfogel est que la montée de la civilisation chinoise s'est fondée sur le contrôle de l'approvisionnement en eau dans la grande plaine semi-aride de la Chine du Nord, eau provenant de la vallée du fleuve Jaune. Parce que l'eau n'était pas naturellement disponible au bon moment et au bon endroit, une autorité centrale devint nécessaire pour assurer sa distribution par la gestion d'un système de voies d'eau d'irrigation. Ceci entraîna le développement d'une bureaucratie centrale et d'un gouvernement despotique. Le problème de ce discours est qu'il traite la Chine (et d'autres civilisations anciennes) comme un corps homogène, malgré des variations régionales et la nature changeante du pouvoir de l'État au cours de sa longue histoire. En outre, ce discours considère les États orientaux comme arriérés et barbares en contraste symbolique avec les États qui s'auto-proclament avancés et démocratiques, et fournit des justifications morales et politiques à ces derniers pour réaliser leur expansion impérialiste au nom d'une mission illuministe. Même un géant intellectuel comme Marx, qui critiqua sans réserve l'impérialisme occidental à l'Ouest, avait un avis apparemment ambivalent sur l'invasion de la Chine par les puissances occidentales. En un sens large, c'est encore un exemple de ce que Edward Said appelle l'orientalisme. (...) Je suggère que ce doit être la notion de despotisme qui a séduit les intellectuels chinois dans le livre de Wittfogel. La macro-étude de Wittfogel offre une vue d'ensemble simpliste, mais puissante, de l'histoire longue et compliquée de la Chine. Elle paraissait faite sur mesure pour l'ambiance et le contexte socio-politiques des intellectuels chinois dans les années 1980 » (Revue Alliage n°24-25, 1996).

    ◘ Un enjeu majeur du XXIe siècle : « La maîtrise de l'eau a souvent été le point de départ du politique. Dans son ouvrage célèbre, Le Despotisme oriental. Une étude comparative du pouvoir total, K. A. Wittfogel montre que la naissance des grands États et des Empires a été, de manière fréquente, une motivation hydraulique. Là où l'écoulement des eaux est irrégulier, où les fleuves sont dangereux parce qu'instables (Chine, Mésopotamie, Égypte), s'installe, par nécessité, un régime despotique. Par contre, quand il y a abondance d'eau, comme en Europe, où les fleuves sont plus paisibles, la démocratie s'établit plus aisément. Fluvialité, organisation politique et prospérité semblent bien en interaction. Déjà, l'historien romain Strabon le notait au sujet de la Gaule. Beaucoup plus tard, en 1928, le géopolitologue allemand Ernst Obst montrait que les dispositifs fluviaux de la France et de la Russie avaient été bien plus favorables à l'unité de ces 2 États que ne l'avait été celui de l'Allemagne. On peut montrer aussi que, comme dans la Chine antique, la politique des canaux a été un instrument essentiel de l'intégration territoriale sous la monarchie française. Aujourd'hui, où l'on s'alarme de la raréfaction de l'eau potable dans le monde, la ressource aquifère est de plus en plus présentée comme l'enjeu de futurs conflits. Toutefois, à l'échelle des grands bassins fluviaux, des coopérations internationales se précisent ou se mettent en place, en particulier quand les aménagements sont délibérément conçus dans une politique d'intégration régionale (projet Hidrovia dans le Mercosur). Ou quand tout en favorisant cette dernière, ils correspondent à des projets de développement durable, en associant plusieurs objectifs : navigation, production d'électricité, lutte contre les inondations, irrigation, protection de l'envionnement. Ce qui, d'ailleurs, ne va pas toujours de soi et provoque des débats intenses » (G. Dussouy, Eau et espace politique).

    ◘ À noter : Karl Wittfogel, qui n’appréciait pas la préface de l'édition française (1964) de son livre par Pierre Vidal-Naquet, demanda que l’édition soit mise au pilon... Elle est reproduite, accompagnée de quelques explications, dans P. Vidal-Naquet, La démocratie grecque vue d’ailleurs (Flam., 1990). La catégorie de “despotisme oriental” y est jugée comme trop extensive.