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  • Tommissen

    tommis10.jpgAdieu au Professeur Piet Tommissen (1925-2011)


    podcast

    Quelques jours après avoir lu l’hommage publié par Junge Freiheit suite au décès du Professeur Helmut Quaritsch, l’ancien éditeur de la revue berlinoise Der Staat, j’apprenais, jeudi 1er septembre, en feuilletant sur le comptoir même du marchand de journaux mon ’t Pallieterke hebdomadaire, dont je venais de prendre livraison, la mort du Professeur Piet Tommissen [† 21/8/2011], qu’évoque avec une belle émotion le journal satirique anversois. Deux géants mondiaux des sciences politiques viennent donc de disparaître cet été, nous laissant encore plus orphelins depuis les disparitions successives de Panayotis Kondylis, de Julien Freund, de Gianfranco Miglio ou d’Armin Mohler.

    À la recherche de Pareto et Schmitt

    J’avais appris, tout au début de mon itinéraire personnel, où, forcément, les tâtonnements dominaient, qu’un certain Professeur Tommissen avait publié des ouvrages sur Vilfredo Pareto et Carl Schmitt. Nous savions confusément que ces auteurs étaient extrêmement importants pour tous ceux qui, comme nous, refusaient la pente de la décadence que l’Occident avait empruntée dès les années 60, immédiatement après les “technomanies” et les américanismes des années 50. Nous voulions une sociologie et, partant, une politologie offensives, contructrices de sociétés ayant réagi vigoureusement, “quiritairement” contre l’éventail d’injustices, de dysfonctionnements, d’enlisements, de déliquescences que le complexe bourgeoisisme / économicisme / libéralisme / parlementarisme avait induit depuis la moitié du XIXe siècle. Pareto démontrait (et Roberto Michels plus sûrement encore après lui...) quelles étaient les étapes de l’ascension et du déclin des élites politiques, destinées au bout de 3 ou 4 générations à vasouiller ou à se “bonzifier” (Michels). Nous voulions être une nouvelle élite ascendante. Nous voulions bousculer les “bonzes”, leur indiquer la porte de sortie. Naïveté de jeunesse : ils sont toujours là ; pire, ils ont coopté les laquais de leur laquais. Nous connaissions moins bien Schmitt à l’époque mais nous devinions que sa définition du “politique” impliquait d’aller à l’essentiel et permettait de trier le bon grain de l’ivraie dans le kaléidoscope des agitations politiques et politiciennes du XXe siècle : que ce soit sous la république de Weimar, dans le marais politicard de la pauvre Belgique de l’entre-deux-guerres (le « gâchis des années 30 » dira le Prof. Jean Vanwelkenhuyzen), dans les turpitudes des Troisième et Quatrième Républiques en France auxquelles De Gaulle, formé par René Capitant, disciple de C. Schmitt, tentera de mettre un terme à partir de 1958.

    Première rencontre avec Piet Tommissen dans la rue du Marais à Bruxelles

    Il y avait donc sur la place de Bruxelles, un professeur d’université qui s’occupait assidûment de ces 2 géants de la pensée politique européenne du XXe siècle. Il fallait donc se procurer ses ouvrages et les lire. J’avais vu une photo du Professeur Tommissen dans un numéro d’Éléments ou dans une autre publication du Groupe de Recherches et d’Études sur la Civilisation Européenne. Ce visage rond et serein m’avait frappé. J’avais retenu ces traits lisses et doux et voilà qu’en février ou en mars 1975, en sortant des bâtiments réservés aux romanistes et germanistes des Facultés Universitaires Saint-Louis, rue du Marais à Bruxelles, je vois tout à coup le Prof. Piet Tommissen, campé devant l’entrée du 113, à l’époque occupé par la Sint-Aloysius Handelhogeschool, où il dispensait ses cours.

    Il était impressionnant, non seulement par la taille mais aussi, faut-il le dire, par le joyeux embonpoint qu’il affichait, lui qui fut aussi un très fin gourmet et un bon amateur de ripailles estudiantines, ponctuées de force hanaps de blonde cervoise. Je suis allé vers lui et lui ai demandé, sans doute un peu emprunté : « Bent u Prof. Tommissen ? ». Une certaine appréhension me tourmentait : allait-il envoyer sur les roses le freluquet que j’étais ? Que nenni ! Le visage rond et lisse de la photo, ancrée dans le recoin d’une de mes circonvolutions cérébrales, s’est aussitôt illuminé d’un sourire inoubliable, effet d’une sérénité intérieure, d’une modestie et d’une bonté naturelles (et sans pareilles...). Cette amabilité contrastait avec l’arrogance qu’affichaient jadis trop d’universitaires, souvent à fort mauvais escient. Le Prof. Tommissen était à l’évidence heureux qu’un quidam cherchait à se procurer ses ouvrages sur Pareto et Schmitt. Il m’a indiqué comment les obtenir et je les ai achetés.

    Piet Tommissen et Marc. Eemans

    Ensuite, plus aucune nouvelle de Tommissen pendant au moins 3 longues années. Je le retrouve plus tard dans le sillage de son ami Marc. Eemans, avec qui il avait édité de 1973 à 1976 la revue Espaces. Je rencontre Eemans, comme j’ai déjà eu plusieurs fois l’occasion de le rappeler, à l’automne 1978, sans imaginer que le peintre surréaliste et évolien était lié d’une amitié étroite avec le spécialiste insigne de Pareto et Schmitt. L’histoire de cette belle amitié, ancienne, profonde, intense, n’a pas encore été explorée, n’a pas (encore) fait l’objet d’une étude systématique. De tous les numéros d’Espaces, je n’en possède qu’un seul, depuis quelques semaines seulement, trouvé chez l’excellent bouquiniste ixellois “La Borgne Agasse” : ce numéro, c’est celui qui a été consacré par le binôme Tommissen/Eemans à l’avant-gardiste flamand Paul Van Ostaijen, dont on connait l’influence déterminante sur l’évolution future de Marc. Eemans, celui-là même qui deviendra, comme l’a souligné Tommissen lui-même, « un surréaliste pas comme les autres ».

    À signaler aussi dans les colonnes d’Espaces : une étude de Tommissen sur la figure littéraire et politique que fut l’étonnant Pierre Hubermont (auquel un étudiant de l’UCL a consacré naguère plusieurs pages d’analyses, surtout sur son itinéraire de communiste dissident et sur son socialisme particulier dans un mémoire de licence centré sur l’histoire du Nouveau Journal ; cf. Maximilien Piérard, Le “Nouveau Journal” 1940-1944 — Conservation révolutionnaire et historisme politique — Grandeur et décadence d’une métapolitique quotidienne ; promoteur : Prof. Michel Dumoulin ; Louvain-la-Neuve, 2002).

    “De Tafelronde” et “Kultuurleven”

    Tommissen, comme Schmitt d’ailleurs, n’était pas exclusivement cantonné dans les sciences politiques ou l’économie : il était un fin connaisseur des avant-gardes littéraires et artistiques, s’intéressait avec passion et acribie aux figures les plus originales qui ont animé les marges enivrantes de notre paysage intellectuel, des années 30 aux années 70. On devine aussi la présence de Tommissen en coulisses dans l’aventure de la fascinante petite revue d’Eemans et de Gaillard, Fantasmagie. Espaces fut une aventure francophone de notre professeur flamand, par ailleurs très soucieux de maintenir et d’embellir la langue de Vondel. Mais ses initiatives et ses activités dans les milieux d’avant-gardes ne se sont pas limitées au seul aréopage réduit (par les circonstances de notre après-guerre) qui entourait Marc. Eemans.

    En Flandre, Tommissen fut l’une des chevilles ouvrières d’une revue du même type qu’Espaces : De Tafelronde, à laquelle il a donné des articles sur Ernst Jünger, Jean-Paul Sartre, Stefan George, Apollinaire, Edgard Tijtgat, Alfred Kubin, etc. Parallèlement à Espaces et à De Tafelronde, Piet Tommissen collaborait à Kultuurleven, qui a accueilli bon nombre de ses articles de sciences politiques, avec des contributions consacrées à Henri De Man, Carl Schmitt, Vilfredo Pareto et des notules pertinentes sur Thom et sa théorie des catastrophes, sur René Girard, Rawls et Baudrillard, sans oublier Heidegger, Theodor Lessing et Otto Weininger.

    “Dietsland Europa”

    defeb110.jpgTommissen n’avait pas peur de “se mouiller” dans des entreprises plus audacieuses sur le plan politique comme Dietsland-Europa, la revue du “flamingant de choc”, un cœur d’or sous une carapace bourrue, je veux parler du regretté Bert Van Boghout qui, souvent, par ses aboiements cinglants, ramenait les ouailles égarées vers le centre du village. On sait le rôle joué par des personnalités comme Karel Dillen, futur fondateur du Vlaams Blok, et par le Dr. Roeland Raes, dans le devenir de cette publication qui a tenu le coup pendant plus de 40 années sans faiblir. Tommissen et moi, nous nous sommes ainsi retrouvés un jour, en l’an de grâce 1985, au sein de la rédaction d’un numéro spécial de la revue de Van Boghout sur Julius Evola, dossier qui sera repris partiellement par la revue évolienne française Totalité de Georges Gondinet. C’était au temps béni du meilleur adjoint que Van Boghout ait jamais eu : l’étonnant, l’inoubliable Frank Goovaerts, qui pratiquait les arts martiaux japonais jusque dans l’archipel nippon, traversait chaque été la France en moto, jouait au bridge comme un lord anglais et était ouvrier sur les docks d’Anvers ; il fut assassiné dans la rue par un dément en 1991. Dans les colonnes de Dietsland-Europa, Tommissen a évoqué son cher Carl Schmitt, qui le méritait bien, le livre de Bertram sur Nietzsche, Hans Freyer (dont on ne connait que trop peu de choses dans l’espace linguistique francophone), Pareto, les courants de droite sous la République de Weimar, la théorie schmittienne des grands espaces et la notion évolienne de décadence.

    L’appel de Carl Schmitt : devenir des “Gardiens des Sources”

    knight10.gifAu cours de cette période — j’ai alors entre 18 et 24 ans — j’apprends, sans doute de la bouche d’Eemans, que la Flandre, et plus particulièrement l’Université de Louvain, avait connu pendant l’entre-deux-guerres, à l’initiative du Prof. Victor Leemans, une Politieke Akademie, dynamique think tank focalisé sur tous les thèmes de la sociologie et de la politologie qui nous intéressaient. Tommissen s’est toujours voulu incarnation de l’héritage, réduit à sa seule personne s’il le fallait et s’il n’y avait pas d’autres volontaires, de cette Politieke Akademie. Il a œuvré dans ce sens, en laissant un maximum de traces écrites car, on le sait, “les paroles s’envolent, les écrits restent”.

    C’est la raison pour laquelle il est resté un « octogénaire hyperactif », comme le soulignait très récemment Peter Wim Logghe, rédacteur en chef de Teksten, Kommentaren en Studies. Pourquoi ? Parce que, dans ses Verfassungsrechtlichen Aufsätze et plus particulièrement dans la 5e subdivision de la 17e partie de ce recueil, intitulée “Savigny als Paradigma der ersten Abstandnahme von der gesetzesstaatlichen Legalität”, Carl Schmitt a réclamé, non pas expressis verbis mais indirectement, l’avènement d’une sorte de centrale intellectuelle et spirituelle, qu’il évoquait sous le nom poétique de « Hüter der Quellen » (Gardiens des Sources).

    Voilà ce que Tommissen a voulu être : un “Gardien des Sources”, dût-il se maintenir à son poste comme le soldat de Pompéi ou d’Herculanum, en dépit des flots de lave qui s’avançaient avec fureur face à lui. Quand la lave refroidit et se durcit, on peut en faire de bons pavés de porphyre, comme celui de Quenast. Avec la boue “enchimiquifiée” et les eaux résiduaires de la société de consommation, on tuera jusqu’à la plus indécrottable des chienlits. Petite méditation spenglerienne et pessimiste...

    La “Politieke Akademie”

    Nous aussi, nous interprétions, sans encore connaître ce texte fondamental de Schmitt, notre démarche métapolitique, au dedans ou en dehors de la “nouvelle droite”, peu importait, comme une démarche de “gardien des sources”. Alors qu’avons nous fait ? Nous avons entamé une recherche de textes émanant de cette Politieke Akademie et de ce fascinant Prof. Leemans. Nous avons trouvé son Sombart, son Marx, son Kierkegaard, que nous comparions aux textes sombartiens édités par Claudio Mutti et Giorgio Freda en Italie, aux rares livres de Sombart encore édités en Allemagne, notamment chez DTV ; nous cherchions à redéfinir les textes marxiens à la lumière des dissidents de la IIe et de la IIIe Internationales (Lassalle, Dühring, De Man,...).

    Mais la Politieke Akademie avait des successeurs indirects : nous plongions dans les 3 volumes de monographies didactiques sur la vie et l’œuvre des grands sociologues contemporains que la célèbre collection “Aula” offrait à la curiosité des étudiants néerlandais et flamands (“Hoofdfiguren uit de sociologie”) ; seul germaniste dans le groupe, j’ajoutais les magnifiques ouvrages de Helmut Schoeck (dont : Geschichte der Soziologie — Ursprung und Aufstieg der Wissenschaft von der menschlichen Gesellschaft). Tout cela constituait un complexe de sociologie et de sciences politiques tonifiant ; avec cela, nous étions à des années-lumière des petits exercices insipides de statistiques étriquées et de meccano “organisationnel” à l’américaine, nappé de la sauce vomitive du “politiquement correct”, qu’on propose aujourd’hui aux étudiants, en empêchant du même coup l’avènement d’une nouvelle élite, prête à amorcer un nouveau cycle sociologique parétien, en coupant l’herbe sous les pieds d’avant-gardistes qui sont tout à la fois révolutionnaires et “gardiens des sources”.

    À cette époque de grande effervescence intellectuelle et de maturation, nous avons rencontré le Professeur Tommissen à la tribune du Centro Studi Evoliani de Marc. Eemans, où il a animé une causerie sur Pareto et une autre sur Schmitt. Nous connaissions mieux Pareto grâce à l’excellent ouvrage de Julien Freund sur le sociologue et économiste italien, paru à l’époque chez Seghers. Notre rapport à Schmitt, à l’époque, était indirect : il passait invariablement par l’ouvrage de Freund : Qu’est-ce que le politique ?. De C. Schmitt lui-même, nous ne disposions que de La notion du politique, publié chez Calmann-Lévy, grâce à l’entremise de J. Freund, sans que nous ne connaissions véritablement le contexte de l’œuvre schmittienne. Celle-ci n’était accessible que via des travaux académiques allemands, difficilement trouvables à Bruxelles.

    Finalement, j’ai obtenu les références nécessaires pour aller commander les ouvrages-clefs du “solitaire de Plettenberg” chez ce cher librairie de la rue des Comédiens, au cœur de la vieille ville de Bruxelles. Résultat : une ardoise, alors considérable, de 5.000 francs belges, que mon père est allé apurer, tout à la fois catastrophé et amusé. Une bêtise d’étudiant, à ses yeux... Nous étions au printemps de l’année 1980 et une partie de l’ardoise (il n’y avait pas seulement les 5.000 francs résiduaires payés par mon géniteur...) avait été généreusement offerte par le Bureau de traduction de Mr. Singer, chez qui j’avais effectué mon stage pratique obligatoire de fin d’études. Singer, germanophone issu de la communauté israélite berlinoise, aimait les étudiants qui avaient choisi la langue allemande : il voulait toujours leur offrir des livres qui exprimaient la pensée nationale allemande, sinon des ouvrages qui communiquaient à leurs lecteurs l’esprit prussien de discipline. Quand je lui ai suggéré de me financer du Carl Schmitt, Singer, déjà octogénaire et toujours sur la brèche, était enchanté. Et voilà comment, de Tommissen à Singer, et de “Over en in zake Carl Schmitt” jusqu’à la pharamineuse commande au libraire de la rue des Comédiens, a commencé mon itinéraire personnel de schmittien en herbe. Inutile de préciser, que cet itinéraire est loin d’être achevé...

    “Nouvelle école” : Tommissen à mon secours

    ne36_g10.jpgEn 1981, très exactement à la date du 15 mars, je débarque avec mes parents et mes bagages à Paris, où me reçoivent les amis Gibelin et Garrabos. J’étais devenu le secrétaire de rédaction de Nouvelle école, la très belle revue de l’inénarrable et fantasque de Benoist. Celui-ci, avec l’insouciance et l’impéritie de l’autodidacte parisien prétentieux, avait décidé de me faire fabriquer des numéros de Nouvelle école sur Pareto et sur Heidegger. C’est évidemment de la candeur de journaliste. Comment peut-on demander à un galopin de tout juste 25 ans, qui n’a pas étudié les sciences politiques ou la philosophie, de fabriquer de tels dossiers en un tourne-main ? Tout simplement parce qu’on est un farfelu. Mais, moi, on ne m’a jamais appris à discuter, d’ailleurs Schmitt abhorrait la discussion à l’instar de Donoso Cortès.

    Il fallait obéir aux ordres et aux consignes : il fallait agir et produire ce qu’il fallait produire. Donc il a bien fallu que je m’exécute, sans trop gaffer. Comment ? Eh bien, en m’adressant aux 2 seules personnes, que je connaissais, qui avaient pratiqué Pareto à niveau universitaire : Bernard Marchand et Piet Tommissen ! B. Marchand avait rédigé un mémoire à l’UCL sur les néo-machiavéliens, tels que James Burnham les avait présentés. Il nous a livré, à titre d’introduction, une version adaptée et complétée de son mémoire. Tommissen est ensuite venu à mon secours et m’a confié des textes de lui-même et d’un certain Torrisi. Guillaume Faye, plus branché sur les sciences politiques, a commis un excellent texte sur la notion de doxanalyse qu’il avait tiré de sa lecture très attentive des œuvres de Jules Monnerot. D’où : première mission accomplie !

    Réaction grognone de de Benoist, dans l’affreux bouge dégueulasse de restaurant, qui se trouvait à côté des bureaux du GRECE, rue Charles-Lecocq dans le XVe, et où il avait l’habitude de se “restaurer” : « C’est la colonisation belge... Je vais finir par m’appeler Van Benoist et, toi, Guillaume, tu t’appeleras Van Faye... ». Il ne manquait plus que “Van Vial” et “Van Valla” au tableau... Après cette parenthèse parisienne, où les anecdotes truculentes et burlesques ne manquent pas, il fallait que j’accomplisse mon service militaire et que je mette la dernière main à mon mémoire de fin d’études, commencé en 1980.

    La défense orale de mon mémoire : encore Tommissen à mon secours !

    Vu la maladie puis le départ à la retraite de mon promoteur de mémoire, Albert Defrance, je ne présente mon pensum au jury qu’en septembre 1983. Ce n’est pas un mémoire transcendant. École de traduction oblige, il s’agit d’une modeste traduction, annotée, justifiée et explicitée dans son contexte. Mais elle entrait dans le cadre des sciences politiques, telles que nous les concevions. Au début, j’avais souhaité traduire un des ouvrages de Helmut Schoeck mais ceux-ci étaient tous trop volumineux pour un simple mémoire dit de “licence” (selon le vocabulaire belge, avant l’introduction du vocabulaire de Bologne). Finalement, le seul ouvrage court brossant un tableau intéressant des pistes sociologiques et politologiques que nous aimions explorer était celui d’Ernst Topitsch et de Kurt Salamun sur la notion d’idéologie. Mais problème : Defrance s’intéressait à la question mais il n’était plus là. Mon cher professeur de grammaire allemande, Robert Potelle, reprend le flambeau mais avoue, avec la trop grande modestie qui le caractérise, qu’il n’est pas habitué à manier le vocabulaire propre à ces disciplines. Frau Costa, notre professeur d’histoire allemande, fait preuve de la même modestie exagérée (« Wie haben Sie einen solchen Wortschatz meistern können ? »), alors que son cours sur le passage de Weimar au national-socialisme, avec la fameuse Ermächtigungsgesetz fut une excellente introduction à une problématique abordée par Schmitt.

    Que faire ? Comment trouver un universitaire germanophone spécialisé dans la thématique ? C’est simple : appeler Tommissen pour qu’il soit l’un de mes lecteurs extérieurs. Rendez-vous est pris à Grimbergen, dans le foyer, antre et bibliothèque de notre professeur. Tommissen accepte : il aime la clarté et la concision de Topitsch et Salamun. Lors de la défense orale, Tommissen aiguille le débat sur une note, que j’avais ajoutée, sur la notion wébérienne de Wertfreiheit. Ce terme est intraduisible en français. Seul Julien Freund avait forgé une traduction acceptable : “neutralité axiologique”. En effet, si je suis “libre”, donc frei donc en état de “liberté”, de Freiheit, et si je suis dépourvu de tout “jugement impromptu de valeur”, donc si je suis “neutre”, quand j’observe une réalité sociologique ou politique, qui, elle, véhicule des valeurs, je suis en bout de course “libre de toute valeur”, donc “axiologiquement neutre”, chaque fois que je pose un regard scientifique sur un phénomène social ou politique. Weber plaçait aussi cette notion de Wertfreiheit dans le contexte de sa distinction entre “éthique de la responsabilité” (Verantwortungsethik) et “éthique de la conviction” (Gesinnungsethik). Ni l’une ni l’autre ne sont dépourvues de “valeur” mais la responsabilité implique un recul, un usage parcimonieux et raisonnable des ressources axiologiques tandis que la conviction peut, le cas échéant, déboucher sur des confrontations et des blocages, des paralysies ou des déchaînements, justement par absence de recul et de parcimonie comportementale.

    Voilà ce que j’ai pu répondre, en bon allemand, et ainsi obtenir une distinction. Je la dois indubitablement à l’ascendant de Tommissen et à sa manière habile de poser effectivement la question principale qu’il convenait de poser face à ce mémoire, modeste traduction.

    La bibliothèque de Grimbergen

    75658010.jpgL’un des premiers textes de Piet Tommissen fut un récit de son voyage, avec son épouse Agnès, chez Carl Schmitt, à Plettenberg en Westphalie. Avec grande tendresse, Tommissen a décrit ce voyage, la réception profondément amicale que lui avait prodiguée C. Schmitt. À mon tour de raconter aussi 2 ou 3 impressions de ma visite à Grimbergen, pendant l’été 1983 : accueil chaleureux d’Agnès et Piet Tommissen, visite de la bibliothèque. Dans la pièce de séjour, il y avait ce fauteuil du maître des lieux, tout entouré d’étagères construites sur mesure, croulant sous le poids des livres du mois, potassés pour écrire le prochain article ou essai. Tout, dans la maison, était agencé pour faciliter la lecture.

    La bibliothèque de Grimbergen était fabuleuse : elle mérite bien la comparaison avec les autres grandes bibliothèques privées que j’ai eu l’occasion de visiter : celle d’Alain de Benoist évidemment ; celle de Mohler, vue à Munich en plein été torride de 1984 ; celle, luxuriante et chaotique de Pierre-André Taguieff, véritable labyrinthe où évoluait un gros chat teigneux et espiègle ; celle, somptueuse, dans la villa de Miglio, vue en mai 1995 à Côme et celle de Peter Bossdorf, la plus magnifiquement agencée, vue en automne 2010. Cette évocation des grandes bibliothèques est évidemment un clin d’œil à Tommissen : celui-ci s’enquerrait toujours des livres achetés par ses hôtes et leur demandait d’évoquer leurs bibliothèques...

    Pierre-André Taguieff à Bruxelles

    mannek10.jpgPlus tard, début des années 90, quand Pierre-André Taguieff préparait son ouvrage Sur la nouvelle droite, paru en 1994 chez Descartes & Cie, il avait sollicité un rendez-vous avec Tommissen et avec moi-même : le soir de cette journée, nous avons dîné dans un restaurant minuscule, uniquement destiné aux gourmets, en compagnie de mon camarade Frédéric Beerens et d’un majestueux ami de Tommissen, affublé d’une énorme barbe rousse qui lui couvrait un poitrail de taureau. Discussion à bâtons rompus, surtout entre Taguieff et Tommissen sur la personnalité de Julien Freund.

    On reproche à Taguieff certains travaux jugés inquisitoriaux sur la “nouvelle droite” ou sur les mouvements populistes (l’ouvrage de Taguieff sur L’illusion populiste est d’ailleurs le plus faible de ses ouvrages : les chapitres concernant la Flandre et l’Autriche ne comportent aucune référence en langue néerlandaise ou allemande !). Mais il faut rendre hommage au philosophe qui a critiqué le “bougisme” contemporain et a assorti cette critique d’un appel à la résistance de toutes les forces politiques qui n’entendent pas s’aligner sur les poncifs dominants. Ensuite, l’œuvre majeure de P-A Taguieff, L’effacement de l’avenir deviendra indubitablement un grand classique : on y découvre un excellent constat de faillite du “progrès”, une critique extrêmement pointue du présentisme ainsi qu’une critique fort pertinente des nouvelles formes de fausse démocratie qui ne sont, explique Taguieff, que des “expertocraties”.

    On peut évoquer ici le “double langage” de Taguieff, non pas au sens orwellien du terme, où la “liberté” serait “l'esclavage”, mais dans le sens où nous avons affaire à un théoricien en vue de la gauche mitterrandienne et post-mitterrandienne, obsédé par le joujou “racisme” comme il y avait un “joujou nationalisme” du temps de Rémy de Gourmont, un intellectuel post-mitterrandien qui a pondu une triclée de travaux sur cette notion-joujou qui n’a pas d’autre existence ou de statut que ceux de “bricolages médiatiques” ; au fond : s’il existe à l’évidence des préjugés raciaux, cela n’empêchera nullement le pire des racistes de trouver un jour son bon “nègre”, son “bon arbi” ou son juif favori. Même le Troisième Reich recrutait Blancs, Blacks et Beurs, et Indiens bouddhistes, hindouistes, musulmans ou sikhs, pourvu qu’il s’agissait de lutter contre la ploutocratie britannique. Et le plus acharné des anti-racistes fulminera un jour contre un représentant quelconque d’une autre race que la sienne ou sera agité par un prurit antisémite ; dans la vie quotidienne les exemples sont légion. Quant aux Blancs, ils sont tout aussi victimes de préjugés raciaux que les autres.

    Taguieff situe ses propres travaux sur le racisme et l’anti-racisme dans le cadre d’un axe de recherches inauguré par l’Américain Gordon W. Allport (The Nature of Prejudice, 1954) : le danger que recèle ce genre de démarche, qui est propre à un certain libéralisme totalitaire, est d’amorcer une critique des “préjugés” qui amènera à un rejet puis à un arasement des “valeurs”, posées derechef comme des “irrationalités” à gommer, des valeurs sans lesquelles aucune société ne peut toutefois fonctionner, sans lesquelles toute société devient, pour reprendre la terminologie du Prof. Marcel De Corte, principal collaborateur d’Eemans au temps de la revue Hermès (1933-1939), une “dissociété”. Taguieff est conscient de ce danger car son idéologie “républicaine” (certes plus nuancée que les insupportables vulgates que l’on entend ânonner à longueur de journées) n’est pas dépourvue de “valeurs”, notamment de “valeurs citoyennes”, qui risquent l’arasement au même titre que les valeurs catholiques, conservatrices ou “raciques” (dans la mesure où elles sont vernaculaires), pour le plus grand bénéfice de l’idéologie présentiste qui conçoit la société non pas comme une communauté de destin mais comme un supermarché.

    Taguieff est donc ce penseur post-mitterrandien, qui a partagé l’illusion de la grande foire multiraciale annoncée par les « saturnales de touche-pas-à-mon-pote » (dixit Louis Pauwels), et, simultanément, le penseur d’une “nouvelle révolution conservatrice” à la française, une “révolution conservatrice” qui critique de fond en comble la notion fétiche de progrès. C’est en ce sens que j’ai voulu présenter ses ouvrages lors d’une université d’été de Synergies Européennes en Basse-Saxe. Taguieff mérite maintenant plus que jamais ce titre de “théoricien révolutionnaire-conservateur” car il a œuvré d’arrache-pied pour poursuivre, défendre et illustrer l’œuvre de Julien Freund. Quant à la critique des préjugés, mieux vaut se plonger dans les écrits et les pamphlets de ceux qui luttent contre le festivisme (Philippe Muray), facteur d’un impolitisme total, ou contre les vrais préjugés et débilités du “politiquement correct” comme Élizabeth Lévy, Emmanuelle Duverger ou Robert Ménard. Ce sont là critiques bien plus tonifiantes.

    Après le dîner avec Tommissen et son ami barbu, Beerens et moi avons ramené notre bon Taguieff à son hôtel : n’ayant pas le coffre et l’estomac breugheliens comme les nôtres, il est revenu de nos agapes en état de franche ébriété ; sur la banquette arrière de la petite Volkswagen de Beerens, il émettait de joyeuses remarques : « je suis un être dédoublé, ha ha ha, un bon joueur d’échecs, hi hi hi, je parle avec tout le monde, hu hu hu, et je roule tout le monde, ha ha ha ! ». Enfin un intellectuel parisien qui se comportait comme nos joyeux professeurs qui manient allègrement la chope de bière, comme Tommissen ou l’angliciste Heiderscheidt, ou comme l’heideggerien Gadamer, qui participait, presque centenaire, aux canti de ses étudiants et tenait à respecter les règles des festivités estudiantines. Dommage que Taguieff ne soit pas resté longtemps ou ne soit jamais revenu : on en aurait fait un bon disciple de Bacchus et du Roi Gambrinus ! En réalité, c’est vrai, il est un “être dédoublé”, in vino veritas, mais il ne “roule” pas tout le monde, il séduit tout le monde, tant les tenants de la gôôôche de toujours que les innovateurs qui puisent dans le vrai corpus de la Révolution conservatrice !

    La Foire du Livre à Francfort

    Mais où Tommissen était le plus présent, sans y être physiquement, c’était à la Foire du Livre de Francfort, que j’ai visitée de 1984 à 1999, ainsi qu’en 2003. Pour moi, la Foire du Livre de la métropole hessoise a toujours été “maschkinocentrée”, c’est-à-dire centrée autour de la truculente personnalité de Günter Maschke, cet ancien révolutionnaire de mai 68, devenu schmittien, un des plus grands schmittiens de la Planète Terre au fil du temps. Et qui dit Günter Maschke, dit Carl Schmitt et tout l’univers des schmittiens.

    Après avoir arpenté pendant toute la journée les énormes halls de la Foire, nous nous retrouvions fourbus le soir chez Maschke, pour discuter de tout, mais pas dans une ambiance compassée, faite de sérieux papal : nous avons sorti les pires énormités, en riant comme des collégiens ou des soudards qui venaient d’achever une bataille. À la table, outre le grand expert militaire suisse Jean-Jacques Langendorf, et le Dr. Peter Weiss, directeur de la maison d’édition “Karolinger Verlag”, nous avions très souvent le bonheur d’accueillir le grand philosophe grec Panayotis Kondylis et l’écrivain allemand Martin Mosebach.

    Dans ces joyeuses retrouvailles annuelles, Maschke évoquait toujours Tommissen avec le plus grand respect. En effet, de 1988 à 2003, P. Tommissen a publié ses miniatures sur C. Schmitt dans la série “Schmittiana”, chez le prestigieux éditeur berlinois Duncker & Humblot, acquerrant la célébrité dans l’univers restreint des bons politologues, qui sont tous, évidemment, des schmittiens, où qu’ils vivent sur le globe ! Le système Tommissen, celui de la note pertinente, y a fait merveille : en quoi consiste l’excellence de ce système ? Eh bien, il aiguille le train de la recherche vers des voies souvent insoupçonnées. Schmitt a rencontré telle personnalité, lu tel livre, participé à tel colloque : Tommissen explicitait en peu de mots l’intérêt de cette rencontre, de cette lecture ou de cette participation pour le reste ou la suite de l’œuvre et ouvrait simultanément des perspectives nouvelles et inédites sur la personnalité rencontrée, l’auteur du livre lu par Schmitt ou les organisateurs du colloque qui avait bénéficié de sa participation. La même méthode vaut bien entendu pour Eemans et le champs énorme que celui-ci a couvert en tant que peintre avant-gardiste, éditeur de revues originales, historien de l’art. On a pu se moquer de cette méthode : à première vue et pour un esprit borné, elle peut paraître désuète mais, à l’analyse, elle porte des fruits insoupçonnés. Enfin, en 1997, nous avons pu célébrer la parution de In Sachen Carl Schmitt auprès de “Karolinger Verlag”, avec une analyse des textes satiriques de C. Schmitt et une autre sur la correspondance Schmitt / Michels.

    Alberto Buela et Horacio Cagni à Bruxelles

    12773311.jpgJ’ai eu aussi le bonheur de recevoir un jour à Bruxelles le Dr. Alberto Buela et le Dr. Horacio Cagni du CNRS argentin. Ils voulaient voir 3 personnes : Tommissen, dont ils n’avaient pas l’adresse, Christopher Gérard, l’éditeur de la revue Antaïos, et moi-même. Ce ne furent que joie et libations. D’abord en l’estaminet aujourd’hui disparu que fut “Le Père Faro” à Uccle, ensuite sur la terrasse de “chez Karim”, Place de l’Altitude Cent, où la faconde de Buela, philosophe, professeur d’université, sénateur et rancher argentin, fascinait les autres clients et même les passants qui s’arrêtaient et commandaient un verre de vin, pour avoir l’insigne plaisir de l’entendre discourir ! Bref, comme me disait en juin dernier un animateur de la radio “Méridien Zéro” (Paris) : la métapolitique par la joie ! “Metapolitik durch Freude” !

    Le lendemain : à 4 — Buela, Cagni, Gérard et moi — nous prenions le train vers Vilvorde, où nous attendait Tommissen pour nous véhiculer jusqu’à Grimbergen. Nouvelle visite de la bibliothèque où le maître des lieux me montre une collection complète de mes Orientations, magnifiquement reliée et placée dans la bibliothèque aux côtés d’autres revues du même acabit. Et toujours le fauteuil, entouré d’étagères sur mesure... Ensuite, libations dans une salle jouxtant l’Abbaye et la Collégiale Saint Servais de Grimbergen : les bières de l’Abbaye, généreusement offertes par Tommissen, ont coulé dans nos gosiers. Thème du fructueux débat entre Tommissen et Buela : Carl Schmitt et l’Amérique latine. On sait que Buela écrit inlassablement des articles philosophiques à dimensions véritablement politiques (au sens de Schmitt et de Freund), et qui gardent une mesure grecque, au départ d’auteurs hispaniques, marqués par la tradition espagnole et par l’antilibéralisme de Donoso Cortès, qui ont tant fasciné C. Schmitt.

    Visite à Uccle

    Après la mort prématurée de son épouse Agnès, Tommissen, au fond, était inconsolable. La grande maison de Grimbergen était devenue bien vide, sans la bonne fée du foyer. Notre professeur a pris alors la décision de s’établir à Uccle, dans un complexe résidentiel pour seniors, où il s’est acheté un studio, dans lequel il a empilé la quintessence de sa bibliothèque. Là il rédigera ses Buitenissigheden (Extravagances), et sans doute les dernières livraisons de ses “Schmittiana”. Je lui ai rendu visite 2 fois, d’abord avec ma future épouse Ana, ensuite avec mon fils.

    Lors de notre première visite, il m’a offert ses Nieuwe Buitenissigheden, avec de la matière à traiter fort bientôt car, en effet, ce petit volume aux apparences fort modestes, contient 3 thématiques qui m’intéressent : Wies Moens comme avant-gardiste et “révolutionnaire conservateur” flamand et nationaliste. Un auteur qui fascinait également Eemans et a sans doute contribué à déterminer ses choix, quand il entra en dissidence définitive et orageuse par rapport au groupe surréaliste bruxellois, autour de Magritte, Mariën, Scutenaire et les autres. Il me reste à travailler cette matière “Moens” et à l’exposer un jour au public francophone. Deuxième thématique : la Politieke Akademie, dont il s’agira de réactiver les projets jusqu’à la consommation des siècles. Troisième thématique : la théorie de Brück, qui fascinait les rois Albert I et Léopold III, et qui sous-tend une variante du “suprématisme” anglo-saxon.

    Mais, infatigable, et porté par la ferme volonté d’écrire jusqu’à son dernier souffle, pour témoigner, révéler, arracher à l’oubli ce que ne méritait pas de l’être, Tommissen avait également sorti en 2005, Driemaal Spengler, un recueil de 3 maîtres articles sur Oswald Spengler, parmi lesquels une étude sur la réception de l’auteur du Déclin de l’Occident en Flandre. La réception, lors de cette première visite à l’appartement d’Uccle, fut joviale. Notre professeur était au mieux de sa forme.

    Juillet 2011 : ultime visite

    Notre dernière visite, début juillet 2011, 5 semaines avant sa disparition et sous une chaleur caniculaire, avait pour objet premier de lui communiquer, entre autres documents, une copie d’un entretien que l’on m’avait demandé sur Marc. Eemans et le Centro Studi Evoliani. Cet entretien se référait souvent à la monographie que Tommissen avait consacrée au « surréaliste pas comme les autres ». Cet entretien a plu à beaucoup de monde, y compris au nationaliste révolutionnaire évolien Christian Bouchet et à l’inclassable post-communiste Alain Soral qui l’ont immédiatement affiché sur leurs sites respectifs.

    Pour définir les positions d’Eemans dans cet univers avant-gardiste et surréaliste, je ne pouvais pas trouver de meilleur inspirateur que Tommissen. J’ai trouvé notre Professeur assez fatigué mais il faut dire aussi que l’après-midi de notre visite était particulièrement chaud, lourd et malsain. La conversation s’est déroulée en 3 volets : Eemans et les cercles politico-littéraires ou politico-philosophiques des années 30 en Belgique, avec surtout la présence à Pontigny de Raymond De Becker qui y évoqua le néo-socialisme de De Man et Déat, un thème récurrent dans les recherches de Tommissen ; le cercle “Communauté” fondé par Henry Bauchau et De Becker ; leur “académie” à laquelle participait Marcel De Corte, également collaborateur de la revue Hermès d’Eemans ; l’évolution de Bauchau et De Becker vers la psychanalyse jungienne (et les retombées de cet engouement sur Hergé) et la participation de De Becker à la revue Planète de Louis Pauwels.

    Sans compter l’impasse dans laquelle s’est retrouvée l’intelligentsia “conservatrice” ou “révolutionnaire-conservatrice” ou “non-conformiste des années 30” en Belgique, à partir du moment où l’Action Française de Maurras est condamnée par le Vatican en 1926 ; pour remplacer l’idole Maurras, désormais à l’index, une partie de cette intelligentsia va changer de gourou et adopter Jacques Maritain. Les vicissitudes de cette transition, que n’a pas vécu l’intelligentsia flamande, expliquent sans doute le peu de rapports entre les intellectuels des 2 communautés linguistiques, ou le caractère très ténu de leurs références communes.

    Enfin, l’étude de Tommissen sur le rapport entre Francis Parker Yockey et la chorégraphe flamande Elsa Darciel (cf. euro-synergies.hautetfort.com ). Au cours de l'entretien, mon fiston et moi-même fûmes gâtés : 2 volumes autobiographiques de Tommissen (Een leven vol buitenissigheden) et un volume avec la bibliographie complète des œuvres de notre professeur. Deuxième volet : Tommissen n’a cessé d’interroger mon fils sur les innovations à la KUL, sur l’état d’esprit qui y règne, sur les matières qui y sont enseignées, etc. Troisième volet, avec mon épouse ; Tommissen n’importunait jamais les dames avec ses engouements politiques ou philosophiques, il passait aux thèmes de la vie quotidienne et de la famille. Il nous a dit : « Aimez-vous et profitez des bons côtés de la vie ». Ce fut notre dernière rencontre.

    Nous avions promis de nous revoir en septembre pour poursuivre nos conversations : cette année les voies du dépaysement estival nous ont menés tour à tour en Zélande, dans l’Eifel et les Fagnes, au Cap Blanc-Nez et sur la côte d’Opale, dans la Baie de la Somme, à Oslo, dans les Vosges et en Franche-Comté, sur le Chasseral suisse et sur les bords du Lac de Neuchâtel. Le 21 août, 2 jours après notre retour de cette escapade dans le Jura, Piet Tommissen s’éteignait à Uccle. Une magnifique et émouvante cérémonie a eu lieu à Grimbergen le 26 août, ponctuée par le Gebed aan ’t Vaderland.

    Avec la disparition de Piet Tommissen, ce sont des pans entiers de souvenirs, de la mémoire intellectuelle de la Flandre, qui disparaissent. Mais, avec lui, une chose est sûre : nous savons ce que nous devons faire jusqu’à notre dernier souffle de vie. Nous devons témoigner, lire, recenser, repérer des anecdotes en apparence futiles mais qui expliquent les transitions, notamment les transitions qui partent de la gauche officielle pour aboutir à des gauches non conformistes comme celles que parcoururent Pierre Hubermont ou Walter Dauge en Wallonie, celles qu’empruntèrent Eemans ou Moens qui, tous deux, mêlent étroitement avant-gardes, militantisme flamand et engouements philosophiques traditionnels. Nous devons aussi rester des schmittiens, attentifs à tous les aspects de l’œuvre du “catholique prussien du Sauerland”. Car il s’agit de demeurer, envers et contre toutes les déchéances, tous les impolitismes et tous les festivismes, des “Gardiens des sources”.

    En attendant, nous devons encore dire “Merci ! Mille mercis !” à Piet Tommissen, pour sa gentillesse et pour son érudition.

     

    Robert Steuckers.

    Rédigé, grande tristesse au cœur, à Forest-Flotzenberg, le 4 septembre 2011.

     

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    Piet Tommissen : le Grand Maître des notes en bas de page

    Modeste, il brisait les blocages mentaux — Hommage au Schmittien flamand Piet Tommissen

    41p0fw10.jpg« La recherche sur Carl Schmitt, c’est moi », aurait pu dire Piet Tommissen dès 1952, alors qu’il n’avait que 27 ans. Ce Flamand était à l’époque un étudiant sans moyens, qui étudiait seul l’économie politique et la sociologie, en autodidacte, alors qu’il avait un boulot banal. Sans cesse, il venait à Plettenberg dans le Sauerland pour rencontrer C. Schmitt, après des voyages pénibles dans un pays totalement détruit. Et l’étudiant Tommissen posait des questions au Maître : il était très respectueux mais si curieux et si pressant qu’il exagérait parfois dans ses véritables interrogatoires, jusqu’à perdre la plus élémentaire des pitiés ! À l’époque, il n’y avait pas de photocopieurs et Tommissen recopiait sur sa petite machine à écrire portable des centaines d’essais ou de documents, tout en pensant à d’autres chercheurs éventuels : il utilisait sans lésiner de gros paquets de papier carbone.

    Sans Tommissen, la célébrité de Carl Schmitt aurait été plus tardive

    Certes, C. Schmitt, grand juriste et politologue allemand, diffamé et réprouvé après 1945, avait quelques autres amis fidèles mais il faut dire aujourd’hui que le travail le plus pénible pour le sortir de son isolement a été effectué par P. Tommissen. Sans ce briseur de blocus venu de Flandre, la célébrité acquise par Schmitt aurait été bien plus tardive. Tommissen a établi la première bibliographie de Schmitt de bonne ampleur (cf. Versuch einer Carl Schmitt-Bibliographie, Academia Moralis, Düsseldorf, 1953) ; il a écrit une série impressionnante, difficilement quantifiable, de textes substantiels, en allemand, en français, en néerlandais, en espagnol, etc., sur la vie et l’œuvre du plus récent de nos classiques allemands en sciences politiques ; il a découvert et édité les multiples correspondances entre Schmitt, grand épistolier, et d’autres figures, telles Paul Adams, Hugo Fischer, Julien Freund, etc. ; enfin, à partir de 1990, il a publié 8 volumes de la série “Schmittiana” (chez Duncker & Humblot à Berlin), tous absolument indispensables pour qui veut s’occuper sérieusement de l’œuvre de Schmitt. Tout véritable connaisseur de Schmitt devra dorénavant acquérir et potasser cette collection.

    Tommissen était le maître incontesté d’un genre littéraire particulièrement noble : l’art de composer des notes en bas de page. Ses explications, commentaires, indices biographiques et bibliographiques réjouissent le “gourmet”, même après maintes lectures et relectures, et constituent les meilleurs antidotes contre les abominables simplifications qui maculent encore et toujours la littérature publiée sur Schmitt et son œuvre. Dis-moi qui lit avec zèle les notes de Tommissen et je te dirai quelle est la valeur des efforts qu’il entreprend pour connaître Schmitt !

    Tommissen était surtout la “boîte à connexions” dans la recherche internationale sur Schmitt ou, si on préfère, la “centrale de distribution”. Presque tout le monde lui demandait des renseignements, des indices matériels, des conseils. Ainsi, il savait tout ce qui se passait dans le monde à propos de Schmitt. Pour ne citer que quelques noms : tout ce à quoi travaillaient Jorge Eugenio Dotti en Argentine, Alain de Benoist en France, Antonio Caracciolo en Italie, Jeronimo Molina en Espagne ou moi-même, auteur de ces lignes nécrologiques, Tommissen le savait et c’est pour cette raison qu’il pouvait susciter de nombreux contacts fructueux. Tous ceux qui connaissent les cercles de la recherche intellectuelle s’étonneront d’apprendre que Tommissen a toujours su résister à la tentation de rationner ses connaissances ou de les monopoliser. Son mot d’ordre était : « Le meilleur de ce que tu peux savoir, tu dois toujours le révéler à tes étudiants ! ».

    Bon nombre d’admirateurs de Tommissen déploraient une chose : notre professeur ne prenait que fort rarement position et ne formulait qu’à contre-cœur des assertions théoriques fondamentales. Cette réticence n’était nullement la faiblesse d’un collectionneur impénitent mais le résultat d’une attitude toute de scrupules, indice d’une grande scientificité. Après une conversation de plusieurs heures avec Tommissen, mon ami Thor von Waldstein était tout à la fois enthousiasmé et perplexe : « Qui aurait cru cela ! Cet homme incroyable creuse en profondeur. Il sait tout en la matière ! ».

    Il serait toutefois faux de percevoir Tommissen exclusivement comme un “schmittologue”. Il était aussi un excellent connaisseur des écrits de Vilfredo Pareto et de Georges Sorel, 2 “mines d’uranium” comme les aurait définis C. Schmitt. Il y a donc un mystère : comment un homme aussi paisible et aussi bienveillant que Tommissen ne s’est-il préoccupé que de ces dinamiteros intellectuels ? Sa thèse de doctorat, qu’il n’a présentée qu’en 1971, et qui s’intitule De economische epistemologie van Vilfredo Pareto (Sint Aloysiushandelhogeschool, Bruxelles), lui a permis, après de trop nombreuses années dans le secteur privé, d’amorcer une carrière universitaire. Cette thèse restera à jamais l’un des travaux les plus importants sur le “solitaire de Céligny”, sur celui qui n’avait plus aucune illusion. Quant aux études très fouillées de Tommissen sur Sorel, cette géniale “plaque tournante” de toutes les idéologies révolutionnaires, devraient à l’avenir constituer une lecture obligatoire pour les lecteurs de Sorel, qui se recrutent dans des milieux divers et hétérogènes.

    L’œuvre majeure de Tommissen est une histoire des idées économiques

    La place manque ici pour évoquer en long et en large les recherches de Tommissen sur la pensée politique française des XVIIIe et XIXe siècles, ses essais sur les avant-gardes surréalistes et dadaïstes en Europe. Pour mesurer l’ampleur de ces recherches-là, il faut consulter la bibliographie composée avec amour par son fils Koenraad Tommissen (Een buitenissige biblografie, La Hulpe, Ed. Apsis, 2010).

    L’exemple le plus patent de l’excellence des travaux de Tommissen en sciences humaines (au sens large) est incontestablement son ouvrage majeur Economische systemen (Deurne, 1987). Dans l’espace relativement réduit de 235 pages, Tommissen nous brosse l’histoire des idées économiques de l’antiquité à la Chine post-maoïste, en complétant son texte, une fois de plus, d’innombrables notes de bas de page et d’indices substantiels. Il nous révèle non seulement l’histoire dramatique de l’économie politique à travers les siècles mais nous introduit également à l’étude du substrat politique, culturel et idéologique de “l’homme travaillant” au cours de l’histoire. Un bon livre nous épargne très souvent la lecture de centaines d’autres et nous encourage à en lire mille autres !

    La personnalité de P. Tommissen nous révèle aussi que le questionnement, la lecture, la compilation, la pensée, l’écriture ne connaissent jamais de fin, que ce travail est épuisant mais procure aussi énormément de bonheur.

    « Si tu veux aller à l’infini,
    Borne-toi donc à arpenter le fini en tous ses recoins »

    (Willst Du ins Unendlichen schreiten,
    Geh nur im Endlichen nach allen Seiten)

    nous dit l’Olympien de Francfort-sur-le-Main, de Weimar.

    Piet Tommissen, né le 20 mars 1925 à Lanklaar dans le Limbourg flamand est décédé à Uccle le 21 août 2011.

    ► Günter Maschke (article paru dans Junge Freiheit n°36/2011.


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    “Scribens mortuus est”

    In memoriam Piet Tommissen (20 mars 1925 – 21 août 2011)

    cdfrie10.jpgDans la basilique Saint Servais de Grimbergen nombreux étaient les amis, les collègues, les voisins et les parents du Professeur Piet Tommissen rassemblés pour prendre congé de lui, le 26 août 2011. Le prêtre, Gereon van Boesschoten, o. praem., dès le début de la célébration eucharistique, a rappelé la signification du vers « Mijn schild ende betrouwen, zijt Gij o God mijn Heer » (Ô Seigneur, Mon Dieu, Tu es mon bouclier et ma confiance), qui ornait le faire-part. Filip de Vlieghere, président du Marnixring (Cercle Marnix), a évoqué les grandes qualités humaines et les capacités d’organisateur du défunt Piet Tommissen. Un collègue “émérite” de la haute école EHSAL, esquissa un portrait très pertinent de ce professeur d’université à l’immense érudition. La cérémonie fut sobre, de grand style, avec le drapeau flamand orné du lion noir et le drapeau du Cercle Marnix flanquant l’autel ; elle se termina par le Gebed voor het Vaderland (la Prière pour la Patrie), particulièrement bien joué par l’organiste Kamiel D’Hooghe. C’est vraiment ainsi que le défunt l’aurait voulu.

    Lorsque je rendis visite au Professeur Tommissen, pour la dernière fois, à Uccle, au début de cette année, j’avais amené, à sa demande, une photo de mes enfants. À l’arrière de la photo, il a inscrit leurs noms et leurs dates de naissance. C’était typique de lui, de l’homme qu’il était, de cet archiviste invétéré, de ce collectionneur. Chaque rencontre, chaque conversation téléphonique commençait toujours par un petit débat sur les heurs et malheurs de la vie familiale : seulement après cette brève enquête, on parlait du “boulot”. Son fils Koenraad, ses petits-enfants et ses arrière-petits-enfants étaient sa grande passion.

    Attendri et avec beaucoup d’emphase, il me parlait toujours des visites de ses plus jeunes descendants. Lors de notre dernière rencontre, je lui ai offert un livre, avec la dédicace suivante : « Pour le Professeur Tommissen, en remerciement de son amitié et de ses conversations grand-paternelles ». Pour moi aussi, il était un grand-père, dans tous les sens du terme. Il était cordial et prévenant, d’une gentillesse totale et il avait la sagesse et le raffinement que seule procure une longue vie. En vérité, un grand homme !

    Le Professeur Tommissen était un grand savant et, surtout, le fondateur et le “grand seigneur” de toutes les recherches entreprises autour de l’œuvre et de la personnalité du penseur et juriste allemand Carl Schmitt. Bon nombre de professeurs d’université allemands venaient lui demander conseil et lui soumettaient leurs manuscrits pour qu’il les corrige. Ses connaissances sur Vilfredo Pareto, Ernst Jünger, Victor Leemans et Georges Sorel, entre autres personnalités, étaient immenses, sans pareilles. Armin Mohler le nommait le « petit écureuil des Flandres », allusion à cette pulsion qui était la sienne et le poussait à collectionner avec acribie et scientificité détails, notes, anecdotes et références. Outre sa riche bibliothèque, il possédait une énorme correspondance, composée de milliers de lettres et échangée avec les personnalités les plus diverses et les plus renommées de l’intelligence européenne de notre après-guerre. Il faut savoir que sa qualité de professeur n’était pas une vocation tardive, bien qu’elle ne put s’accomplir que fort tard dans sa vie.

    Au cours des premières années de son mariage, il avait eu bien d’autres chats à fouetter. Tommissen fut un homme qui dut se tailler seul un sentier dans la vie, accompagné par sa chère épouse, Agnès Donders, morte beaucoup trop tôt. Sa thèse de doctorat, à l’UFSIA d’Anvers, fut la toute première qui fut défendue dans cette célèbre université dirigée par les Jésuites. Le poste d’enseignement universitaire qu’il obtint auprès de la haute école EHSAL à Bruxelles et de la LUC au Limbourg fut bel et bien la récompense méritée de son dévouement et de sa persévérance. Tommissen travaillait et s’occupait de sa famille sans fléchir : le résultat fut un flot ininterrompu d’articles dans toutes sortes de revues et de monographies. Son fils, le Dr. Koenraad Tommissen, en établissant la bibliographie de son père, a compté pas moins de 614 publications (cf. Een buitenissige bibliografie, La Hulpe, 2010).

    P. Tommissen était un grand Flamand, conscient de l’être, qui joua un rôle fort important dans la renaissance de la vie culturelle flamande après la Seconde Guerre mondiale. Les revues Golfslag et De Tafelronde sont étroitement liées à sa personne. Dès le départ, en 1956, il collabora à Dietsland-Europa, où il signait ses contributions de son propre nom, ce qui n’était guère évident en une époque où les conséquences de la répression gouvernementale étaient partout perceptibles. Tommissen fournit également des articles de bonne facture à Teksten, Kommentaren en Studies et à Kultuurleven. Ensuite, il participa à la création du Marnixkring Zennedal (Cercle Marnix — Vallée de la Senne) et fut, pendant un certain temps, le président de ce club de service d’inspiration nationale flamande.

    J’ai lu beaucoup de ce qu’a écrit P. Tommissen mais les textes de lui, que j’ai préférés, sont ceux qui furent, au cours de ces dernières années, consignés dans ses Buitenissigheden, ses “Extravagances”, une série de petits livres où notre homme a couché sur le papier de véritables petites perles : certaines d’entre elles étaient nouvelles, d’autres étaient anciennes et retravaillées, toutes concernaient des sujets variés. Deux d’entre ces Extravagances sont autobiographiques. Elles sont toutes d’une prose épurée, d’un ton doux et humoristique. Je les ai lues et je les relirai. En effet, celui qui écrit, demeure. Mais nous regretterons tous amèrement les bonnes conversations que nous avons eues avec ce gentil professeur.

    ► Hans Verboven (Hommage paru dans ’t Pallieterke, Anvers, 31 août 2011).

     

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    tommis12.jpgPiet Tommissen ou de la vertu de l'obstination

    Hommage à Piet Tommissen pour ses 75 ans

    Cicéron a dit un jour : « Rien ne fait plus impression que l'ob­sti­nation ». Cette phrase pourrait parfaitement s'appliquer à la vie et l'œuvre de l'économiste politique flamand Piet Tom­mis­sen, qui a fêté le 20 mars dernier ses 75 ans en gardant intacte son impressionnante puissance de travail.

    Ceux qui cherchent encore la preuve de cette évidence — que toute culture repose sur l'acte gratuit, sur le travail pres­té sans rémunération — il la trouvera dans la personne de Piet Tommissen. Après la Deuxième Guerre mondiale, Carl Schmitt était le bouc émissaire favori dans la sphère des sciences juridiques et politiques allemandes, mais aussi, faut-il le rappeler, le « chêne sous lequel les sangliers ve­naient chercher leurs truffes » (dixit Roman Schnur). Pendant cette période sombre, le jeune P. Tommissen a donné son amitié à Schmitt, avec quelques rares amis allemands fidèles ; il a aussitôt rédigé la première bibliographie de C. Schmitt dans des conditions difficiles (Versuch einer Carl-Schmitt-Bibliographie, Academia Moralis, Düsseldorf, 1953).

    Et quand je dis “conditions difficiles”, je veux rappeler à mes contemporains que Tommissen a effectué ce travail long­temps avant qu'il n'existât partout des photocopieurs, com­me aujourd'hui, où l'on peut reproduire des textes à foison. Tom­missen retranscrivait, à la main, avec son stylo à encre, des centaines d'articles de Schmitt ou il les tapait sur une vieille machine à écrire de voyage, avec papier carbone, per aspera ad astra. Il a effectué ce travail quand il était un étu­diant sans moyens, dans les dures années de l'après-guer­re, où tout voyage d'exploration vers Plettenberg (où Schmitt s'était retiré) représentait des difficultés financières à la chaî­ne. C'est donc avec des débuts aussi difficiles que Tommis­sen, au fil des années, est devenu le meilleur connaisseur, et le plus méticuleux, de l'œuvre de C. Schmitt.

    Les fruits de ce travail désintéressé se retrouvent aujourd'hui dans d'innombrables articles et études, dans de nouvelles bibliographies et, depuis 1990, dans une collection de livres, baptisée “Schmittiana”, qui paraît chez Duncker & Humblot à Berlin. Aujourd'hui, nous estimons tous que de tels travaux sont aisés à achever, mais ce fut loin d'être le cas à l'époque héroïque du jeune étudiant et du jeune économiste Tommis­sen. Je dirais même plus : sans la foule d'apports et de dé­tails apportés et découverts par Tommissen, l'entreprise de dif­famation internationale qui a orchestré le boycott et l'ostra­cis­me contre Schmitt — et ainsi contribué à sa gloire ! — ap­paraîtrait encore plus sotte et plus lamentable, parce qu'elle n'aurait aucun argument valable, ne saurait rien des innom­bra­bles facettes de sa personne.

    Tommissen, qui a étudié les sciences économiques à la Hau­te École économique Sint-Aloysius à Bruxelles et à l'Uni­versité des Jésuites d'Anvers, a dû, à côté de ses recher­ches, travailler pour gagner sa croûte comme fondé de pou­voir dans l'industrie. Il accède au titre de docteur en 1971 en pré­sentant une thèse sur Vilfredo Pareto. Intitulée De eco­no­mische epistemologie van Vilfredo Pareto (Sint-Aloysius Han­delshogeschool, Bruxelles, 1971), cette thèse peut être con­sidérée comme l'un des ouvrages les plus importants et les plus fondamentaux jamais rédigés sur le grand homme. Tout chercheur qui souhaite se pencher sérieusement sur l'Ita­lien Pareto devrait au moins acquérir une connaissance pas­sive du néerlandais. Ce qui ne m'empêche pas de regret­ter que Tommissen n'ait pas écrit son livre en allemand ou en français : mais hélas, la gloire est injuste, monstrueuse pour les langues minoritaires.

    Dans ce travail, nous rencontrons déjà Tommissen tout en­tier : un observateur interdisciplinaire qui manie cette inter­disci­plinarité avec le plus grand naturel, comme si elle était l'évidence ; un auteur qui possède le grand art de mettre en exergue les liens entre les choses les plus diverses. Nous n'acquerrons pas seulement, à la lecture de cette thèse, con­naissance des problèmes fondamentaux de l'économie po­liti­que européenne jusqu'aux années qui ont immédia­te­ment suivi la Première Guerre mondiale, mais aussi de tout l'arrière-plan politique, philosophique et psychologique qui animait le “solitaire de Céligny”. Tommissen nous restitue avec amour et expressivité tout ce background, générale­ment ignoré par bon nombre d'auteurs, trop attachés à la surface des textes. Par conséquent, aucune autre étude dé­tail­lée ne rendra la thèse de Tommissen caduque.

    Mais on comprendrait mal le personnage Tommissen si on ne le considérait que comme un spécialiste de Schmitt et de Pareto, lui qui a enseigné de 1972 à 1990 à la Haute École d'économie Sint-Aloysius à Bruxelles où il éditait la collection “Eclectica”, qui recèle des montagnes de trésors, des anec­dotes et des détails sur Schmitt, toujours inattendus. Peu de cher­cheurs savent en Allemagne qu'il est aussi un bon con­nais­seur de Georges Sorel [cf. Nouvelle école57 et 58, 2008 et 2009], de Julien Freund et de la pensée politique française des XIXe et XXe siècle. Tommissen a tou­jours déclaré, expressis verbis, qu'il voulait faire « des scien­ces humaines au sens le plus large du terme ».

    Exemple particulièrement frappant de concrétisation de cette volonté : son livre Economische Systemen (Uitgeverij N.V., Deurne, 1987). En peu de pages, Tommissen y brosse l'his­toire des idées économiques de l'antiquité à la Chine post-maoïste et les innombrables notes et remarques fondées qu'il a ajoutées au texte nous ouvrent au drame qu'est l'his­toi­re économique de l'humanité et nous communiquent les ra­ci­nes et les fondements politiques, culturels et idéologi­ques de l'homme travaillant tout au long de l'histoire. Un bon li­vre rend la lecture de cent autres superflue et nous encou­rage à en lire encore d'autres milliers. Voilà !

    D'extraordinaires connaissances en littérature et en histoire de l'art…

    Mais dans tous les travaux d'économie et de sciences politi­ques écrits par Tommissen, le lecteur est constamment sur­pris par ses extraordinaires connaissances en littérature et en histoire de l'art, car il avait caressé longtemps l'idée d'étu­dier la philologie germanique et l'histoire de l'art. Par ex., il connaît le dadaïsme et le surréalisme européens dans toutes leurs variantes. Il n'était pas encore âgé de 30 ans qu'il invitait en Flandre des auteurs allemands comme Heinz Piontek et Heinrich Böll, pour y prononcer des conférences (et je serais tenté d'ajouter : quand ils étaient encore des é­crivains intéressants… !).

    Seuls ceux qui sont conscients de l'énorme travail presté par Tommissen sont en droit d'émettre une critique : ce maître de la note en bas de page exagère parfois dans son zèle à vou­loir tout dire, car il sous-estime volontiers les connaissances de ses lecteurs. Mais chez Tommissen, il n'y a là aucun or­gueil, qui motive son action, ni aucune vanité, car il est la cha­leur humaine incarnée. Pour lui, l'homme est né pour ai­der son proche et pour recevoir de lui une aide équivalente. Si bien que Tommissen, l'éminence, n'a aucune honte d'ap­pren­dre quelque chose, même d'infime, chez un écrivaillon à peine sorti de la puberté et inexpérimenté.

    Un dévouement fidèle à Pareto et à Schmitt

    Toujours heureux de donner un renseignement, toujours en quê­te de renseignements chez autrui avec la plus exquise des amabilités, Tommissen a permis l'éclosion de bon nom­bre de travaux scientifiques, a semé beaucoup plus que les nombreux ingrats ne le laissent supposer à leur public. Un hom­me de cette nature si particulière et si valable mérite à juste titre nos hommages parce qu'il a donné volontairement, avec fidélité, une grande partie de sa vie à ceux qu'il consi­dère comme ses maîtres : Vilfredo Pareto et Carl Schmitt. On pense de suite à un essayiste brillant et un conteur souve­rain comme Adolf Frisé qui n'a pas hésité à explorer pendant de longues décennies l'œuvre de Robert Musil et à la propa­ger. Souvent la lumière qui brille sous le boisseau est la plus vive ! Ad multos annos, Piet Tommissen !

    Ton ami,

    Günter Maschke

    ► Hommage extrait de Junge Freiheit n°12/2000.

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    Piet Tommissen, gardien des sources

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    La communauté académique connaît Piet Tommissen comme un grand spécialiste de Vilfredo Pareto et surtout de Carl Schmitt, depuis la parution régulière de la collection “Schmittiana” chez Duncker & Humblot à Berlin. Comment l’œuvre précise et minutieuse de cet homme a-t-elle pu voir le jour, comment a-t-elle émergé idiosyncratiquement ? De son cheminement personnel, Piet Tommissen nous livre un récit émouvant, tendre, autobiographique en une langue néerlandaise naturelle et spontanée. Malheureusement, ce beau récit sera trop souvent négligé par la communauté scientifique, qui suivra ses traces, car les écrits en néerlandais ne sont que rarement pris en compte par ceux qui ne maîtrisent pas cette langue.

    À la fin de sa vie, dans son charmant petit appartement d’Uccle, près de Bruxelles, P. Tommissen a rédigé 2 courts volumes de souvenirs, intitulés Een leven vol buitenissigheden (Une vie pleine d’extravagances). Ils nous livrent la clef de l’œuvre, le fil d’Ariane d’une quête que notre professeur disparu a menée jusqu’à son dernier souffle. La première de ces plaquettes évoque une jeunesse sans histoire, passée à Turnhout en Campine, une région de landes de bruyère, assez aride, en lisière de la frontière néerlandaise, où son père était fonctionnaire des douanes et accises. Il y terminera pendant la Seconde Guerre mondiale ses études secondaires au Collège Saint Victor. Après la guerre, il occupe un premier emploi dans la petite localité de Baulers, près de la belle ville de Nivelles en Brabant wallon. C’est une époque où il se rend fréquemment à Bruxelles pour visiter libraires et bouquinistes et pour acquérir les principales revues intellectuelles françaises de l’époque, comme Les Temps modernes ou Synthèses.

    “La petite fleur en papier doré”

    Au cours d’une de ces promenades bibliophiliques dans le Bruxelles de la fin des années 40, en 1947 plus précisément (car la mémoire des dates est proverbiale chez Tommissen), il pousse la porte d’un des plus charmants estaminets de la ville, qui porte encore et toujours aujourd’hui le nom poétique de “La petite fleur en papier doré”, rue des Alexiens. Cet estaminet était le lieu de rendez-vous des surréalistes bruxellois autour de Magritte, Scutenaire, Mariën et les autres. L’exploitant de l’époque était collectionneur d’art et tenait une galerie : il se nommait Geert van Bruaene. Quand Tommissen entre dans le local sombre et agréable de cet extraordinaire bistrot, chauffé par un poêle de charbon, c’est van Bruaene qui sert les bières aux clients : dans la conversation qu’il entame, il parle au nouveau venu du théoricien avant-gardiste flamand Paul Van Ostaijen.

    Quasi inconnu en dehors des Flandres et des Pays-Bas, ce jeune révolutionnaire des années 20 avait rédigé un manifeste avant-gardiste, où il préconisait, outre une certaine écriture automatique (comme le fera plus tard Henry Michaux, côté wallon), un retour aux sources de toutes les formes de mystique religieuse dans les cadres nationaux et linguistiques : pour rompre avec la modernité positiviste et rationaliste, il faut retourner, disait Van Ostaijen, aux pensées mystiques que les peuples avaient développées aux stades antérieurs de leur histoire. Ce recours aux formes mystiques n’était pas une simple nostalgie ni une volonté passéiste de revenir à une sorte de Moyen Âge intellectuel car, pour Van Ostaijen, la mystique est “anarque” par excellence : elle balaie par la hauteur, la fraîcheur, la simplicité et la puissance de sa pensée les lourdeurs des systèmes et les banalités des périodes triviales dans l’histoire des peuples et des sociétés.

    Les Flamands, pour Van Ostaijen, doivent revenir à leurs mystiques médiévales, avec le mouvement des béguines, Sœur Hadewych et surtout Ruusbroec l’Admirable, dont Maurice Maeterlinck, Prix Nobel de littérature en 1911, avait réalisé une traduction française, tout en indiquant que ce mystique médiéval, retiré à Groenendael dans la Forêt de Soignes en lisière de Bruxelles, représentait la quintessence des aspirations mystiques flamandes et brabançonnes, tout comme, sans nul doute, Maître Eckhart représentait en Rhénanie la quintessence des aspirations mystiques allemandes. Piet Tommissen venait de découvrir le monde des “avant-gardes”, qui restera toujours présents chez lui, derrière sa façade officielle de “Schmittien”. Un monde d’avant-gardes qui n’était toutefois pas fermé aux aspirations religieuses.

    Urbain Van de Voorde, Leo Picard, Wies Moens

    En fréquentant van Bruaene et les joyeux convives de “La petite fleur en papier doré”, P. Tommissen finit par faire connaissance avec Urbain Van de Voorde, responsable des pages littéraires du quotidien flamand De Standaard. Il écrit :

    « Les conversations que j’ai eues avec Van de Voorde, à cette époque et plus tard, ont été enrichissantes à tous points de vue. J’ai entendu pour la première fois prononcer les noms de Gottfried Benn, d’August Stramm, de Guillaume Apollinaire, d’André Breton, de Michel de Ghelderode, etc. D’où, je puis dire avec sérénité que Van de Voorde et quelques autres, ..., sont à la base de mon intérêt pour les “ismes” de l’histoire de l’art, qui se sont déployés en Europe avant et après la Première Guerre mondiale » (p. 32).

    P. Tommissen devint ainsi collaborateur occasionnel des pages littéraires du Standaard. Il prend le goût d’écrire, le goût de la recherche aussi, du détail piquant qui explique la genèse d’une œuvre, d’un poème ou d’une toile, d’une esquisse ou d’une somme philosophique. Dans le cadre de ses activités au Standaard, il rencontre l’historien flamand Leo Picard (qu’on ne confondra pas avec le leader socialiste belge Edmond Picard). L. Picard avait été le disciple préféré de Henri Pirenne, dont on se souvient partout en Europe pour ses thèses sur l’histoire médiévale et sur l’époque carolingienne. Mais Pirenne opte pour une vision “nationale” de l’histoire belge. Pour cette vision pirennienne, la Belgique est née, du moins sur le plan territorial, de la reconquête des Pays-Bas du Sud par les armées royales espagnoles ; elle est, depuis 1598, affirme-t-il, détachée de ses environnements septentrional (la Hollande calviniste devenue indépendante) et oriental (l’Allemagne en tant que Saint Empire fragmenté par la Kleinstaaterei). L. Picard critique cette vision, estime que les liens avec le Nord et l’Est ont toujours subsisté et que la Belgique indépendante de 1830 a été dominée par une bourgeoisie sans autre idéologie qu’un mixte confus de positivisme et de cosmopolitisme, une bourgeoisie qui a coupé tous liens organiques avec le peuple, surtout avec sa composante flamande. La dimension socio-économique de la vision flamande de Picard mérite toujours le détour en Flandre et nourrit sans doute secrètement, ou par les multiples avatars qu’elle a suscités, les contestations radicales de l’établissement économique belge dans les cercles du patronat et des PME (petites et moyennes entreprises) en Flandre, parmi lesquels sans doute le Marnixkring, dont Tommissen fut longtemps le zélé secrétaire.

    Notons qu’il y a passerelle entre l’écriture positiviste de l’historien L. Picard, formé par Pirenne, et l’idéal organique et “expressionniste” d’un autre poète avant-gardiste flamand, Wies Moens, auquel Tommissen consacrera plusieurs études. Picard examine les structures du pouvoir et constate qu’il y a “placage” d’un pouvoir inorganique sur l’organisme national flamand ; W. Moens exalte pour sa part (et dans le sillage de Camille Lemonnier) la vigueur d’un peuple flamand appelé à secouer le joug de l’établissement. L’idéal que se forge P. Tommissen à la fin des années 40 repose sur ce double pilier intellectuel : d’une part, l’analyse organique et positiviste de Picard, un homme formé par Pirenne ; d’autre part, les idéaux vigoureux, expressionistes et mystiques (Moens et Van Ostaijen) des avant-gardes flamandes, réclamant l’avènement d’un populisme révolutionnaire et organique, traduction politique d’un certain expressionnisme.

    Vesperkring, Erasmusgenootschap, Aristo-Groep

    En dépit de cette marque très particulière, très vernaculaire flamande, difficilement communicable en dehors de l’espace linguistique néerlandais, Tommissen ne demeure nullement sourd, bien sûr, aux grands courants intellectuels qui traversent l’Europe en général et la France en particulier. La fin des années 40 et le début des années 50 sont marqués à Paris par l’existentialisme des Sartre, Camus et de Beauvoir, dont Tommissen suit les avatars via la revue Les Temps modernes mais le bon petit virus qui est en lui et qui lui a été communiqué par van Bruaene, lui-même “contaminé” par le manifeste de Van Ostaijen, a créé des garde-fous contre toutes les dérives abstraites et extrémistes, contre toutes les bouffoneries de l’existentialisme parisien / sartrien. Dans ses mémoires, Tommissen confesse avoir été marqué par la lecture des écrits existentialistes français mais conclut en disant que, pour lui, et pour ses compagnons des avant-gardes flamandes et de l’équipe du Standaard autour d’Urbain Van de Voorde, il était impossible de dissocier l’essence de l’existence, le corps de l’âme.

    nuland10.jpgLe personnalisme d’Emmanuel Mounier et de la revue Esprit rencontre sans doute davantage d’approbation, catholicisme oblige, mais c’est dans des cercles flamands ou néerlandais aujourd’hui disparus ou oubliés par les historiographes que Tommissen va parfaire sa formation intellectuelle et spirituelle : il cite, dans ses mémoires, le Vesperkring (Cercle Vesper) du Père Kallist Fimmers de l’Abbaye de Tongerloo, l’Erasmusgenootschap (Compagnonnage Érasme) animé à Gand par le poète Johan van Mechelen et l’Aristo-Groep (Groupe Aristo) du fascinant prêtre hollandais Wouter Lutkie [ci-contre]. Celui-ci, fils de négociant en peaux, est au départ un militant espérantiste, qui consacre son temps à toutes sortes d’œuvres caritatives complètement dépolitisées, puis devient un prêtre “démocrate chrétien” animé par le principe de charité et par les encycliques de Léon XIII, pour lesquelles il faut agir avec dévouement et humilité sans développer d’idées politiques abstraites et séditieuses. Disciple des Français Léon Bloy et Ernest Hello, Lutkie en vient, dans une phase ultérieure de son itinéraire, à dénoncer, comme eux, les hypocrisies de la démocratie bourgeoise : celle-ci n’a rien à voir avec les vertus morales (qu’elle proclame bruyamment), avec les efforts en matières éthiques et caritatives préconisés par l’Évangile ou avec la religion tout court. La démocratie bourgeoise, disent Bloy et Lutkie, a basculé dans le mensonge, s’est muée en une “idéolâtrie du nombre”. Lutkie fait alors du zèle à la Bloy, fustige le “démocratisme” avec une langue au vitriol : l’évêque de ’s Hertogenbosch le démet de ses fonctions de chanoine. Il s’installe alors dans un cottage du village de Nuland, où il œuvrera comme “prêtre-publiciste”, activité qui conduira à la création de l’Aristo-Groep.

    Deux autres prêtres philosophes, les frères Walgrave, influenceront l’itinéraire intellectuel de Tommissen ; rappellons aussi que J. H. Walgrave fut en Flandre le seul grand hispaniste qui nous ait laissé une étude magistrale sur José Ortega y Gasset (tout en étant un grand spécialiste de l’œuvre du Cardinal Newman). Cette errance fructueuse dans les cercles intellectuels flamands permettent à Tommissen d’amorcer son œuvre : pour le compte de ces cercles, il écrit dans diverses publications à modestes tirages mais de haute voltige intellectuelle. Nous avions, à la charnière des années 40 et 50, un catholicisme exceptionnel, d’une densité intellectuelle inégalée, aujourd’hui disparu sous les coups du consumérisme et de l’américanisme généralisés, d’une vulgate démocratiste chrétienne marquée d’anti-intellectualisme, des positions démissionnaires de Vatican II et de ses multiples avatars “modernistes”.

    Avec Armin Mohler à Bâle et à Zürich

    Mais c’est la rencontre avec l’œuvre d’Ernst Jünger qui sortira Tommissen d’un ancrage exclusivement flamand. Fidèle à sa mémoire des dates, Tommissen nous rappelle que c’est le 30 janvier 1949 qu’il acquiert à Anvers, chez le bouquiniste Moorthaemers, un exemplaire de Der Krieg als inneres Erlebnis (La guerre comme expérience intérieure). Sur le trajet Anvers/Baulers, notre homme lit ce livre d’une seule traite. Enthousiasmé et bouleversé par la lecture de cet ouvrage, il veut impérativement rencontrer l’auteur. Via Van de Voorde et la rédaction du Standaard, il apprend qu’E. Jünger vit dans le Würtemberg. Tommissen écrit : il jette sa petite bouteille à la mer... Armin Mohler, alors secrétaire d’E. Jünger, lui répond. Le contact est pris. Et le 25 octobre 1950, Tommissen monte dans le train de nuit pour Bâle. Arrivé au petit matin dans la métropole alémanique, il est reçu par la chère Edith Weiland, la future épouse d’A. Mohler. Le lendemain, il s’embarque pour Zürich, où Mohler avait organisé une causerie sur Oswald Spengler. Dans les débats qui s’ensuivirent, un des participants évoque la figure de Carl Schmitt. Tommissen avait entendu parler de ces 2 géants de la Konservative Revolution allemande dans les monographies que leur avaient consacré le Professeur Victor Leemans et d’autres exposants de la Politieke Akademie de Louvain. Piet Tommissen a rendu hommage à maintes reprises au travail de cette Politieke Akademie, dont il entendait pérenniser ou ressusciter l’esprit.

    C’est à la suite de ce voyage à Zürich que P. Tommissen entamera sa longue quête schmittienne. Il quitte au même moment l’entreprise qui l’employait à Baulers. Pendant de longues journées, au fil des semaines, P. Tommissen va travailler à la Bibliothèque Royale de Bruxelles pour extraire toutes les informations possibles et imaginables sur l’œuvre et la personnalité de C. Schmitt, méritant, dès cette étape de sa vie, le surnom dont l’affublait avec tendresse A. Mohler : « l’écureuil des Flandres », qui glâne avec fébrilité des notes, recense des articles, cherche dates de naissance et de décès, comme le rongeur roux de nos chênaies ramasse glands ou noisettes. Chaque découverte est aussitôt envoyée à C. Schmitt, qui, heureux que l’on fasse ce travail pour lui, le proscrit de la nouvelle Allemagne, répond toujours chaleureusement et finit par inviter Tommissen et son épouse Agnes à Plettenberg dans le Sauerland. Le couple y restera 2 semaines. Le destin de Tommissen est scellé. Il deviendra et demeurera le fidèle disciple.

    À Plettenberg pour le premier “Liber Amicorum” des amis de Carl Schmitt

    Cette double expérience suisse et allemande fait de lui le porte-paroles en Flandre de ce qui subsiste de la Révolution conservatrice dans les pays germanophones. C’est au sein de la revue De Tafelronde d’Ivo Nelissen (un ancien du Vesperkring) qu’il s’exprimera sur ces sujets. Les discussions avec l’abondante rédaction de la revue, et surtout, rappelle Tommissen, avec Koen Van den Bossche, portaient sur tous les thèmes de cette Révolution conservatrice. En juillet 1953, l’Academia Moralis, qui regroupe les amis de C. Schmitt, ceux qui entendent l’aider dans le besoin et la détresse de l’immédiat après-guerre, décide de publier un Liber Amicorum, à l’occasion des 65 ans du grand juriste. Pour marquer le coup au jour de cet anniversaire, l’Academia Moralis sort également de presse une première bibliographie de C. Schmitt, fruit du travail de Tommissen à la Bibliothèque Royale de Bruxelles. Le jour de la remise officielle du Liber Amicorum à Schmitt, chaque participant, face à un Tommissen rouge de confusion et de bonheur, reçoit un exemplaire de cette bibliographie. Victor Leemans est présent, avec l’éditeur anversois Albert Pelckmans ; il dit à Tommissen : « Ta bibliographie est plus précieuse pour la recherche ultérieure que le Liber Amicorum lui-même ». Leemans présente alors à Tommissen le philosophe “révolutionnaire-conservateur” Hans Freyer auquel le professeur louvaniste avait consacré avant-guerre une courte monographie dans le cadre de la Politieke Akademie. C’est ainsi que l’on a pu dire, qu’après la disparition de Leemans, P. Tommissen a été le véritable vulgarisateur des thèses de la Révolution conservatrice allemande en Flandre.

    Force est de dire que l’esprit politique schmittien n’a pas trop imprégné la pensée politique flamande contemporaine, même dans ses marges censées demeurer germanophiles : en effet, les modes de pensée en sociologie et en sciences politiques sont désormais calquées sur leurs équivalents anglo-saxons, notamment à cause du recul général de l’enseignement de l’allemand et de l’omniprésence de l’anglais (le même phénomène s’observe en philosophie et en théorie littéraire). Plusieurs étudiants flamands m’ont déclaré que de jeunes assistants en sciences politiques à Louvain, dans les années 90, ignoraient jusqu’au nom de Carl Schmitt ! Cette ignorance doit certes être en recul aujourd’hui, vu l’abondance de publications sur Schmitt en français et en anglais. En revanche, il est exact que les nombreux articles de Tommissen, qui introduisaient le lecteur flamand aux thèmes et aux figures de la Révolution conservatrice, publiés dès le début des années 50, ont permis de maintenir un intérêt général pour ces thématiques. Mais l’exemple que nous lègue Tommissen, son inlassable engagement pour défendre et illustrer l’œuvre de C. Schmitt ou pour rappeler l’excellence des travaux de la Politieke Akademie de Victor Leemans, est celui d’une fidélité. Mais d’une fidélité à quoi ? Aux “sources”.

    Sources politiques et sources mystiques

    500wi10.jpgReste à déterminer quelles sont ces sources pour Piet Tommissen. Elles se répartissent en 2 catégories.

    D’une part, les idées et les lectures que fait naître dans l’esprit d’un jeune adulte le sentiment de vivre dans un État qui n’est pas harmonieux, qui constitue une sorte de “cacocratie” en dysfonctionnement permanent et ne tient pas compte des aspirations profondes du peuple ou d’une majorité du peuple, objectivement discernable par l’appartenance ethno-linguistique ; pour mettre un terme à la domination de cette forme “cacocratique”, il faut œuvrer à proposer sans relâche des formes nouvelles et positives, qui n’ont pas la négativité des idéaux habituellement classés comme “révolutionnaires” (les œuvres d’Orwell et de Koestler nous indiquent clairement quels sont les vices rédhibitoires voire criminels du totalitarisme “révolutionnaire” des gauches européennes de l’entre-deux-guerres).

    D’autre part, les individualités inclassables, qui peuplent le monde sympathique des avant-gardes, proposent des provocations qui se veulent dissolvantes de l’ordre établi ; mais toute dissolution volontaire d’un ordre établi postule de ne pas tomber ou retomber dans les schémas froids du révolutionnisme des gauches : dans l’aventure du surréalisme belge (et surtout bruxellois), l’équipe dominante, autour de Scutenaire, Mariën et Magritte, ajoutait à ses provocations avant-gardistes une adhésion a-critique et provocatrice au communisme, affichée bruyamment sans être concomitante d’une réflexion profonde et véritablement politique. Par le fait de cette lacune, cette posture du groupe surréaliste bruxellois est parfaitement qualifiable de “poncif”, selon la terminologie même adoptée par les surréalistes qui s’inscrivaient dans le sillage d’André Breton. Paul Van Ostaijen, lui, propose une nouvelle immersion dans l’héritage mystique, sans doute suite aux travaux de Maerterlinck sur le mystique médiéval brabançon, Ruusbroec l’Admirable : il n’aura qu’un disciple parmi la première équipe des surréalistes de Bruxelles, l’ami de Tommissen, le peintre Marc. Eemans. Dans ses travaux philosophiques, celui-ci réhabilitera d’abord la mystique flamande Sœur Hadewych, provoquant l’ire des surréalistes engoncés dans leurs poncifs rationalistes et “révolutionnistes” : pour eux, Eemans sombrait dans les bondieuseries et s’excluait ipso facto du cercle des “vrais révolutionnaires”.

    [Ci-dessous : Jeune femme lisant un livre d'heures, Ambrosius Benson, 1520-1530, Louvre]

    41_00210.jpgAu cours des années 30, Marc. Eemans et son compagnon René Baert éditeront la revue philosophique Hermès qui suggèrera, par la publication de premiers textes introductifs, de réamorcer une étude systématique de l’héritage mystique médiéval de Flandre et de Rhénanie. Aujourd’hui, le Davidsfonds, fondation culturelle flamande de très haut niveau liée à l’Université Catholique de Louvain (KUL), propose à ses lecteurs diverses études sur Ruusbroec, dues à la plume de philosophes et de médiévistes patentés, comme Paul Verdeyen. Aux Pays-Bas, Geert Warnar a publié chez l’éditeur Athenaeum / Polak-Van Gennep, un ouvrage très pointu sur Ruusbroec : ce sont là des études bien plus fouillées que les textes pionniers de la revue Hermès. De même, Jacqueline Kelen, en France, vient de publier un premier ouvrage sur Sœur Hadewych [Hadewijch d’Anvers ou la voie glorieuse, Albin Michel, 2011]. Une lacune a été comblée, mais, hélas, dans le désintérêt général de la culture aujourd’hui dominante [signalons néanmoins le film Hadewijch réalisé par Bruno Dumont, 2009, et plus récemment Hadewijch d'Anvers, béguine et mystique — Le Pavement de saphir, étude de Dom A. Gozier sur les béguines et la mystique nuptiale, Harmattan, 2010].

    Hugo Ball et Ruusbroec l’Admirable

    ball10.jpgL’intérêt de Tommissen pour les avant-gardes, ou pour des peintres comme Propser De Troyer, Edgard Tytgat ou Alfred Kubin, relève évidemment d’un intérêt esthétique général, que l’on comparera utilement au rapport qui a existé entre Carl Schmitt et Hugo Ball [ci-contre]. On sait que l’ancien dadaïste allemand Hugo Ball, pacifiste pendant la Première Guerre mondiale parce qu’il critiquait l’évolution négative qu’avait suivie l’Allemagne depuis Luther jusqu’au militarisme post-prussien du Kaiser Guillaume II, à l’instar des cabarettistes bavarois d’avant 1914. Sa critique du complexe protestantisme / prussianisme, qui n’avait pas l’aval de C. Schmitt qui y voyait un “occasionalisme” sans aucune rigueur, l’avait amené à se replonger dans un catholicisme vigoureux (comparable à celui de Bloy) et à briser quelques bonnes lances pour défendre, d’une manière fort originale, les positions théologico-politiques du Schmitt du début des années 20 [cf. « La théologie politique de C. Schmitt vue par Hugo Ball en 1924 », A. Doremus, Les études philosophiques n°68, 2004]. Eemans, lui, partira de la mystique flamande, à l’instigation du manifeste de Van Ostaijen, pour déboucher, à la fin des années 70 dans l’étude de l’œuvre de Julius Evola, lui aussi ancien dadaïste dans l’entourage de Tristan Tzara. Tommissen s’intéressera également à Evola, dont il analysera surtout la vision de la décadence, au moment où son ami Julien Freund consacrait un livre entier, et solidement charpenté, à ce sujet.

    Pour Tommissen, la fusion entre les notions politiques schmittiennes ou “révolutionnaires-conservatrices” (surtout Spengler et Freyer) et l’héritage religieux (catholique en l’occurrence) se trouvait toute entière dans les travaux de la Politieke Akademie, également édités par le Davidsfonds avant 1940. La Politieke Akademie du Prof. Victor Leemans n’avait pas voulu suivre une tendance fâcheuse, observable dans le corps académique après 1918 : celle d’abandonner tout contact avec la pensée allemande pour lui substituer des modes françaises ou anglo-saxonnes. Elle avait résolument pris le parti d’étudier et de vulgariser, à l’intention des étudiants de première année, les grands thèmes de la pensée non libérale et non marxiste qui germaient en Allemagne.

    V. Leemans, pour résumer ses thèses de manière didactique et pour léguer une sorte de manifeste, avait publié en 1938 un opuscule intitulé Hoogland, qui se voulait sans doute une sorte de calque flamand de la revue catholique allemande Hochland (celle-là même où Hugo Ball avait publié son maître-article sur Schmitt en 1925). Le texte de ce manifeste fourmille de phrases clefs pour comprendre le milieu dans lequel Tommissen s’est inséré après la Seconde Guerre mondiale. V. Leemans plaide pour que la priorité soit sans cesse donnée aux hommes (et aux peuples dont ils émanent) et non aux idéologies, pures constructions intellectuelles procédant de l’esprit de fabrication (Joseph de Maistre), déplore la “politisation” — au sens trivial du terme — de la vie sociale en Belgique, exhorte les intellectuels et les universitaires à communier avec le peuple, pour l’élever moralement, en passant d’un socialisme de société à un socialisme de communauté (Tönnies). Rien de ce texte, 73 ans après sa publication, ne pourrait être incriminé ni rejeté : il est un témoignage de sérénité et de charité, un véritable code de déontologie pour le candidat à la vie politique. Et là, nous revenons à Ruusbroec, maître spirituel qui enseigne la sérénité ; en parlant des apôtres, Ruusbroec écrivait :

    « Ils vivent dans l’esprit sans crainte, sans peur ni souci, sans chagrin. Ils savent en leur esprit, qui procède de l’esprit de Dieu, qu’ils sont les fils choisis de Dieu. Cette assurance, personne ne peut la leur ôter. Car ils sentent la vie éternelle en leur esprit » (cf. G. Warnar, p. 278).

    P. Tommissen a géré les matières jugées explosives des doctrines “révolutionnaires-conservatrices” et schmittiennes avec cette sérénité exprimée par Ruusbroec. En quelque sorte, la boucle, qui va de Van Ostaijen à Schmitt, est bouclée : la matière schmittienne a été traitée avec la sérénité préconisée par Ruusbroec. Ou pour oser une hypothèse : avec la quiétude que recherchait Ball après les tumultes et soubresauts de sa vie agitée d’avant-gardiste ?

    Le doctorat sur Pareto

    Sans diplôme autre que celui de ses études secondaires à Saint Victor de Turnhout, Tommissen ne pouvait faire valoir à fond le fruit de ses innombrables recherches. Son entourage l’exhorte à passer tous les examens requis pour ensuite présenter une thèse de doctorat. C’est le Professeur Ernst Nolte qui induira directement P. Tommissen à franchir le Rubicon ; de Berlin, il ne cessait de lui envoyer des doctorants (sur le rexisme, sur Pierre Drieu La Rochelle, etc.). Pour gagner en crédibilité, Tommissen avait besoin d’un diplôme universitaire : il commence par suivre un cours de langues anciennes (latin et grec) puis par s’inscrire à la Handelshogeschool Sint-Aloysius (Haute École Saint Aloïs) à Bruxelles, où il obtiendra avec brio, au bout de 5 ans, le titre belge de “Licencié” (équivalant à 4 ou 5 ans d’études universitaires). Tommissen, âgé de près de 40 ans, travaillait le jour et suivait les cours après 17 heures, avec la bénédiction et les encouragements de son épouse Agnès : on admirera au passage le courage, l’opiniâtreté et l’abnégation de notre homme. Il sera ensuite le premier docteur reçu par la nouvelle Université d’Anvers, l’UFSIA, avec sa thèse sur “l’épistémologie économique de Vilfredo Pareto”. Piet Tommissen pouvait commencer sa carrière universitaire.

    De 1973 à 1976, il publie une revue en français avec Marc. Eemans, Espaces, qui consacrera notamment un numéro entier à la figure de Paul Van Ostaijen. P. Tommissen, en dépit de ces 5 années d’isolement universitaire et du travail considérable qu’avait exigé sa thèse de doctorat, demeurait fidèle à son engouement pour les avant-gardes.

    “Gardien des sources”

    Dans ses Verfassungsrechtliche Aufsätze, Schmitt rend hommage à Savigny et appelle à la défense d’un droit comme expression d’un “ordre concret”, inséparable de l’histoire en laquelle il a émergé, s’est déployé et dont il procède. Il conteste simultanément le “monopole de légalité” que s’arroge l’État légaliste (ou nomocratique), fustige aussi les Setzungs-Orgien (les “orgies légiférantes” ou la multiplication anarchique des réglements) qui sont le propre des « pouvoirs législatifs déchaînés ». Schmitt évoque alors Jakob Bachofen (dont on connaît l’influence sur Julius Evola et sur quantité d’autres auteurs dont Ludwig Klages) et écrit cette phrase capitale à mes yeux :

    « Il ne s’agit pas aujourd’hui de donner un tour de vis de nature réactionnaire [en lisant Bachofen et ses émules, ndt] mais de conquérir une richesse incroyable de connaissances nouvelles, qui pourraient s’avérer fécondes pour les sciences juridiques actuelles et dont nous devons nous emparer en les travaillant et les façonnant. En vue de cette tâche à accomplir, nous pouvons laisser le positivisme mort du XIXe siècle enterrer ses morts » (p. 416).

    Et Schmitt conclut :

    « Savigny argumente en évoquant l’enfance, la jeunesse et la maturité des peuples. Il perçoit comme signe de la jeunesse d’un peuple le fait que la science (des sources, des racines, ndt) guide la vie du droit et garde les sources. Savigny pose cette science du droit comme autonome, tant contre la théologie et la philosophie que contre le pur artisanat qu’est cet art de fabriquer des lois. C’est là que réside le sens de sa démarche “historique” et de son retour au droit romain et aux sources pures » (p. 420).

    Ne peut-on pas inscrire la démarche de nos avant-gardistes (Van Ostaijen, Eemans, etc.) et celle de nos “académiciens politiques” (Leemans, Tommissen, etc.) dans le cadre que posent implicitement ces citations de Schmitt ? C’est en ce sens que Tommissen, à la suite de Leemans et d’Eemans, a été un “gardien des sources”.

    Après le décès prématuré de son épouse Agnès, P. Tommissen se retirera dans un appartement à Uccle, au sud de Bruxelles, où il rédigera plusieurs opuscules et plaquettes, notamment sur bon nombre de sujets que nous avons évoqués dans le présent hommage, ainsi que les 2 précieux petits volumes autobiographiques, qui abondent en renseignements divers sur la vie culturelle flamande entre 1945 et 1965, dans le sillage de V. Leemans. Nous mesurons par là tout ce que les générations ultérieures, dont la mienne, ont perdu en intensité et en qualité. Mais dans ce récit autobiographique, qui rend hommage aux maîtres et aux compagnons de jadis, je crois déceler un appel un peu angoissé : ces matières, ces revues et cercles, ces hommes, ces prêtres de la trempe des frères Walgrave ou de Lutkie, seront-ils oubliés, définitivement, sans qu’un “Master” (en langage de Bologne) ou un doctorant ne se penche jamais sur leurs œuvres ? La part de travail de Tommissen est achevée. Celle des autres doit commencer. Tout de suite.

    Robert Steuckers, Forest-Flotzenberg, 29 octobre 2011.

    ♦ Sources :

    • Piet TOMMISSEN, Een leven vol buitenissigheden, I, APSIS, La Hulpe, 2009.
    • Piet TOMMISSEN, Een leven vol buitenissigheden, II, APSIS, La Hulpe, 2010.


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